samedi 28 juillet 2012

Un exemple de réingénierie militaire : l’armée égyptienne de 1967 à 1973

Ahmed Ismail Ali

Déjà publié le 28/07/2012

De 1948 à 1970, l’armée égyptienne a été constamment vaincue par Tsahal et même profondément humiliée, en 1967, lorsqu’elle a été balayée en seulement deux jours. Pourtant, six ans après ce désastre, cette armée jugée incapable de conduire des combats modernes parvenaient le 6 octobre 1973 à conduire une des opérations militaires parmi les plus complexes du XXe siècle : le franchissement du canal de Suez par 200 000 hommes et le maintien de cette tête de pont jusqu’au cessez-le-feu du 28, malgré les contre-offensives ennemies et même le franchissement inverse du canal par les Israéliens. Ce succès limité au niveau opératif, il ne s’agit après tout que de la conquête et la tenue de quelques centaines de kilomètres carrés de désert, a alors un très fort impact psychologique. L’Egypte a restauré son honneur et le président Sadate a désormais suffisamment de marge de manœuvre politique pour oser proposer la paix à Israël. Celle-ci est signée cinq ans après la guerre d’octobre et le Sinaï est rendu à l’Egypte.

L’accord des objectifs, des moyens et des voies

La première chose à retenir dans ce succès de Sadate est la parfaite intégration verticale entre les objectifs politiques et les objectifs militaires. Il ne s’agit plus de détruire Israël mais d’obtenir la paix et pour cela un succès militaire limité suffit.

La deuxième clé de la réussite a été ensuite la parfaite intégration horizontale, c’est-à-dire la mise en adéquation des plans avec les forces et faiblesses de l’ennemi, mais aussi avec ses propres forces et faiblesses et c’est sans doute là que réside la plus grande originalité.

Une organisation, militaire ou non, est toujours une combinaison étroite d’hommes avec leur culture (l’ensemble de leurs croyances et de leurs valeurs) et leurs compétences, associées à des équipements au sein de structures. Transformer une organisation suppose de jouer sur ces quatre composantes, en gardant à l’esprit qu’elles interagissent. Il s’agit donc d’abord de bien les connaître et de comprendre le fonctionnement liens qui les unissent. Cette phase d’analyse n’est pas aussi facile qu’il n’y paraît, tant elle peut être freinée par l’évidence des habitudes mais aussi par la peur de mettre à nue ses propres faiblesses. Bien souvent, c’est un choc qui provoque cette introspection.

Pour les Egyptiens, le choc est clairement celui de la guerre des six jours, démonstration de puissance incroyable de Tsahal qui de fait gagne trois guerres en trois fois deux jours, et démonstration de faiblesse voire d’impuissance totale de l’armée égyptienne. Cette destruction et les humiliations qui continuent jusqu'en 1970 avec la guerre d'usure sont néanmoins pour les Egyptiens l’occasion de se régénérer et cette régénération ne va pas partir d’un surcroît d’équipements et de nouvelles technologies mais de la compréhension du facteur humain.

En accord avec le pouvoir qui admet enfin que la compétence militaire vaut mieux que la fidélité politique pour remporter des victoires, plus de 800 généraux sont limogés. Surtout, le nouveau haut-commandement, dirigé par le général Ahmed Ismail Ali, procède à l’analyse des faiblesses égyptiennes dans les conflits contre Israël. Les unités égyptiennes se battent courageusement dans un contexte défensif et préparé, elles sont en revanche rapidement dépassées lorsque le combat devient très mobile. Un tel combat suppose en effet une décentralisation du commandement, des prises d’initiative et des comptes rendus honnêtes, toutes choses que le corps des officiers égyptien a beaucoup de mal à accepter. L’armée égyptienne est une structure extrêmement rigide.

Ce qui est intéressant c’est que le commandement égyptien ne va pas essayer de remédier à ces défauts car ceux-ci sont d’origine culturelle et donc longs à changer mais de faire avec. Puisque les soldats égyptiens ne savent pas improviser au contraire des Israéliens, on va donc tous les placer dans le contexte opérationnel le plus précisément organisé et verrouillé de l’histoire moderne.

L’opération la plus précisément planifiée du XXe siècle

Un premier plan, Granit, prévoit d’occuper le Sinaï en trois phases avec un franchissement du canal, suivi d’une conquête des cols au centre de la péninsule et d’une avancée vers la frontière israélienne. Ce plan est très proche des conceptions tactiques Soviétiques et il contribue grandement à obtenir de ses derniers des moyens supplémentaires. Il est également suffisant offensif et ambitieux pour inciter la Syrie à se joindre à l’effort. En réalité, les Egyptiens n’ont l’intention d’en appliquer que la première phase, baptisée « Minarets », et qui se limite à une avance maximum sur 15 km au-delà du canal suivie d’une défense ferme jusqu’à l’inévitable cessez-le-feu.

Le plan est prêt en septembre 1971 et il est un des plus détaillés du siècle puisqu’il descend jusqu’à la description précise de chaque groupe de combat d’infanterie ou du génie, de chaque équipe antichars, de chaque pièce d’artillerie et de chaque char des cinq divisions d’infanterie qui doivent franchir le canal, tandis que deux autres divisions motorisées et deux divisions blindées restent en appui et en soutien. L’ensemble représente 200 000 hommes, 1 600 chars et 1 900 pièces d’artillerie. Il est interdit de s’en écarter pendant les six premières heures. Une fois le plan établi, les rôles sont préparés sans cesse pendant deux ans parfois sur des répliques, parfois le long du canal, depuis les équipes de missiles filoguidés Sagger qui font tous les jours au moins une demi-heure de ciblage sur des camions jusqu’à l’opération entière elle-même, qui est répétée 35 fois.

Ces répétitions permettent d’identifier un certain nombre de problèmes concrets et d’expérimenter des solutions techniques ou tactiques. Des chariots en bois et à quatre roues permettront à l’infanterie de la première vague d’assaut de tirer son ravitaillement sur quelques kilomètres en attendant le franchissement des véhicules. Pour le franchissement du grand lac Amer au sud du canal, les Egyptiens regroupent les véhicules de reconnaissance, qui disposent d’une capacité amphibie (pour les fleuves d’Europe) dans une brigade d’assaut naval. Le génie a pour mission de créer soixante-dix passages dans le grand mur de sable que les Israéliens ont mis en place le long du canal. Avec un bulldozer et 250 kg d’explosif, il faut une demi-journée pour y ouvrir une brèche. Ce délai est réduit à deux heures grâce à l’idée d’un officier d’utiliser des lances à incendie à haute-pression en prenant l’eau dans le canal. Plus de 450 pompes sont immédiatement commandées en Europe.

La haute-technologie n’intervient qu’une fois le concept d’opération établi. Les Israéliens ont tout misé sur le couple offensif char-avion. Les Egyptiens, qui ont accès à l’arsenal soviétique, se dotent donc de deux boucliers défensifs : un réseau antichars à base de  lance-missiles antichars Sagger et de milliers de lance-roquettes RPG-7 ; un parapluie anti-aérien avec une centaine de batteries de missiles Sa-2 et 3 et surtout plusieurs dizaines de batteries mobiles Sa-6 et de canons mitrailleurs ZSU 23-4. Les Egyptiens savent qu’ils ne pourront obtenir la supériorité aérienne par leur aviation de chasse, ils l’auront donc par le sol. La portée en sera limitée mais elle correspondra exactement à la profondeur de l’opération. La manipulation de ces équipements modernes est facilitée par la présence des milliers de conseillers soviétiques, chassés en juillet 1972, mais surtout par la fin de l’exemption de service militaire pour les étudiants. L’armée égyptienne, qui contient encore beaucoup d’analphabètes, connaît d’un seul coup un relèvement très net de son niveau d’éducation. Il est intéressant de noter que comme le commandement égyptien ne se fie pas aux comptes rendus internes (toujours positifs quoiqu’il arrive), il fait installer un grand centre sur le Djebel Ataka pour écouter les communications israéliennes.

Paradoxalement, ces entraînements incessants contribuent aussi à la surprise, autre condition du succès. Dans les mois de l’année 1973 qui ont précédé l’assaut, les mouvements de toutes les unités jusqu’au canal, avec appel des réservistes, sont répétés 22 fois. Aussi, les Israéliens ne sont-ils pas alarmés outre mesure alors qu’ils ont remarqué des déplacements massifs dans la journée du 5 octobre, veille de la fête du Yom Kippour, au moment où beaucoup de militaires israéliens sont en permissions et où les marées et courants sont favorables au franchissement. Du côté égyptien, le secret a été gardé jusqu’au bout puisque les hommes ne sont avertis que le matin de l’attaque. Un très habile plan de déception a été mis en place impliquant même le Président Sadate mais la surprise était de toute manière assurée car les Israéliens, qui ont vaincu les Egyptiens tant de fois, refusaient de croire qu’ils soient capables de mener une telle opération. Quelques semaines avant la guerre, le Premier ministre Golda Meir déclarait encore que l’idée d’un franchissement du canal par l’armée égyptienne était « une insulte à l’intelligence ».

L’opération Minarets

Après une action nocturne de sapeurs qui ont obstrué les tuyaux mis en place par les Israéliens afin de déverser du pétrole inflammable dans le canal, l’opération Minarets est lancée le 6 octobre 1973 à 14 h. Pendant 53 minutes, 3 900 tubes de chars et d’artillerie matraquent les fortins de la ligne Bar Lev sur la rive Est tandis que 250 avions et des missiles Frog frappent les positions à l’intérieur du Sinaï.

Ce tir d’artillerie, qui se déplace en quatre temps vers l’Est, permet le franchissement par 2 500 canots des premières vagues d’assaut. Celles-ci comprennent d’abord des unités de commandos qui franchissent le mur avec des échelles puis attaquent les postes de commandement et l’artillerie ennemie avant de se placer sur une série de points d’embuscade. Les commandos sont suivis des équipes antichars Sagger-RPG qui établissent un premier rideau défensif. Pendant ce temps, les sapeurs créent des brèches dans le mur de sable puis dans les réseaux de mines et de barbelés. La douzième et dernière vague d’assaut traverse à 17h30 alors que quatre bataillons commandos sont déposés par hélicoptères à l’intérieur du Sinaï. Il y a alors 32 000 hommes sur les cinq têtes de pont de divisions et plusieurs contre-offensives israéliennes ont déjà été repoussées avec pertes. Le repli de l’artillerie israélienne permet de faire avancer les batteries anti-aériennes SA-2 et SA-3 vers le canal.

Les douze ponts ont fini d’être mis en place à 1h30 puis, pour tromper l’aviation israélienne, déplacés régulièrement et remplacés par des leurres, chacun d’eux pouvant être placé face à quatre à cinq brèches. La densité des feux anti-aériens est telle que 14 avions sont abattus dans la première journée. Les combats dans la nuit sont furieux mais au lever du soleil, les têtes de pont sont profondes de 6 à 9 km. Les pertes égyptiennes sont alors 50 fois inférieures aux prévisions.

Le 8 octobre, les divisions des 2e et 3e armées ont fusionné leurs secteurs et ont récupéré leur brigade mécanisée. Il y alors 90 000 hommes et près de 1 000 chars sur le rive Est. Après avoir repoussé la première contre-offensive israélienne de grande ampleur, les Egyptiens font, conformément au plan, un nouveau bond de plusieurs kilomètres vers l’Est. Israéliens et Américains sont stupéfaits. Kissinger demande à l’ambassadeur d’Israël « comment ils ont pu perdre 400 chars face aux Egyptiens ».

L’opération Minarets est finalement mise en danger par la capacité d’adaptation des Israéliens qui trouvent des parades aux missiles antiaériens et antichars, et surtout par la décision politique d’engager les deux divisions blindées égyptiennes gardée jusque-là en réserve, afin d’aider l’allié syrien en difficultés. Le 14 octobre, les deux divisions sont lancées sur le centre du Sinaï où comme à chaque fois que l’armée égyptienne s’est essayée à la guerre mobile, elles se font étriller. Il n’y a plus de réserve lorsque les Israéliens parviennent à leur tour à franchir le canal deux jours plus tard. L’arrêt des combats le 24 survient alors que la 3e armée égyptienne est menacée d’encerclement et que les Israéliens sont à 100 km du Caire. L’honneur de Tsahal est sauf mais celui aussi de l’armée égyptienne qui tient toujours la majeure partie de la rive Est et a montré, encore dans le port de Suez le 24, qu’elle pouvait tenir tête à la puissante armée israélienne. C’est largement suffisant pour atteindre les objectifs politiques.

Il apparaît ainsi qu’une transformation rapide peut difficilement se faire en opposition avec la culture de sa propre organisation mais faut-il encore bien connaître celle-ci, elle-même ancrée dans celle de la société à laquelle elle appartient, et surtout en comprendre les faiblesses. Il ne suffit donc pas d’imiter ce qui semble se faire de mieux, mais considérer la capacité de sa propre organisation à adopter des méthodes qui proviennent d’autres cultures. Cela signifie parfois faire l’inverse de ce que font les autres.

On notera aussi, mais c'est un autre sujet, combien l'humiliation peut être un obstacle à la paix. 

Sources :
John Lynn, De la guerre : Une histoire du combat des origines à nos jours, Tallandier, 2006. 
Kenneth Pollack, Arabs At War: Military Effectiveness, 1948-1991, University of Nebraska Press, 2004.
Pierre Razoux, La guerre du Kippour d'octobre 1973, Economica, 1999.

http://fr.wikipedia.org/wiki/Opération _Badr_(1973)

3 commentaires:

  1. De mieux en mieux vos sujets :)
    j'attends la suite avec impatience !
    mad.

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  2. J'apprécie vos analyses, étayées et solides. Et bien écrites.
    Concernant la guerre de Kippour, je considère que c'est une profonde défaite égyptienne, même si la défense israelienne a lontré de sacrées lacunes dans les premiers jours. Saddate a alors compris que militairement il n'arriverait à rien.

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  3. C'est quand meme une analyse tres courte,mais le resultat c'est Tsahal a 80km du Caire ,la 3 °armée Egyptienne encerclée, front de Syrie Tsahal a 40km de Damas,front Jordanien aux mains de Tsahal,il est toujours possible d'epiloguer sur les erreurs des dirigeants des deux cotés,Israel a fait face a trois fronts compte tenu de l'aide apportée
    par les amis Arabes le surnombre avait un ratio de 15 a 1 an faveur de la coalition Arabe,l'Egypte incapable de reprendre son espace vital par la bataille ,pas plus que la Syrie le Golan,je pense sincèrement que Sadate voulait gagner et bien sur il a fallu transformer cette defaite en un match nul comme une forme d'antiumiliations,l'histoire jugera l'action US qui a été une enorme pression sur les dirigeants Israeliens pour qu'ils n'attaquent pas les premiers

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