mercredi 30 octobre 2019

Les légions dangereuses


Go-Ishi n° 6 — Innovation

L’histoire de la République romaine est d’abord l’histoire d’une réussite militaire. Pendant un siècle et demi, des débuts de la République en 509 av. J.-C (sauf mention contraire toutes les dates se situent avant l’ère chrétienne) jusqu’à la soumission des Volsques en 341, Rome lutte contre ses voisins immédiats dans un rayon de cinquante kilomètres. Il faut ensuite moins d’un siècle, de 341 à 264 pour conquérir tout le centre et le sud de l’Italie et à peine plus, de 264 jusqu’à 132, pour dominer tout le pourtour méditerranéen, puis encore celui de la mer Noire et englober l’Égypte.

On assiste donc non seulement à une réussite en accélération constante, accélération d’autant plus spectaculaire qu’avec Carthage ou la Macédoine, Rome fait face à des adversaires autrement plus redoutables que les Volsques ou les Sabins. On est donc en présence à la fois d’une vision stratégique de long terme associée à une forte capacité d’adaptation tactique, deux traits propres à Rome et que ses voisins ne possèdent pas ou à un degré moindre et qui suffisent à engendrer un processus cumulatif de puissance irrésistible. L’instrument premier de cette puissance est la légion.

La révolution militaire romaine du IVe siècle

On sait peu de choses sur l’armée originelle de Rome. La ville nait au milieu du VIIIe siècle, colonie latine s’imposant sans doute à un habitat déjà existant et d’une superficie respectable avec 150 hectares. Selon Tite-Live, son armée est alors formée des levées (légions) de 1000 hommes et 100 cavaliers fournies par les trois tribus qui composent la cité. Ces légions de tribus sont alors commandées par des tribunus (tribuns) et chacune des dix centuries qui les composent par un centurion élu ou nommé.

Comme la majeure partie de l’Italie du nord et du centre, Rome est subjuguée au début du VIe siècle par les Étrusques. Entre autres apports, souvent inspirés des Grecs, cette domination d’un siècle et demi transforme les institutions. Les Étrusques ne forment pas un empire, mais une ligue de cités-États indépendantes. Celle de Rome dispose donc de sa propre armée où s’impose l’idée grecque que tous les citoyens, et pas seulement les aristocrates et leurs clients, peuvent se battre avec courage pour peu qu’ils aient quelque chose à défendre. Désormais, tous les cinq ans, les hommes libres de Rome sont inscrits dans des centuries regroupées en classes de richesses et ce classement détermine leur degré d’engagement dans la défense de la cité.

Chacune des centuries, au moins celles astreintes au service, doit fournir le même nombre de soldats équipés lors des levées et le même tributum, l’impôt de guerre. Les plus riches, moins volumineuses, sont donc proportionnellement les plus sollicités en échange il est vrai du commandement supérieur. Chacun finançant son équipement, les deux premières classes fournissent aussi les cavaliers et les hoplites équipés du grand bouclier rond, de la cuirasse, du casque de bronze et de la pique de 2 m (hasta). Les soldats plus pauvres occupent les rangs suivants et peuvent être équipés de javelots. Les hommes des 4e et 5e classes constituent les fantassins légers, appelés plus tard vélites. Tout cela impose une «gestion des ressources humaines» très précise. Les soldats ont une sorte de livret militaire qui permet de suivre leur carrière militaire au rythme des levées et des démobilisations. Cela permet en particulier la formation d’un corps de cadres subalternes permanents : les centurions.

Grâce à ce système, Rome, qui compte environ 16000 hommes adultes au début de la République, est capable de lever, par an, une puis deux légions de 4000 hommes commandées chacune par un consul, avec la possibilité d’élargir le recrutement en fonction des besoins. Les guerres sont alors des séries de campagnes de quelques mois sur quelques dizaines de kilomètres de profondeur, campagnes faites de raids de ravages et ponctuées de quelques batailles. Ces batailles se déroulent «à la grecque» avec des chocs de phalanges d’hommes serrés, protégés par les grands boucliers ronds et s’affrontant à la lance ou au javelot. Il n’y a que peu de manœuvres et les résultats sont très indécis. Le vainqueur est souvent celui qui résiste psychologiquement le plus longtemps. Le vaincu est celui qui craque, s’enfuit et est alors massacré.

Après plus d’un siècle d’existence et de petites guerres, la République romaine domine le Latium. Elle rencontre alors des adversaires plus redoutables. En 390, un raid gaulois écrase l’armée romaine sur la rivière Allia et s’empare un temps de Rome. Cet échec est un traumatisme qui initie une profonde transformation dont on attribue l’origine à Marcus Furius Camillus, dit Camile, plusieurs fois dictateur de Rome au début du IVe siècle, mais qui doit sans doute tout autant aux débats contradictoires à l’intérieur du Sénat. Cette évolution part de deux constatations. La première est l’insuffisance des défenses de la ville, ce qui conduit à la création d’une enceinte solide. Rome ne peut plus dès lors être prise sans un siège difficile. Plus difficile à déceler, et qui a donc impliqué un «retour d’expérience» et une analyse objective, la phalange romaine s’est révélée trop rigide face aux Gaulois qui combattent individuellement à l’épée et ont été assez mobiles pour la déborder. Elle s’avère également lourde à manier dans les montagnes des Apennins où les Romains rencontrent les Samnites au milieu du siècle. Les Samnites utilisent des unités plus réduites, capables de mener un combat, notamment d’embuscades, plus décentralisé.

Tout cela conduit à l’idée d’assouplir l’organisation de l’armée sur le champ de bataille. A-t-on ensuite observé une phase d’exploration, c’est-à-dire laissé s’exprimer, dans les réseaux formels ou non de l’État, des idées nouvelles qui ont été expérimentées dans les guerres qui ont suivi le sac de Rome dans le Latium ou contre les Étrusques? A-t-on attendu les difficultés contre les Samnites pour remettre les choses à plat? On ne sait pas très bien. On ne sait d’ailleurs pas vraiment non plus dans quel ordre sont intervenues les innovations, tant celles-ci sont liées et interagissent. On sait simplement qu’il y eut une «phase fluide» de coexistence de l’ancien et du nouveau avant l’adoption définitive du «design définitif», comme peut en témoigner le maintien un certain temps de l’équipement hoplitique dans une partie du nouveau modèle dit de légion manipulaire, sans doute à titre de précaution. Par retour d’expérience, apprentissage et foi croissante dans le nouveau modèle, on est passé des tâtonnements et des doutes à la pleine efficacité et à la généralisation.

La légion manipulaire

La légion manipulaire est une phalange articulée. Elle est d’abord une aération, voire un éclatement, en trois lignes (le triplex acies). Chaque ligne comprend dix manipules espacés de la même largeur. Les manipules comprennent un bloc de fantassins lourds et un élément mobile de 20 vélites. Le bloc est composé de deux centuries, soit deux fois soixante hommes, dans les deux premières lignes et d’une seule centurie dans la troisième.

Cette nouvelle organisation est d’abord un système sophistiqué de gestion de la peur et du courage. On notera d’abord que la structuration obéit à des constantes anthropologiques. La cellule de base est le contubernium ou décurie de dix hommes. C’est la cellule d’amis très proches ou de famille restreinte. Six décuries forment une centurie d’un volume correspondant à la moyenne des tribus du Paléolithique supérieur et le manipule correspond à ce que l’anthropologue et biologiste Robin Dunbar appelle le «groupe naturel», limite supérieure où tout le monde peut se connaître personnellement et être influencé par les contacts. Cet étagement, que l’on retrouve toujours dans les structures militaires contemporaines, mais aussi dans la répartition administrative des entreprises, n’est pas un hasard. Il constitue un emboitement de liens et d’obligations interpersonnels qui fortifient l’ensemble. L’échelon suivant, la légion, est celui de l’identité et de l’esprit de corps, cet échange d’attachement et de prestige contre une obligation de courage. Les légions étant alors des structures temporaires, cet échelon a alors moins d’importance psychologique que les échelons subalternes pour la cohésion. Il en prendra plus avec la professionnalisation et la permanence des légions, qui auront une histoire, une réputation, des noms connus. Pour être complet, il manque alors un étage anthropologique, celui de la structure à plusieurs centaines d’hommes. Il finira par arriver avec la création des cohortes.

Originalité de la nouvelle organisation sur la phalange classique, l’âge prend le pas sur la fortune dans la répartition des tâches. Ce sont désormais les jeunes Hastati qui sont en première ligne, suivi des expérimentés Principes en seconde ligne et des vétérans Triarii enfin (jusqu’à 45 ans) en ligne arrière. Les Romains ont remarqué que la désagrégation des troupes, jusqu’aux mouvements de panique, survenait d’abord par l’arrière. Les hommes qui sont à l’arrière et n’agissent pas directement sont, de manière contre-intuitive, ceux qui subissent souvent le plus grand stress. Il suffit que l’observation des évènements leur laisse en plus entrevoir le début de la défaite, synonyme de massacre dans les batailles de l’époque, pour qu’ils soient incités à se dérober. Que quelques-uns le fassent et, par contagion, la panique survient, entraînant le massacre anticipé. Le fait de placer à l’arrière les plus expérimentés contribue donc à solidifier l’ensemble.

Le souci apporté à la protection des combattants, le mur arrière des vétérans, le maintien même de la possibilité avec la souplesse des manipules de revenir au combat groupé en phalange, tout cela suppose une analyse fine de la psychologie sur le champ de bataille et de la manière de sécuriser les hommes. Mais dans le même temps, la légion est aussi pensée pour permettre l’expression du courage. La formation manipulaire coïncide avec la transformation du combat collectif bouclier contre bouclier et lances serrées en un combat plus individualisé, à trois pas d’intervalle et six pas de profondeur avec les voisins. Il s’agit là d’une innovation à la fois de méthode et de culture qui change assez largement la physionomie du combat. Piquier à l’origine, le fantassin lourd romain doit désormais combiner le duel à l’épée et le combat de jet. La structuration par âge est aussi une structuration par besoin de mérites. La culture romaine est à la fois martiale et très compétitive. Ceux qui ont tout à prouver sont en tête du dispositif, parmi les vélites d’abord, combattant individuellement et avec des tenues voyantes devant les légions, mais aussi hors des batailles dans les combats d’escarmouche. Viennent ensuite les deux classes de jeunes, Hastati et Principes, qui combattent aussi individuellement, même si leur combat de duel est organisé et encadré dans une structure plus large.

Tout cela suppose une transformation radicale de l’équipement, dont on notera qu’il est souvent imité de l’ennemi et souvent même volé à lui, ce qui témoigne de l’ouverture d’esprit romain dans le domaine militaire. Les deux premières lignes sont équipées d’un très efficace bouclier long (le scutum), de forme encore assez variable avant d’être rectangulaire et couvrant plus le corps que le bouclier hoplitique rond et large, de la cotte de mailles annulaires des Celtes et l’épée, peut-être inspirée d’abord de celle des Gaulois et ensuite du glaive des Ibères, plus court et plus pratique. Le javelot, dont plusieurs modèles sont expérimentés, devient le pilum avec une hampe de fer sur un tiers de sa longueur. Chaque légionnaire finit par en disposer de deux, un lourd qui peut aussi servir de pique, et un léger, qui est lancé avant le contact, à 30 mètres au maximum. Ce pilum léger est amélioré au Ier siècle avec la composition double de la hampe, en acier et fer blanc. Le fer blanc se plie au choc et le pilum, très gênant fiché sur un bouclier, ne peut être réutilisé par l’ennemi. Les Triarii conservent encore un certain temps l’équipement à la grecque, avec la hasta et le bouclier rond. Au IIIe siècle, après avoir constaté l’efficacité du nouvel équipement, les soldats des trois lignes sont tous équipés de la même façon. Tous sont alors protégés par le casque de type Montefortino, d’origine celte, casque conique en bronze. Il est utilisé, sous diverses formes de plus en plus simples jusqu’au milieu du Ier siècle. À ce moment-là, soutenu par une métallurgie de qualité, l’équipement, désormais fourni par l’État, est perfectionné, standardisé et produit «en série».

Ainsi organisée et équipée, cette nouvelle structure offre une grande souplesse. En dispositif ouvert, la légion peut se déplacer beaucoup plus facilement en terrain accidenté. Au contact, les manipules sont normalement placés en échiquier, mais il est possible de former des colonnes en les plaçant les uns derrière les autres ou, ce qui est plus fréquent, de former à nouveau des lignes compactes à la manière phalangique, par resserrement des manipules sur une ligne ou emboitement d’une ligne dans une autre. Les 1200 vélites équipés de javelots, d’un petit bouclier en bois et d’un glaive, peuvent entrer et sortir facilement du dispositif pour harceler l’ennemi. À défaut, ils sont derrière les manipules, assurent la couverture des flancs et de l’arrière, ainsi que l’approvisionnement en javelots. Il existe aussi 300 cavaliers, les citoyens les plus riches, placés aux ailes en flanc-garde. Il ne faut pas oublier enfin les 200 serviteurs qui suivent la légion avec les bagages.

Le fonctionnement de cette phalange articulée impose également de disposer d’un système sophistiqué de commandement, communication et contrôle (C3), autrement dit d’un système nerveux. La légion est commandée par un consul ou un préteur, éventuellement un dictateur, détenteur du pouvoir délégué de l’imperium, assisté de six tribuns militaires, nommés par lui ou élus par les comices. Ce sont de jeunes nobles qui débutent ainsi, par une sorte de stage, leur carrière militaire et politique, sans que l’on sache trop quel est leur rôle concret. Les 60 centurions constituent la pièce maitresse du dispositif. Choisis au moment de la levée parmi ceux qui sont reconnus parmi les meilleurs, ils commandent une centurie et donnent l’exemple en tête du combat. Dans un manipule, un des deux centurions commande l’ensemble, l’autre est en réserve, surveillant l’application des ordres du premier et prêt à le remplacer afin d’assurer la permanence du commandement. Ils sont accompagnés d’un porte-enseigne, qui sert de point de repère et indique à tous les manœuvres à suivre ainsi que d’un optio qui surveille l’arrière de la centurie avec un long bâton. Les 300 cavaliers d’une légion sont répartis en 10 turmes de 30, ayant chacune trois décurions à leur tête, eux aussi secondés par un optio. Une légion comprend par ailleurs 36 joueurs de tuba et autant de joueurs de cors, les premiers servant aux ordres pour l’ensemble de la légion (marche, attaque, retraite) et les seconds pour les ordres aux porte-enseignes des manipules.

Après les guerres contre les Samnites, le design de la légion manipulaire est définitivement adopté. Il offre aux armées romaines des unités avec un taux de succès au combat très élevé. Autre avantage, il n’est pas imité hormis quelques tentatives comme celle de Philopœmen, stratège de la ligue achéenne lors de la guerre contre Sparte en 188. S’il n’est pas imité, c’est en grande partie parce que son fonctionnement induit la mise en place d’un système sophistiqué de commandement opérationnel, mais aussi de suivi administratif et de retour d’expérience, un effort trop important pour les puissances voisines. Celles-ci, comme les États gaulois, regardent donc les Romains profiter de leur rente avant d’être vaincus à leur tour.

Le monopole de la légion

À partir du IIIe siècle, le système légionnaire aborde le sommet de la courbe en S. Il connaît encore plusieurs améliorations majeures, généralement à la suite des quelques défaites qu’il subit.

La première évolution concerne l’environnement des légions. Après leurs défaites face aux manœuvres d’Hannibal, les Romains comprennent pleinement l’intérêt de forces complémentaires à l’infanterie lourde, mais plutôt que de les former eux-mêmes, ils préfèrent les «importer». L’armée romaine se renforce ainsi de troupes, là encore, souvent empruntées à l’ennemi : cavaliers numides, archers crétois, frondeurs des Baléares ou d’Etolie et même pendant quelque temps éléphants d’Afrique. Les vélites purement romains disparaissent progressivement au cours du IIe siècle et la cavalerie connaît le même sort au siècle suivant.

Les Romains conservent en revanche la maitrise des engins. Au Ier siècle, chaque légion dispose d’un bataillon d’une trentaine de pièces de lanceurs de flèches (balistes) ou de pierre (onagres). Le fantassin romain se fait de plus en plus sapeur, une double spécialité très rare dans le monde antique. L’art de la fortification de campagne est poussé très loin, tant défensivement, avec la construction systématique de camps en bois lors des arrêts, qu’offensivement. L’armée de César est capable de construire des ponts pour franchir le Rhin ou d’enfermer une armée de campagne ennemie à Alésia tout en se protégeant d’une armée de secours. À côté du combat de duel, le travail est de plus en plus considéré comme une activité noble. Sur la colonne Trajane, édifiée à Rome en 113 de notre ère, les légionnaires sont surtout représentés en train de travailler tandis que ce sont les auxiliaires barbares qui combattent.

L’autre changement important concerne l’organisation même de la légion avec l’adoption de la cohorte. Réunion de plusieurs centuries, la cohorte avait déjà été expérimentée par plusieurs généraux au cours de la Seconde Guerre punique et contre les Diadoques. Elle est définitivement adoptée après deux désastres contre les Cimbres et les Teutons à la fin du IIe siècle. Les centuries ne sont plus rassemblées dans trente manipules, mais dans dix cohortes identiques de 480 hommes. Le fonctionnement général de la légion est sensiblement le même qu’avec les manipules, mais au lieu d’un échiquier (Quincux) de trois rangs de dix, on utilise désormais trois rangs de trois ou quatre cohortes. On conserve donc la flexibilité générale, mais on y ajoute des unités élémentaires plus aptes que les manipules à résister aux assauts des «coins» (triangles) de guerriers germains. Les cohortes peuvent également évoluer de manière autonome, pour couvrir les flancs par exemple, ou être détachées pour une mission spécifique.

Avec la professionnalisation de fait des généraux et de la troupe, qui n’est plus recrutée que sur volontariat à partir du Ier siècle, la légion romaine atteint alors sa pleine efficacité, mais toutes les innovations militaires qui ont été nécessaires à la survie et à la grandeur de Rome ont généré aussi une armée de plus en plus indisciplinée. La République disparaît sous les coups de ses propres généraux devenus puissants et rivaux. Pour autant, aucun n’innovera vraiment durant ce siècle d’affrontements internes. Le modèle est devenu presque parfait pour encore plusieurs siècles, exemple unique dans l’histoire.

L'analyse complète est disponible ici

mardi 22 octobre 2019

L’innovation militaire pendant la guerre de Cent Ans



Go-Ishi n°5, Innovation

La «guerre de cent ans» désigne en réalité deux longs conflits dont l’objet était la clarification des rapports entre deux puissances enchevêtrées par divers liens féodaux. Ils ont tous deux été remportés par les rois de France, Charles V et Charles VII, en grande partie grâce aux innovations militaires qu’ils ont suscitées.  

Guerre de Cent ans, acte 1

Le premier de ces deux conflits oppose de 1337 à 1380, Édouard III, roi d’Angleterre et prétendant assez légitime à la couronne de France, à Philippe VI, Jean II et Charles V. Le but de guerre d’Édouard III est officiellement le trône de France, mais plus officieusement le contrôle direct et aussi large que possible de certaines provinces de France. Le but du roi de France est inverse. Par commodité, on parlera de «camp anglais» et de «camp français» alors que le premier comprend aussi des Français.

Toute la difficulté est d’établir une stratégie, c’est-à-dire une manière d’imposer sa volonté à l’autre en le réduisant à l’impuissance. Le Roi d’Angleterre dispose de l’avantage énorme de pouvoir lancer des expéditions sur le territoire de son adversaire, alors que l’inverse n’est pas vrai, surtout depuis que la flotte française a été entièrement détruite dans la terrible bataille de l’Écluse en juin 1340. Il dispose également d’une petite armée disciplinée disposant d’une puissance de feu considérable avec ses archers longs (10 à 12 tirs par minute jusqu’à plus de 200 mètres pour chaque archer) qui ont déjà fait des ravages à l’Écluse.

Avec cette armée, il peut essayer de s’emparer de villes fortifiées, chercher la bataille contre les troupes françaises ou ravager le pays. Mais les sièges sont longs et difficiles tandis que les batailles sont incertaines et dangereuses face à la puissante armée française. Reste les «chevauchées» c’est-à-dire des raids de pillage et de destruction à l’intérieur du territoire de l’ennemi. Les risques sont limités si on est suffisamment mobile pour échapper à l’armée ennemie et le pillage présente l’intérêt énorme de financer les campagnes tout en épuisant les ressources de l’ennemi. On espère aussi affaiblir l’autorité et la légitimité du roi de France en montrant son incapacité à défendre son royaume. C’est une stratégie indirecte peu différente des grandes campagnes de bombardement du XXe siècle.

Du côté français, les trois modes d’action sont également la bataille, la prise des villes de Guyenne et la résistance. La résistance ne correspond à l’éthique chevaleresque et au «rang» du royaume de France, les sièges posent les mêmes problèmes qu’aux Anglais. Quand on les mène on se fixe pendant des mois et on est vulnérable ailleurs. Reste la bataille que l’on recherche par goût, mais aussi parce que l’armée française est une armée de féodaux appelés au service de leur suzerain et de bandes privées louées. Elle est puissante, par sa masse et par la puissance de choc de sa cavalerie, mais indisciplinée et peu fiable sur la durée. Quand on la réunit, il faut se battre et vite.

Édouard III organise une chevauchée tous les deux ou trois ans. La plus importante survient en 1346, démarre dans le Cotentin et se termine dans les Flandres où, pressé par l’ennemi, Édouard III est contraint de livrer bataille, à Crécy. Tout le monde connaît la suite, car le massacre de 1500 chevaliers français a frappé les esprits. Pour autant, cette bataille n’est pas une victoire décisive puisque le roi de France ne cède rien, mais elle donne la liberté de pouvoir mener onze mois de siège à Calais. Cette prise permet aux Anglais de posséder une tête de pont permanente relativement proche de Paris du cœur du royaume de France. De nouveaux troubles en Écosse et surtout la peste noire interrompent alors la guerre jusqu’en 1355.

La guerre reprend en 1356 avec une nouvelle chevauchée anglaise lancée depuis la Guyenne, avec de nouveaux ravages et une nouvelle bataille contrainte, à Poitiers cette fois. Le résultat tactique est sensiblement le même qu’à Crécy, autrement dit l’armée française, qui est toujours la réunion de grands féodaux n’a évolué en rien. Le résultat stratégique est beaucoup plus important puisque le roi de France, Jean II est capturé. Édouard III tente alors de porter le coup décisif en lançant un raid jusqu’à Reims pour s’y faire sacrer roi de France et jusqu’à Paris. Il échoue, mais parvient à imposer en 1360 le traité très avantageux de Brétigny qui lui livre une grande partie du sud-ouest de la France en pleine souveraineté et une immense rançon de trois millions d’écus d’or pour la libération du roi Jean, le tout en échange du renoncement au trône de France.

Lorsque Charles V accède au trône en 1364, il est hors de question de continuer à appliquer un traité aussi dur. La guerre reprend. Les Anglais recommencent les chevauchées, mais cette fois la stratégie française est différente. Les désastres de la chevalerie française, mais aussi les horreurs de la guerre et des calamités, ont finalement plus renforcé qu’affaibli l’autorité du Roi. Grâce au début d’impôt permanent mis en place pour payer la rançon de Jean II (c'est à cette occasion qu'est créé le « franc», au sens de «libre»), il dispose aussi de ressources qui font de sa maison le laboratoire tactique de la nouvelle armée, en y accueillant des entrepreneurs de guerre et en investissant dans les armes modernes.

Charles V commence par de l’innovation organique. Il renonce à la convocation de l’arrière-ban, et ne fait que peu appel au service des nobles. À l’imitation des Anglais, les combattants sont désormais des volontaires réunis par des capitaines nommés et soldés par le roi selon des termes précis de contrats. Sous le commandement du connétable Du Guesclin, l’armée est bien plus petite que celle de Crécy ou de Poitiers, mais elle est plus professionnelle et plus disciplinée que celle du ban féodal. En remettant les choses à plat, on aurait dû logiquement pousser l’imitation jusqu’à l’archerie, le point fort de l’ennemi, mais c’est une innovation difficilement imitable, car il faut des années de pratique pour faire un bon archer et surtout imposer à grande échelle cette pratique dans la population pour disposer en permanence de milliers de tireurs. Les Anglais ont mis près de soixante ans pour créer le «système-archer». La France y songera plus tard. Pour l’instant, le roi investit dans la protection des villes et dans l’artillerie, une technologie émergente. L’artillerie sert sur les murs des fortifications, mais aussi de plus en plus dans les sièges en association high/low tech avec les couillards, une version améliorée des trébuchets. Grâce à l’alliance castillane, il dispose également de la plus belle flotte de galères d’Europe.

Avec ce nouvel instrument militaire, le roi privilégie une pratique la «guerre déserte» devant les Anglais à qui on refuse la bataille. Comme lors de la dernière chevauchée d’Édouard III, la population est invitée à se réfugier dans les places fortes renforcées. Point particulier, Charles V n’est pas un roi-chevalier, il ne va pas sur le champ de bataille, mais reste derrière les murs. Les «centres de gravité» français, le roi, Paris, Reims, sont ainsi protégés. Dans le même temps, son armée refuse la bataille, mais harcèle celle de l’ennemi.

De leur côté, les Anglais, rendus confiants par leurs victoires passées ou devenus dépendants d’un mode d’action lucratif, ont atteint un point culminant. Ils auraient pu adopter une stratégie défensive et investir à leur tour dans les nombreuses places fortes d’Aquitaine, ils préfèrent mener de nouvelles chevauchées (1370, 1375, 1380) qui n’ont que peu d’effets stratégiques devant la «terre déserte» et laissent vulnérables le sud-ouest. Alors qu’ils avaient innové dans le siècle précédant la guerre, ils ne changent plus leur système tactique et s’épuisent en vain.

Le roi de France passe à l’offensive. En juin 1372 à la Rochelle, les galères castillanes détruisent la flotte anglaise à coups de canons et de brulots, et même semble-t-il des nageurs de combat. Les Français en profitent aussi pour mener une série de raids sur les côtes de l’Angleterre et entraver le ravitaillement des forces en France. L’armée française s’empare aussi des places, mal défendues, d’Aquitaine, aidée par son artillerie, mais aussi par le sentiment national naissant. Par la supériorité de leur stratégie, les Français reprennent petit à petit aux Anglais la quasi-totalité des terres qu’ils possédaient en France, à l’exception des ports sur l’Atlantique. Une paix de fait s’installe à partir de 1380alors que les deux royaumes sont épuisés.

Guerre de Cent ans, acte 2

La guerre reprend au début du XVe siècle à l’initiative d’Henri V Lancastre qui revendique à nouveau la couronne de France, alors que celle-ci est affaiblie par la folie de Charles VI. Henri V débarque en Normandie en 1415 avec une armée guère différente de celle d’Édouard III hormis par son parc d’artillerie de siège. Henri V s’est doté également d’une véritable flotte de guerre permanente et sa première préoccupation est de s’emparer du port de Harfleur après un siège de six semaines où l’artillerie a le premier rôle. L’armée anglaise y est cependant frappée de dysenterie, ce qui met fin au projet initial de se porter sur Paris. Elle tente de rejoindre Calais, mais est obligée de livrer bataille à Azincourt, le 25 octobre.

La bataille d’Azincourt est une copie presque conforme de celle de Crécy. L’armée française est à nouveau une armée de grands féodaux qui continuent à combattre comme soixante-dix ans plus tôt. Les chevaliers chargent à cheval, s’enfoncent dans le terrain boueux où ils sont criblés de flèches puis massacré à l’arme blanche. Trois fois plus de chevaliers français sont tués qu’à Crécy. Mais comme à l’époque, les effets stratégiques de la victoire d’Azincourt ne sont pas immédiats.

Il faut en fait une nouvelle expédition en 1417, la conquête de la Normandie et l’alliance en 1419 avec le duc de Bourgogne, maitre de Paris, pour s’imposer. Par le traité de Troyes en 1420, Henri V obtient la succession du trône de France lorsque Charles VI décédera et, dans l’incapacité pour ce dernier d’exercer le pouvoir, l’exercice immédiat de la régence. Le 1er décembre 1420, Henri V fait une entrée triomphale à Paris en compagnie de Charles VI et de son allié Philippe III de Bourgogne. L’université de Paris et les États généraux de langue d’oïl lui apportent leur soutien en enregistrant le traité de Troyes. La victoire semble alors complète, même si le traité de Troyes est contesté.

Le destin veut cependant qu’Henri V meure en 1422 peu de temps avant Charles VI alors que son fils proclamé «roi de France et d’Angleterre» sous le nom d’Henri VI n’a que dix mois. C’est le duc de Bedford qui assure la alors régence et la poursuite de la guerre contre le fils de Charles VI installé à Bourges et devenu le chef du parti Armagnac qui conteste le traité de Troyes. Le dauphin reçoit le renfort précieux de soldats écossais.

La guerre entre une deuxième phase, indécise. Les Anglais ne pratiquent plus les chevauchées, mais recherchent l’occupation du terrain avec une armée plutôt affaiblie, où les chevaliers sont de moins en moins volontaires à servir en France et où les finances manquent pour louer les piétons mercenaires étrangers. La proportion des archers, par ailleurs plus polyvalents par défaut, devient de plus en plus importante dans des corps de bataille eux-mêmes assez restreints.

L’armée des Français en revanche, même si elle est revenue au modèle du volontariat et mercenariat, s’est améliorée. Elle dispose, avec les traditionnels arbalétriers (à cric, un modèle plus sophistiqué qu’à Crécy), les archers écossais, mais surtout les couleuvrines et les canons d’une puissance de feu croissante capable d’ébranler les archers anglais. En neutralisant plus facilement une défense anglaise moins solide, la cavalerie française retrouve son rôle de force de choc. Avec l’introduction dans les armures des harnais de guerre, qui permettent de faire ricocher contre les flèches, et des aciers plus résistants qui permettent de se passer de bouclier et d’utiliser son bras gauche, la cavalerie lourde française atteint un point culminant. Des supports spéciaux permettent de mieux utiliser la lance. La cavalerie redevient redoutable dès que les gens de pied sont désorganisés.

La bataille redevient donc envisageable simultanément par les deux adversaires, d’autant plus qu’ils cherchent tous deux à conquérir le terrain. Les batailles sont de petite ampleur, mais beaucoup plus nombreuses que pendant la première guerre lorsqu’on s’évitait. Les succès et les échecs ont tendance à s’équilibrer de part et d’autre. Cet équilibre tactique débouche sur un équilibre stratégique. Tout le nord de la France est occupé par les Anglais ou par l’allié bourguignon, ainsi que la Guyenne.

C’est le point culminant de l’occupation anglaise. L’arrivée de Jeanne d’Arc remobilise les Français qui obtiennent deux succès majeurs : la levée du siège d’Orléans en 1429 et la victoire de Patay qui ouvre le passage vers Reims, au cœur du territoire bourguignon. Charles VII s’y fait couronner deux ans avant Henri VI à Paris. C’est une victoire symbolique importante. Mais la vraie rupture du rapport de forces intervient avec le changement d’alliance du duc de Bourgogne en 1435. Paris est prise en 1436.

Dans le même temps, sous l’impulsion d’Arthur de Richemont, connétable depuis 1425, l’armée française poursuit sa transformation. C’est sans doute lui le principal artisan de la victoire française. Le roi a réussi à partir de 1439 à obtenir progressivement la levée de l’impôt, dit de la taille, sans avoir à réunir les Etats tous les ans et cette manne financière va permettre de professionnaliser complètement et en permanence l’armée. Les communes et certains nobles préfèrent de toute façon désormais payer plutôt que de combattre. L’impôt est d’abord un droit à s’exempter de servir par les armes.

Le roi a dès lors les moyens d’entretenir une armée permanente et d’éviter que les mercenaires démobilisés ne se livrent au pillage. Par l’ordonnance du 2 novembre 1439, il se réserve le droit de nommer les capitaines et il solde tous les soldats. Les éléments sains des routiers sont intégrés dans les troupes désormais permanentes et disciplinées. Cela ne va pas sans difficultés. Plusieurs grands seigneurs, ainsi que le futur Louis XI fils du roi, se révoltent en 1440 avant d’être soumis. Par les ordonnances de 1445 (pays d’oïl) et 1446 (pays d’oc), le fatras des compagnies privées est remplacé par 20 compagnies de gendarmes organisées de manière uniforme, soldées et contrôlées par des commissaires royaux. Les compagnies sont entretenues dans les villes où elles tiennent garnison. Cette armée de grande ordonnance est complétée, à partir de 1449, par une petite ordonnance moins bien équipée et soldée plutôt destinée à la défense des places.

On tente également de former une archerie française. Chaque paroisse est tenue de fournir à la mobilisation un archer («franc-archer», car exempté de l’impôt de la taille) pour 50 à 80 feux. Cet archer est tenu de s’entraîner tous les dimanches. On espère ainsi disposer d’un potentiel de 8000 francs-archers. L’expérience n’est pas concluante. Coincée entre la chevalerie-cavalerie progressivement contrôlée par la couronne, mais conservant une grande influence culturelle et les armes techniques (l’artillerie et le «génie» alors confondus), instrument premier du roi, l’infanterie, arme du peuple, est négligée dans ses différentes composantes. Louis XI les remplacera par une taxe et l’appel aux fantassins suisses.

La grande force de l’armée de Charles VII est son artillerie, unique au monde dans sa puissance et fruit d’un long investissement. Sous la direction des frères de Bessonneau puis des frères Bureau, elle dispose d’un parc de 24 énormes bombardes pour la guerre de siège et de 300 bouches à feux pour le champ de bataille. En imitant la fonte du métal des fabricants de cloches, on est parvenu à maitriser la fabrication de canons de bronze de plus en plus importants. Associés à de nouvelles poudres et à la généralisation des boulets en fer, les Français disposent d’un immense avantage comparatif.

La nouvelle armée française est forte de 25000 permanents et de 80000 hommes en cas de tension. C’est également l’armée la plus moderne du monde. En face, l’armée anglaise mal soutenue par sa métropole en proie aux troubles et sans véritable stratégie depuis la mort du duc de Bedford en 1435, a moins innové. Elle est désormais inférieure à son ennemie qui peut à la fois mener des sièges rapides et l’emporter sur le champ de bataille. Dès lors, l’issue de la guerre ne fait plus de doutes. Elle est même très rapide, quatre années seulement à comparer aux 43 de la guerre d’Édouard III. Une sorte de guerre éclair médiévale.

Il faut ainsi un an seulement entre 1449 et 1450 pour reconquérir la Normandie après plus soixante sièges réussis en seize mois. L’armée anglaise venue en renfort est anéantie par la combinaison du feu et de la cavalerie à Formigny en avril 1450. La conquête de l’Aquitaine de 1450 à 1453 est assez similaire. L’armée anglo-gasconne de John Talbot est à son tour écrasé à Castillon en juillet 1453. Talbot disparu, toutes les places, dont Bordeaux, se rendent. Seule la ville de Calais est encore anglaise. La victoire de la France et de son armée, victoire de la volonté politique et de l’innovation, est alors totale.


On peut trouver une étude plus complète ici

lundi 14 octobre 2019

Autant en emporte le Levant


Le meilleur moyen de protéger un allié consiste à placer chez lui des troupes en nombre et bien visibles, puis de dire : «Nous sommes là, nous nous ne voulons pas vous combattre, mais nous n’hésiterons pas à le faire, et très violemment, si vous nous attaquez ou si vous franchissez telle ligne rouge». En 1983, lorsque nous Français avons voulu protéger le sud du Tchad d’une possible invasion libyenne, nous avons tout de suite projeté deux puis trois bataillons sur les points clés au centre du pays et un escadron de chasseurs-bombardiers à N’Djamena. Nous avons dans le même temps défini le 15e parallèle comme «ligne rouge» dont le franchissement signifierait combat. La confrontation qui a suivi avec la Libye a connu ensuite de nombreux avatars, mais le fait est que la Libye n’a jamais osé affronter directement la France et qu’elle a été vaincue sur le terrain par nos alliés tchadiens.
Bien entendu ce procédé suppose un minimum d’anticipation et de courage, en proportion inverse d’ailleurs. Plus la situation est incertaine et plus le risque d’une évolution inattendue à la suite de notre action est grand. La prise de risques est donc plus importante. Les Russes sont les champions de ce type d’opération de saisie ou de «placement». Cela a parfois échoué, comme à Cuba en 1962 où le placement d’armes nucléaires n’a pu se faire avant d’être décelé, ou a abouti à des développements imprévus comme après la prise de Kaboul en décembre 1979 et l’élimination d’Hafizullah Amin. Cela a souvent réussi, même en recevant quelques coups, comme avec le déploiement en 1970 d’une division de défense aérienne complète en Égypte le long du Nil puis du canal de Suez, en Crimée en février 2014 ou encore en septembre 2015 en Syrie, lorsque l’arrivée soudaine d’un corps expéditionnaire russe a tout de suite modifié les rapports de force locaux.
Si on n’a pas la possibilité de faire les choses vite, grâce à des bases proches ou des moyens de projection importants, on peut le faire au contraire très lentement par infiltration, une méthode assez prisée par la culture stratégique chinoise (qui ne dédaigne pas l’attaque éclair par ailleurs). Le 31 janvier 1968, les Américains découvrent stupéfaits que la ville de Hué a été prise par l’ennemi sans avoir été attaquée. L’occupation du Tibet ou la prise de possession des îles de mer de Chine relève plutôt de cette manière de faire, très Wei-Qi. On se réveille un jour, on se trouve face à un drapeau étranger et on ne peut plus rien faire.
Tout ce long préambule pour dire que lorsqu’on est la sixième puissance mondiale, qu’on se targue tous les jours de défendre son rang, ses valeurs, son siège au Conseil de sécurité, ses liens historiques que sais-je, et qu’on dépense 35 milliards d’euros chaque année pour ses armées, on doit avoir les moyens, comme en 1983, d’imposer sa volonté à un peu n’importe qui si on le veut vraiment et sans même avoir à déclencher une guerre. Autrement dit, si on avait voulu vraiment protéger les Kurdes de Syrie, on aurait pu le faire, d’autant plus facilement que l’offensive en cours de la Turquie est peut-être bien l’invasion la moins surprenante de l’Histoire. Au Tchad, on avait déployé 3000 hommes, c’est la force standard (entre 2000 et 4000) que l’on est capable de déployer et soutenir pour une opération extérieure. En Syrie, cela aurait un peu plus compliqué, un peu plus long, mais matériellement c’était possible et les choses seraient assez différentes actuellement s’il y avait des sous-groupements français à Kobane, Tal Abyad, Raqqa, Ras al-Aïn et Qamishli. Ce n’est pas que notre puissance intrinsèque fasse spécialement peur, quoique nous serions capables de faire très mal à l’armée turque et même à n’importe qui, mais il se trouve simplement que n’importe quel État hésitera à s’en prendre directement et ouvertement à une puissance comme la France.
Notons même que si on l’avait fait plus tôt, cette brigade aurait pu participer aux combats contre l’État islamique, vous savez ces salopards qui ont organisé des attaques sur notre sol et tué des centaines de Français. En novembre 2015, le Président de la République s’engageait solennellement à mettre tout en œuvre pour détruire Daesh. C’était l’occasion. Il a préféré mentir, parce qu’on n’a pas mis tout en œuvre pour détruire Daesh, loin de là. On y est allé très doucement, très prudemment selon la doctrine de «l’empreinte légère» (light footprint, dans le texte), ce qui veut dire dans le langage américain qu’on appuie les forces locales par des raids et frappes, de l’instruction et de l’équipement, mais sans engager au combat des bataillons de GIs ou de Marines. On a trouvé ça génial, on était présents, nos soldats (mais pas nos civils) ne tombaient pas ou peu au combat, et on pouvait dire aux Français que l’on faisait la guerre aux «égorgeurs». Dans les faits nous représentions environ 5 % des frappes aériennes, le cœur du sujet, et 5 % d’une «empreinte légère» ce n’est pas grand-chose. Scientifiquement, on appelle cela une «trace». Si nous avions été seuls et en admettant que rien ne change localement par ailleurs, il nous aurait fallu 117 ans pour détruire complètement Daesh au rythme des victoires revendiquées par les ministres.
Et puis combattre en Syrie quel embarras! Souvenir d’un Premier ministre expliquant que les avions français ne toucheraient que les malfaisants qui préparent des attentats en France et… aucun souvenir en fait d’un homme ou femme politique expliquant qu’il y avait des soldats français au sol en Syrie (les Forces spéciales c’est pratique, car elles justifient par elles-mêmes de ne pas en parler), comme si on avait honte.
On n’avait pas honte en revanche de s’allier avec les Kurdes et Arabes des Forces démocratiques syriennes (FDS) pour qu’ils fassent le travail qu’on n’avait pas le courage politique de faire, car c’est ça l’«empreinte légère» : laisser le lourd, lent et meurtrier aux locaux, combattants et civils. En réalité, on n’a encore une fois rien décidé du tout dans cette affaire. On a fait comme les Américains, ce qui a le mérite de l’économie de réflexion. Pour la gestion des prisonniers de l’EI faits par les autres, on a fait aussi l’économie de la réflexion, n’imaginant pas une seconde que s'ils étaient laissés sur place ils pourraient ensuite être éventuellement utilisés contre nous. Dès lors qu’il s’agit de confrontations et de coups tordus entre États et/ou organisations, nous sommes d’une naïveté et d’une courte vue assez confondantes.
Nous voilà donc maintenant apparemment fort dépourvus alors que le départ des Américains, qui eux avec 2000 hommes sur place et des forces aériennes puissantes représentaient quelque chose de dissuasif, est annoncé depuis presque un an. Et de mouliner au Conseil de sécurité (vous savez le truc donc on sait qu’il ne sortira désormais plus rien de sérieux), de couper les exportations d’armement vers la Turquie (avec peut-être l’espoir que les Saoudiens compenseront) et, horreur! peut-être annuler un match de football, bref l’arsenal habituel des gesticulations destinées à masquer l’impuissance. Peut-être même qu’on enverra le porte-avions Charles de Gaulle faire des ronds dans l’eau en démonstration d’ultime énervement. Tout cela n’est pas très sérieux. On veut protéger les Kurdes et bien protégeons-les réellement! On ne veut pas le faire, et cela peut-être pour d’excellentes raisons stratégiques, et bien disons-le clairement, mais par pitié faisons de la politique courageuse.

mercredi 9 octobre 2019

Du bon moment de lâcher un allié


25 décembre 2018


Il est toujours délicat d’annoncer une victoire sans avoir simultanément une voix de l’ennemi qui reconnait la défaite. La bannière « Mission accomplie » derrière un George Bush annonçant la fin des combats en Irak…le 1er mai 2003 flotte encore dans les mémoires. Pour autant, et alors que l’on sait pertinemment qu’une organisation comme l’État islamique ne capitulera jamais, il faut soit accepter de mener une guerre tellement longue qu’elle en paraîtra éternelle, soit se demander où s’arrête ce qui suffit et déclarer unilatéralement la victoire à partir d’un évènement symbolique favorable.

En 2008, l’État islamique en Irak n’était pas complètement détruit, mais il était très affaibli, le gros de la guérilla sunnite avait changé d’alliance et l’armée du Mahdi, la principale organisation armée chiite, avait accepté de cesser le combat. La guerre n’était pas finie, mais la situation était suffisamment stabilisée pour considérer qu’elle ressemblait à la paix. Il fut alors possible pour les Américains de partir plus honorablement que s’ils l’avaient fait en 2007, comme cela avait été envisagé. Après que la situation se soit à nouveau dégradée et que l’État islamique soit revenu plus puissant que jamais, toutes choses dont le gouvernement irakien est bien plus responsable que le « lâchage » américain, il est alors nécessaire de revenir, en Irak d’abord puis d’étendre le combat aussi en Syrie l’ennemi étant déployé sur les deux territoires.

Voici donc que le nouveau président des États-Unis vient d’annoncer le repli des forces américaines de Syrie et, plus étonnant, de la fin des frappes aériennes dans ce pays. En soi, cela n’aurait pas dû constituer une surprise, Donald Trump l’ayant annoncé dès sa campagne électorale, s’il n’y avait eu entre temps de nombreux revirements. Pendant un temps, c’était même la politique inverse qui prévalait, certaines personnalités comme John Bolton, conseiller à la sécurité nationale, ne ménageant pas d’efforts pour expliquer pourquoi il fallait être présents militairement en Syrie : lutter contre l’État islamique, faire pièce à l’influence de la Russie et, surtout, maintenir une pression forte sur l’Iran. Très loin derrière, on évoquait parfois le concept vieillot de respect des alliances, en l’occurrence avec les Forces démocratiques syriennes (FDS), rassemblement du Parti de l’union démocratique (PYD), émanation syrienne du Parti des travailleurs kurdes (PKK), et de divers groupes armés arabes. Il faut croire que les arguments de John Bolton n’étaient pas si évidents puisque la ligne (lire « intuition de Donald Trump ») du retrait l’a finalement emporté.

On l’a dit, pour partir, il faut un bon prétexte. Hajine, dernier bastion relativement important de l’État islamique en Syrie, à quelques kilomètres de la frontière avec l’Irak, vient d’être définitivement conquis après de longs et difficiles combats. Il a suffi d’exagérer ce succès pour déclarer que  l’État islamique était vaincu. C’est évidemment faux. L’État islamique n’a pas été effacé de la carte puisqu’il contrôle encore quelques groupes de villages à la frontière et quelques portions de désert à l’ouest de l’Euphrate. Surtout et comme cela était prévu, il est retourné à la clandestinité. L’Etat islamique n’est pas né en 2013 et ne mourra pas en 2018 et même 2019. Il est simplement revenu à son état habituel dans sa désormais longue histoire multipliant les attaques et les attentats en Syrie et surtout en Irak. L’organisation a subi des coups très forts, mais les conditions qui ont fait son existence et même sa puissance sont toujours-là. La destruction n’est donc toujours pas en vue. Dans l’immédiat, le retrait américain et la fin annoncée des frappes en Syrie ont plutôt tendance à l’avantager en soulageant la pression qu’il y subissait. On ne peut imaginer pour l’instant qu’il puisse y organiser à nouveau les grandes opérations de 2013 et 2014, mais il y gagne de la liberté d’action. L’avenir est encore flou dans cette région spécifique au sud-est de la Syrie.

En novembre 2017, alors qu’après Mossoul, Raqqa et Deir ez-Zor venaient d’être repris à l’EI le président de la République française annonçait une victoire militaire totale contre l’État islamique dans « les prochains mois ». Il confondait, sans doute volontairement, fin de l’occupation territoriale de l’EI avec victoire, et surtout anticipait la fin de cette occupation en projetant dans l’avenir le rythme des progressions précédentes. Or, cette progression s’est ralentie en un an. On ne peut pas dire que la résistance de l’État islamique s’est raffermie, elle était déjà à son maximum et ses ressources sont réduites même s’il dispose peut-être encore d’autant de fantassins que l’armée de Terre française. C’est donc que la virulence de l’offensive s’est affaiblie, comme si les FDS approchaient de leur point culminant. Pour les milices kurdes (YPG) qui constituent l’élément le plus fort et cohérent des FDS, les opérations à la frontière sud sont très loin du Rojava, le Kurdistan kurde, et sans doute au plus bas de leur motivation.  L’État islamique a été un ennemi mortel pour les Kurdes, mais aussi un bon moyen de se faire aider par les États-Unis et leurs alliés, ce qui a sans doute contribué à les sauver en 2014 mais aussi à les protéger contre leurs autres ennemis de la région, la Turquie en premier lieu. Le maintien d’une présence résiduelle de l’État islamique loin du Rojava avait le double intérêt de justifier le maintien de cette présence protectrice tout en ne constituant plus une menace vitale.

L’avantage de la guerre indirecte, où on forme, conseille et surtout appuie quelqu’un qui, lui, va au combat, c’est qu’on y perd peu d’hommes. L’inconvénient c’est qu’on y dépend de la qualité et de l’agenda politique de celui qui prend vraiment des risques, mais défend aussi ses propres intérêts. En octobre 2001, les Américains semblaient avoir trouvé une formule magique en s’associant avec les seigneurs de la guerre du Nord afghan que l’on appuyait du « feu du ciel », via quelques équipes de forces spéciales. En fermant les yeux sur certaines pratiques de ces « nouveaux combattants de la liberté » cela a fonctionné merveilleusement bien jusqu’à ce qu’il faille opérer dans les provinces pashtounes. Là, à la place des Oubezks et Tadjiks très réticents il fallut faire appel à des hommes forts locaux qui s’avérèrent nettement moins fiables. Le mollah Omar et Oussama Ben Laden purent ainsi se replier au Pakistan et le contexte stratégique se transforma. En Syrie, il a fallu sans doute beaucoup de bons arguments pour que les Kurdes acceptent de combattre à Raqqa et Deir ez-Zor, ils n’ont pas été complètement suffisants pour aller jusqu’au bout. La part des milices arabes, plus hétérogènes, moins fortes militairement, que les YPG, s’accroit fortement dans les FDS au fur et à mesure que l’on progresse vers la frontière. Là encore l’agenda de ces milices arabes n’est pas non plus complètement celui des Kurdes et peut-être plus proche de celle des milices irakiennes qui bordent la frontière de l’autre côté. Dans un contexte où les forces sont des coalitions locales, l’allégeance de ces groupes arabes, désormais réduits au rôle de supplétifs des acteurs principaux PYD, Assad ou même l’EI et peut-être la Turquie, est un élément clé et plutôt imprévisible de l’avenir des rapports de force dans cette région.  

Du côté du PYD, le départ annoncé des Américains crée évidemment un vide. De fait, les Américains peuvent toujours expliquer qu’ils ne feront qu’un saut au-delà de la frontière et qu’ils auront toujours plus de 40 000 soldats dans la région (dont 2 200 en Turquie) et une force de frappe intacte. Ils peuvent même expliquer avoir gagné une plus grande liberté d’action qu’au contact direct des autres acteurs avec qui, au moins par deux fois en février et en juillet 2018, ils ont été amenés à se battre assez violemment y compris contre des Russes. Ce n'est cependant pas la même chose, encore une fois, d’être à distance et de prendre des risques. L’intérêt des 2 000 rangers, marines et forces spéciales américains n’était pas tant l’appui tactique qu’ils apportaient que leur simple présence qui dissuadait quand même les autres de pénétrer dans un secteur tenu par les Américains. Les deux affaires évoquées plus haut ont constitué de sévères défaites pour les forces du régime. On ne peut tuer des Américains ou même les attaquer sans souvent recevoir des coups.

La Turquie qui ne rêve que de broyer le Rojava et n’avait pas hésité de détruire un avion russe, s’est bien gardée jusqu’à présent de s’en prendre à des espaces où stationnaient des Américains. C’était une des vertus majeures de la province excentrée d’Ifrin d’être vide d’Américains. Elle fut envahie en janvier 2018, après la région d’al-Bab en 2017. Avec le départ des forces américaines des autres provinces, Kobane et Cezire, rien ne s’oppose désormais à de nouvelles opérations turques, sur l’ensemble du territoire kurde ou par offensives successives via les trois points d’entrée de Tell Abyad, Ras al-Ayn et Kamechliyé et les régions de peuplement mixtes kurdes et arabes. Il ne sera pas question d’annexer ces provinces, mais d’y détruire les bases du PYD-PKK et toute velléité d’indépendance. Ce ne sera pas forcément facile car les combattants kurdes sont durs, mais ceux-ci ne peuvent s’appuyer sur un terrain difficile et montagneux comme en Irak et le rapport de forces est trop défavorable.

Leur seul espoir réside peut-être dans la dissuasion de l’incertitude d’une occupation turque qui pourrait se transformer en enlisement couteux, mais surtout dans la recherche d’un nouveau protecteur. Il est un peu tard pour se lier aux Russes, comme cela aurait sans doute possible quelque temps plus tôt. Il reste la possibilité de négocier avec Assad, en jouant sur quelques gages comme les champs pétroliers de l’extrême Est, le territoire arabe tenu par les FDS (qui contrôlent un tiers de la surface de la Syrie) ou les milliers de prisonniers de l’État islamique qui constitue une arme potentielle. Au passage, ceux qui se félicitaient en France que ces prisonniers ne viennent pas rejoindre des prisons nationales risquent de le regretter. Ces cartes sont néanmoins assez faibles si Assad décide de reprendre le contrôle des provinces kurdes, jusque-là un allié de fait. Les derniers groupes arabes rebelles autonomes réunis et isolés dans le réduit d’Idlib, l’armée de Damas peut même se lancer tout de suite dans une course de vitesse avec la Turquie en direction de l’Euphrate. Plusieurs configurations de compétition-coopération sont alors possibles entre ces deux acteurs principaux et les milices arabes de l’est syrien, configurations dont les Kurdes seront immanquablement les victimes. Si le PYD peut résister un temps, difficile d’imaginer à terme pour lui autre chose que le reflux dans les bases du PKK dans les montagnes du Kurdistan irakien.

Selon un adage du monde de la finance, c’est quand la mer se retire que l’on voit ceux qui se baignent nus. La France s’est embarquée dans la région comme passager de la coalition organisée et dirigée par les Américains. Tout en annonçant une guerre totale contre l’État islamique, on n’y a finalement déployé selon les époques qu’une escadrille ou deux de chasseurs-bombardiers, une batterie d’artillerie, une structure de formation et quelques centaines de soldats de forces spéciales insérés dans les forces du Parti démocratique du Kurdistan (PDK) en Irak et du PYD en Syrie. Dans cette guerre, au plus fort de notre engagement nous représentions peut-être 10 % de l’effort total. Pas assez pour avoir un effet stratégique sur le terrain, mais suffisant pour dire à l’opinion publique française que l’on faisait vraiment la guerre, le tout en prenant peu de risques. Avec le départ annoncé des Américains de Syrie, tout le monde s’aperçoit que nous nous y baignions nus, n’avouant même pas officiellement que nous y étions. Maintenant, ce ne sont pas les quelques frappes françaises et au maximum les quelques centaines de soldats de l’opération Hydra qui auront un impact important sur les opérations. Ils ne constituent même pas les deux éléments de toute dissuasion : la force et la volonté affichée de combattre si on est attaqué. Dans ces conditions, il n’y a que deux solutions : soit on considère que l’alliance avec les FDS est stratégique au moins jusqu’à la disparition des derniers territoires et dans ce cas, on y déploie des moyens sérieux, comme les Américains ou les Russes, et on annonce clairement que tout Français tué sera durement vengé, soit on continue comme avant au risque de voir nos soldats plongés au milieu de combats qui nous dépasseront. Il sera bon de dire dans tous les cas, ce que l’on fera lorsque les derniers territoires de l’EI en Syrie seront pris, si on ne décide pas, troisième option (la plus probable), de continuer à faire comme les Américains mais en plus petit.

Donald Trump a fait un choix cynique, mais qui a sa cohérence. La Turquie est un partenaire bien plus important pour les Etats-Unis que les pauvres Kurdes et au bout du compte, la présence américaine en Syrie n’entravait pas sérieusement l’axe Téhéran-Bagdad-Damas. Les forces américaines sont toujours puissantes et à proximité. Quant à nous Français, nous n’avons pas déployé les moyens qui nous permettraient aussi d’être cyniques.