dimanche 30 avril 2023

Mai 1978, le mois de la foudroyance

Publié le 22 mai 2021

Savez-vous quel est le mois où les soldats français se sont le plus violemment battus depuis la fin de la guerre d’Algérie? C’est le mois de mai 1978, plus exactement de la dernière semaine d’avril jusqu’au 31 mai 1978. Pendant cette quarantaine de jours, la France a conduit deux grands raids aériens et gagné quatre combats au sol dans trois pays.

Mai 1978, ce sont d’abord les deux derniers raids de la 11e escadre de chasse lors de l’opération Lamantin en Mauritanie. Lamantin a été lancée en décembre 1977 à la demande du gouvernement mauritanien après plusieurs raids motorisés du Front Polisario venant d’Algérie pour attaquer le train évacuant le minerai de fer de Zouerate vers le port de Nouadhibou.

Les forces du Polisario sont déjà organisées en colonnes de 200 à 300 combattants armés sur le modèle KRS, Kalachnikov AK-47 ou dérivées, lance roquettes RPG-7, missiles sol-air SA-7, portées par une cinquantaine de pick-up armés. Un modèle de forces toujours en vigueur aujourd’hui dans les guérillas de la région. En décembre 1977, le Polisario vient également de tuer des ressortissants et de prendre des otages français. Le président Giscard d’Estaing, jusque-là plutôt hésitant et peu interventionniste, accepte alors la demande mauritanienne. C’est le début de ce que l’amiral Labouérie va appeler «le temps de la foudroyance», cette courte période de 1977 à 1979 pendant laquelle on multiplie les interventions audacieuses.

La force Lamantin est, hors la Force aérienne stratégique porteuse de l’arme nucléaire, la première force de frappe aérienne à longue distance de la France. La surveillance puis le guidage vers les objectifs est assurée en l’air par un Breguet-Atlantic de la Marine nationale et au sol près de la frontière algérienne par une «compagnie saharienne» de ce que l’on n’appelle pas encore les Forces spéciales (FS). La frappe est assurée par une dizaine de nouveaux avions d’attaque Jaguar A envoyée à Dakar, à 1500 km de la zone d’action, et aux ravitailleurs en vol KC-135, une première. La conduite des opérations s’effectue dans un poste de commandement aérien dans un avion de transport C-160 Transall dès que l’ennemi est décelé. Les Jaguar atteignent l’objectif après deux heures de vol.

Le point faible du dispositif est la lourdeur de la chaîne de décision d’ouverture du feu qui remonte jusqu’à l’Élysée. Cette procédure, d’autant plus inutile qu’en l’absence de satellites de télécommunications les communications sont lentes, fera échouer au moins un raid de tout en mettant en danger les pilotes français. Il arrivera même un jour, au Tchad, où cette centralisation inutile causera la mort d’un pilote. Dans tous les autres cas, les Jaguar brisent trois raids du Polisario en décembre 1977 et deux en mai 1978, détruisant entre un tiers et la moitié de la colonne à chaque fois.

Lamantin n’est pas encore terminée que survient une nouvelle crise, dans la province du Katanga, ou Shaba, au sud du Zaïre. L’ennemi cette fois et Front national de libération du Congo (FNLC) basé en Angola. Le FNLC lance une grande offensive en mai 1978 avec une force d’environ 3000 «Tigres katangais». La troupe s’empare de Kolwezi, une ville de 100000 habitants, dont 3000 Européens, et point clé du Shaba au cœur des exploitations minières. Les exactions contre la population et notamment les Européens commencent aussitôt. Ce qui n’était qu’une crise intérieure devient alors une affaire internationale. La France et la Belgique décident d’une intervention, mais ne parviennent pas à se mettre d’accord sur la manière de faire. Les Français prônent la prise d’assaut de la ville et la destruction de la force du FNLC alors que les Belges penchent pour une simple évacuation des ressortissants.

Le 17 mai, les légionnaires du 2e Régiment étranger parachutiste (REP) et quelques dragons-parachutistes sont transportés de la base de Solenzara en Corse jusqu’à Kinshasa. C’est l’opération Bonite. Le 19 et le 20 mai 1978, ils sont largués directement sur Kolwezi. L’unité est réduite, à peine 700 hommes, très légèrement équipée et ne dispose d’aucun appui extérieur. Elle fait face à une fraction de la brigade du FNLC qui dispose de la supériorité numérique, de quelques blindés légers et d’un armement individuel supérieur à celui des légionnaires. Le 2e REP gagne pourtant la bataille en écrasant l’ennemi et en le chassant de la ville. Le FNLC se replie en Angola. Les légionnaires ont perdu 5 soldats tués et 25 blessés. L’ennemi a perdu au total 274 combattants tués et 165 prisonniers, très largement du fait des Français, l’action des forces zaïroises puis belges arrivées sur les lieux ayant été très limitées.

Entre temps, la guerre a repris au Tchad où la 2e armée du Front de libération nationale (Frolinat) de Goukouni Oueddei, aidé par la Libye, vient d’écraser les forces de l’Armée nationale tchadienne (ANT) dans le nord du pays. Les forces du Frolinat sont organisées comme celles du Polisario et elles peuvent lancer des opérations puissantes et à longue distance. Goukouni Oueddei lance une offensive vers N’Djamena. Le gouvernement tchadien, qui avait réclamé le départ des forces françaises quelque temps auparavant demande maintenant leur retour urgent. La France accepte.

L’opération Tacaud est lancée en mars mais très progressivement, car cela coïncide avec les élections législatives en France. La nouveauté tactique est la mise en place des premiers groupements tactiques interarmes (GTIA) modernes, c’est-à-dire des bataillons, d’environ 400 hommes à l’époque, formés d’unités de régiments différents. La formule générale est de disposer d’un, parfois deux, escadron(s) sur automitrailleuses légères (AML) de 60 ou de 90 mm, du Régiment d’Infanterie Chars de Marine (RICM) ou du 1er Régiment étranger de cavalerie (REC), d’une compagnie d’infanterie portée sur camions venant du 3e puis du 2Régiment d’infanterie de marine (RIMa) ou du Groupement opérationnel de Légion étrangère, et d’une batterie de canons de 105 mm ou de mortiers de 120 mm du 11e Régiment d’artillerie de marine (RAMa) ou du 35e Régiment d’artillerie parachutiste (RAP).

Quatre GTIA seront formés pour Tacaud, travaillant en coordination étroite avec l’Aviation légère de l’armée de Terre qui déploie au total une vingtaine d’hélicoptères et une escadre aérienne mixte de transport et de chasse qui se met en place fin avril 1978 avec notamment dix Jaguar. L’ensemble représentera au maximum 2 300 soldats français.

On en est pas encore là lorsque le premier GTIA formé est engagé le 16 avril à Salal, un point clé au nord de Mossouro. Il n'y alors qu'un escadron du RICM et une section de mortiers en pointe d'un détachement de l'ANT. Quelques semaines avant le combat de Kolwezi, on s’aperçoit que les rebelles sont nombreux et surtout mieux équipés que les Français. Les hommes du Nord tchadien sont aussi des combattants courageux. Les appuis aériens sont gênés par la météo et surtout l’armement antiaérien de l’ennemi. Un Skyraider de l’armée tchadienne, piloté par un Français, est abattu par un missile portable SA-7. Après trois jours de combat, le GTIA franco-tchadien est replié. Le RICM a perdu deux morts et dix blessés. L'attaque est relancée le 25 avril avec un GTIA français complet avec en particulier un escadron du REC et une compagnie du 3e RIMa. Le Frolinat est chassé de Salal avec de lourdes pertes. Un marsouin du 3e RIMa est tombé dans les combats.

Des renforts sont engagés, jusqu’à pouvoir former trois GTIA supplémentaires. Des fusils d’assaut SIG 542 ont été achetés en urgence en Suisse pour remplacer les fusils et pistolets mitrailleurs français face aux AK-47 Kalashnikov. Les GTIA français doivent s’emparer des villes du centre du pays afin de casser l'offensive du Frolinat et de protéger le «Tchad utile».

Un premier accrochage intervient le 12 mai à Louga au sud-est de N’Djamena. Les rebelles sont mis en déroute facilement par les Français. L’engagement le plus sérieux survient une semaine plus tard à Ati en plein Centre-Sud du Tchad. Le 19 mai, le GTIA français donne l’assaut, une compagnie du 3e RIMa en tête, à une position très solidement défendue. Les combats sont très violents, mais la combinaison de la qualité des troupes au sol et de l’appui aérien des Jaguar ou des hélicoptères armés permet de chasser l’ennemi. Les combats reprennent le lendemain et le Frolinat est définitivement chassé. Une centaine de rebelles et trois soldats français, deux marsouins et un légionnaire du REC, ont été tués et cinq autres blessés. 

Le 31 mai, une force rebelle de 500 combattants accompagnés de conseillers libyens est repérée à Djedda 50 km au nord d’Ati. Le GTIA manœuvre comme à Ati et détruit la bande rebelle en deux jours. On compte à nouveau plus de 80 morts rebelles. Un Jaguar en revanche a été abattu par la défense antiaérienne, mais le pilote est sauvé. Les combats au sol sont terminés, mais la force aérienne française continue un temps de frapper les dépôts et les bases du Frolinat.

Au total, dans ce grand mois de combat il y a 45 ans, douze soldats français ont été tués pour au moins 500 combattants ennemis. Le Polisario a libéré les otages français et a stoppé ses raids. Il va négocier la paix avec la Mauritanie dans les mois qui suivent. Les habitants de Kolwezi et notamment les nombreux Français ont été sauvés et les Tigres katangais chassés du territoire. Le Frolinat a été stoppé au Tchad. 

Tous ces résultats ont été obtenus, non par une supériorité de matériels sauf dans le cas des raids aériens, quoique les Jaguar doivent toujours faire face à des tirs de mitrailleuses et de missiles. Deux avions sont ainsi abattus lors de Tacaud. Cela n’a pas été non plus une question de nombre, toujours à l’avantage de l’adversaire, ni même de courage, un paramètre indispensable mais partagé entre les deux camps. La vraie différence s’est trouvée dans la somme de compétences techniques et tactiques individuelles et collectives accumulées par les Français et la qualité de leur structure de commandement, notamment à l’échelon des sous-officiers.

Mais les guerres se gagnent d’abord dans les choix stratégiques, la France gagne alors parce qu’on ose au niveau politique. Ce mois de mai 1978 marque cependant le sommet de l’audace française. Après il y encore un combat très violent au Tchad, lorsque le GTIA en place à Abéché, armé par le 3e RIMa, le RICM et le 11e RAMa, doit faire face le 5 mars 1979 à un bataillon léger motorisé et bien équipé de 800 combattants du Conseil démocratique révolutionnaire (CDR), nouvel allié de la Libye. Au bout d’une journée de combat, le bataillon du CDR est entièrement détruit, avec peut-être plus de 300 combattants tués, une quarantaine de véhicules détruits et une grande partie de son équipement lourd détruit ou capturé. Les Français comptent deux marsouins tués, au RIMa et au RICM. C’est le dernier engagement direct au combat d’une unité terrestre française avant 1991.

Comme Superman face à la kryptonite, les forces armées françaises en Afrique sont invincibles sauf face à deux éléments qui effraient l’échelon politique à Paris. Le premier est la sempiternelle accusation de néo-colonialisme dès qu’un soldat français combat en Afrique, que cette accusation soit locale (après que la situation ait été sauvée par les soldats français, rarement avant), régionale ou en France même. Le second est la peur des pertes humaines, françaises au moins, et la croyance que cela trouble l’opinion publique. Ces deux kryptonites ont commencé à agir dès le début des interventions françaises, mais elles prennent une ampleur croissante à la fin des années 1970. Les opérations extérieures françaises sont alors très critiquées par l’opposition de gauche comme autant d’ingérences militaristes et néocoloniales. François Mitterrand parle du président Giscard d’Estaing comme d’un «pompier pyromane» ajoutant du désordre à l’Afrique par les interventions militaires. 

Giscard d’Estaing bascule. L’opération Tacaud se termine en mission d’interposition, donc mal, et il accepte même la formation d’un bataillon français sous Casque bleu au sein de l’éternelle Force intérimaire des Nations-Unies au Liban. On y meurt tout autant, deux soldats du 3e RPIMa y sont tués également dans le même mois de mai 1978 et treize autres blessés dans une embuscade organisée par les Palestiniens, mais ce n'est plus la guerre et ce ne sont que les premiers d'une longue série de morts dans des missions stériles. En mai 1981, L’ancien «pompier pyromane» laisse la place à un «pompier qui craint le feu». Le temps des opérations audacieuses est bien terminé pour longtemps.

dimanche 9 avril 2023

Anatomie du corps de bataille

Cela fait un peu « archaïque » comme diraient certains à l’Élysée regrettant le peu d’avions dans le ciel ou de bâtiments sur l’eau, mais ce sont les brigades de combat terrestres, et actuellement celles de l’armée ukrainienne, qu’il faut observer en priorité pour mieux appréhender les évolutions de la guerre en Ukraine dans les mois à venir. 

La bataille des quatre armées

La brigade, d’environ 3 000 hommes avec d’assez larges variations, est la structure de base de l’armée ukrainienne. Là où ça se complique, c’est que les Ukrainiens ont des brigades d’au moins treize modèles différents appartenant à six grandes forces aux ordres de deux ministères, et on ne parle pas des bataillons réguliers ou de milices qui s’y ajoutent.

Parmi ces forces, la principale est l’armée d’active du ministère de la Défense. Appelons là « force de manœuvre ». Elle compte huit types de brigades de combat (blindée, mécanisée, motorisée, assaut aérien, aéroportée, aéromobile, montagne, chasseurs). On peut y ajouter les brigades d’infanterie de marine et plus récemment la brigade de fusiliers de l’Air car elles sont organisées comme les brigades de l’armée de Terre et commandées opérationnellement par elle. Dix modèles différents au final, c’est évidemment trop d’autant plus que c’est inutile. A horizon visible aucune brigade aéroportée, d’assaut par air ou aéromobile – la différence est subtile - ne sera par exemple larguée ou héliportée, mais cela flatte l’esprit de corps et constituent des petits fiefs de commandement.

En réalité, on peut classer toutes ces brigades en trois grandes catégories : les brigades blindées, d’infanterie mécanisée et d’infanterie motorisée, en fonction de la quantité de chars de bataille dont elles disposent. Les brigades blindées (BB) – trois bataillons de chars, un bataillon d’infanterie, un bataillon d’artillerie, un bataillon de défense aérienne, plusieurs compagnies d’appui et soutien – et les brigades mécanisées (BMe), organisées avec la proportion inverse de bataillons de chars et d’infanterie, constituent la force de choc. Elles sont normalement équipées avec le matériel le plus lourd. Toutes les autres brigades ont la même structure que les brigades mécanisées, mais avec une seule compagnie de chars au lieu d’un bataillon et des véhicules blindés plutôt à roues. La 46e brigade aéromobile est ainsi équipée de VAB français et les 58e et les 59e de Humvees américains. Ce n’est pas complètement satisfaisant, mais on les regroupera sous l’appellation de « brigades motorisées » (BMo).

Au début de la guerre, selon le Military Balance 2021 cette force de manœuvre comprenait 29 brigades d’active et quatre de réserve active. Au cours de la guerre, quelques-unes d’entre elles ont été détruites, à Marioupol, ou dissoutes (des brigades de réserve qui n’ont pas été formées) mais beaucoup d’autres en revanche ont été constituées dans deux périodes intenses de formation, au cours de l’été et au tournant de 2022-2023.

Si on en croit plusieurs sources ouvertes (en particulier Macette Escortet @escortert, Jomini of The West @JominiW et Poulet volant @Pouletvolant3 sur Twitter ou MilitaryLand.net) les BB sont restées au nombre de quatre avec cependant une 5e brigade actuellement à Kryvyï Rih qui n’a jamais été engagée au combat et dont on ne connaît pas bien le sort. Pour faire compliqué, les Ukrainiens ont aussi un 12e bataillon de chars indépendant. Deux brigades blindées seraient en cours de formation avec les chars de bataille et véhicules de combat d’infanterie qui arrivent sur le territoire.

L’effort principal a porté sur les brigades mécanisées qui sont passées de 10 à la mobilisation, pour atteindre 23 au mois de novembre et peut-être 33 ou 34 lorsque les unités actuellement en formation seront prêtes. Il y avait également 14 BMo au début de la guerre, il devrait y en avoir 23 à 25 au printemps 2023.  Avec donc un total de 59 à 62 brigades en avril 2023, la force de manœuvre aura doublé en un peu plus d’un an.

La deuxième grande force du ministère de la Défense est la « force territoriale ». Elle a été créée par une loi en juillet 2021 et activée le 1er janvier 2022, très peu de temps donc avant le début de la guerre.  Une brigade territoriale (BT) a été formée dans chacune des 25 provinces, auxquelles se sont ajoutées six autres dès le début de la guerre dans les principales villes (et à leurs frais), puis encore deux ou trois par la suite. Au total, on compte maintenant 31 ou 32 BT. Ce sont fondamentalement des brigades d’infanterie légère de taille variable avec quelques compagnies d’appui (mortiers, génie) et de soutien, gérées administrativement par les provinces ou les villes et opérationnellement par les commandements militaires régionaux. Composées par des réservistes et des volontaires de la « réserve passive » (des réservistes non formés militairement), les BT ont pour mission première d’assurer la protection des points sensibles d’une région et de mener un combat de guérilla si elles venaient à se trouver sur les arrières de l’ennemi. C’est sensiblement, ce qu’on a appelé initialement en France la « défense intérieure du territoire » devenue « opérationnelle » par la suite. Ces brigades ont été d’une très grande utilité dans le début de la guerre dans la phase de mouvement et alors que les forces russes avaient largement pénétré à l’intérieur du territoire. Elles ont été moins utiles, car trop légères, dans la guerre de positions. L’évolution a surtout consisté à densifier ces brigades, avec un équipement plus lourd en particulier, et parfois en les renforçant de bataillons d’active, afin de leur permettre de « tenir la ligne » à côté de brigades de manœuvre. Elles y tiennent normalement un rôle défensif, plus à la mesure de leurs capacités, mais elles sont parfois engagées à l’attaque. La légion internationale y est rattachée, dont quelques bataillons sont vraiment opérationnels.

Pour une raison étrange, le ministère de l’Intérieur dispose aussi de son armée. C’est une survivance des improvisations de 2014 avec peut-être le souci de ne pas laisser le premier rôle au ministère de la Défense. L’Intérieur a donc militarisé sa garde nationale au début de la guerre pour former, à partir de ses effectifs et des milices de 2014, des brigades de sécurité urbaine. Les brigades de garde nationale,  a priori sept actuellement, agissent fondamentalement comme des brigades territoriales mais plutôt dans un cadre urbain. On les considérera comme des BT par la suite.

Le ministère de l’Intérieur a voulu avoir aussi sa force de manœuvre. Il disposait au début de la guerre de la 4e brigade de réaction rapide, classée BMe, et il s’efforce depuis le début de l’année 2023 de former une Garde offensive à partir de brigades de garde nationale et de milices importantes, comme Azov, transformées en brigades d’assaut. Ce sont des brigades BMo à trois bataillons d’infanterie (parfois quatre) le plus souvent renforcées d’une compagnie de chars de bataille et des appuis normaux d’une brigade de manœuvre de l’armée.  

Au bilan, toutes forces réunies les forces terrestres ukrainiennes devraient donc disposer actuellement de 106 à 111 brigades de combat en ligne ou en formation. Où sont-elles ?

Géographie de la force

La première zone de déploiement est constituée par les 7 secteurs actuellement inactifs ou peu actifs qu’il faut couvrir et surveiller : la frontière ouest avec la Biélorussie, le secteur de Kiev, Soumy et de Kharkiv sur la frontière russe, la zone de Kherson, la côte de la mer Noire et enfin la Transnistrie. Sur le site MilitaryLand.net, sans compter les bataillons indépendants toute cette zone de surveillance considérable est tenue par un total de 26 brigades dont 18 territoriales et cinq de Garde nationale. On ne compte donc parmi elles que deux BMe et une BMo, peut-être d’ailleurs aussi en repos/reconstitution. C’est très peu au regard de l’ampleur des zones à surveiller, ce qui témoigne de la confiance dans les obstacles naturels (le Dniepr, les marais du Pripet, la zone forestière au nord de Kiev, la dangerosité de la côte de la mer Noire) et dans les renseignements disponibles sur la menace russe réelle en Biélorussie ou dans les régions de Koursk et Voronej. Malgré toutes les communications et alertes, l’Ukraine ne craint pas visiblement pour l’instant d’offensive russe par ces régions et n’a pas l’intention non plus d’envahir la Transnistrie. Seule compte vraiment la ligne de front.

Cette grande ligne de front, depuis la frontière russe au nord la province de Louhansk jusqu’au Dniepr dans la province de Zaporijjia, peut être partagée en cinq secteurs de l’échelon corps d’armée/armée : Louhansk, la poche de Siversk, Bakhmut, Donetsk et Zaporijjia. On peut distinguer ces secteurs par la densité et la composition des forces déployées, entre secteurs prioritaires (forte densité, présence importante de BB et BMe) et secondaires (faible densité, forte proportion de BT). La présence de bataillons autonomes, qu’il est toujours compliqué de coordonner dans les opérations offensives, est également un indice de zone défensive. Il est intéressant de voir également la position des brigades entre la première ligne et l’arrière immédiat (quelques dizaines de kilomètres). Dans une posture générale défensive, une forte présence arrière avec des BB et BMe est l’indice d’une certaine inquiétude quant à la possibilité d’une percée ennemie. Leur rareté est au contraire un signe de confiance.

On peut identifier au total 59 brigades sur le front, placées et organisées en symétrie de l’offensive russe. On trouve ainsi une très forte densité de forces dans la province de Donetsk avec 42 brigades et évidemment en premier lieu dans le secteur de Bakhmut. De la route M03 au nord de Bakhmut jusqu’à Kurdiumivka au sud, on trouve 14 brigades sur peut-être une quarantaine de kilomètres, renforcées par ailleurs de 5 à 6 bataillons détachés d’autres brigades ou autonomes. Sur le flanc nord du secteur nord de Bakhmut, on trouve neuf autres brigades jusqu’aux abords de Lysychansk, perdue début juillet, et sur le flanc sud jusqu’à Vuhledar, les Ukrainiens ont encore 14 brigades face à une forte pression russe. En position arrière de toute cette zone prioritaire, on trouve une petite réserve de cinq brigades.

Cette force principale est non seulement dense mais aussi puissante. On y trouve trois BB (4e, 17e et 1ère) ainsi que le 12e bataillon indépendant, en général placés un peu en arrière en réserve d’intervention. La ligne est aussi tenue par 12 BMe, dont la 4e de réaction rapide de la Garde offensive, et 18 BMo, dont deux d’infanterie de marine transférées depuis Kherson et cinq de la Garde offensive. Le ministère de l’Intérieur veut visiblement « en être », même s’il ne commande pas opérationnellement ces unités.  L’ensemble représente presque l’équivalent de toute la force de manœuvre ukrainienne au début de la guerre concentrée dans la seule province de Donetsk. On trouve également neuf brigades territoriales et de garde nationale (dont la brigade présidentielle, difficile à classer), plutôt dans les zones arrière à défendre (Siversk, Kramatorsk, Lyman, Sloviansk) mais parfois aussi en première ligne. On trouve également six brigades d’artillerie pour les appuyer, dont quatre à proximité de la poche de Bakhmut et deux près de Vuhledar (dont la 55e équipée de canons Caesar).

De part et d’autre de cette zone centrale prioritaire, on trouve deux secteurs secondaires. Le premier est au nord, dans la province de Louhansk avec seulement neuf brigades déployées sur une centaine de kilomètres, dont la 3e BB près de la frontière russe, six BMe ou Bmo dont deux de la Garde offensive et deux BT. L’ensemble, très actif côté ukrainien jusqu’à la fin de l’année 2022 est donc maintenant plutôt délaissé, les Ukrainiens se contentant surtout de protéger Koupiansk et de couvrir les sorties sud de Kreminna. Le second secteur « calme » est au sud dans la province de Zaporijia, de Vuhledar (exclue) jusqu’au Dniepr. C’est de loin le secteur le moins dense avec huit brigades seulement dont cinq BT et 3 de manœuvre (mécanisée, assaut, montagne) entre Orikhiv et le Dniepr, ce qui indique, il est vrai, un certain d’intérêt pour cette zone au sud de la grande ville de Zaporijia. La 44e brigade d’artillerie appuie le secteur.

Au bilan, l’Ukraine a donc concentré sur le front la très grande majorité de ses brigades de manœuvre opérationnelles renforcées de quelques BT. Pour autant, à l’exception de la région de Bakhmut, la densité des forces est plutôt faible. Beaucoup de brigades ukrainiennes ont ainsi plus de 10 km de front à défendre. Les réserves sont également très réduites. Cela indique une certaine confiance des Ukrainiens dans leur capacité à résister à l’offensive russe sur la première ligne sans crainte d’être percé. De fait, le bilan des engagements depuis le mois de janvier leur donne raison. Cette faible densité et les réserves très réduites à l’arrière n’autorisent en revanche aucune opération offensive d’ampleur, mais seulement des attaques locales destinées à repousser un peu la ligne ennemie. Pour percer le front quelque part, il faudra obligatoirement faire venir au moins dix brigades de manœuvre de la grande zone arrière à l’intérieur du territoire ukrainien.

Cette grande zone arrière devrait donc abriter les 21 à 26 brigades qui manquent dans le décompte, ce qui correspond à peu près aux brigades qui devraient être en formation plus quelques unités au repos/reconstitution. C’est un grand archipel de garnisons et de centres de formation à l’abri des coups. On peut y distinguer trois groupements. Le premier est sur la rive gauche du Dniepr, immédiatement au nord de Dnipro. Il réunit six BMe et une BMo (chasseurs). Ce sont presque toutes des unités de formation récente. La 46e brigade mécanisée est la première formée avec des équipements occidentaux, sans doute en novembre 2022. Il est intéressant de noter qu’elle était alors près de Kharkiv et qu’elle a été transférée plus au sud, et notamment près de la route E50, axe principal vers le Donbass. Toutes les autres brigades, sauf la 60e BMe qui est peut-être une BMo transformée, ont été créées en janvier ou février 2023 et elles ne sont donc sans doute pas encore complètement opérationnelles.

Le deuxième groupement est au sud de Dnipro. Il comprend également six brigades, cinq mécanisées et une d’assaut aérien, mais seule la 63e brigade mécanisée est ancienne. Toutes les autres datent de début 2023 et même de mars 2023 dans le cas de la 82e d’assaut aérien. On peut y rattacher la mystérieuse 5e brigade blindée apparemment déployée à Kryvyï Rih et dont on disait qu’elle était équipée de T-72 polonais et les YPR-765 PAC néerlandais. Placées autour des axes E50 et H11, toutes ces brigades peuvent franchir rapidement le Dniepr à Dnipro et rejoindre le Donbass.

Le troisième groupement est plus lointain, entre Mykolaev et Odessa. Il comprend cinq brigades, trois mécanisées et deux d’infanterie de marine, toutes formées en 2023. On y trouve notamment la 41e mécanisée, très récemment formée et normalement équipée de véhicules occidentaux.

Au total, on compte donc 19 brigades de manœuvre dans cette zone arrière. Restent deux à sept brigades non identifiées. On ne trouve pas par exemple la 11e brigade motorisée et la brigade de fusiliers de l’air en formation, ni surtout la future « brigade Léopard ».

Le cœur de l’armée bouge

L’Ukraine effectue donc un effort considérable de formation de nouvelles unités. Pour cela, il faut d’abord des hommes. Il en faut déjà peut-être 15 à 20 000 par mois pour combler les pertes dans les brigades déjà existantes. Constituer les nouvelles brigades de manœuvre depuis novembre, mais aussi renforcer toutes les autres composantes des forces armées en a demandé au moins 70 000 de plus. Pour faire face à tous ces besoins, il a fallu sans aucun doute puiser dans les brigades territoriales, les milices, la police nationale ou les gardes-frontières. Le flux de volontaires civils commençant à se tarir, il a fallu aussi appeler autoritairement plus d’hommes sous les drapeaux, par exemple 30 000 hommes pour le seul mois de janvier. Cela ne manque de susciter quelques grincements et un phénomène montant d’esquives au service, facilité par la corruption endémique. Beaucoup des soldats de ces nouvelles brigades ont été formés par les Occidentaux, en particulier au Royaume-Uni. La majorité l’a été et l’est encore en Ukraine même. La principale inconnue humaine est plutôt celle de l’encadrement. Reste-t-il assez d’officiers et de sous-officiers en Ukraine pour occuper les 5 ou 6 000 postes d’encadrement des nouvelles brigades ? Peut-on considérer qu’une année de guerre a formé au feu une génération nouvelle de cadres ? Les écoles de cadres sont-elles suffisantes ? On ne sait pas trop.

Les ressources humaines sont tendues, mais les vrais facteurs limitants sont l’équipement lourd et la logistique qui va avec. Pour équiper ou rééquiper toutes les brigades dans la grande zone arrière, sans parler donc du recomplètement des brigades engagées au front, il faut au moins 400 chars de bataille, 2 000 véhicules blindés d’infanterie et 350 pièces d’artillerie, et des dizaines de milliers de tonnes de munitions ou de carburant. Cela dépasse tout ce que les Occidentaux peuvent fournir. Il faut donc épuiser les stocks et récupérer tout ce qu’il est possible de prendre aux Russes. Tout cela demande du temps pour être acheminé et réuni. Il n’est surtout pas évident qu’il soit possible de faire un effort aussi important une nouvelle fois, au moins jusqu’à ce que les chaînes de production fonctionnent à plein régime en Europe et aux États-Unis.

Mais ce n’est pas tout, il faut aussi travailler pour faire de cet assemblage de ressources des unités militaires cohérentes capables de mener des opérations offensives, les plus complexes. Pour cela, il faut autant d’états-majors que de brigades, mais aussi pour coiffer ces brigades, des états-majors de divisions, selon l’organisation occidentale, ou de corps d’armée/armée, à la manière russe. Il semble que la formation de ces grandes unités ait été décidée. On se demande d’ailleurs pourquoi cela n’a été fait plus tôt afin de gérer plus rationnellement ce capharnaüm d’unités différentes aux équipements les plus variés. Il faudrait cependant que l’armée ukrainienne forme une vingtaine de divisions pour simplement encadrer la force de manœuvre. Tout cela ne s’improvise pas. Il faut des milliers d’officiers formés au travail d’état-major et toute la structure technique de commandement et de circulation de l’information correspondante. C’est un nouveau chantier énorme.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, il fallait environ dix mois pour former une division de l’état-major jusqu’au dernier groupe de combat d’infanterie, et six mois pour une brigade. Les brigades ukrainiennes sont petites. On espère faire ça en quatre mois en Ukraine. C’est court, mais faisable avec beaucoup de motivation et en allant à l’essentiel. Avec quelques états-majors de division formés, on peut considérer que tout cet effort peut commencer à porter ses fruits en avril. Les Ukrainiens auront alors peut-être de quoi constituer une première masse de manœuvre d’une dizaine de brigades leur permettant déjà de mener une offensive de grande ampleur et ils devraient doubler cette capacité en mai, le moment où la météo sera également la plus favorable.

Le défi suivant sera celui de la reconfiguration de l’ordre de bataille afin de passer d’une posture générale défensive à une posture offensive. Comme il est préférable, pour mieux assurer le succès, d’utiliser les meilleures brigades et donc les plus expérimentées en fer de lance, on assistera peut-être d’abord à une relève sur le front d’anciens par les nouveaux. Puis il faudra densifier les brigades de première ligne dans le secteur choisie pour l’offensive (on considérera que les Ukrainiens agiront par offensives successives et non simultanées comme les Russes). Ce ne signifiera pas simplement ajouter plus de brigades de manœuvre mais aussi renforcer ces brigades, en particulier des moyens de génie. Le génie dit d’« assaut » avec ses engins de franchissement d’obstacles, des coupures de tranchées aux champs de mines en passant par les cours d’eau, et de réduction des zones très fortifiées est plus que jamais indispensable à la réussite de la phase 1 de l’offensive : la prise des positions retranchées ennemies. On l’évoque beaucoup moins que les chars de bataille mais dans une guerre de position, ces moyens sont au moins aussi importants. Or, les États-Unis ont, à la demande des Ukrainiens, apporté une aide particulière dans ce domaine depuis la fin de 2022. Au lieu d’une compagnie, on devrait donc voir fleurir des bataillons de génie dans les brigades, et peut-être même des « bataillons de brèche » génie-infanterie, au moins dans les zones d’attaque.

Il faudra aussi réunir sur la rocade arrière à un carrefour d’axes qui permette de rejoindre rapidement plusieurs points du front, les brigades chargées de l’exploitation de l’assaut initial si une percée a pu être obtenue. À défaut, ces brigades pourront renforcer ou relever celles de première ligne afin d’effectuer une « double poussée » jusqu’à faire craquer l’ennemi. Il faut aussi placer au bon endroit les brigades d’artillerie et leurs axes logistiques afin de préparer les frappes brèves mais massives de neutralisation ou d’interdiction. Il est probable que les Ukrainiens ont prévu également un plan de freinage des forces de réserve russes en arrière du secteur attaqué. Cela passe, plutôt dans la province de Zaporijia, par l’action de sabotage de partisans, peut-être aidés de commandos infiltrés via le Dniepr et des frappes dans la profondeur à l’aide des forces aériennes ou surtout des lance-roquettes multiples avec les nouvelles munitions guidées fournies par les Américains. Cette campagne de sabotages et de frappes dans la profondeur peut commencer des semaines avant l'offensive, mais elle devra s'effectuer un peu partout pour ne pas donner d'indices sur les intentions ukrainiennes.

La principale difficulté sera en effet de masquer ces préparatifs aux nombreux capteurs ennemis : agents infiltrés, écoutes, drones, satellites. Après plus d’un an de guerre, les Ukrainiens sont désormais bien rodés à cet exercice : déplacement hors des vues satellitaire (dont les survols sont annoncés par les Américains) et de nuit, discipline radio, camouflage. Mais comme il est pratiquement impossible de tout masquer, il faudra également inclure des feintes et des mouvements trompeurs. Plusieurs bases de départ possibles sur la rocade de Zaporijjia à Koupiansk faisant face à autant d’axes d’attaque possible (le long du Dniepr, Orikhiv vers Tokmak, sud de Vuhledar, nord et/ou sud Bakhmut, Lysychansk, Kreminna ou Svatove) devront sans doute être occupées en même temps.

On le voit, tout le travail nécessaire pour recroiser les courbes d’intensité stratégiques de Svetchine, en clair être plus fort que les Russes et reprendre l’initiative des opérations, est considérable. Beaucoup a été fait par les Ukrainiens et les choses peuvent s’accélérer à partir de maintenant.