mardi 22 août 2017

La guerre de proximité ou Quand on veut vraiment être efficace dans la protection de la population.

Les conflits contre les organisations non-étatiques laissent apparaître deux grands modes opératoires pour les forces régulières : des opérations de « va-et-vient » à partir de bases (reconnaissances en force, patrouilles, raids aéroterrestres, etc.) et ou des opérations de présence permanente au sein de la population (postes en Indochine, Groupe de commandos mixtes aéroportées au cœur des tribus du Tonkin, Sections administrative spéciales en Algérie, etc.).

L’expérience américaine des Combined action platoons (CAP) durant la guerre du Vietnam est intéressante car elle est une des seules, parmi toues ces opérations de « proximité », à avoir fait l’objet d’analyses scientifiques.

Naissance d’une innovation tactique

Dans les conflits au milieu des populations, l’analyse initiale de l’ennemi détermine très souvent l’engagement dans un mode opératoire dont il est ensuite difficile de sortir. En 1964, lorsqu’il prend le commandement des forces américaines au Vietnam, le général Westmoreland, de l’US Army, considère le Viêt-cong (VC) comme un auxiliaire de l’armée nord-vietnamienne (ANV), à la manière des partisans soviétiques combattant en liaison avec l’Armée rouge. Il engage donc les forces américaines dans la recherche et la destruction de ces bandes armées sans se préoccuper du sort de la population sud-vietnamienne.

De son côté, le Corps des Marines, qui prend en charge en 1965 la zone du 1er corps d’armée sud-vietnamien au Nord du pays et conserve une certaine autonomie d’appréciation, analyse le Viêt-cong comme un mouvement politique national qu’il faut couper de son soutien local. Tout en combattant les unités régulières VC-ANV, le général Walt décide donc de s’intéresser aussi à la population et confie des zones de quadrillage à ses bataillons.

Les innovations militaires sont avant tout le fruit d’une forte incitation et de la possession d’informations pertinentes. En temps de paix, ce sont principalement les organes de réflexion institutionnels qui disposent de ces deux éléments. En temps de guerre et surtout de guerre d’un nouveau type comme au Vietnam, ce sont les unités qui ont des missions à remplir au contact de l’ennemi qui forment le moteur des évolutions. L’idée des Combined action platoons (CAP) naît ainsi du décalage entre les effectifs des bataillons de Marines déployés sur le terrain et la dimension de leurs zones de responsabilité. Dans la manière américaine, les unités ont alors une certaine latitude pour expérimenter des solutions possibles. Un bataillon crée sa propre force de supplétifs volontaires, un autre entreprend d’entraîner plus efficacement les forces populaires (FP, milices villageoises sud-vietnamiennes) de son secteur. En s’inspirant surtout des méthodes utilisées par les Marines au Nicaragua de 1925 à 1933, le chef du 3e bataillon du 4e régiment propose de son côté d’injecter un groupe de combat (14 Marines et 1 infirmier de la Navy) dans chaque section des FP de son secteur (15 à 35 hommes au maximum).

Imprégné de la culture des « Banana wars », ces opérations de contre-insurrection du premier tiers du siècle en Amérique centrale, le commandement du Corps donne son accord à cette dernière idée et une première expérience débute en août 1965 dans la province de Phu Lai, près de la base de Danang, avec une section d’infanterie répartie dans quatre sections de FP. La mission de ces sections mixtes est triple : contrôler la zone peuplée et interdire son accès au Viet-cong, renseigner sur les besoins des populations et sur les activités de l’ennemi, former les forces populaires de manière à ce qu’elle puisse se passer des Américains.

Cette première expérience permet de mettre en évidence les difficultés d’une telle «  greffe » (langue, adéquation culturelle, décalage de combativité avec les FP) mais aussi les grandes potentialités de l’association des capacités tactiques américaines et de la connaissance du milieu des Vietnamiens.
Extension, transformation et blocage
Au début de 1966, le succès de ces premières CAP est tel qu’il est décidé d’en former quatre supplémentaires chaque mois avec des volontaires américains acceptant de passer au moins six mois dans un village vietnamien, quite à prolonger leur tour de service au Vietnam.

Un premier bilan réalisé à la fin de l’année montre que la « zone CAP » est deux fois plus sécurisée que celle où les Américains ne pratiquent que du « search and destroy ». Le Viêt-cong n’y recrute pratiquement plus et ne peut plus y percevoir de taxes et de riz alors que l’administration du gouvernement républicain peut s’y exercer normalement. Le taux de désertion des FP y est resté pratiquement nul (contre plus de 15 %  dans l’ensemble du Sud-Vietnam) et pour 6 Marines et 5 FP tués, 266 VC-ANV ont été éliminés. Il est vrai que les Communistes (entre 30 et 50 000 combattants dans la zone du 1er corps) ont été peu agressifs contre cette expérience, persuadés qu’elle échouerait d’elle-même par la maladresse des Américains.

En réalité ceux-ci sont très prudents et très progressifs dans leur insertion dans les hameaux. Après deux semaines de stage dans l’école CAP, les Américains commencent par effectuer de pures opérations de sécurité en périphérie des villages pour apprendre à communiquer avec les FP et connaître le milieu humain, physique et animal (le comportement des buffles par exemple). Ce n’est que dans un deuxième temps que les Américains pénètrent dans un village et y logent au milieu des habitants (en payant un loyer). Leur quotidien est fait de patrouilles-embuscades (la norme est de trois par jour dont deux de nuit), d’instruction mutuelle et de recueil de renseignements.

Une nouvelle évolution survient en octobre 1967 lorsque les CAP sont retirées du commandement des bataillons pour être intégrées dans une structure centralisée de compagnies (pour la coordination tactique) et de groupes (pour le soutien logistique et la gestion des ressources humaines). L’ensemble est rattaché directement à l’état-major de la IIIe Marine amphibious force.

Lorsque débute l’offensive communiste du Têt, fin janvier 1968, il existe plus de 80 CAP, fortes au total de presque 1 800 Américains et de plus de 3 000 Vietnamiens. A ce moment-là, les communistes ont compris la menace que celles-ci pouvait représenter et alors que les CAP ne protègent que 10 % de la population de la zone du Ier corps, ils concentrent contre elles près de 40 % de leurs attaques. Bien que leurs pertes soient lourdes (120 Marines tués en cinq mois, soit moins de 1% des pertes américaines de l’année 1968) face à des adversaires très supérieurs en nombre, les CAP font preuve d’une grande résistance et aucune d’entre elles n’est détruite grâce à la combinaison de la connaissance du milieu et de la rapidité d’intervention des renforts et des appuis feux extérieurs. A la fin de la bataille, afin de constituer des cibles plus difficiles,  les CAP deviennent nomades. Leur vie est un peu plus rude et leur imprégnation dans le milieu humain un peu moins profonde mais elles sont plus offensives et peuvent mieux utiliser la puissance de feu américaine en portant le combat hors des villages.

L’année 1969 est celle de la plus grande activité. Le nombre de CAP atteint la centaine répartie dans 19 compagnies et quatre groupes avec plus de 2 200 soldats américains et près du double de Vietnamiens. Chacune d’entre elles effectue dans l’année environ 1 500 patrouilles-embuscades pour, en moyenne, protéger environ 2 000 habitants et éliminer 24 ennemis, au prix d’un mort américain et d’un mort FP, soit un rapport de pertes identique aux sections composées de seuls Américains et cinq fois supérieur à celui des sections FP composées de seuls Vietnamiens. Un Américain inséré dans une CAP élimine donc deux fois plus d’ennemis (et pour un coût financier au moins trois ou quatre fois inférieur) qu’un même soldat agissant au sein d’une unité de combat purement nationale, tout en aidant la population et en instruisant les forces locales. Durant cette année 1969, les CAP représentent 1% des pertes totales américaines au cours de l’année 1969 pour environ 2 % des combattants. La protection invisible de la connaissance du milieu physique et du renseignement fourni par la population s’avère ainsi au moins aussi efficace que les murs des bases.

Grâce à cette protection, les pertes par mines et pièges sont marginales dans les CAP alors qu’elles représentent 30 % des pertes totales américaines. Grâce à elle encore, les CAP ont l’initiative des combats dans plus de 70 % des cas, ce qui suffit généralement à l’emporter, alors que la proportion est inverse avec les opérations de « va et vient » depuis les bases, ce que les bataillons américains sont obligés de compenser par une débauche de feux. Les membres des CAP, dont 60 % demandaient une prolongation de mission pour rester dans les villages, sont restés à l’abri de la forte dégradation du moral qui frappa le reste du contingent américain à partir de 1969.

Le CAP décline très rapidement dans l’année 1970, en proportion du retrait militaire terrestre américain. La dernière section est dissoute en mai 1971. Les pertes des CAP ont alors été de 468 morts américains en cinq ans, soit 0,8 % du total général.

Une innovation contre-intuitive et trop éloignée de la culture militaire américaine

Malgré leur efficacité les CAP n’ont connu qu’une extension très limitée qui doit surtout à des blocages culturels et organisationnels.

Par leur mixité de missions et de composition, les CAP se sont trouvées à la croisée de trois commandements peu favorables : le commandement militaire sud-vietnamien qui n’aimait pas voir une partie de ses forces lui échapper, l’ambassadeur américain Komer, qui estimait avoir le monopole de tout ce qui relevait de la pacification, et le haut-commandement militaire américain au Vietnam qui dénonçait dans les CAP un gaspillage de moyens au détriment des opérations offensives de « recherche et destruction ».

Pour le général Westmoreland, protéger tous les groupes de villages du pays aurait ainsi nécessité 10 000 CAP. En réalité, cet effort humain n’était pas insurmontable quantitativement pour un contingent de 550 000 hommes, au plus fort de l’engagement américain. Il aurait été plus difficile en revanche de maintenir le volontariat et la même qualité pour de tels effectifs.

Les CAP, à la mission essentiellement préventive menée par des sous-officiers, souffraient surtout à ses yeux de ne pas montrer de résultats spectaculaires. Plus profondément, comme le souligne Douglas Blaufarb dans The counterinsurgency era : US doctrine and performance : « Le commandement a été incapable d’admettre la conclusion implicite du succès du CAP qui était que les ressources immenses dont il disposait en équipement et technologie étaient inadaptées à ce type de guerre  ».
Le renouvellement de l’expérience en Irak
L’idée des CAP est reprise par les Marines lors de leur prise en compte de la province irakienne d’Anbar en avril 2004 avec un résultat d’abord très mitigé tant la situation est alors grave, le ressentiment anti-américain fort et les forces locales peu fiables. L’expérience est cependant  relancée, y compris dans l’US Army, lorsque l’armée irakienne commence à avoir une certaine consistance. A la fin de 2005, le 3e Régiment de cavalerie du colonel McMaster (où l’effort de préparation culturelle et linguistique a été considérable) réussit à reprendre et contrôler la ville de Tall Afar grâce à un maillage de postes mixtes urbains permanents irako-américains. Ce mode d’action prend surtout une ampleur considérable à Bagdad en 2007 grâce à un engagement massif américain (40 000 soldats) et la présence d’alliés locaux fiables comme l’armée régulière irakienne et les milices du Sahwa. Ce sont ces centaines de postes de quartier où Américains et Irakiens vivent ensemble pendant des mois qui permettent enfin de sécuriser la capitale de six millions d’habitants.

Il est ainsi apparu que la méthode des postes et de la fusion avec les forces restait efficace pour contester à l’ennemi la contrôle d’une population, à condition toutefois de respecter certains principes : la fusion avec des forces locales suppose que celles-ci existent et aient un minimum de fiabilité et de légitimité au sein de la population ; la greffe dans un tissu social particulier est plus ou moins facile en fonction de la culture d’accueil de la population, de l’image de la force étrangère par rapport à celle de l’ennemi et de l’effort d’apprentissage effectué ; il faut accepter l’idée contre-intuitive que des soldats apparemment vulnérables peuvent être mieux protégés par leur insertion dans le milieu local que dans des bases ; il faut accepter enfin d’y consacrer les moyens humains importants si on veut atteindre un seuil critique efficace.

mercredi 9 août 2017

Le piège de l'opération Sentinelle

Publié le 2 février 2017

22 ans de présence militaire dans les rues
1 milliard d'euros
23 millions de journées de travail
0 combats anti-terroristes autres qu'en autodéfense

L’opération Sentinelle n’augmente pas la sécurité des Français, elle la réduit. On peut raisonnablement estimer en effet que le milliard d'euros qui a été dépensé (150 millions en moyenne pour chaque année Sentinelle et environ 30 par année Vigipirate) pour engager des militaires dans les rues de France depuis 1986 aurait été bien plus efficace investi ailleurs, au profit du renseignement intérieur par exemple. On peut penser également que les 23 millions de journées d’engagement de nos soldats, soit plus que l’engagement en Afghanistan, auraient été plus utiles autrement, à l’entraînement par exemple ou sur d’autres théâtres d’opérations, où par ailleurs il aurait été infiniment plus probable de combattre des combattants ennemis. En justifiant l’arrêt de suppressions d’effectifs qui était en train d’étrangler silencieusement notre armée, l’opération Sentinelle a certes sauvé un temps notre capital humain militaire mais au prix d’une autre forme d’affaiblissement, plus lente, plus diffuse mais tout aussi réelle par réduction de la formation et l’usure des soldats.

Engagée au milieu des populations, une force armée est soumise au principe de « qualité totale ». Quand un homme porte sur lui de quoi tuer des dizaines de personnes, son comportement doit être exemplaire, totalement exemplaire même, puisque la moindre erreur peut avoir des conséquences terribles. Mais comme les soldats sont humains, la probabilité de cette erreur n’est jamais nulle et elle devient même non négligeable lorsqu’on la multiplie par plusieurs milliers. Statistiquement, il est impossible sur la longue durée d’empêcher les maladresses de manipulation ou les mauvaises réactions aux 5 agressions quotidiennes, verbales et parfois physiques, contre les soldats de Sentinelle en Ile de France qu’évoque Elie Tenenbaum dans son étude, La Sentinelle égarée. Statistiquement, on ne peut pas éviter aussi les vols d’armes, comme les deux Famas (et munitions) dérobés le 2 février, à une patrouille qui revenait dans sa garnison d’origine. Placées entre des mains malfaisantes, ces deux armes peuvent, à elles seules, être à l’occasion de dégâts très supérieurs à tous les effets positifs que l’on aurait pu attendre de Sentinelle. En résumé, nos soldats sont bien formés et dans l’immense majorité des cas, ils se comporteront remarquablement. Il suffit cependant d’une seule défaillance pour provoquer une catastrophe, et avec la dégradation de notre capital humain la probabilité de cette défaillance s’accroît forcément.

Ajoutons, ce qui n’est jamais évoqué, que si pour les passants, tous les soldats de Sentinelle se ressemblent, il existe en réalité de très grandes différences de compétences entre eux. Le combat est chose complexe et bien plus psychologiquement que techniquement. Si tous nos soldats sont bien formés à l’usage des armes individuelles, au moins les fusils d’assaut, il y a forcément un décalage important entre une jeune recrue d'une spécialité de soutien et un fantassin vétéran. Dès lors qu’il s’agit d’aller au-delà de la simple autodéfense face à un individu isolé, entre un groupe de combat ad hoc de mécaniciens ou de transmetteurs et un groupe de combat organique et expérimenté d’infanterie, ce décalage est encore plus flagrant. Mener des combats rapprochés urbains au milieu des populations constitue le cœur de métier d’une section d’infanterie mais pas forcément celui des autres. Tous nos soldats peuvent constituer d’excellents et très coûteux vigiles, une minorité d’entre eux peuvent constituer des unités d’intervention (mais ils ne sont pas utilisés comme tels puisque dispersés).

Si on examine maintenant le bilan réel de l’engagement de militaires sur le territoire métropolitain depuis octobre 1995, date à partir de laquelle la présence militaire a été permanente, on constate que strictement aucun attentat, de quelque origine qu’il soit, n’a jamais pu être empêché par cette même présence. Peut-être que certains ont été dissuadés par elle mais on ne dispose, à ma connaissance, d’aucun témoignage dans ce sens en plus de vingt ans. Les seuls terroristes que les soldats ont finalement neutralisés en vingt-deux ans sont ceux qui les ont attaqués, comme à Nice le 3 février 2015, à Valence le 1er janvier 2016 et donc le 3 février dernier à Paris, au Carrousel du Louvres (face, respectivement, aux artilleurs des 54e et 93e régiments et aux hommes du 1er Régiment de chasseurs parachutistes). On saluera, le professionnalisme dont ont fait preuve nos soldats à chaque fois, n’hésitant pas à accepter des risques supplémentaires et maîtrisant parfaitement l’emploi de leurs armes pour éviter de blesser des innocents, mais on remarquera aussi l'incohérence dans laquelle on les a placés.

On notera d’abord, détail technique mais qui peut avoir son importance, combien la munition utilisée, la 5,56 à faible capacité d’arrêt et capable de rebondir sur les murs est délicate d’emploi dans ce contexte. Au Louvre, il aura fallu tirer plusieurs fois à bout portant pour arrêter l’agresseur, ce qui aurait pu avoir des conséquences graves, sur le soldat attaqué lui-même qui aurait pu être frappé à nouveau, et sur l’environnement, chaque coup tiré accroissant la probabilité de toucher aussi un camarade ou un civil (le seul cas à ce jour est une blessure par ricochet de balle 5,56 mm). Cette faiblesse de la munition est connue depuis des dizaines d’années, il faudrait probablement combiner l'emploi de Famas avec d'autres armes à plus forte puissance d'arrêt. Comme l’équipement de combat rapproché n’a jamais été une priorité stratégique en France, le problème demeure. 

On notera aussi bien sûr et surtout, que dans les trois cas cités, les soldats ont été surpris par l’attaque et qu’ils l’ont emporté grâce à leur sang-froid et armement très supérieur à celui des agresseurs. Ceci est un point clé : celui qui veut attaquer des soldats, parfaitement visibles alors que lui-même est anonyme, aura quasiment toujours l’initiative. Le remplacement des postes fixes, en « pots de fleurs », par des patrouilles mobiles a un peu réduit cette faiblesse mais comme il est de toute façon interdit aux militaires d’interpeller et contrôler qui que ce soit, celui qui veut attaquer des militaires en trouvera toujours et pourra dans la quasi-totalité des cas agir le premier. Pour peu qu’il dispose, non pas d’un couteau ou d’une machette, mais d’armes à feux et la parade devient beaucoup plus difficile. On peut toujours compter sur sa maladresse mais comme l’agresseur ne cherche pas forcément à fuir et à échapper à la riposte, il lui est possible de s’approcher plus près de sa cible et accroître ainsi sa probabilité de coup de but.

L’opération Sentinelle est en réalité soumise à une contradiction. Une patrouille de soldats est la preuve visible que le gouvernement (mais aussi du coup aussi les élus locaux) « fait quelque chose » mais que ce quelque chose soit efficace est une autre question. De fait, on l'a vu, ce n’est pas efficace pour arrêter les attentats, et il n’est même pas sûr que cela ait l'effet anxiolytique tant vanté (il se peut même que cela ait aussi l'effet inverse). Pour être tactiquement un peu plus efficace dans une mission de protection de la population française, il faudrait en réalité que les soldats soient discrets et aient la capacité d’interpeller et contrôler, qu’ils soient en fait des policiers en civil. Les soldats ne sont pas des policiers et il ne faut évidemment pas qu'ils le soient. Quel est alors l’intérêt de les mettre dans les rues ? 

On pourra arguer, et cela a été le cas après l’attaque du Louvre, qu’ils ont fait barrage à une attaque de civils, en oubliant que si quelqu’un veut attaquer des groupes de civils hors de présence de soldats, il n’a que l’embarras du choix. Les soldats du 1er RCP au Carrousel du Louvre ont, très probablement, été attaqués parce qu’ils étaient là et que s’ils ne l’avaient pas été, c’est une autre patrouille qui aurait été attaquée et non des civils dans le cadre de ce que les agresseurs islamistes considèrent comme un affrontement entre combattants. Comme pour les policiers attaqués à la Goutte d’or en janvier 2016 ou le double-meurtre de juin 2016 à Magnanville, il s’agit aussi de s’en prendre aux forces de sécurité de l’Etat, parce que justement ce sont des représentants de l'Etat mais aussi sans doute parce qu'il apparaît plus honorable de mourir en les combattant que de tuer des civils.

On pourra considérer, argument ultime mais en réalité très hypothétique, que ces hommes et ces femmes servent de « paratonnerres » et qu’il vaut mieux que ce soit eux, préparés et armés, qui servent de cibles plutôt que des civils impuissants. Certains vont quand même plus loin, en faisant de nos soldats des « pièges » à djihadistes, un peu de la même façon que l’on créait des bases dans le Haut-Tonkin pour attirer une armée Viet-Minh insaisissable autrement. Dans ce cas, il faut constater que le bilan comptable de Sentinelle est quand même plutôt maigre. Il serait infiniment plus élevé si on employait nos soldats comme des soldats c’est-à-dire en les lançant directement sur l’ennemi au lieu de les utiliser simplement comme cibles. Surtout, pour reprendre l'exemple indochinois où les choses se sont plutôt mal terminées, ce genre de stratégie est, employée seule, forcément destinée à échouer. Lorsque nos ennemis réussiront à tuer un puis plusieurs soldats de Sentinelle, après les avoir été attaqués uniquement parce qu’ils étaient soldats, pérorera-t-on encore que cela prouve justement l’efficacité et l’intérêt de l’opération ? Il est hélas probable que oui, l’inverse étant un aveu d’une mauvaise décision. On commencera même sans doute à appliquer le principe des coûts irrécupérables (il faut continuer les effort parce qu'il ne faut pas que les efforts précédents l'aient été pour rien). Mais il est tout aussi probable que s'il ne se passe rien cela soit également mis au crédit de Sentinelle (le fameux effet dissuasif face à des gens qui sont prêts à mourir) et de ceux qui l'ont décidé. Quand on aboutit toujours aux mêmes conclusions sur un phénomène quand des événements contraires surviennent, c'est très probablement que ce phénomène n'a en réalité aucun effet sur les événements.

Encore une fois, si on fait le choix d'augmenter la densité de protection de la population, c'est-à-dire concrètement avoir une masse critique d'hommes et de femmes armés au milieu des gens, ce n'est pas l’engagement de quelques milliers de soldats très visibles qui changera grand chose mais un accroissement de la qualité mais aussi de la quantité horaire de présence policière ainsi que, et peut-être surtout, de l'élargissement de l'autorisation de port d'armes à toute la population légitime et compétente pour en faire un usage efficace. Les soldats, et particulièrement les unités d'infanterie, seront sans doute bien utiles en unité d'intervention. Il y avait auparavant une section en « disponibilité opérationnelle » prête à intervenir immédiatement jour et nuit, pourquoi ne pas réactiver ce système ainsi que des postes de commandement en alerte ? Il n'y a pas (encore) dans l'armée de syndicats pour trouver cela intolérable et cela sera sans doute plus utile que Sentinelle.

Sentinelle est effectivement un piège mais pour nous, un forme d’anxiolytique placebo dont on ne peut se passer.  Sauf un improbable courage intellectuel et politique de l’exécutif en place, il faudra probablement attendre un gouvernement avec un peu de hauteur et une vraie vision stratégique avant d’en sortir. 

mardi 1 août 2017

C’était un temps déraisonnable


Il y eut une époque où nos chefs politiques et leurs premiers conseillers militaires envoyaient des soldats dans des endroits impossibles pour y effectuer des choses incompréhensibles. En juillet 1993, lorsque je suis arrivé à Sarajevo, la cité du malheur et des grands mensonges, mes chefs avaient connu le désastre de Beyrouth dix ans plus tôt. Leur slogan, visiblement un classique militaire, était « on ne se fera pas baiser une nouvelle fois ». Finalement, malgré tous leurs efforts louables, ils l’ont été quand même été un petit peu et une nouvelle fois.

Après, une guerre chasse l’autre et les générations de soldats s’empilent et écrasent les précédentes. Les risques, les peurs, les questions d’un moment de vie de milliers d’hommes et de femmes rejoignent alors la matière noire de l’Histoire, celle qu’on ne voit plus mais qui existe toujours dans les têtes et les âmes. Et puis parfois cela ressort, souvent vingt ans après les faits et après avoir attendu en vain que les responsables des désastres aient, au moins par respect pour ceux qu’ils ont envoyé au feu, l’élégance d’expliquer leurs décisions.

Les Belles Lettres, 2017
A défaut de concrétiser ma part de matière noire (en me maudissant de ne jamais avoir tenu de journal) je lis celle des autres, en l’occurrence ce weekend les témoignages du capitaine Ancel et du général Bachelet, presque dans une unité de temps et de lieu mais à deux bouts de la chaîne hiérarchique,

Le premier, Vent glacial sur Sarajevo est finalement le livre que j’aurais aimé écrire, sans doute moins bien, pour décrire la vie d’un officier pendant six mois au cœur de ce labyrinthe géant où nous nous sentions parfois comme des souris de laboratoire (c’était peut-être cela finalement l’explication : nous étions l’objet d’une expérience sur l’accoutumance à l’aberrant). Nos fonctions et missions étaient certes différentes mais les perceptions sont sensiblement les mêmes. Le livre de Guillaume Ancel est un mélange désespérant du Désert des tartares de Dino Buzzati et du film Un jour sans fin, à ce détail près que dans ce dernier cas le personnage principal profite de l’éternel retour des choses pour progresser alors que là on assiste plutôt à un engrenage vers le pire.

Le capitaine Ancel arrive à Sarajevo fin janvier 1995 pour guider les missions de frappes aériennes au profit du bataillon de casques bleus français en place sur l’aéroport et ses alentours (avec, entre autres, cette mission merveilleuses d’empêcher les gens de fuir la ville assiégée). Dans son journal, il décrit avec une précision clinique, les demandes de frappes contre les Bosno-Serbes (ou Serbes tout court, selon l’habitude impropre) lorsque, au mépris évident des accords passés, ils utilisent leur artillerie pour frapper la ville ou pour protéger les casques bleus la force de protection des Nations-Unies (oui, vous avez bien lu « protéger la force de protection ») que l’on a évidemment pris soin de disperser au milieu des assiégeants histoire qu’avec leurs moyens volontairement réduits, ils soient encore plus vulnérables. Ces demandes sont mécaniquement toujours suivies de guidages pour amener les avions sur la cible jusqu’à ce qu’elles soient systématiquement annulées par l’échelon de décision à Zagreb.

Deux ans plus tôt, à l’été 1993, les Serbes avaient attaqué sur le mont Igman, qui domine l’aéroport et les sorties ouest de Sarajevo. Lorsqu’ils ont été finalement arrêtés par les forces bosniaques, ils ont accepté de cesser le combat…à condition que la FORPRONU vienne s’interposer (lire : vienne tenir à notre place les positions que nous avons conquises pendant que nous déployons nos forces mobiles ailleurs), ce que nos autorités s’empressèrent de faire. Présent sur place en reconnaissance, je fus d’abord témoin, avec mon chef le capitaine Jacono, d’une scène de l’Apocalypse : les soldats serbes en repli brulant et dévastant la totalité des sites olympiques de 1984 et tout ce qui avait fait de la main de l’homme. Une semaine plus tard, nous étions un peu plus d’une centaine dispersés par petits groupes au milieu de la forêt, là où l’application des règlements (il est vrai militaires) aurait imposé au moins une brigade de plusieurs milliers d’hommes.

Après quelques jours, je reçus pour nouvelle mission de tenir la route d’Igman à Krupac, un carrefour au milieu de la plaine au pied de la montagne. En bon chef de section, je plaçais mes hommes derrière un mouvement de terrain à quelques centaines de mètres du carrefour d’où ils pouvaient tenir le carrefour sous le feu. Je reçu rapidement un appel m’expliquant que je n’avais rien compris (effectivement) et que je devais être « sur » le carrefour, certes totalement isolé et vulnérable de tous les côtés mais visible. Je ne devais pas me considérer comme une unité de combat mais comme un geste diplomatique.

Ce qui devait arriver arriva. Deux ans plus tard, le poste de Krupac, tenu alors par le lieutenant Pineau, fut, comme beaucoup d’autres, assiégé. Dans l’immédiat, les Bosniaques frustrés cherchèrent à reprendre les positions perdues sur Igman, et s’infiltrèrent forcément sans grande difficulté jusqu’à nos positions qu’ils attaquèrent. Mon chef fut abattu dans ce combat mais les Bosniaques repoussés avec pertes. Ah oui, à l’époque de ce combat, on avait déjà demandé une frappe aérienne pour nous aider qui fut d’autant plus refusée qu’il n’était pas question que des avions de l’OTAN viennent frapper des Bosniaques. A la place une équipe de mystérieux « men in black » à l’accent texan vinrent dans un 4 x 4 pour calmer leurs Alliés bosniaques.

C’était donc le début de cette politique imbécile de création d’otages potentiels qui trouva son paroxysme en mai 1995 lorsque les Serbes décidèrent d’encercler ces postes isolés chargés à l’époque de surveiller leurs pièces d’artillerie, comme si c’était des canons qui massacraient la population et non ceux qui les utilisaient. Il y eut alors fatalement des redditions et des humiliations. Ce n’était certes pas la première fois. J’ai connu un groupe de combat de la compagnie de protection de PTT building (le quartier-général de la FORPRONU) tomber dans une embuscade dans la vieille ville musulmane et se faire dépouiller de tous ses équipements, véhicules et armements ou encore une section chargée de l’escorte personnalités bosniaques et croates à l’extérieur de la ville de se faire coincer à Rajlovac (à la sortie ouest de Sarajevo) et se faire prendre ces mêmes personnalités sans livrer le moindre combat. On avait alors camouflé le premier cas et transformé le second en acte héroïque, le chef de corps expliquant aux journalistes que seul le sang-froid et le professionnalisme de ses hommes, dûment récompensés de médailles, avaient empêché un bain de sang.

Placez-vous maintenant dans la tête de tous ces chefs de groupe ou de section qui voient que l’évitement du combat est présenté comme une victoire et imaginez les encerclés de toutes part, placés de telle sorte qu’ils n’aient aucun espoir de s’en sortir si combat il y a, hormis par le recours à frappes aériennes qui, pour l’instant ne sont jamais venues. Certains ont cédé et se sont rendus, d’autres ont accepté une confrontation qui n’est finalement jamais venu, l’ennemi n’étant finalement fort que tant nous étions faibles. Mention spéciale dans le livre de Guilaume Ancel pour l’adjudant Korrison, sur le poste d’Osijek, et pour ma part, pour ce sergent dont je n’ai pas retenu le nom, encerclé avec son groupe dans un véhicule blindé (un VAB) et qui organisait des séances de chant pendant la journée de son micro-siège.

Et puis, il y eut le 25 mai 1995 lorsque un poste tenu par des Français, à la ferme de la Shumarska, reçu un ultimatum on ne peut plus clair : se rendre avant 16h00 ou périr. Comme à chaque fois, une frappe fut préparée…et annulée par le général, français, commandant la FORPRONU depuis Zagreb au prétexte « qu’il n’était pas politiquement souhaitable de frapper les Serbes ». Il n’y eut donc pas de frappe pour sauver des soldats français mais Ancel transforma in extremis la mission en « démonstration de force » (un vol en rase motte) et cela a peut-être suffi à dissuader les Serbes d’attaquer.

Il y eut deux jours plus tard, la perte du poste de Verbanja en pleine ville près du quartier serbe de Gorbavica. Le poste fut immédiatement repris  par un assaut, à l’initiative du général Gobilliard, commandant français du secteur de Sarajevo, initiative devenue « ordre du Président de la République » après son succès alors que, comme le précise le général Bachelet dans son livre, l’état-major des armées avait « enjoint l’expectative ».

Riveneuve Editions, 2016
Mais s’il y avait retournement de situation à Sarajevo, en grande partie par désobéissance (ou prise d’initiative, c’est selon), la lâcheté perdurait ailleurs, à Srebrenica par exemple au mois de juillet suivant. La France n’avait pas de prise sur cette zone, hormis par le même général (que Chirac surnommait « eau tiède » selon Jean-René Bachelet) qui commandait toujours l’emploi des forces de la FORPRONU et des forces aériennes de l’OTAN mais celles-ci en « double clé » (nécessité d’une acceptation commune de l’OTAN et de l’ONU). Sur place, le bataillon néerlandais en charge de la protection de la population ne prenait surtout aucune initiative et l’acte le plus fort fut la prise de photos aériennes des massacres que Guillaume Ancel a pu contempler avec consternation. Comme cela ne suffisait pas, il y eut aussi Zepa, autre enclave censée être protégée par l’ONU et cette fois sous la responsabilité du général Gobilliard. Après la prise de Srebrenica, il avait bien envoyé une compagnie de soldats français pour éviter le même sort à Zepa, avant de recevoir l’ordre de le faire revenir. Zepa a donc été prise par les Serbes quelques jours plus tard.

Dans les années 1940, une expérience américaine montra que face à des mouvements erratiques de figures géométriques, une grande majorité des observateurs finissaient par leur trouver une logique. L’incohérence déplaît, encore plus lorsqu’il s’agit de choses humaines et mortelles. Il semble en réalité que certaines politiques n’ont pas forcément plus de cohérence que ces mouvements de carrés et triangles laissés au hasard des lois de la physique.

Pour s’en convaincre, il suffit de lire un chapitre de Sarajevo 1995-Mission impossible. Quelques jours avant de relever le général Gobilliard, le général Bachelet vient connaitre les termes de sa mission et le cadre stratégique français dans lequel elle doit s’inscrire. La suite est surréaliste, les politiques qui viennent d’arriver au pouvoir sont dans la posture (plutôt sympathique) pour le Président de la République ou dans l’imposture pour Charles Millon, nouveau ministre de la défense qui n’y comprend rien. Dans le gouvernement, seul Alain Juppé Premier ministre et ancien ministre des affaires étrangères, connaît le dossier sans parvenir toutefois à définir une ligne claire pour la France. Du côté des militaires, l’amiral Lanxade, le CEMA « finissant » considère qu’il n’a pas le temps de parler avant de partir en permissions et le « montant », qui n’a pas encore pris ses fonctions est de la même école que Charles Millon. Quant au sous-chef opérations, futur chef de cabinet militaire du ministère de la défense puis inspecteur général des armées, le général Bachelet ne le nomme pas tant il lui répugne mais on reconnaît bien sûr le général Germanos. Condamné bien plus tard pour pédophilie, il n’apparaît alors que comme un intrigant qui ment sciemment au Président de la République en lui disant ce qu’il veut entendre.

Ce passage, comme celui final qui décrit le retour inopiné à Paris, est dévastateur mais éclairant sur le processus de décision stratégique. On croit toujours que des gens, a priori bien sélectionnés ou bien élus, alimentés par les meilleures informations disponibles, vont développer des grandes visions et des stratégies cohérentes. La réalité est hélas souvent décevante. Le système politico-militaire ne sélectionne pas forcément que des brillants à sa tête (mais ça arrive) et des médiocres ne sont qu’à peine moins médiocres s’ils sont bien informés, ce qui n’est d’ailleurs même pas forcément toujours le cas.

Vu des Etats-Unis, 2013 
Au final, le général Bachelet (qui apprend lui-même à Gobilliard qu’il est relevé plus tôt que prévu) part avec ce qui semble être le dénominateur de beaucoup d’opérations militaires françaises : « La France, membre permanent du Conseil de sécurité, doit en être ». L’essentiel c’est de « se montrer », aux autres et à l’opinion. Pour l’efficacité sur le terrain, sinon la victoire, on verra plus tard. De toute façon il faut des moyens pour ce genre de considérations. 

Le général Bachelet est à Sarajevo le 10 août. Dix-huit jours plus tard, un obus frappe un regroupement de la population pour une distribution de vivres dans une rue à proximité du marché de Markalé, tuant 38 personnes et en blessant 85 autres. Le massacre, le second dans la zone après celui de 5 février 1994, est alors le prétexte que les Américains attendaient pour déclencher la guerre. L’avantage avec eux, c’est que les choses sont claires à partir du moment où des « bad guys » sont définis, il faut les frapper jusqu’à la destruction ou la capitulation. La France « en est » et suit avec quelques appareils et surtout l’artillerie de la Force de réaction rapide sur Igman. Le premier inconvénient avec les Américains est que ce déploiement de puissance ne s’accompagne pas toujours de finesse, il y a donc des bavures mais elles sont tues. Le second est de croire que s’il y des « bad guys », leurs ennemis sont obligatoirement des « good guys », or ce n’est pas toujours le cas.

L'époque des seigneurs de guerre
Passons sur les combattants djihadistes plus présents à l’époque dans les fantasmes serbes que sur le terrain, surtout à Sarejevo. Bien plus dangereux ont longtemps été les petits seigneurs militaro-mafieux, les Tsatso, Celo et autres Yuka, qui régnaient sur une grande partie de la ville. Ils étaient durs, rackettaient les habitants, détournaient l’aide humanitaire, combattaient parfois les Serbes (grâce disait-on aux munitions qu’ils leur achetaient, on peut être ennemis et associés en affaires) et tuaient aussi régulièrement des Sarajevins. Tsatso s’était ainsi fait connaître en égorgeant publiquement le fils d’un des chefs de la police. Notre premier combat, deux heures après notre arrivée fut contre ses miliciens, en plein cœur de la ville. Nous y perdîmes un homme, la gorge transpercée, mais nous y avons montré que l'on se battrait. Le terme « demande d'autorisation de tir »  fut banni du vocabulaire de ce premier Batinf 4.

A la fin de l’année 1993, le gouvernement bosniaque avait finalement décidé de les mettre au pas et on a pu assister en direct à une petite guerre civile au cœur de la grande. La petite histoire raconte que c’est le père du garçon égorgé qui a mené l’assaut contre le bunker de Tsatso et s’est occupé personnellement de son cas. Étrangement nos pertes ont beaucoup diminué depuis cette époque. Pour autant, la Bosnie n’était pas devenue un canton suisse et, s’ils étaient moins dangereux pour nous, les margoulins et les malfaisants y prospéraient toujours.

Nous avions donc pris l’habitude de séparer la population, les petites gens sur qui tout tombait et dans tous les camps, de leur nomenklatura politique et militaire bien moins sympathique, et là encore dans tous les camps. De ce fait, le sort de la population serbe de la ville, presque entièrement concentrée dans le quartier de Gorbavica (j’ai vu une grande partie de la population serbe du reste de la ville se faire chasser misérablement), nous importait aussi. Ce fut l’« erreur » du général Bachelet. Seul, sans grand soutien de sa chaîne hiérarchique (mais il y en avait, tout n’est pas stupide et noir), il devait faire avec des « Alliés » aux objectifs divergents. Les Russes soutenaient des Serbes forcément innocents de tout et développant la thèse de l’auto-attentat à Markalé, thèse pas forcément stupide mais évidemment reprise par tous les pro-serbes, (lire chrétiens angoissés par le « péril musulman »). Les Américains soutenaient les Bosniaques et les Croates et peu importait que ceux-ci pratiquent l’épuration ethnique en Krajina et s’apprêtent à faire de même à Gorbavica. Il y avait aussi les Britanniques, qui soutenaient les Américains (de l’avantage d’une politique étrangère simple).

Il y a avait une autre population aussi à Sarejevo, moins nombreuse et plus intermittente (sauf d’authentiques héros) : celle des membres d’ONG à la recherche d’un trip, des reporters de deux jours en quête de photos-chocs, de philosophes en carton venant quelques minutes entre deux avions se faire interroger en mode « sous le feu »…dans l’endroit le plus protégé de la ville (décrite le 5 mai 1995 dans Vent glacial), de défenseuse des animaux livrant des tonnes de nourriture pour chiens « parce qu’il n’y a pas que les humains qui souffrent de la faim ». Il y a eu aussi une femme de Président en goguette. Sa visite éclair (mais seulement du côté bosniaque de la souffrance) avait alors paralysé toutes les forces de la ville pour assurer sa protection et non, par exemple celle de l’aide humanitaire. Pour quelques heures et sous haute protection, Sarajevo était « the place to be » des combattants parisiens de la liberté.

Presses de la cité, 1995
Ce sont ces combattants de la liberté, et leurs grands journaux nationaux, qui ont eu finalement raison du général Bachelet, en faisant passer son souci de protéger la population serbe de Gorbavica, pour un soutien politique au camp bosno-serbe, oubliant au passage qu’ils parlaient du général français qui, quelques semaines plus tôt, avaient fait le plus de mal à ces mêmes serbes. On l’a dit plus haut l’important était que la France soit là mais plutôt sans se faire remarquer. Prendre le risque de déplaire à la presse, unanimement acquise à la cause bosniaque et américaine (ou l’inverse), c’était prendre le risque d’un scandale, l’équivalent d’une défaite pour les politiciens. Dès lors la cause était entendue et elle ne fut guère défendue.

On vous l’a dit, c’était un temps déraisonnable. Ce temps est heureusement révolu. Ce n’est pas maintenant que l’on enverrait des soldats en opérations sans moyens, à 1 650 par exemple pour sécuriser un pays africain en six mois ; que l’on participerait à une coalition juste pour « en être » et parce que sans l’aide du leader de cette coalition, on serait mal par ailleurs ; que l’on s’engagerait sur un demi-continent sans préciser comment on va gagner la guerre (qui est la chose des nations et non des seuls militaires) ou encore que l’on met des milliers de soldats dans les rues pendant dans des années juste pour montrer aux Français que l’on fait quelque chose. Non, le temps des « gestes », au sens de gesticulations (bouger dans tous les sens sans cohérence) et non d’épopées, est bien sûr derrière nous.