vendredi 30 août 2019

Midas, le roi...pas les garages.


Go-Ishi n°3 Ressources humaines

La mission était très simple et a priori pas franchement héroïque. Elle consistait à détacher les remorques accrochées à une vingtaine de camions successifs, puis à les amener dans un coin tandis que les camions partiraient de leur côté dans un parking souterrain. Maintenant, quand vous faites ce petit exercice au cœur d’une ville où il tombe en moyenne un obus toutes les trois minutes et où rester immobile à l’air libre suffit à vous exposer dangereusement à l’absorption de plomb, cela prend tout de suite un autre relief. La dernière fois que l’on avait fait ça, un de nos gars avait eu la gorge transpercée. Judicieusement, arguant que les malfaisants dorment aussi nous avions organisé tout cela de nuit. Malheureusement, on peut être malfaisant et insomniaque.

J’avais confié la mission «remorques» à mon 3e groupe, celui du caporal-chef Omar Alami. Lorsque le premier camion a franchi le pont et s’est arrêté à l’entrée site, lui et ses hommes ont surgi de derrière le mur où ils étaient en attente et entrepris de séparer les corps. Un claquement caractéristique a alors déchiré le silence. Aux bruits, on pouvait estimer que la balle était passée à quelques mètres, quelques dizaines peut-être, et venait d’environ 500 ou 600 mètres. Je courais voir mes tireurs d’élite qui n’avaient repéré aucune lumière. Aucun moyen donc de savoir d’où ça venait et de s’en prévenir. Fallait juste subir. Je redescendais voir mon 3e groupe, qui en était alors à son troisième camion et son troisième tir. La précision et donc la probabilité d’impact étaient faibles mais à force de lancer deux dés, on finit mécaniquement par obtenir un double-six. Là les dés ont été lancés plus de vingt fois. À chaque lancé, Alami et ses hommes ont joué le jeu sans la moindre hésitation. Je me trouvais du coup moi-même dans une position délicate partagée entre le sentiment de honte d’être planqué derrière un mur à les regarder (on est vite le planqué de quelqu’un lorsqu’il y a des risques) et la réticence à m’immiscer dans le job d’un subordonné et faire un truc qui n’était pas de mon niveau. Je me décidais pour l’intrusion, sans rien apporter de plus sinon le partage du risque. C’est passé parfois assez près, mais il n’y a pas eu de double-six.

L’affaire terminée, je félicitais et remerciais les gars puis leur ordonnais de se reposer. Il y aurait une nouvelle mission pour eux dans quelques heures. Je gardais Alami avec moi, avec deux bières, assis à l’abri face à la ville noire, vide et silencieuse, sauf les obus bien sûr.

- Courageux, ce que tu as fait avec tes gars.

- Pas eu l’impression, pas eu le temps d’y penser en fait

- Au fond, pourquoi tu l’as fait. Qu’est-ce tu risquais en disant non? Tu n’aurais pas été fusillé. Tu aurais pris des pains, aurais été renvoyé en France, et ta carrière aurait tourné court, mais bon, tu as 27 balais, tu serais peks, tu aurais un job sans doute mieux payé, et une vie certainement plus cool. Tu aurais honte, mais la honte ça peut se dissoudre dans la vie, et, ça tombe bien, là tu serais vivant.

- Justement, je n’ai pas du tout envie d’avoir honte, surtout vis-à-vis des gars pour qui je dois être un exemple, vis-à-vis de vous, des autres cadres de la compagnie. Je serais entouré d’inconnus ou de gens que j’aime pas, je serai sans doute beaucoup plus lâche.

- Ça se tient.

- Et puis j’ai pas envie d’être civil. Quand je retourne en civil dans ma banlieue, je redeviens du rien. Quand je suis au régiment, je suis le caporal-chef Alami, j’ai des médailles, des brevets, plein de clignotants de bravoure. Les mecs me saluent, me vouvoient, me respectent. Le régiment me donne une part de son prestige, en contrepartie je ne peux pas le trahir, je suis obligé d’être courageux. «Être soi-même», c’est une grosse connerie comme slogan, c’est être un autre que l’on veut lorsqu’on s’engage.

- Le régiment, c’est comme Midas.

- Les garages?

- Non, le roi. C’est une légende, le mec avait le pouvoir de changer en or tout ce qu’il touchait.

- Je déconnais, j’ai entendu parler de ce blaireau. Ce qui est sûr, c’est que l’armée ne nous couvre pas d’or. Je me contente du fer, mais quand c’est celui d’une épée, pas d’un canif.

- Le chien? Je déconne. Tu as raison, on raisonne tous pareils en fait. On est là pour faire partie des épées. Le système est quand même bien foutu pour nous obliger à faire des choses qui ne sont pas franchement naturelles. Et puis, on vivrait pas ce qu’on est train de vivre et de voir.

- C’est quand même plutôt des enfers ce qu’on mate et en touristes. Dans six mois, on n’est plus là.

- Pas que, rappelle-toi quand on était il y a quelques mois au milieu des volcans, en pleine jungle, en face des gorilles. T’aurais imaginé pouvoir voir ça un jour? Et vivre au milieu d’un village indien en Amazonie, tu l’aurais anticipé? Et puis, oui on va par principe plutôt en enfer qu’au paradis, mais l’avantage de l’enfer c’est que les gens qu’on y rencontre sont quand même plus intéressants. Et ici on a de beaux spécimens.

- Finalement, on n’est pas mal. La vie, c’est une courte suite de moments. Autant que ces moments soient gros, comme ce soir.

Maintenant, si vous n’avez compris pourquoi on garde nos gars, tous des CDD, aussi longtemps dans une entreprise où on paye mal, où les horaires de travail sont sans limites, où on dort souvent par terre n’importe où par tous les temps, où il arrive d’être épuisé jusqu’à l’agonie, où surtout on se fait parfois transpercer dans sa chair et son âme, et bien relisez depuis le début. Sinon, retenez qu’on fait comme chez Midas, on essaie de transformer cette misère en or. Au pire, on en sort avec des pneus neufs.  

jeudi 29 août 2019

Organiser une opération militaire pour les nuls


Kim Jung-Gi
Go-Ishi 02 Commandement

Alors jeune sergent, j’ai été appelé un jour avec mes camarades chefs de groupe de combat d’infanterie par mon chef. Le discours fut bref :
- Qu’est-ce que vous glandez?
- On attend vos ordres, mon adjudant!
- Je ne donne pas d’ordres mais des missions à remplir, et quand je n’en donne pas, il y en a une qui s’applique automatiquement : maintenir et si possible renforcer vos compétences et celle de vos hommes. Donc si je ne dis rien, je dois vous voir en train de courir, ramper, manœuvrer, tirer, nettoyer vos armes, apprendre des trucs. Dès que j’ai une mission à vous donner, en général parce qu’en j’ai reçu une moi-même, tout s’arrête et on bascule sur un objectif plus précis à atteindre.
Le voile s’est alors déchiré devant mes yeux novices.

De la mission

Dans son Introduction à la pensée complexe, Edgar Morin, distingue la programmation de la stratégie. La programmation consiste à organiser l’emploi de ressources pour atteindre un objectif (construire un pont par exemple), la stratégie c’est la même chose mais face à une intelligence humaine qui va s’ingénier à vous embêter. Il y a toujours de l’incertitude dans l’action, des pluies diluviennes inattendues peuvent gêner la construction du pont, mais elle est d’autant plus forte qu’il y a de l’humain et de la compétition. À ce titre, le combat est sans doute ce qui y a de plus incertain puisque l’action de l’ennemi y est directe et destructrice. Dans un monde de pure programmation, le chemin le plus court est la ligne droite. Dans un monde dialectique, la ligne droite est peut-être le chemin où l’ennemi va vous tendre une embuscade et ce n’est pas donc forcément le plus court. Il vaut peut-être mieux passer par un chemin moins probable, ou sur lequel il est plus facile de se défendre, mais l’ennemi peut suivre le même raisonnement et ne pas vous attendre sur la ligne droite. Les choses deviennent donc forcément un peu compliquées, voire complexes. On reviendra sur ces subtilités.

Un chef réduit cette incertitude en réduisant sa méconnaissance des choses (le «brouillard de la guerre») par la recherche de renseignement, mais aussi en la partageant avec ses subordonnés. C’est là qu’interviennent les missions plutôt que les ordres. La mission signifie «je ne sais pas tout, voilà ta part de responsabilité et tes ressources». C’est la Sainte Trinité militaire : «un chef-une mission-des moyens».

La mission est elle-même définie comme un effet à obtenir dans un cadre espace-temps donné et avec des moyens précis (en général l’unité qu’on commande mais avec parfois des renforts). La très grande majorité des missions ne sont pas combattantes. À la voix (le plus souvent), par écrit, tableau, cahier, mail, etc. j’ai reçu des milliers de missions dans ma carrière, et comme expliqué en introduction, lorsque je n’en recevais pas, la mission permanente s’appliquait. Le soldat est donc toujours en mission, même quand il dort (c’est la mission «reconstituer ses forces»). Au moins 99 % d’entre elles ne comprennent pas de combat, mais on va se concentrer sur celles-ci, car ce sont évidemment les plus importantes, et les plus intéressantes. Mais dans le fond les principes sont sensiblement les mêmes.

Revenons tout de suite à la définition d’une mission et retenons-en l’essentiel : l’effet à obtenir. On ne dit pas «Fais ceci!», par exemple «Déploie 30 hommes à cet endroit!», ça c’est une tâche mais pas une mission, c’est un truc bizarre qui sent le besoin de montrer que l’on fait quelque chose sans trop s’impliquer. «Tenir cette position face à l’ennemi jusqu’à midi», ça c’est une mission.

De la confiance

Point particulier, la mission (à un niveau élevé, on parlera d’«opération» mais c’est la même chose) comprend l’ensemble du processus jusqu’au «mission accomplie! (ou pas)» et peut-être même jusqu’au retour d’expérience.

Ce processus est suivi, on parle de contrôle, par l’échelon supérieur, mais retenons à ce stade qu’un de ses ingrédients principaux est la confiance, confiance dans la «qualité» de la mission ce que je reçois de mon chef, confiance dans la capacité de ceux qui reçoivent mon ordre de pouvoir et de vouloir l’exécuter au mieux. Quelle que soit la place dans la hiérarchie, on se trouve toujours entre les deux.

Pourquoi ai-je confiance dans ce que m’envoie mon supérieur? Et bien d’abord parce que je sais que celui qui me donne une mission sait ce qu’il me demande puisqu’il a été à ma place. Sauf lorsque j’étais chef de groupe, cela a toujours été le cas dans ma carrière. Il n’y a pas de «voie rapide» dans l’armée même pour les officiers issus des écoles à concours direct. Alors, à niveau de commandement équivalent avec beaucoup d’organisation, il y a peut-être dix ans de décalage entre un officier supérieur ou un général, mais ce décalage vient de la connaissance de l’organisation d’en bas, et ça, ça change quand même pas mal de choses. Le Chef d’état-major des armées (CEMA), le numéro 1 d’une organisation d’environ 250000 hommes et femmes, y a passé toute sa carrière et a forcément connu tous les échelons de commandement auquel il donne des missions. Tout cela paraît évident pour un militaire mais au fur et à mesure de mes rencontres je me suis aperçu que cela surprenait beaucoup de mes interlocuteurs.

Je sais aussi que celui qui me donne un ordre, quelles que soient ses qualités et ses défauts, a longuement été formé au métier. J’ai passé presque le tiers de ma trentaine d’années sous l’uniforme dans des écoles militaires. Point particulier, cet investissement se fait en deux temps. Il y a la formation pour les premiers commandements. Sans compter la Corniche, j’ai passé presque cinq ans sur un total de seize jusqu’à la fin de mon commandement de compagnie entre Coëtquidan et l’École d’infanterie à Montpellier. Beaucoup de choses à dire sur cette «formation initiale» mais la préparation technique aux différents commandements, c’est quand même très solide en France. Mais là, où l’école initiale suffit à beaucoup pour une carrière civile complète, dans l’armée on en remet une couche au bout d’une quinzaine d’années. On considère en effet que le commandement des échelons supérieurs exige des compétences et des savoirs autres que ceux nécessaires à des unités de petite échelle. Le petit n’est pas synonyme de simple, ce sont simplement des choses différentes. Nous voilà donc repartis pour un nouveau cycle concours-écoles (trois nouvelles années en écoles au total pour ma part) et nouvelles responsabilités.

Tout cela pour dire que vous pouvez préjuger que ce que vous recevez d’un échelon supérieur a été fait par des gens compétents. Cela n’empêche pas les erreurs, parfois énormes. J’aurais aimé été être une petite souris pour savoir comment on est parvenu à se dire que se placer dans la cuvette de Diên Biên Phu pouvait être une bonne idée. Les Diên Biên Phu sont quand même rares. De toute façon, vous êtes vous-même dans l’incertitude et il est rare que vous ayez les moyens de juger de la valeur intrinsèque de ce que vous avez dans les mains. Si c’est le cas et que vous n’êtes pas d’accord, il faut le dire. Mais c’est un autre propos que l’on abordera plus tard dans la rubrique : «Que faire quand je reçois un ordre manifestement con?».

Bien entendu, il ne suffit pas d’avoir confiance dans ses supérieurs, il faut de la même façon avoir confiance dans la réalisation des missions que l’on donne. Les principes sont sensiblement les mêmes : je les connais, j’ai été à leur place, je sais qu’ils sont solides (en faisant le total des opérations extérieures de tous mes 150 marsouins, on obtenait un total de 4 siècles d’opérations sur tous les continents), bien entrainés et cohérents, au sens où ils se connaissent très bien. Je sais aussi qu’il y a plein de forces invisibles, en premier lieu toutes les facettes de l’honneur, qui vont les pousser à tout faire pour réussir la mission. On y reviendra là aussi. On notera juste que le degré de confiance ne sera pas du tout le même si tous ces ingrédients ne sont pas réunis.

Notre ami le SMEP

En fonction des échelons, il y a plusieurs appellations pour le document que vous allez recevoir qui vous explique votre mission et son contexte. Retenons celle d’«ordre d’opération» ou Ordope.

Un Ordope nait toujours d’un Ordope supérieur. Il se présente, quand on a le temps sous forme d’un document écrit. Il est toujours formaté de la même façon, quel que soit l’échelon. Du CEMA au sergent, chef de groupe ou chef de char, on fait tous des SMEP (Situation-Mission-Exécution-Place de chacun). Pour un général avec son état-major cela peut prendre des semaines et donner un document de plusieurs dizaines de pages et pour un sergent cela peut se faire en un quart d’heure et oralement mais les principes sont toujours les mêmes.

On y parle tous le même langage. Tous les termes de mission font l’objet de définitions précises réunies dans un document. Ces définitions doivent être connues de tous ou accessibles, et ce afin d’éviter les mauvaises interprétations et les loupés. Quand on dit juste «reconnaître» (les missions sont toujours des verbes à l’infinitif), comme mes voisins j’entends «Mission qui consiste pour un groupe ou une section, à aller chercher du renseignement d'ordre tactique ou technique sur le terrain ou l'ennemi, sur un point ou une zone donnée, en engageant éventuellement le combat».

Quand on reçoit un Ordope, on avertit tout de suite les subordonnés et on essaie de les orienter au maximum afin qu’ils se préparent. On gagne ainsi un temps précieux. Ensuite avant de réfléchir et si le temps est compté, on regarde combien il reste avant l’heure H, en admettant que l’ennemi, qui s’obstine à ne pas vous satisfaire, ne vous attaque pas avant. À partir de là, le principe est de se donner un tiers de ce temps pour rédiger son document afin d’en laisser pour les subordonnés qui auront à faire la même chose. S’il reste 72 heures avant le départ de l’action, on en garde 24 h pour soi avant de donner l’Ordope à l’échelon en dessous à qui il restera donc 48 h, en prendra à son tour 15 ou 16 pour lui et ainsi de suite.

Le processus de réflexion s’effectue ensuite en deux temps : l’analyse (le S et le M du SMEP) et l’élaboration de la manœuvre (le E et le P).

Dans le document que l’on a reçu, la partie Situation explique tout ce qui se passe dans notre environnement (le terrain, la population, l’ennemi, les amis), cela correspond à notre zone d’intérêt. Notre zone d’action est à l’intérieur de tout cela mais tout ce qui se passe autour nous intéresse aussi forcément. La partie Mission est ensuite en deux parties avec d’abord l’intention du chef, qui est ce qu’il veut faire pour accomplir sa propre mission, puis enfin notre mission à chacun de nous, ses subordonnés. Assez sentencieusement, cela s’écrit ainsi : «Afin de (ma mission), je veux faire ça (mon intention) et à cet effet (liste des missions des subordonnés, dont la nôtre). Comme pour la situation, l’information fournie dépasse donc largement la simple mission donnée. Elle explique comment les choses autour de nous sont censées se dérouler. La suite de l’Ordope, le E et le P, ce sont essentiellement des mesures de coordination.

Une fois qu’on a lu ça, que fait-on? Et bien la même chose mais à un niveau inférieur. Le bureau opérations (« l’équipe bleue ») réfléchit sur l’environnement, sur ce qu’on doit faire, avec ses interdits éventuels ou au contraire ses obligations. Le bureau renseignement (« l’équipe rouge ») fait sensiblement la même chose mais du côté de l’ennemi, en regardant en particulier comment il peut réagir et s’opposer à notre action.

Tout cela aboutit à une description de notre environnement (notre Situation), une réduction de l’environnement de l’échelon supérieur. Cela aboutit surtout en réunion avec le chef, à définir son « intention » (ou « effet majeur ») qui est la description de ce que l’on veut faire pour accomplir la mission. C’est en gros, principe de paresseux ou d’économe c’est selon, le minimum à faire pour être sûr d’accomplir la mission. Si je tiens cette colline jusqu’à 11 h, je suis absolument sûr que l’ennemi ne pourra jamais atteindre cette rivière à 12 h (ma mission). Cela permet de concentrer les efforts sur un point espace-temps précis.

Après cogitations collectives, le chef tranche. C’est lui qui signera l’Ordope et endossera une responsabilité, qui est toujours individuelle. Si la responsabilité n’est pas clairement sur une seule tête mais répartie dans un flou artistique entre plusieurs, c’est qu’elle n’existe pas en réalité. Dans une opération, on ne doit avoir qu’un seul chef. On pourrait parler des ordres qui sont donnés et des actions qui sont menées sans engager du tout sa responsabilité, mais c’est un autre sujet.

Reste à savoir comment on va faire pour atteindre cet effet majeur (et donc rappelons-le réussir la mission). Les équipes vont à nouveau dans leur coin. Les « bleus » définissent les modes d’action (MA) possibles pour tenir cette fameuse colline jusqu’à 11 h, les « rouges » les modes d’action ennemies (ME) pendant la même période. On se réunit à nouveau on confronte les MA et ME dans un tableau et on voit ce que cela donne. À l’issue de ces nouvelles cogitations collectives, le chef tranche et choisit le MA que l’on va appliquer et qui devient alors « l’idée de manœuvre ». Le bureau de conduite découpe cette idée de manœuvre en missions pour les subordonnés et puis on réfléchit à toutes les mesures de coordination.

Une fois que cela est fait, on regroupe tout cela et cela dans un nouvel Ordre d’opération qui est envoyé un étage plus bas, et ainsi de suite jusqu’au Jour J, Heure H. Et là, lorsque l’opération commence chacun sait ce qui se passe, quels sont son rôle et ses moyens. L'ordre d'opération est alors remplacé par des ordres de conduite, qui en sont des adaptations, voire des réécritures complètes lorsque les choses ne se passeront vraiment pas comme prévues. 

Globalement, cette méthode générale, présentée ici à grands traits et qui peut comporter des variantes, résiste quand même pas mal à l’épreuve du temps. Or, à partir d'un certain seuil, il devient très probable que ce qui a beaucoup résisté, résistera encore longtemps. 

lundi 26 août 2019

Savoir où s'arrête ce qui suffit



Go-Ishi 1 : Doctrine

Pour accompagner la sortie de S'adapter pour vaincre, je propose une série de notes en trois pages, les Go-Ishi (pour changer de l'anglais) sur les concepts de stratégie et de management qui y sont exposés au fil des pages. 

C’est un principe classique du Tao : toute tendance sécrète les éléments qui vont y mettre fin. En langage financier plus moderne, on dit que «les arbres (en l’occurrence le cours des actions, les prix, les bulles de toutes sortes) ne montent pas jusqu’au ciel». Cela est d’autant plus vrai lorsqu’une organisation agit en milieu compétitif, et que plein de gens font en sorte que justement vous n’atteigniez pas le ciel. Acteur, du côté du Tsar, de la campagne napoléonienne de 1812 en Russie, Clausewitz explique que «chaque pas vers la destruction de l’autre, affaiblit votre propre supériorité», sous-entendu parce que vous vous éloignez de vos ressources, morales, logistiques, alors que l’ennemi combattant sur son sol voit les siennes se renforcer. Cela ne signifie pas que vous allez forcément échouer, bien au contraire, mais qu’en poursuivant toujours dans la même voie, cela arrivera forcément.

Gagner jusqu’à l’échec

Les exemples militaires d’obstination jusqu’à l’échec sont nombreux. En mars 1918, l’armée allemande lance la première d’une série de grandes offensives mensuelles destinées à vaincre les Franco-Britanniques avant l’arrivée massive des Américains. En s’appuyant sur une certaine supériorité de moyens et de nouvelles méthodes, les premières attaques, en Picardie, dans les Flandres puis en Champagne, sont des grands succès tactiques. Et puis les choses se sont enrayées. L’attaque de juin est un échec, celle de juillet un désastre. Que s’est-il passé? C’est simple, les Français ont appris à anticiper le moment et l’endroit où les Allemands vont attaquer, ce qui leur permet d’y concentrer toutes leurs forces, et ils ont appris à se prémunir des innovations allemandes, notamment en organisant leur défense en profondeur. Refaire cinq fois la même chose face à un adversaire intelligent n’est pas forcément une bonne idée. À l’autre bout du spectre des grandes opérations de 1918, à une échelle microtactique, le film de Ridley Scott La chute du faucon noir (2001) décrit en détail le fiasco d’une opération des forces spéciales américaines en Somalie en 1993. Ce qu’il ne montre pas, c’est que cette opération était la septième menée de la même façon par les Américains laissant ainsi le temps aux miliciens du général Aïdid, baptisés avec mépris les «squelettes», le temps de trouver le moyen d’y faire face.  

Un autre exemple presque classique est fourni par les évolutions de la guerre de Corée. La guerre commence en juin 1950 par l’invasion du sud par une force nord-coréenne équipée et formée par les Soviétiques à leur image. Cette armée motorisée et disposant de brigades blindées balaie sans difficulté la faible armée sud-coréenne, mais est stoppée à l’extrême sud-est du pays par le corps expéditionnaire américain. Très loin de leurs bases, les Nord-Coréens sont désormais très vulnérables. Maîtres du ciel, les Américains entravent rapidement la logistique des forces ennemies concentrées à l’extrême sud du pays. Maîtres des mers, ils débarquent deux divisions à Inchon le 15 septembre et s’emparent de Séoul dix jours plus tard. Tout le système opérationnel nord-coréen est alors coupé de ses arrières et s’effondre.

Dans la foulée la puissante 8e armée américaine, cœur de la force des Nations-Unies, franchit à son tour la frontière en direction du nord cette fois, sans grande opposition ennemie. De nombreux indices laissent entrevoir la possibilité d’une intervention militaire chinoise, mais le général Mac Arthur, commandant des forces des Nations-Unies, les ignore. Il ne croit pas que les Chinois oseront lancer leur armée de va-nu-pieds contre la puissance de feu américaine. Le 24 novembre 1950, Mac Arthur lance son opération «Noël à la maison» destinée à terminer la guerre par l’occupation totale de la Corée du Nord. Le lendemain, l’armée chinoise répond par une offensive de grande ampleur. Plus de 300000 fantassins chinois profitent du terrain accidenté, de la météo hivernale et de la nuit pour échapper aux avions des Américains et s’infiltrer sur les arrières de leurs colonnes motorisées liées aux routes. Un corps d’armée sud-coréen est anéanti et la 8e armée est obligée de se replier en catastrophe. C’est un des plus grands désastres subis par l’armée américaine au cours de son histoire, quelques semaines seulement après un de ses plus brillants succès.

Se rétablissant au sud de la frontière, l’armée américaine se transforme. Après avoir fait du 1945, les forces des Nations-Unies font du 1918 (oui, une évolution peut être un retour en arrière) en formant une grande ligne de retranchements et en faisant appel massivement à l’artillerie pour briser les Chinois. Ces derniers s’obstinent à leur tour, multipliant les grandes offensives comme celle de novembre. Celles-ci sont cependant de moins en moins efficaces devant les défenses des Nations-Unies. En avril 1951, les Chinois admettent que cette voie est sans issue et ils transforment à leur tour leur système opérationnel, basculant en quelques semaines de «l’offensive à outrance» à la défensive à tout prix, avec un immense échiquier de positions de campagne, bunkers, nids de mitrailleuses, tranchées et tunnels, parfaitement camouflées et résistantes aux attaques aériennes.

Les attaques alliées deviennent à leur tour plus difficiles et chaque kilomètre conquis coûte de plus en plus cher. Placés à leur tour dans une situation de crise Schumpetérienne, qui imposerait une nouvelle transformation, les Américains renoncent à vouloir détruire les armées communistes et à réunifier la Corée. La guerre se fixe le long du 38e parallèle, pratiquement sur le point de départ, et pendant deux ans les combats ne servent que comme instruments dans la difficile négociation qui débute en juillet 1951.

Éviter le combat de trop

L’obstination dans une voie jusqu’à la crise, parfois l’effondrement, est donc un phénomène courant. Elle s’explique assez facilement. Il est difficile pour une organisation qui réussit, et plus particulièrement pour les dirigeants qui ont fait cette réussite, de tout arrêter alors que tout va bien comme un sportif de haut niveau qui prend sa retraite au sommet de sa gloire. L’économiste Hyman Minsky a bien décrit les effets psychologiques des succès et des échecs dans le monde économique, le succès rend euphorique une organisation et induit une sous-estimation des risques jusqu’à la mauvaise surprise alors que l’échec provoque le phénomène inverse, jusqu’à parfois la paralysie.

La différence entre des sportifs et des organisations est cependant que les premiers savent que leur carrière aura forcément une fin alors que les secondes se perçoivent éternelles. Le problème de l’arrêt au bon moment est donc quelque chose qui les préoccupe assez rapidement, en particulier lorsqu’ils sentent que leur corps ne répond plus autant, en d’autres termes que leur rendement, le résultat obtenu pour les efforts fournis, décline. Toute la difficulté est alors de s’arrêter avant que cette ligne descendante ne rencontre celles qui montent. Par principe, un sportif se connaît bien, mais les organisations pas forcément surtout lorsqu’elles sont grandes. Si un système d’auto-analyse, ou de retour d’expérience, n’y est pas organisé il peut y avoir un grand décalage entre ce qui se fait réellement ou est en train de se passer à l’intérieur et la perception qu’en a la direction.

Il est en fait souvent plus facile de voir l’extérieur de l’organisation et notamment les résultats qu’elle peut avoir sur un marché ou un champ de bataille. Il faut regarder alors très attentivement lorsqu’ils ne correspondent pas aux attentes, dans un sens comme dans l’autre d’ailleurs, car c’est le signe qu’il se passe quelque chose de nouveau. Cette surprise peut prendre beaucoup de temps, le modèle de la légion romaine, difficilement imitable à l’époque, a été très performante pendant des siècles. À l’époque actuelle, c’est en général plus rapide.

En 1994, les plus brillants cerveaux de la finance américaine s’associent pour former Long-Term Capital Management (LTCM) avec l’ambition d’aborder la spéculation boursière de manière scientifique. Ils mettent au point une «martingale» qui semble infaillible. Les performances du fonds sont effectivement extraordinaires avec + 20 % en 1994, +42,8 % en 1995 et +40,8 % en 1996. En 1997, deux des membres de l’équipe reçoivent alors un prix Nobel de l’économie. C’est au moment où on voit briller le plus les étoiles que l’on sait qu’elles sont en train d’exploser. Pourtant cette année-là le rendement n’est plus que de 17,1 %. Pourquoi? Cela aurait dû être une évidence pour des esprits aussi brillants : la martingale de LTCM a été évidemment imitée, ce qui a faussé le modèle.

Lorsque les rendements décroissent, il y a deux voies possibles si on veut remonter la pente : investir dans quelque chose de nouveau ou bien continuer à faire la même chose avec plus de moyens, comme les Chinois réunissant plus de 700000 hommes, deux fois plus que lors de la première offensive, pour leur attaque du 22 avril. La seconde voie est bien plus facile à emprunter que la première, surtout si le succès et les profits aidant beaucoup de gens viennent derrière vous, vous y poussent et vous offrent des crédits. Au lieu de changer de modèle LTCM, allègrement soutenu par tout le secteur bancaire, a compensé la perte de rendement de chaque activité par de plus grandes sommes investies. Les positions cumulées de LTCM ont fini par représenter le PIB de la France jusqu’au moment où la crise russe d’août 1998 a modifié le fonctionnement des marchés dans un sens contraire à celui anticipé. Les suiveurs sont alors devenus les premiers fuyards accélérant la catastrophe après avoir contribué à l’euphorie. Un krach général est alors évité de justesse par une recapitalisation express. Pendant toute la crise, Robert Merton, un des deux prix Nobel, déclara que son système était bon, mais que c’était le monde qui avait changé. Pour paraphraser Norman Dixon parlant d’un général britannique «plus la réalité s’approchait et moins il en était satisfait».

Reste la première voie : changer. On reviendra plus en détail sur les nombreuses facettes de cette notion. Retenons à ce stade que la taille ne fait pas tout. Bien sûr qu’il est plus facile à une petite organisation de se transformer, mais les grandes peuvent le faire aussi et très vite. Dans les exemples cités plus haut, les armées engagées en Corée représentent des centaines de milliers d’hommes, après la constatation de leur échec elles se transforment en quelques semaines. La transformation de 1914 à 1918 de l’armée française, une organisation de 4 millions d’individus en moyenne, est l’exemple le plus profond et le plus puissant de toute l’histoire du pays.

Non, le problème premier est la compatibilité de la transformation souhaitée avec la culture de l’organisation, le «modèle mental» dont parle Philippe Silberzahn. Soit cette transformation est compatible et auquel cas le changement profond nécessaire relèvera d’innovations radicales, finalement assez facilement acceptées. L’armée chinoise en Corée est animée de l’esprit offensif des 16 mots d’ordre du président Mao, mais la discipline y est une valeur bien plus importante. Elle passe à une organisation défensive contraire à la doctrine précédente sans aucun état d’âme. On notera quand même que la sanction de l’échec a largement facilité cette transition psychologique.

Soit ce n’est pas compatible et l’effort demandera dans ce cas une vraie rupture, souvent une révolution interne menée par une coalition associant des dirigeants, des membres plutôt influents et parfois des extérieurs puissants comme les politiques. Avec un peu de chance, cette révolution interne réussit avec le désastre. Avec un peu plus de chance, elle va dans le bon sens, car transformation n’est pas non plus synonyme de progrès. Les Jeunes-Turcs imposent, partiellement en fait, l’«offensive à outrance» dans l’armée française avant 1914. Ce n’était pas une bonne idée du tout.

Bien souvent en fait il est beaucoup plus simple d’attendre de prendre une claque et d’espérer que l’on soit encore debout après. Le courage physique est plus courant que le courage intellectuel.

Ouvrages cités
- La citation de Clausewitz est tiré du chapitre d'Entrer en stratégie, de Vincent Desportes, Robert Laffont, 2019.
- Hyman Minsky, Stabiliser une économie instable, Les petits Matins, 2016.
- Norman Dixon, De l'incompétence militaire, Stock, 1977.
- Philippe Silberzahn et et Béatrice Rousset, Stratégie modèle mental, Diateino, 2019.


vendredi 9 août 2019

Le point de rencontre


Pericles : The Peloponnesian war, GMT Games (2017)
Paru dans DSI n° 140, mars-avril 2019 

Qu’y a-t-il de commun entre la guerre du Péloponnèse (431-404 av. J.-C.) et la guerre d’Indochine, plus précisément les opérations au Tonkin de 1950 à 1954? C’est simple, les deux adversaires ont eu le plus grand mal à se rencontrer pour s’affronter, comme s’ils évoluaient dans des univers parallèles. À chaque fois, c’est celui qui a fait l’effort d’aller dans l’univers de l’autre, parfois à l’invitation de ce dernier, qui l’a emporté.

Une guerre sans batailles

Dans la Grèce du VIIIe siècle au Ve siècle av. J.-C. les cités s’affrontaient selon un mode très ritualisé. Les villes constituaient des phalanges de miliciens-citoyens qui se rencontraient sur un terrain décidé d’un mutuel accord et le sort de la bataille décidait souvent de la campagne. La guerre était volontairement limitée dans sa durée et ses enjeux.

Et puis cet équilibre s’est rompu. La cité de Sparte en premier lieu a constitué un système sociopolitique qui lui a permis de disposer d’une armée professionnelle et de la meilleure phalange de Grèce. Dans ces affrontements d’hoplites qui ressemblaient à deux masses en compression l’une contre l’autre, la décision se jouait dans les rangs arrières, parmi ceux qui regardaient le combat et en estimaient l’issue. Pour peu que cette estimation soit négative et le repli commençait qui se terminait le plus souvent en fuite générale. À ce jeu-là, les inflexibles Spartiates étaient apparemment imbattables.

Aussi lorsqu’au printemps 431, ils pénètrent avec leurs alliés dans l’Attique, leur victoire sur Athènes ne fait, semble-t-il, aucun doute. Les Athéniens ne pourront supporter de voir leurs cultures ravagées, ils viendront se battre et finalement périr. Or, à la grande surprise du roi de Sparte Archidamos, les Athéniens refusent le combat. En réalité, les récoltes ne constituent plus un enjeu vital pour Athènes qui fonde sa prospérité sur le commerce maritime et les tributs des îles «protégées». La dévastation des sols ne l’oblige donc pas vraiment à aller sur un terrain où elle sera en position désavantageuse.

Protégée par de solides fortifications, Athènes dispose en revanche d’une flotte, ce dont Sparte est totalement dépourvue. Avec cette flotte, il est possible de mener une campagne d’un nouveau type faite de raids sur les côtes afin d’épuiser les ressources de son adversaire et de rompre l’alliance avec la Mégaride, point de jonction du Péloponnèse et de l’Attique. Cette stratégie n’a finalement pas plus d’effet que celle des Spartiates. Ni Sparte, ni la Mégarie ne cèdent. Les deux adversaires s’obstinent encore ainsi pendant des années où ils ne se rencontrent quasiment jamais directement.

Une rencontre difficile

La situation au Tonkin au début de 1951 est similaire. Avec l’aide de la Chine, le Vietminh vient de constituer un corps de bataille de plusieurs divisions d’infanterie légère et de plusieurs régiments d’appui. Ce corps de bataille est particulièrement à l’aise dans le milieu montagnard et forestier du Haut-Tonkin. Il vient d’ailleurs de le démontrer en détruisant l’équivalent d’une division d’infanterie française aventurée le long de la route coloniale n° 4.

En revanche, il se fait étriller par l’aviation et l’artillerie du corps expéditionnaire français (CEF) dès lors qu’il apparaît en espace ouvert, comme devant Vinh Yen en janvier 1951 à la pointe ouest du delta du Tonkin. Les deux autres tentatives de percée dans le delta au nord à Mao Khé et au sud sur la rivière Day, quoique plus prudentes, échoueront également. La leçon porte des deux côtés, les unités mobiles du CEF se risqueront peu en forêt, le corps de bataille vietminh n’attaquera plus les espaces ouverts du Delta. Dès lors l’équation opérationnelle est sensiblement la même qu’en Grèce, 2500 ans plus tôt. Comment vaincre un adversaire qui domine complètement un milieu tout en ayant le loisir de ne pas aller sur le terrain préférentiel de l’autre?

De fait, c’est un problème opérationnel que l’on retrouve fréquemment et même de plus en plus. L’armée israélienne et le Hamas ou le Hezbollah, sont dans une situation similaire à celle du Tonkin. Pénétrer dans les espaces solides urbains et/ou souterrains comme Gaza-ville, occupés par les miliciens arabes est dangereux pour les soldats israéliens. Inversement, se présenter aux frappes de Tsahal est suicidaire. Les milieux antagonistes peuvent être incrustés, comme l’archipel de bases d’un corps expéditionnaire noyé au milieu d’un environnement tenu par un adversaire local. Le visible peut s’opposer au furtif, le jour à la nuit, le temps court au temps long.

Obliger la rencontre

Une première méthode pour sortir de l’impasse consiste à «coincer» son adversaire pour l’obliger à subir ses coups, jusqu’à obtenir sa soumission sinon sa destruction. C’est la méthode employée à la bataille de Sphactérie en 425 av. J.-C., lorsqu’un petit contingent spartiate est coincé par les troupes légères, javeliniers, archers ou frondeurs, athéniennes et forcé de se rendre. C’est l’embuscade géante de la RC4 déjà évoquée, mais aussi le siège de Sadr City par les Américains de mars à mai 2008. Le quartier, peuplé de deux millions d’habitants et fief de l’armée du Mahdi, est bloqué par des murs et entouré d’un grand complexe de reconnaissance-frappes depuis les tireurs d’élite aux chasseurs-bombardiers en passant par les drones armés. Comme les Spartiates de Sphactérie, les Mahdistes harcelés finissent par déposer les armes. Dans ses trois guerres contre le Hamas, de 2008 à 2014, l’armée israélienne a procédé sensiblement de la même façon. Dans le dernier cas cependant, la stratégie du Hamas a quand même obligé les forces terrestres de Tsahal à pénétrer dans Gaza-ville, pour détruire les tunnels de pénétration en Israël, et à y subir des pertes conséquentes. À plus grande échelle encore, c’est la méthode employée par la coalition menée par les États-Unis pour faire plier la Serbie en 1999.

Cette méthode ne fonctionne cependant pas toujours, loin s’en faut, pour peu que l’adversaire ait développé des contre-mesures ou simplement une volonté qui permettent de tenir le siège indéfiniment. En 2006, Israël échoue à s’imposer au Hezbollah par les seuls feux à distance, comme les Américains avec leurs campagnes de bombardement de la Corée du nord de 1951 à 1953 ou du Nord-Vietnam de 1965 à 1968 et comme donc les raids athéniens en Mégaride.

S’il n’est pas possible de s’approcher de l’adversaire pour l’assiéger, il peut être possible au contraire de le faire venir à soi. Bien entendu pour que le combat soit possible, il faut que l’adversaire soit tenté et donc qu’il estime avoir une chance de vaincre. Il est donc nécessaire de se placer volontairement en situation de vulnérabilité au cœur de son espace. C’est l’approche opérationnelle tentée avec succès par les Spartiates avec le fort de Décélie dans l’Attique en 313 av. J.-C. ou par le CEF de Hoa Binh en 1950 à Séno en 1953. Cette dernière expérience se termine cependant par un désastre à Diên Biên Phu, témoignant de la difficulté de l’exercice, surtout si on procède toujours de la même façon face à un adversaire imaginatif.

Aller sur le terrain de l’autre

En réalité, la solution historiquement la plus efficace consiste à imiter son adversaire et aller le combattre dans son milieu préférentiel. Il faut pour cela créer des unités spécifiques, pratiquement une nouvelle armée. Dans la guerre du Péloponnèse, il n’y avait véritablement que deux solutions opérationnelles : pour Athènes, transformer son armée pour la rendre capable de vaincre celle de Sparte sur le champ de bataille; pour Sparte, créer de toute pièce une flotte et l’emporter sur mer. La première solution n’était pas impossible. Trente-trois ans après la fin de la guerre du Péloponnèse, le Thébain Epaminondas défera l’armée spartiate à Leuctres en innovant dans l’économie des forces sur le terrain. Le plus étonnant est finalement que ce soit la deuxième solution qui ait été mise en œuvre. Rien de plus éloigné aux très conservateurs et terriens spartiates que la guerre navale au loin. Ils parviennent pourtant à créer une flotte, aidés par le financement perse. Ils parviennent aussi à vaincre sur mer, aidés cette fois par les énormes erreurs de la direction stratégique athénienne, perdant des dizaines de milliers de rameurs professionnels dans la désastreuse expédition de Sicile ou mettant à mort ses stratèges victorieux après la bataille navale des Arginuses (406). Dominant déjà sur terre, sans tentative de contestation ennemie, et désormais sur mer, la victoire ne fait plus aucun doute pour Sparte.

Au Tonkin, après une série de défaites. Le Vietminh transforme à son tour son corps de bataille et le densifie en particulier d’une solide force d’artillerie sol-sol et anti-aérienne. Pour porter la logistique qu’impose cet alourdissement, la Chine fournit aussi un parc de camions. On s’éloigne ainsi de la légèreté et de la furtivité qui faisait la force des divisions vietminh, mais en ressemblant un peu plus au CEF il apparait plus facile de le vaincre sur son terrain. Comme la direction athénienne, le commandement français facilite aussi la tâche de l’adversaire en acceptant la bataille très loin de la capacité d’appui aérien et en engageant simultanément ses réserves dans une autre opération.

Le mouvement inverse, c’est-à-dire pour les Français s’alléger, sortir des routes et aller traquer l’ennemi sur son propre terrain forestier montagneux était-il impossible? Non, dix ans seulement avant Diên Biên Phu et à cinq cents kilomètres de là, les Britanniques ont engagé un volume de forces sensiblement équivalent aux Français à Diên Biên Phu, mais entièrement constitué de fantassins spécialisés dans le combat de jungle. Ce sont ces «Chindits» rustiques, associés à 600 avions, qui dominaient alors le terrain difficile face aux Japonais.

Logiquement, c’est celui qui a le plus fort potentiel qui a le plus intérêt à aller sur le terrain de l’autre. Dans How the Weak Win Wars Ivan Arreguin-Toft se livre à une analyse de 202 conflits asymétriques depuis 1800, c’est-à-dire, dans sa définition, opposant des entités dont les rapports de forces sont supérieurs ou égaux à 5 contre 1. Sa conclusion est que le fort l’emporte dans trois quarts des cas lorsqu’il imite le faible, mais dans un tiers des cas seulement si les forces restent diamétralement différentes. Pendant la guerre d’Algérie les forces françaises, modernes, maitresses du ciel, des routes et des feux ne deviennent vraiment efficaces que lorsqu’elles imitent l’infanterie légère de l’Armée de libération nationale (ALN). Les fantassins français quittent les véhicules et réapprennent à marcher et à vivre sur le terrain comme les rebelles, certains cavaliers retrouvent les chevaux. Face à un adversaire techniquement pauvre, mais insaisissable, l’innovation est alors une rétroévolution. Une fois sur le terrain de l’ALN, la combinaison des parachutistes et des commandos avec les hélicoptères, les avions à piston et l’artillerie s’avère particulièrement redoutable.

Prendre des risques

On le voit cependant, modifier son modèle de forces pour aller sur le terrain de l’autre suppose des efforts conséquents. Il est préférable de disposer de ressources importantes, si possible très supérieures à celle de l’adversaire, de l’argent des Perses aux 2 % du PIB que la France consacre à la guerre d’Algérie. Il faut des équipements disponibles rapidement, comme les trirèmes grecques que l’on peut construire en quelques mois ou les stocks d’avions à pistons américains utiles pour les combats en Algérie. Il faut surtout des idées et une volonté. Cela demande du temps de modifier un modèle ou de créer une nouvelle force spécifique, au moins un an actuellement. Il faut déjà admettre les insuffisances de son modèle, que le conflit sera long, qu’il faut innover et investir alors que cette nouvelle force ne sera pas forcément utile pour un autre type d’adversaire, plus redoutable.

Allez sur le terrain de l’autre, c’est cependant surtout prendre un risque et notamment un risque de pertes humaines, le moins accepté actuellement par les armées occidentales. Elles préfèrent donc rester dans leur zone de protection au risque d’une faible productivité en laissant le plus souvent l’initiative de l’adaptation à leurs adversaires.


Ivan Arreguin-Toft, How the Weak Win Wars, Cambridge University Press, 2005.
Victor Hanson, La guerre du Péloponnèse, Flammarion, 2010.