jeudi 24 février 2022

Invasion

23 février 2022

La probabilité d’un conflit interétatique ouvert entre la Russie et l’Ukraine est désormais très élevée. Cette guerre s’inscrira dans le champ plus vaste de la confrontation qui existe déjà depuis plusieurs années entre la Russie et l’Alliance atlantique, une confrontation qui s’effectue de part et d’autre avec tous les instruments possibles et imaginables, civils et militaires.

Rappelons surtout les règles du jeu de l’emploi l’instrument militaire. En fond de tableau, il y a de part et d’autre l’arme nucléaire, qui, comme la reine sur un échiquier, influence tout le jeu par sa puissance même si elle ne bouge pas. Or, personne ne veut qu’elle bouge. Des puissances nucléaires qui se confrontent évitent donc tout ce qui pourrait la faire trembler et en premier lieu de s’affronter directement par les armes. Il y a pu y avoir quelques frottements dans différents endroits, mais on s’est toujours efforcé de contrôler très vite ces accrochages.

Notons quelques conséquences opérationnelles de cette règle. Si on ne s’affronte pas militairement directement, on peut toujours attaquer ceux qui ne bénéficient pas de ce parapluie nucléaire. L’ennemi de mon ennemi pouvant éventuellement être considéré comme mon ami, le camp d’en face peut aussi choisir d’aider militairement l’État menacé.

Si l’attaque n’a pas encore eu lieu, la première manière de l’aider est de placer le plus vite possible l’État cible sous sa protection, sous peine de déclencher préventivement cette attaque ennemie que l’on veut éviter. La seule manière est de jouer le « piéton imprudent » qui traverse d’un coup la route et oblige tous les automobilistes à freiner. En 1983, le Tchad menacé par la Libye appelle la France à l’aide. Quelques jours plus tard, trois bataillons français occupent les points clés au centre du Tchad et on indique clairement au colonel Kadhafi que le franchissement du 15e parallèle provoquera une guerre avec la France.

Si l’attaque a lieu, il n’est plus question d’envoyer des troupes, à l’exception au mieux de « soldats fantômes », volontaires, permissionnaires perdus, soldats privés, etc., et encore à petite dose pour éviter la règle du non-affrontement. Dans les faits, il s’agira surtout d’espérer que l’État attaqué résistera suffisamment longtemps pour qu’on puisse l’aider en faire en sorte que la guerre devienne un coûteux enlisement.

Cela nous ramène à l’Ukraine. Lorsque la crise éclate au tournant de 2014, la Russie réagit immédiatement par une mobilisation des forces à la frontière et l’annexion de la Crimée. L’Alliance atlantique, à la demande du nouveau gouvernement ukrainien, aurait pu à ce moment-là jouer un « piéton imprudent ». Personne n’a osé. Dans la phase suivante, tout en restant masquée, la Russie a soutenu le mouvement autonomiste du Donbass et lorsque celui-ci s’est trouvé menacé d’étouffement, a lancé de nouveaux coups militaires : déploiement d’une force anti-aérienne qui a chassé du ciel les avions et hélicoptères ukrainiens, puis matraquage des bataillons ukrainiens le long de la frontière à coups de lance-roquettes multiples guidés par drones -un bataillon a été détruit en trois minutes- et enfin engagement fin août de groupements tactiques interarmes (GTIA) — des bataillons regroupant chars, infanterie mécanisée et surtout artillerie — sur tous les axes allant de la Russie jusqu’à Donetsk et Louhansk. Agrégés de miliciens locaux afin de fournir de l’infanterie et un masque politique, et suivis de groupes de guerre électronique et d’artillerie très lourde, ces groupements ont écrasé les brigades ukrainiennes rencontrées sur leur passage. Cela a donné les accords de Minsk I. En janvier 2015, les Russes ont refait la même chose, avec encore plus de groupements et cela a donné les accords de Minsk II.

Aujourd’hui, une nouvelle attaque russe, quel que soit son objectif de conquête prendrait la même forme. Dans les années 1980, en reprenant les principes opératifs russes depuis les années 1930, la doctrine soviétique appelait cela une « l’offensive à grande vitesse ». Le principe en est simple : agir sur tout un terrain choisi en un minimum de temps. Au plus loin, des troupes infiltrées à pied, avions, hélicoptères, ou navires ; au milieu des frappes, avions, hélicoptères, lance-roquettes multiples ou autres, et derrière les obus des GTIA passant par tous les axes. Les Russes disposent autour de l’Ukraine et dans les républiques autoproclamées du Donbass d’environ 120 GTIA (à titre de comparaison l’armée de Terre française est sûre de pouvoir en constituer six complets, après ce n’est pas certain), mais aussi de 500 avions de combat, qui contrairement à 2014 seraient utilisés cette fois. Avec ces moyens, ils peuvent lancer simultanément jusqu’à huit attaques à grande vitesse, chacune sur un grand axe routier le long d’un rectangle de 100 km sur 200 de profondeur à conquérir en une semaine.

Il n’y a que deux choses qui pourraient s’y opposer.

La première est un « piéton imprudent ». Malgré la désorganisation progressive des armées européennes depuis 1990, on aurait pu trouver quelques forces à déployer rapidement, mais uniquement chez les très rares nations qui acceptent de faire prendre des risques à leurs soldats bien sûr. Dans un ensemble assez unanime, on s’est empressé d’avouer aux Russes qu’on ne le ferait jamais. Oublions donc cette option, à moins de considérer étrangement que le faire en Roumanie dissuadera la Russie d’attaquer l’Ukraine.

La seconde est bien sûr la défense ukrainienne. Militairement, l’Ukraine se trouve un peu dans la position de l’OTAN devant défendre la République fédérale allemande (RFA) face au Groupe des forces soviétiques en Allemagne. Le scénario de travail était celui d’une offensive à grande vitesse sur cinq axes d’attaque cherchant à s’emparer de la RFA avant que les dirigeants occidentaux n’aient même le temps d’envisager l’emploi de l’arme nucléaire. Il n’y avait alors que deux modes de défense : le premier était un miroir de la méthode russe depuis les unités blindées en première jusqu’aux frappes en profondeur, la seconde était une défense de surface — une techno-guérilla pour reprendre l’expression de Joseph Henrotin — faite de petites unités d’infanterie bien formées et équipées défendant chacune un terrain donné, à la manière de la défense finlandaise face aux Russes durant l’hiver 1940.

L’Ukraine n’est actuellement capable de faire ni l’un, ni l’autre. En l’air ou, un peu mieux, au sol, il n’y a rien qui empêcherait les Russes d’avoir la maîtrise du ciel avec tout cela peut impliquer. Au sol, la quarantaine de GTIA disponibles sont équipés de vieux matériels soviétiques, inférieurs à ceux d’en face, et sans stocks (on notera au passage, les mystérieux accidents survenus depuis quelque temps dans les dépôts de munitions en Ukraine et même chez les rares fournisseurs extérieurs). Quant à la techno-guérilla, elle est aussi peu techno que guérilla. Il y a bien 25 brigades de territoriaux formées de réservistes, mais on est loin des bataillons de chasseurs-skieurs finlandais de 1940 ou du Hezbollah libanais en 2006 face à Israël. Pas de lignes fortifiées, de souterrains, de dépôts cachés, en profondeur tout le long de la frontière, et surtout pas de compagnies de combattants d’élite non plus malgré le courage indéniable des soldats ukrainiens. On peut recevoir au dernier moment des missiles antichars ou acheter d’excellents drones armés turcs, mais encore faut-il savoir s’en servir.

Tout cela est bien peu et bien tardif, et cette remarque est valable tant pour l’État ukrainien que pour les pays de l’Alliance atlantique qui se réveillent comme souvent qu’en recevant des claques. On ne voit pas donc ce qui pourrait arrêter les attaques à grande vitesse russes, peut-être simultanées visant à conquérir d’un coup toute l’Ukraine, ou successives cherchant à la démembrer progressivement le pays. Tout au plus pouvons nous attaquer dans le champ civil et se préparer un peu mieux militairement au coup d’après, en Ukraine si la victoire russe initiale débouche sur une situation instable, ou ailleurs.

lundi 21 février 2022

Offensives éclairs dans le Donbass- août 2014/janvier 2015

Extrait

Comme en Crimée, l’offensive russe prend complètement le gouvernement ukrainien et les pays occidentaux par surprise. Dans la nuit du 23 au 24 août, le front ukrainien sur la frontière est percé, en particulier au centre dans la zone du 5e bataillon territorial qui se débande et laisse un trou de 40 km. Une centaine de véhicules blindés russes y passe en quelques heures, alors que l’état-major ukrainien refuse d’abord de croire à une opération d’une telle ampleur, un retard fatal à ses forces les plus avancées.

L’objectif opérationnel est de dégager les bastions séparatistes de la pression des forces ukrainiennes, un objectif minimal pour une escalade que l’on veut également minimale dans l’espace et le temps. Il y a quatre axes d’effort portés chacun par une force hybride autour d’un groupement tactique interarmes (GTIA), c'est-à-dire un bataillon mixant chars-infanterie blindée et artillerie.

L’introduction des GTIA russes ne peut que changer la donne opérationnelle. Les différences de niveau tactique entre les unités loyalistes ukrainiennes et les unités rebelles étaient plutôt à l’avantage des premières, mais l’écart était faible, ce qui expliquait la longueur et l’indécision des combats. Avec les GTIA russes on se trouve avec des unités de valeur humaine sans doute comparable, mais qui ont sur les points de contact plusieurs avantages techniques sur leurs adversaires.

Les T-72B3 et T-90 russes ont des blindages réactifs qui résistent pratiquement à tout l’arsenal antichar ukrainien, lance-roquettes RPG-7 ou 26 et même missiles guidés, car ils ne disposent que peu de charges tandem. Pour les contrer, les Ukrainiens sont obligés d’engager leurs propres chars, en position d’infériorité technique, ou leurs obusiers 2S1 en mode canon d’assaut. Les obus des 2S1 ne sont pas pénétrants, mais possèdent une grande puissance cinétique. Le 2S1 est en revanche peu blindé et vulnérable.

Le deuxième avantage russe est, une nouvelle fois, la supériorité de leur artillerie, non plus cette fois sur les positions statiques de la frontière, mais en combat mobile. Le rapport de forces en nombre de pièces d’artillerie sur les points de contact est de l’ordre de 5 à 7 contre 1 en faveur des Russes et avec un environnement technique très supérieur.

Avec plusieurs niveaux qualitatifs d’écart entre les adversaires, les combats conduisent mécaniquement à des résultats décisifs, car il devient possible de disloquer le dispositif de l’adversaire.

Si le commandement ukrainien et les puissances occidentales avaient anticipé cette offensive, il aurait été possible de se préparer et de compenser ces niveaux d’écart par la livraison et la maitrise de missiles antichars modernes de type Javelin ou TOW II par exemple. Rien n’a été fait dans ce sens. Pour résister un peu plus, il aurait fallu également que les forces ukrainiennes se fortifient autant que possible non seulement sur la frontière, mais aussi à l’intérieur sur les lignes de contact de manière à résister à la fois à l’artillerie et aux blindés lourds par des obstacles, mines et tirs d’artillerie à vue. Cela demandait un effort considérable et du temps, mais ce n’était pas inconcevable. Encore une fois, cela n’a jamais été sérieusement envisagé, car jugé peu nécessaire.

Il aurait peut-être été possible aussi de se préparer à mener un combat de harcèlement sur les forces mobiles adverses. C’était difficile avec des troupes aussi médiocres et en un temps aussi court, qui plus dans un terrain plutôt défavorable, mais peut-être pas impossible la densité des forces étant relativement faible et autorisant alors des infiltrations d’unités légères et des combats imbriqués.

Huit ans plus tôt, le Hezbollah libanais était parvenu à tenir tête à l’offensive aéroterrestre israélienne en combinant tous ces éléments. L’armée ukrainienne en a été incapable, en grande partie parce qu’elle ne concevait même pas qu’un tel effort puisse être nécessaire. Fin août, la (nouvelle) surprise russe n’est pas seulement opérationnelle, elle l’est aussi dans la stratégie des moyens. À quelques heures de l’affrontement, il n’était plus possible de modifier le système de forces ukrainien, l’issue était donc fatale.

Au nord, l’effort porte sur le dégagement de l’aéroport de Louhansk. Le GTIA russe est doté de mortiers 2S4 Tyulpan de 240 mm, les plus puissants au monde avec des munitions de 230 kg, éventuellement guidées par laser, pouvant être envoyées de 9 à 20 km. Les défenses sont écrasées. La 1ère brigade blindée ukrainienne tente une opération de dégagement qui donne lieu à des affrontements entre ses T-64 et les T-72B et T-90 russes, sans doute les premiers combats de chars un peu importants en Europe depuis 1945. Les Ukrainiens sont repoussés et les parachutistes sur l’aéroport obligés de se replier en catastrophe. Le 1er septembre, l’aéroport est pris.

L’axe d’effort principal est au centre et plein-est en direction d’Ilovaïsk. Laissés sans ordres clairs, plus de 2500 combattants ukrainiens sont encerclés dès le 24 août sans avoir bougé. Après plusieurs jours de combat autour de la ville et la défection d’un bataillon de volontaires qui ouvre leur dispositif, les forces ukrainiennes tentent un repli négocié et tombent dans une embuscade. À la fin des combats, le 29 août, entre 450 à 1000 soldats ukrainiens ont été tués avec autant de blessés et prisonniers. C’est alors le plus grand désastre de l’armée ukrainienne. L’état-major est mis en cause pour son absence de réaction.

Plus au sud, un autre groupement de forces reprend une grande partie du terrain, mais échoue à s’emparer de Volnovakhe et de Donskoye, point clé de communications.

Le dernier groupement de forces se déplace le long de la côte de la mer Noire et ouvre un nouveau front en direction de Marioupol. Le 27 août, il s’oppose violemment à l’armée ukrainienne à Novoazovsk et la refoule. Encerclée, Marioupol est fortifiée et en partie évacuée. Les premiers combats dans les faubourgs débutent le 4 septembre, à l’avantage des Russes, mais ils sont arrêtés par la signature du protocole de Minsk sous les auspices de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE).

Le protocole, complété le 19 septembre par des mesures techniques, consacre d’abord la victoire militaire de l’opération russe, puisqu’il établit la «ligne de contact» à celle de l’avancée de ses forces, à l’exception du saillant de Sebaltseve. Les forces ukrainiennes encerclées se retirent de la zone d’opération tandis que Marioupol est dégagée après encore plusieurs semaines d’accrochages. Une grande partie des résultats d’ATO, au moins ceux du mois d’août, est annulée.

Le gouvernement ukrainien accorde l’«autonomie locale» dans les oblasts de Donetsk et de Louhansk. En échange les combattants étrangers de toutes origines doivent quitter le territoire ukrainien avec leur équipement. Une zone privée de toute arme lourde est également créée sur 15 km de part et d’autre de la ligne de contact. Dans les faits la ligne de contact devient une ligne retranchée et si les GTIA quittent l’Ukraine, les Russes continuent d’équiper et d’encadrer les forces séparatistes afin de consolider leur position et de dissuader le gouvernement ukrainien de tenter à nouveau une offensive.

La guerre devient larvée avec des violations fréquentes du cessez-le-feu. La situation politique se dégrade à la fin de l’année, avec l’organisation d’élections législatives le 2 novembre dans les deux républiques séparatistes, entrainant le 2 décembre l’annulation du «statut spécial» accordé lors du protocole de Minsk aux deux provinces russophones. Le 26 décembre, les pourparlers sont suspendus. Les accrochages se multiplient et font place à la mi-janvier à de violents combats autour de l’aéroport de Donetsk. 

Le 14 janvier 2015, une nouvelle offensive russe est lancée. La pression est exercée sur l’ensemble du front qui est désormais continu depuis le nord de Louhansk jusqu’à Marioupol, mais avec un effort particulier au centre sur deux objectifs : l’aéroport de Donetsk et la poche de Debaltseve.

Les procédés tactiques n’ont guère changé depuis septembre, hormis que les forces ukrainiennes sont beaucoup plus retranchées ce qui rend les combats plus difficiles et plus longs. L’aéroport de Donetsk est assailli selon les mêmes procédés que pour celui de Louhansk en septembre. La position est alors tenue depuis fin mai par les forces ukrainiennes qui maintiennent un cordon logistique depuis leurs positions principales au nord. Les combats sont incessants autour de l’aéroport malgré les accords de Minsk, mais les forces rebelles sont aussi impuissantes à s’en emparer que l’armée ukrainienne à la dégager.

Le déblocage intervient avec l’arrivée d’au moins un GTIA russe. Comme à Louhansk en septembre, la position est d’abord soumise à l’«artillerie d’écrasement» des mortiers d’écrasement de 240 mm, suivie d’une série de petites attaques où les sections de chars de bataille russes servent de fer de lance. Les forces ukrainiennes sur place, surnommées «cyborgs» du fait de leur résistance acharnée lancent plusieurs contre-attaques qui permettent le 17 et le 18 de reprendre une partie des positions perdues dans les infrastructures aéroportuaires. L’attaque de dégagement par une brigade blindée depuis le sud de la zone échoue en revanche complètement, entravée dans son propre champ de mines. Dès lors, devant le rapport de forces, l’issue ne fait plus de doute et le 21 janvier 2015 l’aéroport est pris après 242 jours de siège. Cette victoire est essentiellement symbolique, l’aéroport, ravagé et toujours sous la portée de tir de l’artillerie ukrainienne étant inutilisable.

Dès le lendemain, les combats commencent autour de la poche de Debaltseve au centre du Donbass. Ce sera le combat le plus important de la guerre. Debaltseve est un nœud routier et ferroviaire stratégique pris par les rebelles en avril 2014 et repris par les parachutistes ukrainiens en juillet. La poche forme une enclave entre les deux républiques séparatistes. Elle est tenue par l’équivalent d’une petite division comprenant environ 6000 hommes solidement retranchés. Comme désormais toujours, il s’agit cependant d’un ensemble hétéroclite avec une brigade d’assaut par air, une brigade mécanisée, un bataillon de défense territoriale et plusieurs bataillons de volontaires, dont un, le Djokhar Dudayev, composé de Tchétchènes.

Preuve du nouveau ralentissement des opérations par le renforcement des défenses, les forces russes et rebelles sont obligées de déployer jusqu’à 19000 hommes, c’est-à-dire la presque totalité de leur capacité de manœuvre. On trouve donc là aussi une longue liste d’unités irrégulières, dont la brigade Prizark et ses volontaires internationaux ou la Garde nationale cosaque qui en forme la plus grande part, avec peut-être 7000 hommes. Il y a aussi plusieurs unités russes avec au moins deux GTIA, un groupement de forces spéciales et pour accroître encore la puissance de feu face aux nouvelles défenses, trois groupements d’artillerie autonomes. 

La position est investie sur ses trois côtés le 22 janvier et deux groupements d’attaque sont formés au nord et au sud chacun autour d’un GTIA pendant que la poche est frappée par l’artillerie. Commence alors une nouvelle bataille d’usure, avec le bombardement permanent des positions ukrainiennes et des assauts périphériques centrés sur les deux points d’appui placés de part et d’autre de l’entrée du saillant. Les combats sont très violents, mais cette fois les points d’appui résistent bien. On assiste à plusieurs combats limités entre chars. L’emploi d’au moins un avion d’attaque Su-25 russe sur les positions ukrainiennes est signalé.

Le 2 février, les forces rebelles et russes marquent une pause opérationnelle, tandis que la Russie engage des renforts pour essayer d’emporter la décision avant la fin des nouvelles négociations de Minsk. Il y a alors plus de 10000 soldats russes en Ukraine, hors Crimée.

Les combats reprennent le 8 février, avec des frappes d’artillerie d’une ampleur inédite dans cette guerre. L’évènement décisif survient le lendemain, lorsque les forces russes et rebelles s’emparent de la position clé de Vuhlehisrk sur la face ouest du saillant et percent jusqu’au village de Lohvynovo au centre du saillant. L’autoroute M3, axe logistique du saillant est coupée. Pendant plusieurs jours, les combats se concentrent autour de Lohvynovo, que les forces ukrainiennes s’efforcent de reprendre à tout prix. On y assiste même le 12 février au plus violent combat de chars de la guerre. La 5e brigade de chars qui forme le corps du GTIA russe perd 8 T-72 B3 contre 4 t-64 ukrainiens, une des rares succès ukrainiens dans ce type de combat. Les efforts ukrainiens sont cependant vains, tandis que les renforts russes continuent de franchir la frontière, avec une cinquantaine de chars et une quarantaine de LRM repérés dans une seule journée.

Les forces hybrides ne parviennent pas à réduire la poche avant l’entrée en vigueur des nouveaux accords de Minsk le 15 février à minuit, mais le combat continue quand même. L’assaut final est donné le 16. Détail qui témoigne de la supériorité russe également dans le champ électronique, l’attaque est précédée d’envoi de SMS sur les téléphones portables des soldats ukrainiens leur conseillant de se constituer prisonniers. Dans le même temps, la station russe R-330Zh Zhitel présente dans la zone brouille le réseau de commandement ukrainien. Les Russes concentrent sur la poche la majeure partie des moyens de feux les plus lourds dont ils disposent, guidés par drones. Tout le front est de la poche s’effondre et la ville de Debaltseve est investie.

Devant le désastre imminent, l’état-major ukrainien planifie une opération de repli du saillant pour la nuit du 17 au 18 février, mais les ordres passent difficilement et la retraite bascule dans un grand désordre. Les unités ukrainiennes éclatées en petites colonnes sont harcelées dans leur repli et leurs pertes sont considérables, comme souvent lorsque les dispositifs sont disloqués. Ce désastre suscite une vive polémique, notamment entre milices de volontaires et l’état-major. Semen Semenchenko, créateur du bataillon Donbass, propose même de former une armée autonome.

Le 18 février, la plus grande bataille de la guerre est terminée.

Etude complète disponible ici.

vendredi 18 février 2022

Comment neutraliser un pays sans le dire-Ukraine 2014

Publié dans Défense et Sécurité internationale n°144, décembre 2019

Le conflit entre la Russie et l’Ukraine de février 2014 à février 2015 constitue la plus violente confrontation entre États européens depuis 1945. Pour autant, ce conflit n’a jamais atteint le seuil de la guerre «ouverte» ou «déclarée». Il aura suffi pour cela que le camp le plus puissant, la Russie, combine habilement trois opérations militaires «sous le seuil» et soit capable de nier qu’elle est en train de les réaliser. 

C’est ainsi que l’on parvient en un an et sans l’avouer à imposer sa volonté à un État de 45 millions d’habitants.

L’opération de saisie

La première opération est une opération de saisie, le grand classique de la culture stratégique russe. Rappelons que dans un contexte de dissuasion mutuelle où aucun des adversaires ne veut réellement combattre l’autre, l’opération de saisie consiste à s’emparer d’un point, ou de s’y positionner, pendant le délai de réaction de l’adversaire où à son insu. Lorsque ce dernier peut enfin prendre une décision, il est trop tard et il se retrouve bloqué dans la position initiale. C’est un pari risqué qui ne réussit pas toujours, comme à Cuba en 1962, mais parfois fonctionne parfaitement comme en Crimée.

En février 2014, la Crimée est défendue par 15000 soldats ukrainiens avec une forte escadre de chasseurs Mig-29 et une brigade blindée-mécanisée. Elle est pourtant conquise en une semaine par quelques milliers de soldats russes, sans combat ni pertes. L’opération commence par l’infiltration d’éléments légers, forces spéciales, fantassins de marine, depuis la base russe de Sébastopol qui, les 27 et 28 février, occupent ou investissent les points clés du territoire dont le siège du Parlement, les points d’entrée et les principales bases militaires. Cette première force légère est alors renforcée de miliciens locaux et de moyens plus lourds, une escadrille d’hélicoptères d’attaque d’abord puis une brigade motorisée qui traverse le détroit de Kertch par ferries et termine le bouclage au nord de la péninsule. Un processus politique local d’autodétermination est organisé alors même que la manœuvre militaire n’est pas encore terminée. Le 16 mars, le résultat de la consultation exprime sans surprise un désir ardent de la population de Crimée d’être rattaché à la Russie, proposition reçue favorablement à Moscou et mise en œuvre immédiatement.

Avec cette opération, on a pratiquement atteint l’idéal opératif russe de saisie simultanée de l’espace de bataille dans tous ses champs et sa profondeur. Cela a été facilité par la géographie, mais aussi une population réellement très favorable et surtout une absence quasi totale de réaction de la part des forces ukrainiennes. Cette absence a des causes conjoncturelles, les troubles de la révolution de Maidan et le changement de régime ont entraîné une grande confusion au sommet de l’État et ralenti son processus de décision. Elle a surtout des causes structurelles. L’armée ukrainienne est alors une armée creuse. Elle a totalement été négligée depuis l’indépendance du pays et celui paye désormais cette négligence. Il y avait dans cette armée aussi peu de matériels réellement disponibles (entre 6 et 8 Mig-29 sur les 45 de la base de Belbek, en Crimée) que de compétences tactiques et même de volonté de combattre, d’autant plus que de nombreux militaires ukrainiens étaient russophiles. L’amiral Denis Berezovski aura réussi la performance d’être en quelques jours désigné successivement comme commandant de la flotte ukrainienne, amiral de la très provisoire république indépendante de Crimée et enfin adjoint de la flotte russe de mer Noire. Au moment de l’annexion, la très grande majorité des soldats ukrainiens en Crimée décide d’y rester tandis qu’au même moment une partie du reste de l’armée et de la police rejoignait les séparatistes, voire la Russie.

Une fois la Crimée saisie, l’État ukrainien ne réagit pas, comme avait pu le faire le Royaume-Uni après la prise des îles Malouines en 1982. Il ne reconnaît pas l’annexion, mais n’entreprend aucune opération de reconquête. Face à un adversaire beaucoup plus puissant et menaçant, il est dissuadé d’agir. C’est l’opération de saisie parfaite.

La réaction la plus forte vient finalement de l’étranger. La Russie la craignait. C’est la raison pour laquelle l’opération de saisie a été camouflée en insurrection locale appelant à l’aide. Les soldats russes engagés en Crimée puis dans le Donbass ont été ainsi dépourvus de tout attribut national. Il n’y avait évidemment aucun doute sur l’origine de ces «petits hommes verts» qui fusionnaient avec les milices locales, mais le but n’était pas de cacher, mais de pouvoir nier. L’opération, comme pour l’ensemble de la confrontation avec l’Ukraine, a été aussi appuyée par une intense campagne d’«information» auprès de tous les sympathisants, mais aussi de tous ceux qui pouvaient ainsi justifier leur retenue. Au «caporal stratégique» dont le moindre fait et geste était censé être scruté par les médias, la Russie y répondu par le camouflage du caporal et le brouillage des médias.

L’opération de mobilisation

Dès le début de l’opération de saisie de la Crimée, la Russie procède à un grand exercice de mobilisation militaire de long de la frontière. Ces exercices sont alors suffisamment fréquents pour permettre de nier tout lien avec la crise ukrainienne, mais il s’agit là bien évidemment de concentrer une masse de manœuvre suffisante pour subjuguer les faibles forces armées ukrainiennes ou au moins de menacer de le faire.

Plus précisément, outre le groupement de forces en Crimée, le dispositif russe est structuré en deux groupements. Au sud, deux brigades motorisées et sept brigades ou régiments de Spetsnaz et de parachutistes sont placées face au Donbass. Au nord, ce sont six brigades blindées, mécanisées ou motorisées et trois brigades légères qui sont installées de Belgorod à la Biélorussie. L’ensemble représente un peu moins de 95000 dont 50000 dans les unités de combat, auquel il faut ajouter un groupement de réserve fort d’au moins une division parachutiste et une brigade de reconnaissance dans la région de l’isthme de Kerch ainsi que les forces russes en Transnistrie, l’équivalent d’une brigade seulement, mais assez pour encore fixer sur la frontière ouest une partie des forces ukrainiennes. Le dispositif aérien déployé est du même ordre et d’une supériorité encore plus importante vis-à-vis de son équivalent ukrainien. Le commandement russe ayant sélectionné les unités selon leur degré de professionnalisation, l’ensemble de cette force de manœuvre est formée de groupements ad hoc et assez disparate. Elle est néanmoins considérable. Pour un potentiel humain et budgétaire environ deux fois inférieur, la France ne pourrait déployer que peut-être l’équivalent en volume de quatre ou cinq brigades russes. En face, en 2014, il est possible que les forces ukrainiennes réellement opérationnelles ne dépassent pas 10000 hommes.

Il semble que l’option d’une offensive générale ait été sérieusement envisagée avant d’y renoncer au mois d’avril. Moscou privilégie une approche plus limitée dans ses objectifs et ses méthodes, utilisant plutôt cette force de manœuvre comme force de dissuasion, y compris pour les pays occidentaux, de fixation d’une grande partie de l’armée ukrainienne, détournée ainsi de la lutte contre les mouvements séparatistes, et de base arrière et réservoir de forces au profit de ces dernières organisations. Au milieu de l’été, la force de manœuvre russe est réduite de moitié, mais conserve ses effets stratégiques tout en étant rendue permanente par un système de rotation des unités.

L’opération d’appui à l’insurrection (APINT)

Pour le reste, la Russie agit en appui des mouvements de protestation qui se développent dès le mois de mars dans les provinces russophones de l’est de l’Ukraine, dans l’espoir de diviser encore plus le pays par un fédéralisme paralysant. Là encore, il s’agit d’obtenir des effets stratégiques sans dépasser un seuil de provocation. La ligne suivie est de rendre impossible la victoire du gouvernement de Kiev sur les séparatistes en répondant en permanence à l’escalade locale, tout en conservant toujours la possibilité de nier son implication.

En mars 2014, le mouvement séparatiste n’est d’abord qu’une protestation générale. La Russie se contente alors d’appuyer leurs revendications face au gouvernement ukrainien en jouant sur l’intimidation militaire et la pression économique, en jouant sur le prix du gaz par exemple. La réponse ukrainienne à la protestation est alors sans doute plus vigoureuse qu’anticipée, en partie avec l’apparition de bataillons de volontaires nationalistes formés spontanément en jouant sur toutes les possibilités des réseaux sociaux ou par des oligarques, qui apparaissent par ailleurs et de tous les côtés comme des acteurs majeurs du conflit. Dans les deux cas, il est démontré ainsi la facilité nouvelle de «lever des troupes» dès lors que l’on dispose d’argent et d’un espace vide ou faible d’autorité étatique. Cette levée en masse citoyenne aide la police à rétablir l’ordre dans les grandes villes de Kharkov et Marioupol, et de reprendre le contrôle d’une partie du Donbass.

Menacé, le mouvement de protestation se durcit et se militarise grâce à l’action de nouveaux leaders plus proches des Russes. Durant le mois d’avril, on voit apparaître de ce côté aussi des bataillons de volontaires armés, qui s’équipent localement ou de plus en plus avec l’aide de la Russie. Igor Girkin, dit Strelkov, proclame la République de Donetsk, bientôt suivie par celle de Louhansk. Strelkov prend le contrôle total de la ville de Slavyansk et en fait le symbole de la résistance.

Le gouvernement répond en mai par une offensive baptisée «antiterroriste» qui s’efforce d’étouffer la rébellion. Grâce à la réintroduction de la conscription, les forces de la police et de l’armée sont renforcées et engagées dans des opérations de plus en plus importantes, visant à tenir les points clés comme les aéroports de Donetsk et Louhansk, à couper la frontière avec la Russie, puis à s’emparer progressivement de tous les bastions rebelles. Tous les moyens militaires sont employés. La Russie répond par une aide accrue en «volontaires», mercenaires et surtout en équipements lourds, toujours sous la fiction de l’équipement volé aux Ukrainiens. Les combats sont de plus en plus violents. Le ciel fait notamment l’objet d’une bataille inédite où la moitié de la flotte d’attaque au sol et d’hélicoptères est, ainsi que le vol civil commercial Mh-17, abattue par le système de défense antiaérien rebelle. À la fin du mois d’août, l’offensive gouvernementale ukrainienne semble malgré tout sur le point de l’emporter.

La Russie ne pouvant accepter cette victoire franchit alors un nouveau seuil. Les forces ukrainiennes le long de la frontière sont écrasées sous le feu de l’artillerie russe puis percées par l’engagement de quatre groupements tactiques interarmes (GTIA) sous le drapeau des républiques séparatistes. Tactiquement, ces GTIA combinent la puissance de choc des chars de bataille et la puissance de feu de la combinaison drones-artillerie à longue portée. Ils sont irrésistibles pour les forces ukrainiennes qui sont écrasées à Iloyansk, ouvrant ainsi la route vers Louhansk, Donetsk et Marioupol. L’aéroport de Louhansk est repris après un écrasement des défenses au mortier de 240 mm et des combats de chars. Le gouvernement ukrainien cède et signe le protocole de Minsk le 5 septembre.

Le 17 janvier une nouvelle offensive russe est lancée avec six groupements et autant d’axes d’attaque. L’aéroport de Donetsk est à son tour pris par les forces russo-rebelles selon les mêmes procédés qu’à Louhansk. Les combats majeurs se déroulent cependant autour de la poche de Debaltseve au centre du Donbass. La poche tenue par 6000 hommes est assaillie par des forces d’un volume double, regroupant typiquement deux brigades irrégulières, Prizark et ses volontaires internationaux ainsi que la brigade cosaque, mais surtout cinq GTIA russes. Après un mois de combats, dont des affrontements importants de chars, c’est un nouveau désastre ukrainien qui oblige à un repli catastrophique.

Placé dans une situation difficile et sans réelle implication concrète des puissances occidentales, le gouvernement ukrainien est obligé d’accepter le 12 février 2015 les accords dits de Minsk II qui consacrent la victoire de la Russie en actant la partition de l’Ukraine et de fait sa neutralisation stratégique.

dimanche 6 février 2022

Barkhane, nouvelle version

Avant qu'il ne soit décidé officiellement de se retirer militairement du Mali, voici la nouvelle version de l'analyse de l'engagement français au sahel. 

Par rapport à la version 7, elle inclut la description rapide des combats de Serval et surtout celle de la transformation en cours de l'opération. Elle fait 44 pages, mais comprend un résumé en introduction. 

Elle est disponible en version Kindle sur Amazon (>ici pour voir). A défaut de Kindle, passez par le bouton "Faire un don" en haut à droite (quel qu'il soit et plutôt "don à un proche") et j'envoie en format pdf tout ce que vous me demandez dans les instructions et à l'adresse indiquée. 

Si vous avez déjà une version ancienne d'une note, il suffit de me demander la nouvelle à : goyamichel@gmail.com

Les anciennes publications sont toujours disponibles :

01-La guerre première. De la guerre du feu à l'empire de fer
02-La voie romaine. L'innovation militaire pendant la République romaine
03-L'innovation militaire pendant la guerre de Cent ans

04-Corps francs et corsaires de tranchées. La petite guerre des Français (1915-1918)
05-Innovations militaires en Indochine (1945-1954)
06-La victoire oubliée. La France en guerre au Tchad (1969-1972)
07-La guerre d'usure entre Israël et l'Egypte (1969-1970)

08-GI’s et Djihad. Les évolutions militaires pendant la guerre en Irak (2003-2008)
09-Sisyphe à Gaza. Israël contre le Hamas, enseignements opératifs et tactiques (2008-2014)
10-Levant violent. Une brève histoire militaire de la guerre en Syrie et en Irak (2011-2016)
11-Etoile rouge. Enseignements opérationnels de quatre ans d'engagement russe en Syrie (2015-2019)
12-Lutter contre les organisations armées en Afrique subsaharienne (avec Laurent Touchard)

13-L'art de la guerre dans Starship Troopers de Robert Heinlein

14-Théorie de la section d'infanterie
15-Régiment à haute performance
16-Une expérience de lutte contre les snipers (Sarajevo, 1993)
17-Retour sur les combats d'Uzbin (18 août 2008)

18-VE 1 Manager comme un militaire. Recueil de billets
19-VE 2 20 notes sur les organisations humaines. Recueil

20-L'expérience des Combined action platoons-Une expérience réussie de contre-guérilla au Vietnam
21-Le vainqueur ligoté - L’armée française des années 1920
22-Confrontation en Ukraine (2014-2015)-Une analyse militaire
23-Barkhane-Une analyse de l'engagement militaire français au Sahel
24-La guerre du Haut-Karabakh-Enseignements opérationnels
25-Border War (1978-1988)