dimanche 19 juin 2022

Point de situation des opérations en Ukraine 18 juin 2022- Perspectives

 

C’est le rapport de forces réel ou estimé qui détermine si l’objectif stratégique fixé aux forces armées peut être offensif ou défensif. Le gouvernement ukrainien peut proclamer vouloir refouler les Russes sur la ligne du 24 février 2022, celui-ci est inatteignable en l’état actuel des forces. Il le sera peut-être à long terme avec la formation d’une nouvelle armée ukrainienne grâce à la mobilisation nationale et l’aide occidentale, mais pour l’instant, ce sont les Russes qui ont seuls la possibilité d’avoir un objectif stratégique offensif. Celui-ci s’est beaucoup réduit au fur et à mesure que le rapport de force réel a remplacé le rapport de force estimé, très favorable aux Russes, avant le début de la guerre. L’objectif stratégique russe affiché depuis la fin du mois de mars est la conquête complète des deux provinces du Donbass.

En termes opérationnels cela pourrait se traduire par l’« effet majeur » - un effet à obtenir dans un cadre espace-temps précis - suivant : « S’emparer avant la fin de l’été des quatre villes principales du Donbass encore contrôlées par les Ukrainiens ainsi que Pokrovsk au centre de la province de Donetsk ». En position défensive, l’effet majeur ukrainien semble ne pouvoir être que d’empêcher les Russes d’atteindre le leur.   

On assiste donc à un bras de fer autour des villes objectifs avec pour l’instant un peu de progression sur le terrain à l’avantage des Russes, mais au prix de trois mois de combats. Or, quand les combats sont très violents, mais qu’il n’y a que peu de changements dans l’espace, c’est l’autre terme de l’équation - le temps – qu’il faut particulièrement observer.

Vers le point oméga

Historiquement, c’est la grande létalité des feux directs antichar et antipersonnel qui fait passer de la guerre de mouvement à la guerre de position, et c’est l’artillerie, au sol ou en l’air, qui permet de sortir de la guerre de position. Attaquer dans un contexte de guerre de positions, c’est d’abord essayer de neutraliser l’artillerie et les défenses ennemies par un déluge d’obus ou roquettes, puis progresser vers ces défenses pour s’en emparer. Mais si la contre-batterie n’a pas été efficace, progresser implique aussi de se trouver à son tour sous les obus de l’artillerie adverse, ce qui rend la chose beaucoup plus difficile. Or, l’artillerie russe, non pas tant en nombre de pièces, mais en nombre d’obus, domine largement les débats avec, si on croit les déclarations récentes, de l’ordre de 6 projectiles envoyés pour 1 seul ukrainien. Autrement dit, la probabilité de réussite d’une attaque russe est plus importante que celle d’une attaque ukrainienne surtout si cette attaque est menée par une bonne infanterie.

Le nombre de km2 conquis par les Russes est donc plus important que celui des Ukrainiens, ce qui par cumul peut faire émerger des succès tactiques importants comme parvenir à percer à Popasna ou menacer d’encercler Lyman et obliger ses défenseurs à se replier. La succession de ces succès tactiques peut ensuite permettre de produire des succès opérationnels, sur le terrain, comme la prise prochaine de Severodonetsk, ou sur les forces ennemies par exemple en les encerclant. Mais tout cela a un coût, humain bien sûr, mais aussi matériel, et c’est là que le temps intervient.

Dans les hypothèses d’une guerre entre l’OTAN et le Pacte de Varsovie dans les années 1980, personne n’imaginait que celle-ci puisse durer plus de quelques semaines. On se fondait alors beaucoup sur l’exemple de la guerre d’octobre 1973 entre Israël et les pays arabes voisins, guerre dont les combats s’étaient arrêtés au bout de 19 jours et alors que les deux camps avaient perdu la moitié de leur matériels majeurs – avions, chars, etc.- en 19 jours. On parlait alors de « nouvelle létalité » du champ de bataille moderne. Les anciens soldats de la guerre froide, qui sont à la tête des armées maintenant, sont donc surpris de voir une guerre de même type qui dure depuis bientôt quatre mois. Le ministre de la Défense ukrainien a avoué il y a quelques jours que ses forces avaient atteint cette moitié de pertes avec 400 chars perdus, 1 300 véhicules d’infanterie et 700 systèmes d’artillerie. Il s’agit là d’une estimation et non un état précis, et à rebours des discours habituels minimisant ses propres pertes peut-être s’agit-il de susciter un sentiment d’urgence auprès des pays occidentaux, mais cela paraît vraisemblable comme ordre de grandeur.

Ces chiffres correspondent sensiblement au double des pertes documentées par le site OSINT Oryx, ce qui donne déjà une idée de la marge d’erreur entre le visible et le réel. Des matériels militaires, surtout des vieux ex-soviétiques, peuvent être perdus sans être frappés. C’est particulièrement valable pour les tubes d’artillerie hors d’usage après quelques milliers de coups. On se trouve quand même très loin de la « nouvelle létalité » imaginée dans les années 1970-1980. Pour autant, la destruction finit par faire son œuvre.  Les combats répétés produisent une entropie. Les unités perdent des hommes tués, blessés, prisonniers, qui sont souvent remplacés dans l’urgence par des inconnus souvent moins compétents. Le tissu social se désagrège avec ce qu’il apporte de force de résistance, et le capital de savoir-faire diminue. On perd aussi bien sûr de nombreux équipements à un niveau qui dépasse nettement, au moins dans un premier temps, celui de la production. Les matériels sont détruits et endommagés par les tirs ennemis (et parfois amis). Ils peuvent être aussi abandonnés, de l’ordre d’un tiers des pertes de part et d’autre en Ukraine, pour se sauver ou par qu’ils sont coupés d’une chaîne d’approvisionnement qui n’arrive plus à suivre.

Pour compenser un peu cette entropie, on bricole. On forme des unités « de marche », on met à l’écart et on cannibalise les unités qui n’ont plus de valeur et on surutilise celles qui en ont encore en concentrant sur elles une logistique qui se réduit. Mais ces unités elles-mêmes finissent par s’user et il arrive un moment où il n’y a plus de stocks de véhicules de remplacement ou de munitions, d’obus en premier lieu. On atteint alors le point oméga, où on peut au mieux se défendre, mais où il n’y a plus du tout de capacité offensive jusqu’à ce qu’on reconstitue les forces.

Toute la question est maintenant de savoir quand seront atteints les points oméga des armées russe et ukrainienne. En l’état actuel des choses, il semble que ce soient plutôt les Ukrainiens, dont les pertes humaines dépassent peut-être désormais celles des Russes et surtout qui commencent à être sérieusement à court de munitions critiques. Pour pouvoir atteindre leur effet majeur, c’est-à-dire empêcher les Russes de s’emparer du Donbass avant que ceux-ci aient atteint leur point oméga, cela suppose à la fois de combattre intelligemment dans le champ opérationnel et de repousser autant que possible leur point oméga dans le champ organique grâce à une mobilisation de leurs ressources et l’aide occidentale.

Combattre intelligemment dans le contexte actuel c’est passer à une posture défensive. Ce sont les attaques qui coûtent le plus cher, mais encore faut-il qu’elles soient « rentables » et c’est rarement le cas face aux points forts russes comme à Popasna et qui plus est avec des brigades territoriales bien moins solides que les brigades de manœuvre. Si attaques il doit y avoir, celles-ci doivent avoir la forme de raids limités dans le ciel ou au sol et à coup sûr. Pour le reste, il faut défendre en profondeur en acceptant de perdre du terrain à l’avant pour sauvegarder ses forces, tout en faisant payer cher en hommes et en temps chaque km2 gagné par les Russes. Les Ukrainiens sont dans la position des armées alliées devant résister jusqu’en juillet 1918 face à la supériorité allemande en attendant les renforts américains et surtout ceux de l’industrie française, la différence c’est que cette fois c’est l’industrie américaine qui va arriver en renfort.

Des obus, des obus et des obus

Du côté des ressources, l’aide occidentale doit d’abord passer par la fourniture de moyens permettant de faire vivre l’existant ukrainien ex-soviétique, et ce dans tous les domaines. C’est essentiellement le fait des anciens pays du Pacte de Varsovie qui peuvent encore avoir des équipements et des stocks, et parfois en produire encore comme les obus d’artillerie en Bulgarie. La deuxième possibilité est de racheter sur le marché de l’occasion de l’équipement ex-soviétique à tous les pays qui en disposent encore. La troisième possibilité est d’utiliser les nombreux équipements récupérés sur les Russes. Avec ces ressources, et en puisant sur les stocks, les forces ukrainiennes peuvent encore remplacer les véhicules ex-soviétiques leurs unités de manœuvre pendant plusieurs mois. Le problème est surtout logistique et plus particulièrement dans les munitions d’artillerie. Les obus ex-soviétiques ne sont que peu fabriqués hors de Russie. Les productions annuelles ukrainiennes ou bulgares ne permettent de satisfaire que quelques jours de combat et même en récupérant des obus de 152 mm et autres partout où c’est possible, il est inconcevable que l’actuelle artillerie ukrainienne puisse rivaliser avec celle des Russes.

La deuxième voie consiste à transformer complètement le capital technique ukrainien. Dans l’urgence, il s’agit surtout de remplacer la vieille artillerie ukrainienne ex-soviétique en train de fondre par une artillerie occidentale, plus moderne, plus précise et à plus longue portée et donc entre autres beaucoup plus efficace en contre-batterie. C’est un chantier gigantesque. Les armées européennes ont réduit leur artillerie à la portion congrue, par économie et dans la croyance que la suprématie aérienne occidentale (lire américaine) permettait de s’en passer. Les États-Unis ont également réduit leur artillerie par rapport à la guerre froide, mais dans une moindre mesure. Rappelons au passage, que si l’effort français en % du PIB avait été identique à celui des Américains, on aurait investi entre 200 et 300 milliards d’euros de plus depuis 1990 dans notre capital technique et notre industrie de défense.

Alors que l’industrie de défense occidentale et singulièrement en France est devenue de l’artisanat – Nexter sort actuellement un canon Caesar tous les 40 jours – il est difficile d’imaginer réussir ce pari sans dépouiller ses propres unités. Le problème est peut-être encore plus critique pour les obus. La production actuelle américaine (200 à 250 000 coups par an environ) suffirait juste à alimenter l’artillerie ukrainienne pendant un mois au rythme de tir actuel. La France de son côté à acquis en dix ans pour sa propre artillerie l’équivalent d’une semaine de tir en Ukraine. Il doit rester l’équivalent de trois jours. L’aide militaire à l’Ukraine sur la longue durée et d’une manière générale le nouveau paysage stratégique passe par une révolution de notre industrie de défense.  

En 1990, on disposait en France de 571 pièces d’artillerie, il n’y en plus désormais qu’environ 140. On aurait pu conserver un stock de 200 pièces, éventuellement modernisées, dans lequel on aurait pu puiser. Obsédés par les économies budgétaires, on n’a pas fait de stocks de pièces et d’obus. La situation est encore pire pour l’artillerie antiaérienne. Plus d’autre solution désormais si on veut que notre aide ait un effet significatif en Ukraine que de se dépouiller de ce que l’on dispose en pièces et munitions. Si on remet en place une production industrielle un peu plus massive, on pourra se remettre à niveau dans quelques années.

Bien entendu, tout cela doit s’accompagner aussi d’un immense effort d’instruction, ce qui suppose de retirer de la zone des combats pendant des semaines des milliers d’artilleurs ukrainiens pour les former. Il faut ensuite former des bataillons d’artillerie complets et les faire traverser l’Ukraine, en espérant que les flux logistiques suivront. En résumé, les effets de la transformation de l’artillerie ukrainienne en artillerie presque entièrement américaine ne peuvent être que graduels et ne permettront d’obtenir des effets importants qu’au mieux dans quelques semaines si un effort considérable est fait et plus probablement dans plusieurs mois.

Le problème est à peine moins grave pour les unités de mêlée. Là encore le bataillon doit être l’unité de compte si on veut avoir une unité créée ou reconstituée disponible rapidement. En partant de zéro, et à condition de disposer de l’équipement complet, d’une bonne infrastructure et de l’encadrement, on peut éventuellement former un bataillon de mêlée en six mois. En mixant avec des vétérans et des cadres ukrainiens d’une unité existante, on peut raccourcir le processus. Cela pose une multitude de problèmes concrets avec là aussi à terme l’obligation de remplacer progressivement les équipements soviétiques par des équipements occidentaux avec des difficultés un peu moins importantes que pour l’artillerie. On devrait se concentrer dans l’immédiat sur la formation de bataillons d’infanterie légère et de sapeurs d’assaut qui pourraient être injectés cet été dans les bastions urbains et les lignes de défense.

Il faut bien comprendre que pour permettre à l’armée ukrainienne de gagner la guerre, il faut quasiment la recréer de toutes pièces et il s’agit d’une armée, au moins pour l’armée de Terre, nettement plus importante en volume que l’armée française. Si on voulait être cohérent, les pays occidentaux devraient être de grands camps d’entraînement pendant que notre industrie se mettrait en ordre de marche pour revenir à une production de masse.

Une offensive décroissante

Bien entendu les Russes ne vont pas rester inactifs pendant ce temps. Eux aussi produisent et innovent. L’hypothèse privilégiée est qu’ils jettent toutes leurs forces disponibles dans la balance pour s’emparer du Donbass avant la fin de l’été pour ensuite passer en posture défensive.

L’usure de leurs forces est déjà considérable. Matériellement, les pertes en équipements majeurs sont très supérieures à celle des Ukrainiens, mais sans être critiques. La situation la plus difficile semble concerner les chars de bataille, avec presque la moitié du parc d’active de 3 471 chars sans doute hors de combat, ce qui explique peut-être le recours au parc de réserve avec la récupération de vieux chars T-62.

Dans les autres domaines, grâce à leurs énormes stocks, même coûteux à maintenir et d’une disponibilité douteuse, les Russes ont vaincu la létalité moderne. Avec un stock d’active de plus de 14 000 véhicules de combat d’infanterie divers (aux alentours de 3 600 théoriques en France), ils ont un taux de pertes de 10 à 20 %. La situation est encore moins grave pour les autres matériels. Si cela a contribué à gagner la bataille de Kiev, ce n’est pas la destruction des véhicules de combat qui va changer la donne dans la bataille du Donbass.

La logistique est sans doute plus sensible. On ignore l’état des stocks russes de carburant et surtout en munitions. Il est question d’une consommation des deux tiers environ. Si cela est vrai, cela laisse la possibilité de continuer le combat au même rythme pendant deux mois environ, peut-être trois avec l’apport de la production locale. Peut-être la Russie peut-elle aussi faire appel aux stocks de ses alliés. Les flux logistiques sont par ailleurs mieux organisés que durant la phase de mouvement, par la protection d’un front continu, la proximité des bases ferroviaires et une meilleure protection des convois et des réseaux en l’air et au sol. La vraie menace ukrainienne viendrait du combat d’infiltration ou de partisans, en coordination avec une capacité de frappes en profondeur en particulier par lance-roquettes multiples HIMARS ou M270.

La principale difficulté russe, celle qui accélère le déplacement vers le point oméga, se trouve dans le capital humain. On spécule beaucoup sur le volume des pertes humaines russes et LNR/DPR. Ces derniers sont à cet égard plus transparents et les chiffres qu’ils donnent, sont de l’ordre de 40 % de pertes pour les 35 000 hommes de leurs deux corps d’armée. Il est vrai que la vingtaine de bataillons qu’ils représentent sont très largement sollicités par les Russes, mais on comprend pourquoi ils progressent désormais très peu dans les combats. Les pertes russes sont sans doute inférieures à celles des LNR/DPR, de l’ordre de 30 % des forces engagées le 24 février. C’est déjà considérable et cela signifie que chacun des groupements tactiques russes engagés a été plus ou moins sévèrement touché.

Au contraire des équipements et au contraire des Ukrainiens, les Russes n’ont qu’une faible réserve humaine, la faute à un recrutement purement volontaire et à l’absence d’une grande réserve opérationnelle au moins équivalente à l’armée d’active. Le volontariat assure une meilleure motivation qu’une mobilisation générale en Russie, mais réduit considérablement le volume des renforts disponibles à court comme à moyen terme. S’il est possible de compenser, après de longues semaines, les pertes des premiers mois de guerre, il sera difficile de beaucoup dépasser le nombre initial d’unités de combat engagées en Ukraine.

Les pertes diminuent les capacités, mais de manière différente selon la qualité de l’unité. Pour 10 % de pertes, un bataillon d’élite perdra par exemple 15 % de son potentiel alors qu’une unité médiocre en perdra 30 %. Si le nombre total de groupements tactiques russes n’a pas beaucoup varié, le nombre de ceux qui ont encore une capacité à mener une attaque a lui beaucoup diminué.

L’armée russe s’est aussi adaptée et a un peu innové, en attendant des réformes plus profondes. Le nouveau mode opératoire adopté fin mars est nettement mieux adapté aux capacités russes que la guerre de mouvement, car plus simple et reposant sur une combinaison planifiée artillerie/aéroartillerie-infanterie. L’artillerie est là, par forcément moderne, mais très puissante. Aviation et hélicoptères d’attaque sont mieux intégrés dans le combat interarmées. Reste à disposer d’une infanterie d’assaut apte à combattre à pied dans les milieux urbains ou retranchés. La structure mixte mêlée-artillerie des groupements tactiques semble largement abandonnée au profit de structures plus classiques et plus simples avec la formation de grands groupements d’artillerie, pratiquement des divisions, et de purs (petits) bataillons de manœuvre de 200 à 300 hommes comme les Ukrainiens.

La quasi-totalité des attaques est donc désormais menée par une trentaine de bataillons, le plus souvent issus de l’armée d’assaut par air, de l’infanterie navale ou d’irréguliers comme Wagner ou la brigade tchétchène de la garde nationale. En réalité, ces unités sont très sollicitées depuis le début et ont subi de lourdes pertes, mais elles résistent mieux que les autres. Il n’est pas évident cependant qu’elles puissent encore être engagées sans discontinuer pendant très longtemps.

Au bout du compte, il semble que le rapport de forces matériel et notamment en puissance de feu sera quoiqu’il arrive à l’avantage des forces russes pour les trois mois à venir. Il est même probable que cet avantage sera sans doute encore plus important de mi-juillet à mi-août. Il reste à savoir si cet avantage matériel de l’été pourra être associé à une infanterie d’assaut encore suffisante en volume pour obtenir des résultats décisifs. Tout dépend en fait de l’intelligence de la défense ukrainienne dans le Donbass et dans l’immédiat dans la poche de Severodonetsk-Lysychansk. Si l’armée ukrainienne se fait encercler dans cette poche, les Russes atteindront sans aucun doute leur effet majeur. Si elle parvient à résister deux mois sur place ou si elle parvient à se replier en bon ordre et sans grande perte matérielle sur une solide ligne Sloviansk - Kramatorsk – Droujkivka – Kostiantynivka, elle peut parvenir à empêcher les Russes d’atteindre leur objectif stratégique jusqu’à leur point oméga.

Surviendra alors une immobilisation du front masquant un intense travail de reconstitution et de transformation de part et d’autre qui débouchera tôt ou tard sur une nouvelle phase de la guerre fondée sur un rapport de forces différent.

samedi 18 juin 2022

Point de situation des opérations en Ukraine 18 juin 2022- Combats

Dans le point de situation du 28 mai, il était expliqué que la prise par les Russes de Popasna le 7 mai et l’avancée rapide dans toutes les directions avaient formé une poche qui menaçait toutes les forces ukrainiennes dans le secteur de Severodonetsk-Lysychansk (S-L). Cette situation délicate, et avec rarement une fin heureuse pour les défenseurs, plaçait les forces ukrainiennes devant trois options : contre-attaquer, résister ou se replier.

La sagesse aurait sans doute voulu choisir la troisième solution, la politique et la volonté de ne pas céder un mètre ont fait choisir la première. La zone a donc été renforcée de nouvelles unités avec comme mission de desserrer l’étau de Severodonetsk à Horlivka (en zone LNR). En comptant la 4e brigade (blindée) de réaction rapide de la Police, il y a désormais dans cette petite poche 12 brigades de manœuvre ukrainiennes et six unités de milices ou de l’armée territoriale. C’est entre 1/4 et 1/3 de l’armée ukrainienne qui se trouve ainsi réunie dans un carré de 50 x 50 km. Que les Russes s’emparent de la petite ville de Soledar - ils en sont à quelques kilomètres - et c’est toute la route T1302 qui relie S-L au reste de l’Ukraine qui se trouvera coupée. Il restera le passage par Siversk au nord de la poche, beaucoup moins pratique. Bien entendu, si Siversk tombait aussi, toutes les forces ukrainiennes de la poche seraient sérieusement menacée de destruction ne serait que par assèchement logistique. La région de Siversk à Lyzychansk, protégée par deux brigades de manœuvre renforcées n’est pour l’instant pas menacée après plusieurs tentatives russes, parfois désastreuses, de franchissement de la rivière Donets. Un nouveau pont mis en place par les Russes à Bilohorivka a été décelé et détruit le 16 juin, preuve que les Russes n’ont pas renoncé à attaquer de ce côté.

Renforcement et contre-attaques donc, mais sans repousser vraiment l’ennemi. Les unités ukrainiennes déployées sur S-L ont pu ainsi refouler un temps les Russes à Severodonetsk, mais ne les ont pas empêchés de reprendre le terrain alors que la destruction des trois ponts reliant la ville à Lysychansk les isolait. Actuellement, les Ukrainiens ne tiennent plus que 20 % de la ville, soit le quartier de Metolkine et surtout le complexe chimique d’Azot, où comme dans Azovstal à Marioupol des centaines de civils sont également réfugiés. Ils doivent avoir engagé dans la zone de l’ordre de trois ou quatre bataillons issus des trois brigades placées à Lysychansk, qui font face à une « division Severodonetsk » de 7 à 9 bataillons d'infanterie tchétchènes, Wagner, LNR et un bataillon de chars. En résistant fermement, les bataillons ukrainiens peuvent tenir plusieurs semaines dans la ville, mais il reste à déterminer si cela a une utilité militaire. Lysychansk en hauteur et au-delà d’une rivière qui ne peut plus être franchie par les ponts est beaucoup plus facile à défendre.

Il est probable cependant que les forces russes ne cherchent pas à aborder Lysychansk de front mais à la contourner par les localités de Tochkivka, Hirske et Komyshuvakha entre 6 et 10 km au sud de la ville et au nord de la poche russe de Popasna. Comme à S-L ce secteur est défendu par deux brigades de manœuvre et une brigade territoriale ukrainiennes. La face Ouest de Popasna est également défendue par trois brigades de manœuvre et une une brigade territoriale ukrainiennes qui s’efforcent au mieux de reprendre du terrain et au pire de défendre Soledar et l’axe Bakhmut-Lysychansk. La face sud est plus légère avec une brigade blindée et plusieurs bataillons d’infanterie qui défendent surtout les approches de la ville clé de Bakhmut également tenue par une brigade territoriale.

En face, les Russes ont renoncé à tout lien organique et ont formé trois divisions ad hoc sur chaque face de Popasna à partir d’un pool de 20 à 25 bataillons LNR, réguliers russes blindés-mécanisées et surtout infanterie d’élite avec une division et une brigade d’assaut aérien ainsi que trois brigades d’infanterie navale réunies dans la zone.

Le dernier axe d’effort russe autour de la poche S-L et même de l’ensemble S-L/S-K a lieu dans la région d’Horlivka, en DNR, où un petit groupement d’assaut russe Wagner-infanterie navale appuyé par des unités du 1er corps d’armée (DNR) s’efforce de repousser, sans grand succès, la 46e brigade d’assaut aérien vers Kostiantynivka.

Comme à Severodonetsk, les Ukrainiens ont ralenti considérablement la progression russe dans toute cette zone, mais leurs attaques n’ont guère eu de succès et n'ont en tout cas pas permis de reprendre ni même de menacer la poche de Popasna, le seul objectif dont la prise pouvait changer le cours des opérations.  

Il ne reste plus aux forces ukrainiennes de choisir entre se replier en bon ordre ou tenir sur place. Ils pourraient ainsi se replier sur la conurbation Sloviansk - Kramatorsk – Droujkivka – Kostiantynivka, qui peut constituer une solide ligne de défense pour peu que les trois mois précédents aient été consacrées à la préparation de la défense et, par exemple la mise en place de nombreux dépôts. Cela offrirait également l’avantage de raccourcir le front et donc de pouvoir densifier sa défense. Ils peuvent choisir de tenir sur place en espérant l’usure russe, mais à ce jeu-là ils risquent de craquer avant eux, non par manque de courage mais simplement par manque de munitions, et cela peut tourner au désastre.

Le renforcement de la poche S-L a eu forcément pour effet de dégarnir les autres secteurs. Dans la région de Sloviansk, sur un front large allant de la poche russe d’Izium à celle de Lyman, on peut distinguer la face Ouest de la poche d’Izium, un temps axe d’effort russe et désormais plutôt défensif où la 106e division aéroportée et trois brigades indépendantes russes disputent la zone à quatre brigades ukrainiennes, sans grand effet de part et d’autre. A l’autre extrémité, après la prise de Lyman, deux à trois brigades russes s’efforcent de prendre le contrôle de la forêt jusqu’à la rivière Donetsk et peut-être de prendre contact avec la 95e brigade d’assaut aérien ukrainienne à Raihorodok à 2 km au Nord-Est de Sloviansk.

L’effort russe dans la région est clairement dans la zone entre ces deux extrémités en concentrant une division d’infanterie motorisée et la 90e division blindées, renforcées de plusieurs brigades blindées-mécanisées indépendantes et de deux brigades d’infiltration (45e brigade spéciale et 3e brigade spetsnaz) face à la 81e brigade d’assaut aérien (et peut-être aussi une brigade motorisée) renforcée de plusieurs bataillons indépendants d’infanterie qui tiennent la région forestière de Dovenhke-Krasnopillya et la route M03 qui relie Izium à Sloviansk. Les combats sont difficiles et les progrès russes très lents, mais on ne voit pas comment les forces ukrainiennes ne seraient pas amenés à se replier vers Sloviansk. Sloviansk est encore cependant loin d’être menacée.

Dans les secteurs périphériques du front, on assiste au nord de Kharkiv à une série de contre-attaques russes afin de repousser les forces ukrainiennes le plus loin possible de la frontière et sans doute de revenir à portée de tir d’artillerie de Kharkiv. Peut-être les Russes veulent-il protéger d’incursions ou de frappes ukrainiennes la zone de reconstitution de leurs forces dans la région-base de Belgorod et l’axe logistiques vers Izium via Vovchansk.

Avec deux divisions complètes et plusieurs brigades au repos, la base de Belgorod constitue également un pool de forces dans lequel les Russes peuvent puiser pour renforcer la 6e armée en charge du secteur de Kharkiv. On y retrouve ainsi une présence permanente d’unités DNR/LNR, qui ont le sentiment d’être surutilisés (les deux corps d’armée DNR/LNR approchent le seuil de destruction) à la place des Russes, et des renforts ponctuels de brigades blindées-mécanisées ou d’artillerie, qui permettent à la 6e armée de repousser des unités ukrainiennes affaiblies par le renforcement du Donbass en hommes et une logistique réduite. Après avoir suscité beaucoup d’espoirs, les succès ukrainiens dans le secteur de Kharkiv n’ont pas été décisifs.

A l’autre extrémité du front, la région de Kherson constitue une tête de pont au-delà du Dniepr que les Russes veulent conserver à tout prix, mais sans avoir pour l’instant les moyens de s’en servir comme base offensive. La zone de 80 km de long sur 30 de large est défendue par le 49e armée qui coiffe la 20e division d’infanterie motorisée à Kherson, la 7e division et la 11e brigade d’assaut aérien au centre et trois brigades indépendantes au nord. Avec en plus trois brigades de reconnaissance dont une de spetsnaz, l’ensemble représente peut-être 10 bataillons, plutôt de bonne qualité tactique même si très usées, retranchés depuis presque deux mois et surtout appuyés par au moins trois brigades d’artillerie et comme partout ailleurs un important appui aérien rapproché. Il est difficile dans ces conditions pour les Ukrainiens, pourtant forts de six brigades de manœuvre et d’autant d’unité territoriales ou de milices d’obtenir des résultats importants. La zone entre Kherson et Mykolaev est verrouillée et il est impossible de part et d’autre d’y percer.  Au début du mois de juin, les forces ukrainiennes étaient parvenues à franchir la rivière Inhulet au centre du dispositif, mais après une progression de quelques kilomètres, la puissance de feu et la contre-attaque russe ont bloqué la progression. Depuis les combats sont à nouveau très statiques.

Pour être complet, il faut évoquer également la zone qui va du Dniepr à la ville de Donetsk, qui est la moins densément occupée de part et d’autre et où les deux camps sont simultanément plutôt en posture défensive. Depuis des mois, le 1er corps d’armée DNR s’efforce de repousser les forces ukrainiennes au-delà de la ville de Donetsk mais sans grand succès. Le 1er corps est épuisé et les forces ukrainiennes bien que réduites sont dans une bonne position défensive. Pour le reste, on assiste tout le long de la ligne à de nombreux combats de petite ampleur et sans autre effet que de fixer et user un peu les forces ennemies. La prise d’Orikhiv pourrait avoir de l’intérêt pour les Russes en menaçant Zaporajjia mais ils manquent pour l’instant de forces dans le secteur pour pouvoir l’envisager.

(à suivre)

samedi 11 juin 2022

L’infanterie, les chars et la guerre en Ukraine (3e partie-Théorie de la ligne)

Cela ne plaît guère, notamment en France, mais la « défense non-offensive » (ou toutes les méthodes de « non-bataille » pour reprendre l’expression du commandant Guy Brossolet), qui consiste à défendre un territoire par une guérilla adossée à des pôles de défense solides est efficace. Elle l’est d’autant plus que les défenseurs sont nombreux (ce qui suppose souvent l’emploi de réservistes) très bien formés, bien équipés d’armes et véhicules légers et qu’ils font face à de grosses mais peu nombreuses colonnes de véhicules-cibles.

L’Ukraine n’a pas eu le temps, ni l’aide étrangère suffisante — qui aurait été moins coûteuse à fournir à ce moment-là que dans l’urgence de la guerre — de réaliser complètement ce modèle nouveau avant l’invasion. À la place d’une « super armée finlandaise », il y a eu un ensemble disparate qui n’a pu empêcher la saisie de larges pans du territoire par les forces russes et même pu leur infliger des pertes décisives.

Le modèle ukrainien a permis de freiner et corroder, imposant le repli à cinq armées russes complètes, mais il s’avère beaucoup moins efficace dès lors qu’il s’agit d’attaquer. Les brigades ukrainiennes ont en effet beaucoup de mal également à franchir les écrans de feux russes, des frappes aériennes aux nombreux canons-mitrailleurs, l’arme principale de l’infanterie moderne, en passant par toute la gamme de l’artillerie et les canons de chars. On aboutit ainsi à une forme de neutralisation tactique où il s’avère presque impossible de détruire les grandes unités de l’autre, hors encerclement suivi d’une longue réduction. Sur les pions de wargames, on donnerait une forte valeur de défense et une faible valeur d'attaque aux unités russes comme aux unités ukrainiennes, ce qui conduit généralement à un blocage et une fixation du front.

Les tranchées du Donbass

Après la bataille de Kiev et le repli russe, la forme des combats change en effet radicalement, à la manière des forces engagées dans la guerre de Corée passant brutalement du combat de mouvement en 1950 à un combat de position de plus en plus rigide en 1951.

La dernière grande manœuvre d’attaque russe porte sur la petite ville d’Izium à 100 km au sud-est de Kharkiv. Izium n’est déjà plus un objectif politique, mais la base de départ nécessaire pour envelopper par l’ouest le Donbass encore ukrainien, objectif stratégique désormais affiché par la Russie à la fin du mois de mars. Sa conquête est difficile, comme tous les assauts urbains conduits par des unités mal adaptées, mais les Russes démontrent qu’ils peuvent prendre un objectif limité — une ville de 45 000 habitants tenue par deux brigades ukrainiennes, manœuvre et territoriale — en trois semaines à condition d’y engager une division d’infanterie motorisée fortement renforcée (brigade de génie et brigade(s) d’artillerie). C’est déjà une bataille d’un nouveau style.

De Kharkiv à Kherson, il y a désormais un front continu de 900 km, soit plus que le front figé de la Manche à la Suisse à l’hiver 1914-1915. La ligne part d’une tête de pont russe au-delà de la frontière au nord de Kharkiv, passe par la rivière Donets et la bande forestière qui court plein est jusqu’à la ville de Severodonetsk. Elle suit ensuite la zone fortifiée nord-sud qui sépare les LNR-DNR du reste de l’Ukraine, puis une longue ligne qui va plein ouest de Novotroitske (au sud de Donetsk) vers le Dniepr et le Dniepr lui-même jusqu’à Kherson et sa tête de pont au-delà du fleuve.

Dans une situation statique, une unité qui ne combat pas creuse. Autrement dit, cette longue bande de front aura mécaniquement tendance, pour peu que les deux armées puissent imposer cet effort à leurs hommes, à se perfectionner sans cesse, prendre plus de profondeur tant vers le bas que vers l’arrière et augmenter encore la capacité de défense des unités qui l’occupent.

Derrière ces fortifications de campagne, les armées russes et les corps LNR-DNR disposent de 2 400 pièces d’artillerie, soit une capacité de plusieurs de milliers d’obus et roquettes quotidiens au minimum, et d’un potentiel de 200 à 400 sorties d’avions et d’hélicoptères d’attaque ainsi que quelques drones armés. Associés à de nombreux capteurs, les Russes peuvent frapper tout ce qui est un peu important et visible sur plusieurs dizaines de kilomètres dans la profondeur du dispositif ukrainien et préparer les assauts.

La réciproque est moins vraie dans la mesure où les moyens ukrainiens de frappe en profondeur sont très inférieurs à ceux des Russes, ne serait-ce que par le manque d’obus et de roquettes qui limitent, selon un officiel ukrainien, les tirs à 6 à 8000 projectiles quotidiens, sans parler des rares aéronefs et des drones armés. Avec parfois l’aide du renseignement américain, les moyens y sont peut-être utilisés plus efficacement, comme en témoignent les frappes régulières sur les postes de commandement et les morts de généraux russes ou encore la destruction complète du bataillon russe voulant franchir la rivière Donets Bilohorivka à l’ouest de Sevordonetsk le 9 mai.

Entre retranchements et feu du ciel, la forme des combats change évidemment. On constate par exemple que les pertes quotidiennes documentées (Oryx) en chars-véhicules d’infanterie sont deux fois moins élevées de part et d’autre que durant la guerre de mouvement. C’est encore plus vrai dès lors que l’on s’éloigne de la ligne de front, avec seulement quelques pièces d’artillerie détruites chaque jour, ce qui témoigne des deux côtés de la faiblesse de la contre-batterie. Les camions sont également beaucoup moins touchés que durant la guerre de mouvement. Cela peut paraître paradoxal surtout du côté ukrainien puisque la logistique doit évoluer sous le feu de l’artillerie et des aéronefs. Il y a dans cette faiblesse des pertes une part d’adaptation — déplacement de nuit, camouflage, dispersion — mais aussi sans doute une simple réduction du débit. On notera que le rapport des pertes matérielles reste toujours nettement en faveur des Ukrainiens, en grande partie parce que les Russes sont le plus souvent à l’attaque.

Il y a moins de pertes matérielles mais tout autant de pertes humaines, sinon plus. Pour la première fois, des officiels ukrainiens évoquent cette question, le président Zelenski, en premier pour évoquer des chiffres de 50 à 100 morts dans le Donbass, et jusqu’à 150 à 200 pour l’ensemble du front, avec par ailleurs cinq fois plus de blessés. C’est vraisemblable et c’est évidemment beaucoup, sans doute plus que pendant la première phase de la guerre. Comme en même temps les pertes en véhicules de combat diminuent, on en conclut que ceux-ci sont moins impliqués dans des combats où l’artillerie russe doit faire 2/3 des pertes ukrainiennes. Cette proportion doit être un peu moindre du côté russe où on tombe aussi beaucoup fauchés par les projectiles directs des canons mitrailleurs et mitrailleuses, des armes antichars, des snipers — très importants dans les combats statiques — et parfois des fusils d’assaut lorsqu’il y a parfois des combats rapprochés.

Bien entendu quand on passe d’une macro-perspective (l’art opératif) au micro (la tactique et les combats) et que tous ces moyens ne sont dispersés sur l’ensemble du front mais concentrés dans seulement certains secteurs, ces secteurs s’appellent l’enfer.

Crise schumpetérienne

Ce nouveau contexte opératif trouble plus les deux adversaires qui ont conservé des volontés de conquête ou de reconquête.

Au regard des moyens disponibles, la Russie décide de se concentrer sur la « libération » complète du Donbass, au moins dans un premier temps. Du côté ukrainien, les choses sont plus délicates. Si les Russes avaient été stoppés sur leur ligne de départ du 24 février, il aurait peut-être été possible de proposer un accord de paix, mais maintenant l’Ukraine se trouve dans la position de la France à la fin de 1914 alors qu’une partie de son territoire a été envahi. Le statu quo paraît difficilement envisageable alors qu’il y a peut-être encore la possibilité d’une libération, mais dans le même temps, on ne sait comment faire pour repousser l’armée russe avec le modèle de forces actuel.

Il n’y a pas d’autre solution pour sortir de cette crise schumpetérienne (de moins en moins de résultats avec toujours autant de morts) que de changer de modèle en quantité et en qualité mais cela prendra du temps.

Pour l’instant, les Russes ont à nouveau l’initiative des opérations. S’appuyant sur un front continu et non sur des flèches, et proches de leurs bases ferroviaires, ils peuvent organiser des flux logistiques routiers plus courts et mieux protégés que durant la guerre de mouvement. Dans la mesure où il faut une grande concentration de moyens pour obtenir des résultats, les forces sont redistribuées en fonction des postures offensives ou défensives des secteurs de combat. D’Izium à Horlivka, le pourtour nord du Donbass encore tenu par les Ukrainiens est entouré d’une cinquantaine de groupements tactiques russes ou LNR, plus au moins sept brigades d’artillerie sur une centaine de kilomètres, les autres secteurs ne disposent de leurs côtés que d’un groupement tactique tous les 10 à 20 km. Ces secteurs défensifs n’ont pour d’autres missions que de tenir le terrain et de fixer l’ennemi, éventuellement par des contre-attaques limitées.

Dans le secteur principal qui va Izium à Horlivka (15 km nord de Donetsk), il s’agit de s’emparer des deux couples de villes Sloviansk-Kramatorsk (S-K) et Severodonetsk-Lysytchansk (S-L) distants l’un de l’autre de 80 km. Une fois ces villes prises, il ne restera plus que la prise de la petite ville et nœud routier de Pokrovsk quelques dizaines de kilomètres plus au sud pour considérer que le Donbass est conquis.

Cette zone clé est défendue initialement par 12 brigades ukrainiennes de manœuvre, territoriales ou de garde nationale ainsi que plusieurs bataillons de milices. On peut estimer alors le rapport de forces général à une légère supériorité numérique russe en hommes, de trois contre deux en leur faveur pour les véhicules de combat et de deux contre un pour l’artillerie et plus encore pour les appuis aériens.

Les groupements tactiques engagés sont rattachés aux trois grandes zones d’action : au nord de S-K, autour de S-L et entre Popasna et Horlivka sur la frontière avec les LNR-DNR, sous divers commandements peu clairs. Les groupements tactiques y sont en fait le plus souvent des bataillons de manœuvre alors que les batteries sous regroupées plus en arrière en masse de feux. Le commandement russe a également formé une « réserve générale » avec 15-20 bataillons de ses meilleures unités, troupes d’assaut par air, troupes de marine, mercenaires Wagner ou gardes nationaux tchétchènes, au passage rien qui ne fasse partie de l’armée de Terre russe qui n’avait pas compris qu’elle aurait besoin d’une puissante infanterie d’assaut. C’est cette réserve générale qui va faire la différence.

La méthode utilisée est celle du martelage à base d’attaques de bataillons. Une attaque type voit ce bataillon tenter de pénétrer dans l’enveloppe de feu de la défense, en espérant que celle-ci a été neutralisée au maximum par l’artillerie et en projetant lui-même autant que possible de la puissance de feu par ses véhicules et ses armes portatives. De cette confrontation se dégage de part et d’autre une impression très subjective sur la possibilité de l’abordage. Tant que celui-ci apparaît comme possible, l’attaquant continue à avancer. Dès que cet espoir disparaît, la tentation devient très forte de se replier. Le raisonnement est évidemment inverse pour le défenseur qui se replie souvent avant que le contact ait eu lieu dès lors que celui-ci est certain. Ce n’est pas forcément très meurtrier au regard de la puissance de feu déployée, il faut plusieurs centaines d’obus et des milliers de cartouches et d’obus légers pour tuer un seul homme, mais très éprouvant. La solidité des bataillons d’infanterie, proportionnelle à leur qualité tactique, mais pouvant fluctuer en fonction de l’usure et des résultats, est évidemment essentielle.

Tout le secteur est ainsi martelé à partir du début d’avril. Il s’agit d’abord de partir d’Izium pour essayer de déborder toute la zone cible S-K et S-L par l’ouest. Les trois brigades et les milices ukrainiennes du secteur échangent de l’espace peu stratégique contre du temps — un kilomètre par semaine, comme sur la Somme en 1916 — et de l’usure. Ne parvenant pas à obtenir d’avantage décisif dans ce secteur, l’effort est reporté sur la zone au nord-est de Sloviansk dans la zone forestière autour de la rivière Donets. À force d’attaques, la position clé de Lyman est abordée de plusieurs côtés par les Russes puis évacuée par les Ukrainiens le 27 mai. La pression s’exerce maintenant sur toute la poche ukrainienne formée au nord de Sloviansk après les progrès russes à son est et à son ouest. Encore plusieurs semaines de combats en perspective avant même d’aborder Sloviansk. Les Russes progressent beaucoup moins vite en Ukraine que les Alliés en France en 1918.

La progression est aussi lente dans la périphérie de Severodonetsk, la seule grande ville ukrainienne sur la ligne de front. Au nord, la petite ville de Rubizhne (56 000 habitants) est conquise définitivement le 13 mai, après plus d’un mois de combat. Au début du mois de juin, Severodonetsk elle-même est abordée, alors que la ville ne peut être ravitaillée que par les ponts qui la relient à Lysychansk.

La seule grande victoire russe de la guerre de position le 7 mai à Popasna (22 000 habitants), 50 km au sud de Severodonetsk, après six semaines de combat et grâce à l’engagement de la Réserve générale. La prise du point haut de Popasna s’accompagne d’une percée de quelques kilomètres, la seule réalisée dans cette phase de la guerre, dans toutes les directions menaçant en particulier la route principale qui alimente S-L.

Les forces ukrainiennes sont placées dans un dilemme. Les petites attaques qu’elles ont menées dans les zones russes en posture défensive ont obtenu quelques succès, en particulier du côté de Kharkiv, mais sans obtenir rien de décisif qui puisse au moins soulager le Donbass. Il leur faut choisir entre le repli de la poche de S-L pour éviter de voir plusieurs brigades se faire encercler ou la résistance ferme voire la contre-attaque. Elles choisissent la seconde option. Avec les renforts, il y a désormais 13 brigades de manœuvre et même 3 brigades de territoriaux, parfois engagées dans des attaques, ainsi que plusieurs bataillons de milices dans le combat pour la poche de Severodonetsk-Lysytchansk, soit presque un tiers du total de l’armée ukrainienne. C’est un pari très risqué.

L’ordinaire et l’extraordinaire

Parmi les mystères de cette guerre, il y a celui du combat sur les arrières, du combat de partisans pour employer la terminologie locale ou encore du combat extraordinaire chinois par complémentarité avec le combat régulier ordinaire. On trouve peu de choses sur l’emploi des spetsnaz russes, peut-être 8 000 à 10 000 engagés en Ukraine, sinon pour décrire une mission de protection sur les arrières…russes contre l’action possible des Forces spéciales ukrainiennes, qui elles-mêmes ont conduit quelques raids de destruction en Russie. Sans doute ces unités sont-elles surtout employées pour renseigner en profondeur.

On sait qu’il y a de nombreux actes de résistance civile dans la zone sud occupée, autrement dit non violents, beaucoup de renseignements donnés par la population aux forces centrales et quelques actes de sabotage, mais on se trouve loin d’une guérilla organisée qui tant d’un point de vue politique, pour signifier l’hostilité à l’occupant, que militaire serait un grand renfort pour l’Ukraine alors que la guerre a tourné au bras de fer. Les super-régiments territoriaux évoqués plus haut, les mêmes qui auraient fait beaucoup plus mal aux groupements tactiques russes auraient pu une fois dépassés constituer la base de cette résistance, régulière et/ou clandestine. Le terrain plutôt ouvert ne se prête pas forcément à une guérilla, mais la densité des forces russes y est aussi très faible. Cela n’a clairement pas été anticipé, mais cela peut toujours monter en puissance malgré ou à cause d’une répression qui risque d’être féroce.

Pour conclure, on se trouve loin en Ukraine du combat mobile blindé-mécanisé comme pendant les guerres israélo-arabes ou la guerre du Golfe (1990) ou même l’invasion américano-britannique de l’Irak en 2003. C’est de la guerre de haute intensité évidemment, mais d’une forme inédite qui emprunte aussi beaucoup au passé. Innover c’est parfois se souvenir et il est probable que les unités de combat à venir ne ressembleront plus à celle de 1945.

mardi 7 juin 2022

L’infanterie, les chars et la guerre en Ukraine (2e partie- Routes, bastions et corrosion)

Le 24 février, l’armée russe lance ses armées dans le plus pur style des «offensives à grande vitesse» soviétiques déjà expérimentées à petite échelle et avec succès dans le Donbass en 2014 et 2015. C’est très ambitieux et confiant puisque les Russes engagent presque simultanément la totalité de leurs forces.

Le modèle blindé mobile à l'épreuve

L’objectif opératif paraît assez clair : s’emparer de Kiev et de Kharkiv, atteindre le plus vite possible le fleuve Dniepr afin d’encercler l’armée ukrainienne dans le Donbass par le nord et le sud, puis sans doute de prendre Odessa.

Trois groupes d’armées sont constitués à cet effet : au Sud, les 58e armée puis la 49e doivent sortir de Crimée, s’emparer de toute la région sud du Dniepr jusqu’au Donbass et pousser autant que possible vers Odessa. Le «groupe Donbass» avec les deux corps d’armée séparatistes et les 8e, 20e et 6e armées russes doit fixer les forces ukrainiennes dans le Donbass, s’emparer complètement de la province de Louhansk et de la ville de Kharkiv puis sans doute progresser vers Dnipropetrovsk en parallèle de la 1ère armée blindée de la Garde qui, elle, doit probablement s’emparer de Tcherkassy et Krementchouk, sur le Dniepr. Le groupe Nord enfin, avec les 36e, 35e et 41e armées en Biélorussie et la 2e armée de la Garde venue de Russie doit s’emparer de Kiev.

Il faut donc imaginer la France de 1940 abordée sur toute sa frontière de la Manche à la Méditerranée par une armée allemande réduite à ses deux divisions aéroportées et ses dix divisions de Panzers, mais renforcées de brigades de lance-roquettes multiples et de centaines d’hélicoptères et d’avions d’attaque à la place des Stukas, tandis que le pays sera frappé dans toute sa profondeur par des attaques cinétiques – missiles ou raids aériens - ou électroniques. En face, la France serait défendue sur tout le territoire, avec une ligne fortifiée face à la zone la plus sensible, par un maillage de 37 régiments de manœuvre d’active ou de réserve, renforcés par autant de régiments de réserve pour la défense de zones.  

Première constatation au bout de quelques jours de guerre : le réseau de communication physique ou informationnel ukrainien dans la profondeur résiste aux attaques. Ce n’est pas l’essentiel du propos, mais cela va évidemment avoir une influence sur la conduite des opérations terrestres. Deuxième constatation, le ciel n’est pas complètement aux mains des Russes qui ne parviennent pas à détruire les capacités de l’armée de l’Air ukrainienne qui maintient ainsi une capacité de guérilla aérienne. Les Ukrainiens conservent une défense sol-air à différentes couches qui entrave l’action des aéronefs russes, de plus en plus réduits au rôle de Sturmovik. La menace est réelle pour les forces terrestres ukrainiennes, mais pas complètement paralysante.  

L’opération russe réussit au Sud, plutôt étonnamment d’ailleurs, car les sorties étroites de la péninsule paraissaient les endroits les plus faciles à défendre de l’Ukraine. La mobilité opérative des unités de la 58e armée joue à plein en profitant de la surprise et ses deux divisions motorisées foncent sur les routes E97 et E105 pour atteindre dès le premier jour respectivement Kherson sur le fleuve Dniepr et Melitopol. Melitopol puis le port de Berdiansk sont pris le lendemain, Kherson résiste une semaine avant de tomber. Le port de Marioupol sur la mer d’Azov est encerclé le 3 mars par le 1er corps DNR et la 150e division motorisée de la 8e armée, renforcés par une brigade d’infanterie navale débarquée à Berdiansk. Mais cette fois les Ukrainiens résistent fermement.

Le modèle russe a donc parfaitement fonctionné dans le Sud. On manque encore d’éléments pour comprendre exactement pourquoi, mais il est clair que la 58e armée a complètement surpris le commandement régional ukrainien Sud qui ne soupçonnait peut-être pas la puissance des forces russes en Crimée, dont beaucoup étaient venues du Caucase par le pont de Kerch. Contrairement aux autres armées largement recomposées, la 58e armée était la plus cohérente et elle a été renforcée de bonnes troupes comme une brigade d’infanterie navale, les brigades de reconnaissance et de spetsnaz du 22e corps, et surtout une division et une brigade d’assaut par air, qui ont servi comme infanterie d’assaut à Kherson.

Le groupe d’armées du Sud est cependant stoppé dès que la défense ukrainienne s’organise. Plusieurs brigades ukrainiennes s’installent solidement dans le port de Mykolaev entre Kherson et Odessa. L’armée russe est une armée de routes, or Mykolaev est un nœud routier. Sa prise est donc indispensable aux Russes pour poursuivre les opérations au-delà du Dniepr et surtout prendre la M14 vers Odessa. Le problème est que le modèle russe n’est pas fait pour le combat dans une grande ville solidement tenue.

Les Ukrainiens tiennent à Mykolaev et les tentatives pour contourner la ville par le Nord échouent. La 7e division d’assaut aérien effectue un raid motorisé jusqu’à Voznessensk 90 km au nord-ouest de Mykolaev, autre point clé, mais menacée d’être coupée sur ses arrières, elle est obligée de se replier en catastrophe. Une autre tentative pour pousser cette fois vers Kryvyï Rih une centaine de kilomètres au Nord-Est échoue également sensiblement pour les mêmes raisons et la médiocrité des routes.

L’armée russe est une armée blindée, mais sa logistique s’effectue en camions, qui ont encore plus besoin de belles routes que les véhicules chenillés. Ses bases arrière sont des villes ferroviaires en périphérie de l’Ukraine et les obus et le carburant (80 % du poids) sont transportés par des allers-retours de camions de ces bases arrière jusque vers les bases de brigades/régiments à 5 km environ des groupements tactiques, qui n’ont normalement que 3 jours d’autonomie. Plus ces bases s’éloignent de la voie ferrée, plus les allers-retours sont longs et à nombre constant de camions plus le débit se réduit. Pour peu par ailleurs que cette première ligne ne soit pas un front continu au bout d’une flèche étroite, comme lors du raid de la 7e DAA vers Voznessensk, et la queue logistique devient également vulnérable.

Après deux mois d’efforts vains au-delà du Dniepr, les forces russes maintiennent la tête de pont de Kherson face à Mykolaev, s’appuient au nord sur le Dniepr très large et maintiennent à l’est une ligne de faible densité mais continue de Vassylivka, au sud de la grande ville de Zaporijjia inaccessible à 40 km, et jusqu’à la ville de Donetsk, capitale de la DNR.

Le modèle opérationnel russe fonctionne aussi dans la province de Louhansk, au nord du Donbass, où la 20e armée s’empare dès le 26 février du point clé de Starobilsk. Comme dans le sud, la région, plutôt ouverte et peu défendue est favorable aux mouvements blindés, est rapidement conquise, avant de buter là encore sur une défense ferme, cette fois à Severodonetsk et le long de l’axe forestier de la rivière Donets qui va jusqu’à Izyum. De son côté, la petite 6e armée a beaucoup plus de mal face à Kharkiv, deuxième ville d’Ukraine, dans laquelle elle pénètre et finalement s’empêtre, avant de renoncer et de tenter de la contourner par l’est et de rejoindre la 20e armée dans la région d’Izium.

Avec cinq armées, l’effort principal russe se porte sur Kiev. Au nord-ouest de Kiev, un groupement d’assaut aérien (VDV) tente de s’emparer de l’aéroport Antonov à Hostomel par une opération aéromobile. L’opération est finalement un échec, enrayée au départ par une défense antiaérienne à courte portée qui a fait des dégâts dans les aéronefs, et surtout par la contre-attaque de 4e brigade de réaction rapide de la Police ukrainiennes, puis sans doute les Forces spéciales. Les VDV devaient être rejoints rapidement par la 35e armée venue de Biélorussie par ce qui semblait être l’axe le plus court. Le terrain y est cependant forestier et les bonnes routes sont rares. Les Ukrainiens y ont également le temps de couper le terrain, par des destructions de ponts ou des inondations qui freinent et canalisent les Russes. Lancée quelques jours plus tard pour relancer l’offensive plus à l’Ouest, la 36e armée se retrouve ainsi bloquée pendant deux semaines sur 65 km de route. Les deux armées et le groupement VDV se trouvent ainsi bloqués dans une poche en périphérie nord-est de Kiev avec des axes rares verrouillés par de petites villes tenues par les forces ukrainiennes.

On retrouve le même phénomène à plus grande échelle dans le nord-est avec trois armées, la 41e venant de Biélorussie au nord et la 2e venant de Russie, bloquées sur les rares bonnes routes de la région par la résistance ukrainienne à Chernihiv, Nijyn ou Nokotop. La 2e armée contourne la difficulté en contournant la zone de Nyzhyn par le sud pour rejoindre la grande route H07 en direction de Kiev. La 1ère armée blindé de la garde, la plus puissante de toutes avec trois divisions et sans doute 20 groupements tactiques doit changer de cap pour rejoindre à son tour la route H07 avec cette difficulté que ce grand axe est bloqué près de la frontière par la résistance ukrainienne à Soumy.

Pour progresser sur vers Kiev sur la route H07, les 2e et 1ère armées russes sont obligées de former des flèches et même de très longues flèches de plusieurs centaines de kilomètres. La logistique y devient de plus en plus compliquée. La force qui avance se réduit ainsi au fur et à mesure en fonction de la réduction du débit logistique et des nécessités de défense d’axe. Au bout du compte, la périphérie est de Kiev n’est abordée dans la région de Brovary qu’avec une poignée de groupements tactiques qui sont stoppés.

A la fin du mois de mars, les cinq armées russes se trouvent donc dispersées dans le nord de l’Ukraine, bloquées devant les villes et harcelées sur leurs arrières, incapables de s’emparer ou même d’encercler de Kiev. Le commandement russe décide de les replier, ce qui est plutôt bien organisé, au moins pour les trois armées du nord-est qui reviennent en Biélorussie et en Russie sans encombre. C’est plus difficile pour les forces dans la poche au nord-ouest de Kiev, où la manœuvre rétrograde s’effectue sous la pression ukrainienne sur un terrain difficile et coupé. Les Russes y perdent beaucoup de matériel en plus de leur honneur.  

Bastions et corrosion

Dans cette confrontation des modèles, l’avantage initial a plutôt été du côté russe en jouant de l’effet de surprise et de l’impréparation ukrainienne dans certains secteurs. Certaines colonnes blindées ont pu ainsi progresser de 50 km par jour pendant quelques jours, ce qui a permis au moins de s’emparer de trois villes de plus de 100 000 habitants, et d’un espace stratégique au nord de la Crimée.

Le modèle blindé mobile, surtout dans sa version russe, engendre sa propre entropie même sans opposition. Il faut imaginer plusieurs milliers de véhicules blindés d’une moyenne d’âge de 40 ans et gros consommateurs de carburant lancés dans une grande course de 500 km avec un échelon logistique sous-dimensionné et qui a du mal à suivre. Même sans combat, des unités ont dû s’arrêter tous les 150 km par manque de carburant, et surtout abandonner en position délicate des véhicules en panne ou accidentés, avec le casse-tête de la gestion des hommes qui étaient à bord alors que tous les autres véhicules sont pleins, alors que la capacité de réparation sur les lieux mêmes est des plus réduites. Les unités blindées russes sont complexes, leur désorganisation intervient très vite avec les pertes.

Bien entendu, cette entropie augmente de manière exponentielle dès que survient une opposition. L’opposition préférée pour le modèle russe est celle d’unités conventionnelles symétriques en terrain ouvert, décelée le plus loin possible grâce aux capteurs avancés -véhicules de reconnaissance-hélicoptères-drones. À partir de là, le petit poste de commandement du groupement tactique doit organiser une manœuvre à partir de 8 à 10 compagnies, un chiffre qui dépasse la capacité de manipulation cognitive de cinq éléments surtout sous la pression. Elle est donc simple et s’articule autour du sous-groupement des unités de chars et d’infanterie, qui doivent attaquer ou défendre d’un bloc, et du sous-groupement artillerie qui doit frapper jusqu’à 20 km environ avec les obusiers ou jusqu’à 90 km avec les lance-roquettes multiples, le tout protégé des aéronefs par une batterie anti-aérienne mobile.La manœuvre idéale est de parvenir à fixer l’ennemi par une attaque ou un coup d’arrêt et de le livrer aux feux de l’artillerie, tandis que les groupements tactiques suivants contournent, attaquent de flanc ou encerclent cet ennemi.

Le problème est que les Ukrainiens ont tout fait pour éviter cela, en ne combattant de manière solide qu’en terrain fermé et en combattant de manière fluide en terrain ouvert.

Le terrain fermé est celui des positions retranchées, des bois, des montagnes et surtout des villes, bref tous les endroits où on peut difficilement être vus et dont la contexture divise l’efficacité des feux puissants et à distance. Le terrain fermé et en particulier urbain est donc en attaque comme en défense, celui du combat rapproché de précision, donc celui de l’infanterie, ce qui n’exclut pas l’emploi de véhicules blindés. On peut même imaginer de former des régiments d’infanterie urbaine entièrement organisés et équipés pour la défense ou la conquête des villes. Pour une «armée sans infanterie» comme est parfois qualifiée avec exagération l’armée russe, une seule brigade ukrainienne solidement retranchée dans une ville de plus de 50 000 habitants, et il y 83 en Ukraine, est un problème et ce problème croit géométriquement avec la taille de la ville, le volume des forces qui la tiennent et leur qualité. La 1ère brigade blindée ukrainienne associée à une brigade territoriale, une brigade de garde nationale (police) et des milices (l’Ukraine est très tolérante avec les armées privées) a formé une «division de bastion» à Tchernihiv, ville de 290 000 habitants et de 80 km2 à l’extrême nord du pays, qui a tenu tête à toute la 41e armée russe.

Dans toute cette première phase, les Russes ont conquis sans combat deux villes de plus de 100 000 habitants, Melitopol et Berdiansk, et après un combat d’une semaine la ville de Kherson, en grande partie parce qu’ils y ont engagé leur meilleure infanterie, avec 7e division d’assaut aérien, face à une brigade motorisée ukrainienne sans doute de moindre qualité et qui n’a pas eu le temps de bien s’organiser. Ils ont pénétré dans un tiers de Kharkiv avant de s’en retirer et ont encerclé Tchernihiv, Nijyn, Nokotop et Soumy, avant d’être obligés d’en lever le siège. Le seul siège réussi est celui de Marioupol, prise après trois mois de combat.

Il est assez étonnant que l’armée de Terre russe n’ait pas pris en compte au préalable ce problème qui aurait pu largement être anticipé, mais peut-être cela aurait imposé une transformation trop importante de leur modèle de forces, au profit de l’infanterie (et donc au détriment d’autres armes plus prestigieuses en Russie) et avec la nécessité pour ce combat centralisé d’avoir des cadres subalternes de qualité et capables d’initiative. C’était une difficile innovation culturelle que les Ukrainiens ont en partie réussi mais pas les Russes. En attendant, les Russes surutilisent leur bonne infanterie – troupes d’assaut aérien, infanterie de marine, gardes nationaux tchétchènes, mercenaires Wagner, tous hors de l’armée de Terre – détournés de leur mission initiale, un grand classique, pour mener les combats rapprochés.

Et puis, il y a le combat en terrain ouvert, qui ne l’est en fait jamais complètement hors déserts de sable.  Au bout d’un mois de combats, selon le site open source Oryx, les Russes ont perdu sur l’ensemble du théâtre, mais surtout dans la région de Kiev, 342 chars de bataille et 641 véhicules blindés d’infanterie divers. Ce sont des pertes documentées et donc sans doute inférieures à la réalité. Ces pertes matérielles peuvent paraître relativement faibles au regard par exemple de la guerre du Kippour (3 000 chars de bataille perdus dans tous les camps en 19 jours) mais elles sont considérables pour les armées modernes en format réduit. Il y a là le capital matériel complet de 20 groupements tactiques, sur 128 engagés initialement, et au passage presque deux fois ce que la France pourrait simplement réunir pour son «hypothèse d’engagement majeur».

Le plus étonnant est que les pertes ukrainiennes en véhicules de combat, là encore sous-estimées, sont environ quatre fois inférieures aux pertes russes. On obtient généralement de tels écarts de pertes entre les deux adversaires lors de batailles ayant abouti à une dislocation de l’ennemi, provoquant ainsi de nombreuses pertes matérielles, souvent par capture ou par abandon, ainsi que de nombreux prisonniers. Rien de tout cela en Ukraine en 2022 hormis à Marioupol, seule bataille ayant abouti à la destruction complète de brigades mais côté ukrainien. Les Ukrainiens de leur côté n’ont détruit aucune brigade ou régiment russe, même pendant le repli de Kiev. On en conclut qu’il s’est surtout agi sur de petits combats fragmentés de type «fight and flight» que l’on pourrait traduire par «tire en premier et part avant le tir d’artillerie russe».

Pour réussir ce type de combat, il faut bénéficier de la supériorité de l’information. C’est globalement le cas pour les forces Ukrainiennes, grâce à l’aide «par en haut» du renseignement américain, mais aussi et c’est plus nouveau par «en bas» par la multiplication des capteurs civils comme les drones du commerce mais aussi simplement les smartphones, avec une bonne capacité de fusion de données. La guerre numérisée est une réalité du côté ukrainien grâce à une liaison Internet maintenue. Associé à la posture défensive et à la prévisibilité des déplacements russes, cette supériorité de l’information permet à des forces ukrainiennes légères et discrètes régulières ou privées comme l’escadre de drones Aerorozvidka, d’avoir le plus souvent l’initiative des combats.

Les combats eux-mêmes se limitent souvent à de courtes frappes et/ou embuscades terminées avant que l’artillerie du groupement tactique ou des brigades de l’armée puisse être activée. Avec un bon capital humain, les groupements tactiques russes peuvent être redoutables. Le 11e régiment de cavalerie américain, organisé et équipé à la soviétique et qui sert de force d’opposition dans le Centre national d’entraînement de Californie, bat (virtuellement) la très grande majorité des brigades de l’US Army qui lui sont opposée, mais son encadrement, des chefs de groupe au commandant de régiment, est bien formé et l’unité est surentraînée. Ce n’est visiblement pas le cas dans la plupart des groupements tactiques russes où tout tourne autour d’un petit poste de commandement qui réfléchit sans avoir l’habitude de manœuvrer et des officiers subalternes à qui on demande d’obéir strictement et d’appliquer des schémas qu’ils ne maitrisent pas bien. Un tel mode de fonctionnement est particulièrement mal adapté à réagir aux surprises, pourtant fréquentes, et tend à générer des manœuvres offensives réduites à leur plus simple expression.

Il est intéressant de noter que les Russes ont aussi perdu 150 pièces d’artillerie et plus de 660 camions en un mois, deux nombres très élevés qui témoignent que leur profondeur et même leur arrière ont pu être frappés, en particulier et c’est logique dans les flèches vulnérables qui ont pu être formées en particulier dans le nord-est du pays.

On manque d’informations sur les causes de destruction des véhicules, mais on est frappé par l’abondance de l’armement antichar léger de l’infanterie ukrainienne, surtout après les premières livraisons d’armes, et l’efficacité des systèmes à tir plongeant comme les roquettes NLAW jusqu’à 500 m, puis les missiles Javelin ou Stugna P à plusieurs kilomètres. Ces armes ont la particularité d’être «tire et oublie» et de frapper les toits des chars, leur zone la plus vulnérable, et percer un char russe jusqu’aux obus dans le plancher fait souvent sauter la tourelle. On conçoit que pris dans une embuscade et sous des tirs indirects, les équipages russes soient tentés de sortir de chars dont par ailleurs tout le monde sait qu’ils sont abondants dans les stocks et donc consommables. Des lance-roquettes plus classiques peuvent avoir le même effet en ville utilisés en hauteur dans des bâtiments. Le deuxième système destructeur est celui des drones armes à bas coûts et donc nombreux, qui produisent le même effet de tirs plongeants et à jusqu’à 8 km, parfois plus. Des drones rodeurs Switchblade 300 ou, surtout 600 (jusqu’à 80 km) peuvent avoir le même effet pour des prix réduits. Les Ukrainiens n’en disposaient pas durant cette phase. Ils auraient fait des ravages sur la colonne bloquée sur 64 km. Le troisième système destructeur est l’artillerie lorsqu’elle devient hyperprécise – un obus, un véhicule - grâce aux munitions guidées et aux drones. Le « feu du ciel antichar » est sans doute le principal atout comparatif ukrainien contre lequel les colonnes blindées russes, et sans doute celles de toutes les armées, sont pour l’instant mal protégées.

En résumé, ce n’est pas le char qui est mort en Ukraine durant cette première phase, mais peut-être le modèle équilibré de grandes unités organisées autour du char de bataille, au profit d’une nouvelle différenciation entre des unités à forte puissance de feu lointain et indirect mais très fluide ou au contraire des unités hyperprotégées pour les milieux denses, une sorte de retour aux divisions (très) légères mécaniques et aux divisions cuirassées.

(à suivre)