lundi 26 septembre 2022

L’art opératif à l’épreuve de la guerre en Ukraine – 3. La fabrique des batailles

L’art opératif consiste à modeler et actionner des ressources militaires dans des ensembles cohérents baptisés « campagnes » afin d’atteindre les objectifs stratégiques. Une seule campagne peut parfois suffire à cela et c’était l’espoir des Russes avec leur offensive à grande vitesse de février-mars. Il en faut en réalité souvent plusieurs, qui se succèdent dans le temps ou se superposent, toujours de la même forme ou non.

On a ainsi connu en Ukraine deux campagnes terrestres offensives russes successives et de formes différentes auxquelles répondaient deux campagnes défensives antagonistes. Il y aussi une campagne navale et une campagne de frappes russes dans la grande profondeur qui perdurent et auxquelles répondent également des campagnes défensives et offensives ukrainiennes.

En parallèle de ces campagnes dans les espaces vides, et on pourrait y ajouter celle dans le cyberespace, on assiste maintenant au développement d’une campagne offensive aéroterrestre ukrainienne. Il est probable que ce ne soit pas la dernière.

Les briques des batailles

L’Ukraine n’a pu passer à l’offensive que parce que ses forces terrestres étaient suffisamment montées en puissance pour autoriser cela. Une montée en puissance s’effectue toujours qualitativement et/ou quantitativement.

Qualitativement, il s’agit d’avoir des unités de combat qui soient d’une gamme tactique supérieure à celles de l’unité sur les différents points de contact. Un point de contact terrestre est la zone où, avec ses armes, on peut tirer directement efficacement sur l’ennemi. Cela correspond sensiblement en Ukraine à une confrontation tactique sur quelques km2. La supériorité numérique importe peu à cette échelle où elle ne dépasse presque jamais le 2 contre 1. La supériorité qualitative en revanche est essentielle.

La valeur des équipements est évidemment importante, mais outre qu’en Ukraine ces équipements sont souvent assez proches de part et d’autre, ce sont bien les facteurs humains - solidité au feu, compétences, commandement, organisation - qui font vraiment la différence dans cet environnement mortel. Les facteurs extérieurs, comme le terrain ou les appuis feux, viennent accentuer ou compenser la différence de gamme tactique entre les adversaires et au bout du compte celui dont le niveau est le plus élevé l’emporte systématiquement, et ce de manière plus que proportionnelle à cette différence. Notons que cette gamme tactique peut évoluer aussi en fonction de la forme des campagnes. Telle unité légère bien adaptée à la défense de zone et la guérilla peut se trouver moins compétente et adaptée dans un combat de positions où l’ennemi dispose d’une puissante artillerie.

Quantitativement, il s’agit d’avoir le maximum d’unités de combat et si possible plus que l’ennemi. Si la supériorité numérique joue peu au niveau tactique, elle est très importante au niveau de la campagne. Si on faisait s’affronter l’armée de Terre française d’aujourd’hui avec celle de 1990 après mobilisation, il est probable que ce soit celle de 1990 qui l’emportât. Celle de 2022 gagnerait la plupart des combats mais serait sans doute dépassée par la supériorité numérique de celle de 1990 qui, parce que plus nombreuse, pourrait multiplier les combats et surtout manœuvrer dans des endroits où son adversaire ne pourrait être. Notons bien que ces deux critères sont partiellement contradictoires. Quand, à ressources données, on investit beaucoup de ressources sur la force de chaque unité de combat, avec des équipements très sophistiqués notamment, on réduit le nombre d’unités que l’on peut se payer.

Avec le temps, on l’a vu, l’armée ukrainienne a obtenu la supériorité dans les deux domaines, avec le flux de plusieurs dizaines de milliers de soldats nouvellement formés, un chiffre supérieur à celui des pertes définitives – morts, blessés graves, prisonniers et disparus – et la croissance de compétence des unités engagées qu’elles soient de manœuvre ou, surtout, territoriales. En résumé, l’armée ukrainienne dispose d’une soixantaine de brigades de qualité variable mais plutôt bonne et en tout cas supérieure en moyenne à celle des unités russes. Il est difficile d’estimer par comparaison le nombre de groupements russes et séparatistes, d’autant plus que ces groupements sont devenus très disparates. On peut considérer qu’il représente désormais une masse de manœuvre inférieure en volume et en qualité tactique moyenne à celle des Ukrainiens. Cette infériorité tactique peut encore être compensée localement en s’appuyant sur des positions retranchées et une artillerie encore très supérieure en volume.

C’est bien pour compenser cette infériorité générale sans espoir de retournement par la voie de recrutement de seuls volontaires qu’une mobilisation partielle a été décidée en Russie. Elle s’effectue en parallèle d’un processus politique accéléré de transformation en terres russes des territoires conquis et des républiques séparatistes. À partir du moment où on combat sur le sol russe les conscrits déjà sous les drapeaux peuvent être engagés tout de suite, soit un potentiel de quelques dizaines de milliers d’hommes un peu formés pour les forces terrestres. Les réservistes mobilisés peuvent également être déployés en renforcement individuel ou par bataillons constitués, ce qui dans ce cas prendra forcément des mois.

L’espoir est clairement de doper le volume des forces russes engagées en Ukraine au risque d’un abaissement très net d’une qualité moyenne déjà insuffisante. La posture est clairement défensive à court terme avec le souci de sanctuariser les conquêtes en s’accrochant au terrain, même avec des troupes médiocres, avant les pluies d’automne et la « saison des mauvaises routes » (Raspoutitsa) qui handicapent toutes les opérations offensives. Il sera temps ensuite de procéder à une amélioration qualitative des unités et de peut-être envisager une offensive d’hiver ou de printemps. Du côté ukrainien, il s’agit de réunir, d’activer et d’alimenter logistiquement des groupes de brigades afin d’organiser le maximum de batailles offensives avant cette échéance.

Batailles

Les esprits sont actuellement accaparés par la bataille qui se poursuit dans le nord-est de l’Ukraine. Elle se déroule sur plusieurs espaces.

Le premier est la rivière Oskil, sur un axe nord-sud, le long des quatre points de passage. Les brigades qui ont conquis la zone sont réparties sur ces points, avec l’espoir au mieux d’établir des têtes de pont à partir desquelles manœuvrer ensuite ou au pire de fixer le maximum d’unités russes, car les Russes ont visiblement décidé de résister sur la rivière. Pour les Ukrainiens, les possibilités les plus importantes sont au nord de cette ligne dans la zone de Dvorichna.

Le deuxième espace est au nord des villes de Sloviansk et Seversk, le long de la rivière Donets et de la zone forestière du parc national Sviati Hory, un axe général Ouest-Est. On trouve là sans doute quatre brigades qui poussent vers le nord en faisant notamment pression sur la ville de Lyman tenue par deux bataillons de réserve opérationnelle russe BARS et deux bataillons cosaques sous la direction de la 2e armée russe. Outre une avance progressive, toute cette pression permet là aussi de fixer des forces russes rares.

L’effort principal et peut-être décisif se trouve entre les deux espaces, entre la rivière Oskil et le parc national Sviati Hory. On y trouve encore quatre brigades, dont au moins une brigade blindée, qui font face à ce qui reste de la 90e division blindée russe. La 90e division blindée russe résiste et parfois contre-attaque mais le groupement ukrainien a réussi à progresser Ridkodub et Nove et constitué une nouvelle poche. Il est très possible que cette percée entraîne un nouveau grand recul russe, que ce soit à Lyman ou sur la rivière Oskil.

Face à la poussée générale ukrainienne, les 2e et 41e armées russes, sans doute alimentées par des renforts de la zone de Belgorod de la 6e et de la 1ère armée de chars tentent de reformer un front solide. Pendant ce temps, les Russes poursuivent leurs attaques dans la zone entre Lysychansk et Horlivka, sans doute pour contrarier l’offensive ukrainienne au-delà de la rivière Donets, mais aussi encore et toujours depuis trois mois pour s’emparer de Bakhmut à 50 km au sud-est de Kramatorsk. Des combats limités se poursuivent aussi toujours dans la région de Donetsk. On ne comprend pas bien désormais la logique de cet effort qui a absorbe des ressources qui seraient sans doute plus utiles pour la défense du nord, mais peut-être s’agit-il simplement d’essayer obtenir une victoire.

A l’autre extrémité du font, troisième bataille, le siège de la tête de pont de Kherson se poursuit, un siège de la taille d’un département français, avec toutes les difficultés et les perspectives de l’exercice. La zone est solidement tenue par douze brigades/régiments russes d’une taille moyenne de 1 500 hommes, avec au total 150-200 chars de bataille et 800 véhicules de combat d’infanterie, appuyés par environ 250 à 300 pièces d’artillerie dont peut-être 80 LRM. Les forces ukrainiennes sont à peine supérieures en volume mais elles ont les moyens de lancer des petites attaques locales sur les trois zones de progression au nord, au centre et l’extrême sud du dispositif. Il n’est pas exclu que les Ukrainiens tentent une opération amphibie sur la presqu’île du parc national Biloberezhia Sviatoslava au sud de Kherson.

L’essentiel de l’effort porte dans la campagne d’interdiction de la part de l’artillerie à longue portée et des forces aériennes ukrainiennes de plus en plus présentes. Cette campagne d’interdiction qui frappe surtout les dépôts et les axes logistiques, en particulier sur le Dniepr, isole les forces russes au-delà du fleuve avec peu de perspectives d’amélioration pour elles. Dans le cadre général d’une campagne défensive russe, la logique militaire suggérerait plutôt d’évacuer la zone afin de profiter de la protection du fleuve et de redéployer les forces dans d’autres régions menacées. La logique politique impose de conserver sous contrôle russe au moins la ville de Kherson et la possibilité d’attaquer à nouveau en direction d’Odessa. Dans le dialogue stratégique, l’échelon politique doit avoir le dernier mot mais à méconnaître trop les réalités militaires, il risque le désastre. La résilience slave, tant vantée, a aussi ses limites et il n’est pas évident que les soldats russes isolés au-delà du Dniepr attendent avec autant d’enthousiasme que les autres les pluies d’automne et les rigueurs de l’hiver. Si rien ne change par ailleurs, la poursuite de la bataille au-delà du Dniepr présente de grands risques de désastre pour les Russes.

Et puis, il y a la bataille X, celle que les Ukrainiens ont peut-être la perspective d’organiser en arrière du front grâce à leur supériorité numérique et qualitative et en admettant qu’ils disposent de la logistique adéquate. Pour avoir une idée de son volume, il faudrait comptabiliser le nombre de brigades qui ne sont pas en ligne.

Cette bataille X peut être l’exploitation de la percée entre Oskil et Lyman, en direction de l’est. L’art opératif, c’est souvent l’organisation de la conquête de points clés, et dans cette région la prise de Svatove puis à 50 km plus à l’est de Starobilsk annulerait complètement les résultats de l’invasion russe dans la région et obligerait la logistique russe a largement contourner la zone pour alimenter les forces en DNR/LNR.

La bataille X peut être aussi une attaque dans la vaste zone allant du Dniepr au sud de Zaporijia jusqu’à la DNR, avec Orikhiv, Houliaïpole ou Vouhledar comme point d’effort. La partie des oblasts de Zaporijia et de Kherson tenue par les Russes est occupée par plusieurs armées russes avec la 58e en première ligne, mais de la même façon que la pression sur Kherson avait attiré des forces russes dans le sud du théâtre d’opérations, les Ukrainiens attendant peut-être que leurs succès dans le nord obligent cette fois à dégarnir le sud. C’est l’avantage de disposer de la supériorité en nombre de bonnes unités de manœuvre. Quoiqu’il en soit, une nouvelle bataille victorieuse ukrainienne pourrait être, sinon décisive du moins avoir des conséquences importantes. Reste à savoir s’ils sont capables de l’organiser et de la mener à temps.

A ce stade, on ne voit pas comment il pourrait y avoir de bataille offensive Y initiée par les Russes, de la dimension par exemple de celle des Ukrainiens dans le nord-est qui engage une douzaine de brigades.

On l’a dit, les campagnes peuvent être successives ou superposées. En parallèle et plutôt au- dessus de ces batailles terrestres, il y a la campagne pour savoir qui peut engager le plus d’objets dans le ciel au-dessus des champs de bataille, qu’il s’agisse d’avions, de drones, d’hélicoptères et même d’obus. Une campagne dont on notera au passage, alors que les deux flottes aériennes sont en opposition, la rareté des combats aériens. Cette campagne a un contenu technique très important et c’est peut-être dans ce champ que l’aide occidentale peut-être la plus utile. Tout ce qui permet de neutraliser la défense anti-aérienne adverse, comme les missiles antiradars AGM-88 fournis depuis peu par les Américains, permet de faciliter aussi l’emploi de ses propres aéronefs ou projectiles, en appui direct ou en interdiction. Inversement tout ce qui permet de contrer la menace des aéronefs et missiles ennemis, comme les batteries NASAMS promises et peut-être un jour les excellents SAMP/T Mamba français, facilite la manœuvre au sol et donc la réussite des batailles. On ne sait pas très bien en quoi la capture de nombreux matériels sensibles russes, radars, guerre électronique, véhicules de transmission, après la victoire de Balakliya peut influencer cette campagne essentielle pour la suite de la guerre.

La mise en place en Ukraine d’une défense antiaérienne aussi imperméable que celle d’Israël par exemple pourrait éviter cette escalade dangereuse qui naît lorsqu’on se sent impuissant sur le champ de bataille mais que l’on dispose de moyens de frapper le pays et les populations. La paralysie des réseaux civils de communication, dans tous les sens du terme, peut avoir un effet sur plusieurs fonctions de l’art opératif, logistique, commandement, manœuvre. Les frappes sur les populations, directement ou sur ce qui lui permet de vivre, que ce soit sciemment ou par maladresse assumée, afin de saper la volonté des peuples et d’obliger les dirigeants à négocier, voire à capituler, n’ont guère eu de succès dans l’histoire. S’obstiner à le faire parce que simplement c’est possible et qu’on ne sait pas quoi faire d’autre relève de la part des Russes de la criminalité de guerre. Cela incite d’ailleurs l’adversaire ukrainien à faire parfois de même, comme les frappes sur la ville de Donetsk, et provoque ainsi une spirale terrible.  

En résumé, les campagnes de la fin de l’été sont à l’avantage des Ukrainiens qui ont incontestablement l’initiative. Elles ont eu suffisamment d’effets pour engendrer un changement radical de stratégie organique russe, celle qui génère et organise les moyens. Un changement radical aux effets encore largement incertains sur la suite des opérations.

lundi 19 septembre 2022

L’art opératif soviétique à l’épreuve de la guerre en Ukraine – 2. Les âmes mortes

En fétichisant leurs victoires de la fin de la Grande Guerre patriotique, les Russes ont oublié que pour l’opération Bagration, il y avait 2,3 millions de soldats soviétiques contre 800 000 Allemands, et que pour Tempête d’août, ils étaient 1,6 million contre 600 000 japonais et avec 20 fois plus de chars et près de 30 000 pièces d’artillerie, ce qui aide à la réussite. Mieux encore, après des années de lutte les unités soviétiques étaient devenues des communautés militaires professionnelles solides et fiables. Le rapport de forces n’est pas le même en Ukraine.

La coalition militaire russe

Dans cet entre-deux hybride entre la vieille tradition d’armée de masse de conscription et l’objectif d’une armée professionnelle moderne, les Russes n’ont finalement pu engager initialement que 160 000 hommes en Ukraine. Pire encore, ils n’ont pas prévu une réserve professionnelle au moins équivalente pour la renforcer individuellement ou par unités constituées. Une armée professionnelle sans réserve est forcément petite et vulnérable à toute surprise qui nécessiterait des moyens importants. L’« opération spéciale » était condamnée à réussir tout de suite sous peine de se retrouver en grande difficulté. Elle n’a pas réussi tout de suite.

Une bonne planification est une bonne prévision de la manière dont ses forces vont se comporter face à celle de l’ennemi. Encore faut-il bien connaître les capacités de ses « pions tactiques », ce qui n’est pas facile lorsque ces pions sont hétérogènes.

Durant la réforme Serdioukov, toutes les divisions de l’armée de Terre avaient été remplacées par des brigades, puis avec Choïgu à partir de 2012 on est revenu aux structures anciennes en divisions et régiments, mais pas complètement et de nombreuses brigades indépendantes ont été maintenues. Entre l’échelon « armée », qui actionne ces divisions et brigades, on a formé aussi des corps d’armée, en fait des petites armées. Cela suffirait déjà à donner des migraines  dans un état-major, mais ce n’est pas tout.

En voulant conserver malgré tout une armée un peu volumineuse tout en ayant insuffisamment de volontaires pour la professionnaliser complètement, la Russie a conservé une conscription réduite pour occuper à peu près le tiers des effectifs des unités. Mais comme les conscrits ne peuvent être engagés autrement que dans une guerre officiellement déclarée, il a fallu tout restructurer. Chaque brigade ou régiment a été ainsi tenu de former deux groupements tactiques (GT) composés uniquement de volontaires pour combattre en Ukraine mais avec une cohérence à reconstruire. En théorie, chaque GT est l’association d’un bataillon de mêlée – infanterie, chars – et d’un bataillon d’appui – obusiers, lance-roquettes multiples, antichars, antiaériens. Dans les faits, en partant d’unités matrices de composition différentes, on a abouti à l’engagement de 120 groupements tous un peu différents de 600 à 900 hommes.  

Cet ensemble forme le noyau, déjà complexe, du corps expéditionnaire russe, mais comme celle du IIIe Reich, l’armée russe moderne est un ensemble d’armées différentes et parfois concurrentes. La plus performante est l’armée d’assaut par air (VDV), distincte de de l’armée de Terre. Elle forme 12 brigades ou régiments presque complets à l’engagement en Ukraine car beaucoup plus professionnalisés que les unités de l’armée de Terre. Les VDV disposent aussi de la 45e brigade de Forces spéciales, en fait une brigade d’assaut par air d’élite, qui s’ajoute aux petites brigades de spetsnaz du service de renseignement militaire (GRU) présentes normalement dans chaque armée.

Les Russes ont beaucoup investi dans cette armée prestigieuse, mais il y a deux problèmes. Le premier est que dans un contexte de ressources humaines rares, les VDV ont drainé une grande partie des engagés volontaires russes, au détriment des unités de l’armée de Terre désormais pauvres en bons fantassins et donc fragilisées. Le second est que cette armée d’élite est conçue pour être aéroportée ou, surtout, héliportée. Elle est donc organisée en petites unités aéromécanisées équipées de véhicules blindés suffisamment légers pour être transportées par air. Or, après l’échec de l’héliportage d’un bataillon sur l’aéroport d’Hostomel au début de la guerre, les unités d’assaut par air n’ont plus fait aucun assaut par air, se contentant de combattre comme de vulgaires fantassins avec cet inconvénient qu’elles sont moins bien équipées qu’eux avec des véhicules moins protégés, moins bien armés et transportant moins. Les VDV ont par ailleurs peu de chars et surtout beaucoup moins d’appuis que les forces terrestres.

La Marine dispose aussi de sa propre force terrestre destinée aux opérations amphibies. Comme les VDV, les cinq petites brigades disponibles sont des unités d’élite équipées plutôt légèrement, et comme les VDV elles ne seront pas utilisées dans le cadre prévu mais comme unités terrestres avec les mêmes qualités et inconvénients.

Il y a aussi les armées périphériques à celles du ministère russe de la Défense. La principale en volume est composée des deux petites armées des républiques séparatistes de Donetsk et Louhansk (DNR/LNR), mélange de bataillons de milices politiques, plutôt bons comme Sparta ou Somali, et de 11 régiments/brigades composés de conscrits réquisitionnés, entre 30 et 40 000 hommes au total souvent peu formés et motivés, et dans tous les cas mal équipés. Les régiments DNR/LNR, initialement sous la coupe de la 8e armée russe, constituent surtout un réservoir de régiments de supplétifs parfois engagés loin de chez eux.

Et puis il y a les armées des amis de Vladimir Poutine. En parallèle, de l’armée régulière, la Russie a formé également une Garde nationale (RosGvardia) sous les ordres du général Viktor Zolotov, ancien du KGB, ancien garde du corps, et proche du président de la fédération russe. La Garde nationale, qui a absorbé les forces d’intervention de la Police nationale, est normalement chargée du maintien de l’ordre et à ce titre est engagée aussi en Ukraine afin d’assurer le contrôle et la sécurité arrière des armées. On la retrouve donc dans les zones occupées, en particulier dans les oblasts de Kherson et Zaporijjia, mais avec peu de capacités militaires et sans que l’on sache trop comment s’effectue la coordination avec les forces armées.

Dans le cadre initial de cette Garde nationale a émergé aussi l’armée privée de Ramzan Kadyrov chef de la république tchétchène, soit l’équivalent d’une division d’infanterie formée à partir des forces de sécurité, les « kadyrovtsy » et qui agit comme une petite armée alliée.  

Il y a enfin Wagner, l’armée privée de l’homme d’affaires Evgueni Prigojine, également proche de Poutine, de la taille d’une petite division d’infanterie et qui dispose de moyens propres, y compris une petite aviation. Prigojine dispose aussi de certains pouvoirs particuliers comme celui de recruter où il veut, y compris dans les prisons.

Il faut ajouter à toutes ces forces terrestres, les 6e, 4e et 14e armées aériennes affectées aux districts militaires entourant la périphérie du théâtre ukrainien et la flotte de la mer Noire, des ensembles de guerre en milieu fluide, et donc l’emploi a été tâtonnant. On a désormais une force interarmées de missiles qui frappe dans toute l’Ukraine et des escadres aériennes agissant en prudentes opérations de frappes planifiées en avant des armées au sol.

Ce qu’il faut retenir dans ce qui nous intéresse, c’est que l’outil militaire russe est très hétérogène et fragmenté en forces souvent peu coopératives. Cela ne facilite pas une bonne estimation des capacités réelles des unités, d’autant plus que l’on y ment assez facilement malgré la présence de commissaires politiques, et la planification des opérations s’en trouve faussée d’autant.

La coalition militaire ukrainienne

L’armée ukrainienne du début de la guerre n’est guère plus homogène. On y compte en réalité trois armées : l’active, la territoriale et la garde nationale.

Comme en Russie l’armée d’active est mixte mais à la différence de la Russie, les soldats appelés sont engagés en même temps que les professionnels, ce qui a au moins le mérite initial de ne pas rompre la cohésion des brigades. Comme en Russie, également on distingue les brigades de l’armée de Terre, celles des troupes d’assaut par air et celles de la Marine. Le ministère de l’Intérieur dispose même au moins d’une pure brigade de manœuvre mécanisée avec la 4e Brigade de réaction rapide. La nouvelle différence avec la Russie est que cette force initiale a été renforcée d’un quart par des brigades de réserve.

Au total, on peut compter 34 brigades de manœuvre, ce qui équivaut sensiblement aux unités de mêlée d’une centaine de groupements tactiques russes mais à beaucoup moins en artillerie. On ne compte pas moins de sept types de brigades différentes, ce qui est sans doute trop, mais la chaîne de commandement au-dessus d’elles est beaucoup plus simple qu’en Russie puisque ces brigades sont directement actionnées par les commandements régionaux ou le commandement central à Kiev qui dirige aussi les Forces spéciales, de la taille d’une petite division d’infanterie légère.

La seconde armée est formée des 28 brigades territoriales. Unités constituées de réservistes et de volontaires sans expérience, les brigades territoriales ont été organisées juste avant le début de la guerre pour la défense de zones et des missions secondaires, comme la protection de sites ou de points de contrôle, permettent ainsi de soulager les brigades de manœuvre. Ce sont fondamentalement des brigades d’infanterie légère de taille variable et sans beaucoup de moyens lourds.

La troisième est le conglomérat d’unités chapeauté par le ministère de l’Intérieur avec des brigades de Garde nationale, assez peu différentes des brigades territoriales, et une myriade de bataillons autonomes de volontaires comme ceux du Régiment Azov. On pourrait y ajouter une quatrième armée avec la Légion internationale pour la défense territoriale de l'Ukraine, un autre conglomérat de bataillons, de recrutement étranger, de 15 à 20 000 hommes au total.

Avec une force aérienne et antiaérienne petite mais active au sol et en l’air, et des forces navales réduites, à la défense des côtes, l’armée ukrainienne est au bout du compte presque aussi hétéroclite que celles des Russes, mais plus facile à gérer au moins dans un contexte de défense de zone où il y a peu de manœuvres à organiser.

Entropie, néguentropie

Sans entrer dans le détail des actions tactiques, il faut comprendre que dans la confrontation des modèles le corps expéditionnaire russe s’est considérablement usé en pénétrant dans le dispositif de défense en profondeur ukrainien. Le choc opératif espéré n’a jamais eu lieu et les armées russes se sont corrodées au fur et à mesure de leur avancée vers Kiev. Elles ne s’en sont jamais remises.

Environ un tiers des pertes russes en véhicules de combat de la guerre sont survenues dans le premier mois de guerre. En pertes humaines, cela se traduit par 20 à 25 000 tués et blessés, concentrés pour une grande majorité dans les unités de mêlée des 120 groupements tactiques. Or, ces petits groupements formés de soldats volontaires à contrat court avec un encadrement réduit qui lui-même a beaucoup souffert, peuvent être durs au combat mais ne sont pas résilients. Lorsqu’ils cassent, ils constituent une communauté trop réduite et trop faible pour être reconstituée rapidement.

Le comblement des pertes russes initiales s’est fait par la récupération de tous les groupements tactiques encore disponibles en Russie, une quarantaine environ, qui ont été engagés dans la foulée au feu et ont pour beaucoup connu le même sort que les précédents. Puis, lorsque le roi s’est trouvé nu faute de réserves professionnelles organisées, il a fallu passer par une grande campagne de recomplètement individuel en ratissant dans les forces armées et en recrutant des volontaires pour six mois à tour de bras. Or, se porter volontaire pour intégrer une unité « à risque », c’est-à-dire celles au bout du compte qui permettent de gagner une guerre, n’est pas forcément très attrayant même avec une bonne solde. On y a de fortes chances de s’y faire tuer ou mutiler pour quelque chose dont on ne voit pas bien si ça peut servir à quelque chose, même tactiquement, et sans la fierté d’appartenir à une communauté prestigieuse ou au moins accueillante. La vie de soldat russe n’est déjà pas très attrayante en temps de paix, elle l’est encore moins en temps de guerre.

Au bilan, alors même que les Russes réduisaient leur art opérationnel à un combat plus simple, à coup de combinaisons de frappes d’artillerie et d’assaut de bataillons dans l’attaque et de position statique en défense, le capital humain de l’armée de Terre russe s’est dégradé faute de renforts suffisants et de temps pour reconstituer de véritables unités de combat. Comme les serfs morts tout en étant encore vivants administrativement dans « Les âmes mortes » de Nicolas Gogol, il y a bien des listes de noms de soldats dans les brigades et divisions russes mais elles ne correspondaient plus à celle des combattants véritables, beaucoup moins nombreux. Dans certains endroits dans la zone qui a été attaquée par les Ukrainiens entre Kharkiv et Sloviansk au début du mois de septembre, on a même trouvé parfois des mannequins à la place des hommes.

Par défaut, les Russes ont donc utilisé leurs unités périphériques comme force d’attaque dans toute cette deuxième phase de la guerre. Parachutistes, fantassins de marine, brigades tchétchènes et Wagner ont ainsi été engagés et surengagés pendant trois mois. Eux aussi s’y sont brisés. Plusieurs régiments d’assaut par air n’existent plus, et plusieurs autres de ces unités n’ont plus aucune valeur opérationnelle, réduites à peu de choses et épuisées. Là encore le remplacement n’a pas suivi parce qu’il ne pouvait pas suivre faute d’hommes et de temps.

Les choses ne pourront pas s’améliorer pour les Russes tant que toutes les unités de combat ou presque seront en première ligne, mais comme les Russes manquent justement d’unités de combat, elles peuvent difficilement en être retirées. Le redéploiement de la 36e armée et de la 5e armée dans la région de Mélitopol avait peut-être cette fonction de reconstitution en plus de celle de réserve du front de Kherson, mais il a considérablement affaibli le front nord et les Russes l’ont payé cher et sont obligés de renforcer à nouveau le nord. Ce n’est pas l’emploi tous azimuts des unités de supplétifs des DNR/LNR qui va permettre de résoudre ce problème, celles-ci ayant encore plus souffert que les unités russes et étant devenues encore plus fragiles. Seules les armées privées s’en sortent un peu mieux mais elles restent marginales en volume.

Faute de masse, l’armée russe s’est épuisée dans un choc opératif initial raté et qui s’est retourné contre elle, puis dans de longs combats de tranchées où elle a pu reprendre le dessus mais là encore au prix de pertes non remplacées complètement. Depuis le mois de juillet, l’état-major général peut encore voir de nombreuses unités sur la carte mais il ne peut plus en faire grand-chose à part tenir des positions pendant quelque temps. La possibilité d’une victoire russe passe désormais, à la manière de l’armée allemande en crise sur le front ouest fin 1916, par une « ligne Hindenburg » et un profond travail de reconstitution, d’intégration des bataillons qui arrivent quand même de Russie et d’innovation.

Les armées ukrainiennes ont beaucoup souffert aussi mais elles disposaient de réserves, ce qui les a sauvées.

Les brigades de manœuvre se sont révélées des structures résilientes. Aucune n’a semble-t-il été détruite malgré les combats, y compris ceux très durs du Donbass en mai-juin, et elles ont la taille critique pour former une communauté militaire avec un esprit de corps et la possibilité de dissocier combat et apprentissage. Les brigades ukrainiennes sont d’autant plus résilientes et apprenantes qu’un effort encore incomplet mais réel a été fait avant-guerre avec l’aide occidentale pour constituer un vrai corps de sous-officiers. Les procédures de commandement s’y sont aussi un peu assouplies et plus encore lorsque des civils ont été intégrés au début de la mobilisation. Tout cela est essentiel. La guerre est une succession d’innombrables petits combats et entre des troupes « mécanisées » qui par ailleurs connaissent mal les procédures et des troupes plus motivées et plus agiles dans la prise de décision, la balance ceteris paribus tend plutôt à pencher en faveur des secondes. Bref, les unités de manœuvre ukrainiennes ont plutôt bien résisté.

Mais cela n’était pas suffisant, l’armée de manœuvre ukrainienne restant en volume et surtout en moyens inférieure à l’armée russe. Ce qui a sauvé la situation dans la guerre de positions, c’est la transformation des brigades territoriales. Conçues initialement pour effectuer de la défense de zone, les brigades territoriales et de garde nationale ont ensuite été engagées sur les parties de la ligne de front les plus calmes puis ont été transformées en unités de manœuvre. Cela est passé un temps par l’intégration de bataillons issus des brigades de manœuvre, au risque très réel d’affaiblir ces dernières, et par l’alourdissement progressif de leur équipement. Plusieurs de ces nouvelles brigades ont été engagées ensuite dans des combats plus durs, et sans doute parfois prématurément comme dans la défense de Lysychansk-Severodonetsk où elles y ont beaucoup souffert. Maintenant, ces brigades sont capables de manœuvre offensive simple, en complément des brigades de manœuvre ou parfois seules comme dans le nord de Kharkiv.

Cette densification des brigades territoriales a permis de disposer d’un nombre d’unités suffisant pour tenir le front et donc de pouvoir aussi en retirer pour se reconstituer à l’arrière, intégrer progressivement les nombreuses recrues appelées au début de la guerre et qui ont eu le temps d’apprendre les bases du métier de soldat. On y apprend aussi à se servir des équipements nouveaux fournis par les Occidentaux, avec peut-être l’aide de soldats fantômes.

Le nombre de combattants réels ukrainiens excède désormais et celui de ses âmes mortes et surtout celui des Russes. Il reste encore à intégrer et dépolitiser les bataillons autonomes dans des brigades régulières où ils seront plus utiles.

Le nombre d’unités en ligne permet surtout de constituer des masses de manœuvre à l’arrière pour attaquer rapidement les points du front. La logistique, surtout avec autant de matériels différents, est certainement un casse-tête pour les états-majors mais ceux-ci, non seulement on l’a vu sont techniquement meilleurs, mais ils peuvent plus facilement réaliser leurs plans avec des unités plus standardisées et donc on connaît la fiabilité. Si les Russes ont tout intérêt à former une « ligne Hindenburg » au plus vite, les Ukrainiens ont intérêt maintenant à la choquer sans cesse.

dimanche 18 septembre 2022

L’ art opératif soviétique à l’épreuve de la guerre en Ukraine – 1. Udar sur Dniepr


L’art opératif soviétique (AOS) plaît beaucoup aux historiens militaires et aux stratégistes, comme souvent d’ailleurs la réflexion russe généralement originale et riche. Ses principes ont été établis par un petit groupe d’officiers vétérans des guerres de la Russie à l’Union soviétique au début du XXe siècle et qui ont entrepris d’analyser les conflits de l’ère industrielle. Dans un consensus, ils ont établi que les guerres modernes actionnant de grandes masses et impliquant toutes les ressources des nations pouvaient difficilement se gagner en quelques grandes batailles « décisives », parfois une seule, mais nécessitaient une longue distribution des efforts dans l’espace et le temps.

C’est l’organisation de cette distribution des efforts tactiques pour atteindre l’objectif stratégique politico-militaire, une situation qu’ils n’ont évidemment pas inventée, qu’ils ont baptisée « art opératif ».

Bagration for ever

A cette époque de l’entre-deux-guerres, le problème est celui du front continu, issu de l’augmentation considérable de la puissance de feu durant les décennies précédentes, alors que le reste, le déplacement ou la circulation de l’information, restait inchangé depuis des siècles. Quand on doit faire face à pied et sans protection à une grande puissance de feu, percer le dispositif ennemi et parfois même simplement l’atteindre devient difficile. Reste le contournement. Mais quand les armées sont gigantesques et occupent tout l’espace, ce contournement devient également impossible et cela donne les lignes de tranchées de la Grande Guerre.

L’AOS s’appuie principalement sur les solutions expérimentées en 1918 sur le front Ouest en combinant les méthodes allemande et française. La première consistait à combiner surprise, puissance de feu et troupes d’assaut pour casser le front par une attaque directe, puis à exploiter la percée au maximum dans la profondeur par des divisions d’infanterie. Les Allemands cherchaient à gagner la guerre le plus vite possible par des attaques de ce type les plus puissantes possibles. La méthode française de son côté consistait à s’appuyer sur une grande motorisation pour distribuer des forces le long du front très vite, ce qui a permis d’abord de colmater les percées ennemies puis d’organiser une série d’attaques de moindre ampleur que celles des Allemands mais deux fois plus rapides à mettre en place. La manœuvre latérale rapide française l’a au bout du compte emporté sur la manœuvre axiale lente allemande.

Toukhatchevski, Svetchine, Isserson et d’autres ont donc imaginé une combinaison des deux méthodes en profitant des progrès rapides des engins motorisés mais aussi des moyens de communication. L’offensive idéale est donc pour eux une grande attaque directe par surprise sur un large front et la plus grande profondeur possible afin de provoquer un choc (Udar) et la dislocation du dispositif ennemi. Dans l’absolu, en particulier pour Mikhaïl Toukhatchevski, tout doit arriver en même temps ou du moins le plus vite possible dans le dispositif ennemi, « artillerie volante », parachutistes en assaut vertical, groupes de manœuvre infiltrés dans la profondeur, artillerie, colonnes d’attaques blindées, etc. afin d’obtenir sa dislocation. Comme généralement un seul « udar » ne suffit pas à atteindre l’objectif stratégique, il faudra, surtout pour Svetchine, multiplier ces chocs afin de conserver l’initiative jusqu’à la victoire.

Les concepteurs de l’AOS essayèrent aussi d’imposer l’idée d’un « niveau opératif » purement militaire nécessaire pour la mise en œuvre de l’art opératif, en réalité surtout un panneau « interdit d’entrée » aux politiques. Cela ne les protégera des purges et leurs idées ne seront mis en œuvre véritablement qu’avec les victoires spectaculaires de 1943 à 1945 contre les Allemands et les Japonais devenues dès lors des références indépassables. Depuis la fin de la Grande Guerre patriotique, l’armée soviétique/russe cherche en permanence à pouvoir reproduire l’opération Bagration qui a permis de détruire un groupe d’armées allemand en Biélorussie à l’été 1944.

Les évolutions qui ont pu avoir lieu par la suite sont toujours intégrées dans le modèle, y compris l’arme atomique dont l’emploi est d’abord envisagé en préalable comme « préparation d’artillerie », puis en butoir comme seuil à ne pas franchir. On notera au passage que l’AOS ne s’intéresse de fait qu’aux opérations offensives, même dans une posture stratégique défensive. L’URSS/Russie se croit toujours menacée et conçoit l’attaque comme le meilleur moyen de se défendre avant que son sol soit ravagé. L’« offensive à grande vitesse » conçue au début des années 1980 par le maréchal Ogarkov pour envahir la République fédérale allemande est toujours une opération Bagration mais avec les nouvelles technologies de l’information et sous le seuil nucléaire. Tout au plus après les victoires spectaculaires des Américains contre l’Irak en 1991 et 2003, certains théoriciens russes ont essayé aussi d’y coller des concepts empruntés à l’adversaire comme l’emploi en séquence des forces aériennes – neutralisation des défenses aériennes/antiaériennes, puis frappes en profondeur et paralysie des réseaux ennemis en préalable des grandes offensives aéroterrestres, mais la greffe aura un peu de mal à se faire.  

Le succès de l’AOS repose sur une planification très précise et soignée afin de coordonner au mieux les actions de forces très différentes, ce qui suppose en amont d’avoir l’appréciation la plus juste possible de l’ennemi mais aussi de ses propres forces, et une fois le plan élaboré, d’avoir un instrument qui soit matériellement, intellectuellement et moralement capable de le mettre en œuvre strictement. Comme dans l’industrie de l’époque, l’AOS est donc très tayloriste avec un échelon de conception et un échelon d’exécution aussi distinct qu’un cerveau et des muscles. Au niveau le plus bas, les soldats et leurs cadres immédiats sont comme des ouvriers peu qualifiés à qui on demande d’appliquer simplement les procédures prévues pour chaque situation, ce qui a au moins l’avantage de la vitesse. Une fois l’action terminée, on leur demande de rendre compte intégralement des résultats obtenus pour maintenir l’appréciation claire de la situation.

Quand toutes les conditions sont réunies – bonne appréciation de la situation amie/ennemie, plan de coordination précis par un état-major compétent, exécution parfaite par des unités qui maîtrisent bien les procédures - la méthode est redoutable. Le problème est que ces conditions n’ont plus été réunies depuis 1945 et certainement pas en Ukraine.

La Stavka du pauvre

Commençons par le cerveau, le niveau de planification opérationnelle. On pouvait imaginer, on a cru même, que les états-majors russes du niveau de l’armée (corps d’armée dans les armées occidentales) et au-dessus seraient bons, ne serait-ce que par leur expérience dans le Donbass en 2014-2015 et surtout en Syrie, où la plupart des officiers supérieurs russes sont passés. Les deux offensives russes réussies dans le Donbass à l’été 2014 et en février 2015 étaient du niveau d’une armée complète, et si les forces terrestres russes n’ont pas été engagées en Syrie, l’état-major du corps expéditionnaire a planifié et conduit pendant plusieurs années l’emploi de moyens navals et surtout aériens importants en conjonction avec les opérations militaires de la coalition pro-Assad.

On a finalement été surpris en février-mars 2022 par la médiocrité de la planification des opérations des neuf armées engagées, ainsi que de la flotte de la mer Noire et des forces aérospatiales (VKS) qui donnaient l’impression de « faire leur guerre » chacune de leurs côtés, loin de la discipline et de la coordination exigées par les canons de l’AOS. L’art opératif, c’est la traduction en ordres tactiques, aux armées puis en dessous, d’objectifs stratégiques accompagnés d’impératifs et de contraintes politiques. Encore faut-il que ces objectifs soient clairs, ce qui n’était pas forcément le cas. Encore faut-il aussi que la chaîne de commandement soit également claire.

Dans l’absolu, la stratégie est définie par un dialogue entre le chef politique, qui donne sa vision et des hauts responsables militaires qui estiment la manière dont il est possible de la réaliser. La « Stavka », ou état-major général ou encore centre de planification et conduite des opérations, est alors chargé de traduire cela en missions.

Normalement, le chef politique ne parle pas le langage militaire et ne s’immisce pas dans le détail de la traduction de sa vision des choses en missions sur le terrain. Quand les choses sont bien faites, la stratégie se traduit en ordres militaires tout le long de la chaîne tactique. Les choses ne sont pas bien faites en Russie avec un Vladimir Poutine qui se méfie de généraux trop puissants, dialogue plutôt avec ceux qui lui disent ce qu’il veut entendre et s’immisce dans le détail des opérations sans avoir lui-même la moindre expérience militaire. Cela ne donne généralement pas de bons résultats.

Tout en étant minimisée politiquement au rang d’« opération spéciale », la guerre en Ukraine est également la plus importante jamais menée par Moscou depuis 1945. On a d’abord tâtonné pour savoir s’il fallait créer un échelon intermédiaire entre Moscou et les trois états-majors de districts militaires qui avaient pris en compte chacun un secteur du front (district Est en Biélorusse, district Centre à l’est de l’Ukraine, et district Sud pour le Donbass), la flotte de la mer Noire, les VKS, les forces d’assaut aérien (VDV) qui forment une armée à part et le Commandement des opérations spéciales. Un commandement de campagne aéroterrestre a finalement été formé en avril et confiée au général Dvornikov rapidement remplacé par le général Zhidko. Il semble qu’on soit revenu en août à deux commandements de zone commandés par Moscou dont un confié au général Surovikia. Ce dernier est surtout connu pour sa loyauté politique, loyauté qui lui avait valu d’être nommé, lui un « terrien », à la tête des VKS en 2017 afin de reprendre en main une structure jugée un peu trop indépendante. Les régimes autoritaires n’aiment pas les généraux trop victorieux et donc souvent aussi populaires.

En face, le système de commandement ukrainien, que les Russes ont été incapables par ailleurs de paralyser techniquement, s’est finalement avéré supérieur. Il est vrai que celui-ci avait d’abord à mener une campagne défensive, techniquement plus simple à organiser qu’une opération offensive de grande ampleur sur un territoire étranger. La structure territoriale du commandement, de l’oblast au commandement central à Kiev en passant par les commandements régionaux s’est avérée bien adaptée à cela. Plus que l’intrusion et la méfiance politique, c’est l’influence et les complicités avec les Russes qui ont peut-être le plus perturbé le système notamment dans le commandement Sud défaillant initialement devant l’attaque de la 58e armée russe venue de Crimée.

Élément fondamental, les Ukrainiens sont depuis le début bien mieux renseignés sur eux-mêmes et surtout sur l’ennemi que les Russes, parce qu’ils sont chez eux, bénéficient de l’aide de la population, disposent de nombreux capteurs, luttent pour leur survie ce qui incite à mettre de côté rivalités et jeux politiques au profit d’une plus grande honnêteté et reçoivent une aide très précieuse en la matière de la part des États-Unis. Les états-majors ukrainiens voient mieux les choses que leurs ennemis, qui n’ont été pas été capables de déceler par exemple la présence début septembre de cinq brigades ukrainiennes à quelques kilomètres de Balakliya, ni l’extrême faiblesse de leur propre dispositif. C’est d’ailleurs sur l’état de ses propres troupes que les comptes rendus sont souvent les plus faux, après ceux des résultats obtenus sur l’ennemi. L’état-major ukrainien n’est pas exempt d’erreur, la défense acharnée du saillant de Lysychansk-Severodonetsk au mois de juin contre toute logique a en sans doute été une puisque les deux villes sont quand même tombées et que les forces ukrainiennes y ont perdu beaucoup d’hommes. Peut-être était-ce d’ailleurs le résultat d’une intrusion politique.

D’une manière générale, le haut-commandement ukrainien se débrouille plutôt bien, et avec sans doute l’aide américaine et britannique, est capable d’organiser des opérations, à la fois inventives dans la guerre de corsaires - ces coups portés dans la profondeur du dispositif ennemi - et de plus en plus complexes sur la ligne de front, alors que l’on a le sentiment inverse que les Russes font des choses de moins en moins sophistiquées avec le temps. Il est vrai aussi que réfléchir et faire de beaux plans n’est pas tout en temps de guerre, il faut aussi que les ordres soient exécutés et bien exécutés. Si les Ukrainiens font de plus en plus de choses et les Russes plutôt de moins en moins, c’est aussi parce que d’un côté il y a des « muscles » qui répondent de mieux en mieux alors que de l’autre, ils s’atrophient.

(à suivre)