Il est toujours délicat d’annoncer une
victoire sans avoir simultanément une voix de l’ennemi qui reconnait la
défaite. La bannière « Mission accomplie » derrière un George Bush
annonçant la fin des combats en Irak…le 1er mai 2003 flotte encore
dans les mémoires. Pour autant, et alors que l’on sait pertinemment qu’une
organisation comme l’État islamique ne capitulera jamais, il faut soit accepter
de mener une guerre tellement longue qu’elle en paraîtra éternelle, soit se
demander où s’arrête ce qui suffit et déclarer unilatéralement la victoire à
partir d’un évènement symbolique favorable.
En 2008, l’État islamique en Irak n’était
pas complètement détruit, mais il était très affaibli, le gros de la guérilla
sunnite avait changé d’alliance et l’armée du Mahdi, la principale organisation
armée chiite, avait accepté de cesser le combat. La guerre n’était pas finie,
mais la situation était suffisamment stabilisée pour considérer qu’elle
ressemblait à la paix. Il fut alors possible pour les Américains de partir plus
honorablement que s’ils l’avaient fait en 2007, comme cela avait été envisagé. Après
que la situation se soit à nouveau dégradée et que l’État islamique soit revenu
plus puissant que jamais, toutes choses dont le gouvernement irakien est bien
plus responsable que le « lâchage » américain, il est alors nécessaire de revenir, en Irak d’abord puis d’étendre le combat aussi en Syrie
l’ennemi étant déployé sur les deux territoires.
Voici donc que le nouveau président des États-Unis
vient d’annoncer le repli des forces américaines de Syrie et, plus étonnant, de
la fin des frappes aériennes dans ce pays. En soi, cela n’aurait pas dû
constituer une surprise, Donald Trump l’ayant annoncé dès sa campagne
électorale, s’il n’y avait eu entre temps de nombreux revirements. Pendant un
temps, c’était même la politique inverse qui prévalait, certaines personnalités comme John
Bolton, conseiller à la sécurité nationale, ne ménageant pas d’efforts pour expliquer
pourquoi il fallait être présents militairement en Syrie : lutter contre
l’État islamique, faire pièce à l’influence de la Russie et, surtout, maintenir
une pression forte sur l’Iran. Très loin derrière, on évoquait parfois le
concept vieillot de respect des alliances, en l’occurrence avec les Forces démocratiques syriennes
(FDS), rassemblement du Parti de l’union démocratique (PYD), émanation syrienne
du Parti des travailleurs kurdes (PKK), et de divers groupes armés arabes. Il
faut croire que les arguments de John Bolton n’étaient pas si évidents puisque
la ligne (lire « intuition de Donald Trump ») du retrait l’a
finalement emporté.
On l’a dit, pour partir, il faut un bon
prétexte. Hajine, dernier bastion relativement important de l’État islamique en
Syrie, à quelques kilomètres de la frontière avec l’Irak, vient d’être définitivement
conquis après de longs et difficiles combats. Il a suffi d’exagérer ce succès
pour déclarer que l’État islamique était
vaincu. C’est évidemment faux. L’État islamique n’a pas été effacé de la carte
puisqu’il contrôle encore quelques groupes de villages à la frontière et
quelques portions de désert à l’ouest de l’Euphrate. Surtout et comme cela
était prévu, il est retourné à la clandestinité. L’Etat islamique n’est pas né
en 2013 et ne mourra pas en 2018 et même 2019. Il est simplement revenu à son état
habituel dans sa désormais longue histoire multipliant les attaques et les
attentats en Syrie et surtout en Irak. L’organisation a subi des coups très
forts, mais les conditions qui ont fait son existence et même sa puissance sont
toujours-là. La destruction n’est donc toujours pas en vue. Dans l’immédiat, le
retrait américain et la fin annoncée des frappes en Syrie ont plutôt tendance à
l’avantager en soulageant la pression qu’il y subissait. On ne peut imaginer
pour l’instant qu’il puisse y organiser à nouveau les grandes opérations de
2013 et 2014, mais il y gagne de la liberté d’action. L’avenir est encore flou
dans cette région spécifique au sud-est de la Syrie.
En novembre 2017, alors qu’après Mossoul,
Raqqa et Deir ez-Zor venaient d’être repris à l’EI le président de la
République française annonçait une victoire militaire totale contre l’État
islamique dans « les prochains mois ». Il confondait, sans doute
volontairement, fin de l’occupation territoriale de l’EI avec victoire, et
surtout anticipait la fin de cette occupation en projetant dans l’avenir le rythme
des progressions précédentes. Or, cette progression s’est ralentie en un an. On
ne peut pas dire que la résistance de l’État islamique s’est raffermie, elle
était déjà à son maximum et ses ressources sont réduites même s’il dispose peut-être
encore d’autant de fantassins que l’armée de Terre française. C’est donc que la
virulence de l’offensive s’est affaiblie, comme si les FDS approchaient de leur
point culminant. Pour les milices kurdes (YPG) qui constituent l’élément le
plus fort et cohérent des FDS, les opérations à la frontière sud sont très loin
du Rojava, le Kurdistan kurde, et sans doute au plus bas de leur motivation. L’État islamique a été un ennemi mortel pour
les Kurdes, mais aussi un bon moyen de se faire aider par les États-Unis et
leurs alliés, ce qui a sans doute contribué à les sauver en 2014 mais aussi à
les protéger contre leurs autres ennemis de la région, la Turquie en premier
lieu. Le maintien d’une présence résiduelle de l’État islamique loin du Rojava
avait le double intérêt de justifier le maintien de cette présence protectrice
tout en ne constituant plus une menace vitale.
L’avantage de la guerre indirecte, où on
forme, conseille et surtout appuie quelqu’un qui, lui, va au combat, c’est qu’on y
perd peu d’hommes. L’inconvénient c’est qu’on y dépend de la qualité et de
l’agenda politique de celui qui prend vraiment des risques, mais défend aussi
ses propres intérêts. En octobre 2001, les Américains semblaient avoir trouvé
une formule magique en s’associant avec les seigneurs de la guerre du Nord
afghan que l’on appuyait du « feu du ciel », via quelques équipes de
forces spéciales. En fermant les yeux sur certaines pratiques de ces
« nouveaux combattants de la liberté » cela a fonctionné
merveilleusement bien jusqu’à ce qu’il faille opérer dans les provinces
pashtounes. Là, à la place des Oubezks et Tadjiks très réticents il fallut
faire appel à des hommes forts locaux qui s’avérèrent nettement moins fiables. Le
mollah Omar et Oussama Ben Laden purent ainsi se replier au Pakistan et le
contexte stratégique se transforma. En Syrie, il a fallu sans doute beaucoup de
bons arguments pour que les Kurdes acceptent de combattre à Raqqa et Deir
ez-Zor, ils n’ont pas été complètement suffisants pour aller jusqu’au bout. La
part des milices arabes, plus hétérogènes, moins fortes militairement, que les YPG,
s’accroit fortement dans les FDS au fur et à mesure que l’on progresse vers la
frontière. Là encore l’agenda de ces milices arabes n’est pas non plus complètement
celui des Kurdes et peut-être plus proche de celle des milices irakiennes qui
bordent la frontière de l’autre côté. Dans un contexte où les forces sont des
coalitions locales, l’allégeance de ces groupes arabes, désormais réduits au
rôle de supplétifs des acteurs principaux PYD, Assad ou même l’EI et peut-être la
Turquie, est un élément clé et plutôt imprévisible de l’avenir des rapports de
force dans cette région.
Du côté du PYD, le départ annoncé des
Américains crée évidemment un vide. De fait, les Américains peuvent toujours expliquer
qu’ils ne feront qu’un saut au-delà de la frontière et qu’ils auront toujours plus de 40 000 soldats dans la région (dont 2 200 en Turquie) et une force de frappe intacte. Ils peuvent
même expliquer avoir gagné une plus grande liberté d’action qu’au contact
direct des autres acteurs avec qui, au moins par deux fois en février et en
juillet 2018, ils ont été amenés à se battre assez violemment y compris contre
des Russes. Ce n'est cependant pas la même chose, encore une fois, d’être à distance
et de prendre des risques. L’intérêt des 2 000 rangers, marines et forces
spéciales américains n’était pas tant l’appui tactique qu’ils apportaient que
leur simple présence qui dissuadait quand même les autres de pénétrer dans un secteur
tenu par les Américains. Les deux affaires évoquées plus haut ont constitué de
sévères défaites pour les forces du régime. On ne peut tuer des Américains ou
même les attaquer sans, souvent, obligatoirement recevoir des coups.
La Turquie qui ne rêve que de broyer le Rojava
et n’avait pas hésité de détruire un avion russe, s’est bien gardée jusqu’à
présent de s’en prendre à des espaces où stationnaient des Américains. C’était
une des vertus majeures de la province excentrée d’Ifrin d’être vide
d’Américains. Elle fut envahie en janvier 2018, après la région d’al-Bab en
2017. Avec le départ des forces américaines des autres provinces, Kobane et
Cezire, rien ne s’oppose désormais à de nouvelles opérations turques, sur
l’ensemble du territoire kurde ou par offensives successives via les trois
points d’entrée de Tell Abyad, Ras al-Ayn et Kamechliyé et les régions de
peuplement mixtes kurdes et arabes. Il ne sera pas question d’annexer ces
provinces, mais d’y détruire les bases du PYD-PKK et toute velléité
d’indépendance. Ce ne sera pas forcément facile car les combattants kurdes sont
durs, mais ceux-ci ne peuvent s’appuyer sur un terrain difficile et montagneux
comme en Irak et le rapport de forces est trop défavorable.
Leur seul espoir réside peut-être dans la
dissuasion de l’incertitude d’une occupation turque qui pourrait se transformer
en enlisement couteux, mais surtout dans la recherche d’un nouveau protecteur.
Il est un peu tard pour se lier aux Russes, comme cela aurait sans doute
possible quelque temps plus tôt. Il reste la possibilité de négocier avec
Assad, en jouant sur quelques gages comme les champs pétroliers de l’extrême Est,
le territoire arabe tenu par les FDS (qui contrôlent un tiers de la surface de
la Syrie) ou les milliers de prisonniers de l’État islamique qui constitue une
arme potentielle. Au passage, ceux qui se félicitaient en France que ces prisonniers
ne viennent pas rejoindre des prisons nationales risquent de le regretter. Ces
cartes sont néanmoins assez faibles si Assad décide de reprendre le contrôle
des provinces kurdes, jusque-là un allié de fait. Les derniers groupes arabes
rebelles autonomes réunis et isolés dans le réduit d’Idlib, l’armée de Damas
peut même se lancer tout de suite dans une course de vitesse avec la Turquie en
direction de l’Euphrate. Plusieurs configurations de compétition-coopération sont
alors possibles entre ces deux acteurs principaux et les milices arabes de l’est
syrien, configurations dont les Kurdes seront immanquablement les victimes. Si
le PYD peut résister un temps, difficile d’imaginer à terme pour lui autre
chose que le reflux dans les bases du PKK dans les montagnes du Kurdistan
irakien.
Selon un adage du monde de la finance, c’est
quand la mer se retire que l’on voit ceux qui se baignent nus. La France s’est
embarquée dans la région comme passager de la coalition organisée et dirigée
par les Américains. Tout en annonçant une guerre totale contre l’État
islamique, on n’y a finalement déployé selon les époques qu’une escadrille ou
deux de chasseurs-bombardiers, une batterie d’artillerie, une structure de
formation et quelques centaines de soldats de forces spéciales insérés dans les
forces du Parti démocratique du Kurdistan (PDK) en Irak et du PYD en Syrie. Dans
cette guerre, au plus fort de notre engagement nous représentions peut-être 10
% de l’effort total. Pas assez pour avoir un effet stratégique sur le terrain,
mais suffisant pour dire à l’opinion publique française que l’on faisait
vraiment la guerre, le tout en prenant peu de risques. Avec le départ annoncé des
Américains de Syrie, tout le monde s’aperçoit que nous nous y baignions nus, n’avouant
même pas officiellement que nous y étions. Maintenant, ce ne sont pas les
quelques frappes françaises et au maximum les quelques centaines de soldats de
l’opération Hydra qui auront un impact important sur les opérations. Ils ne
constituent même pas les deux éléments de toute dissuasion : la force et
la volonté affichée de combattre si on est attaqué. Dans ces conditions, il n’y
a que deux solutions : soit on considère que l’alliance avec les FDS est
stratégique au moins jusqu’à la disparition des derniers territoires et dans ce
cas, on y déploie des moyens sérieux, comme les Américains ou les Russes, et on
annonce clairement que tout Français tué sera durement vengé, soit on continue comme avant au
risque de voir nos soldats plongés au milieu de combats qui nous dépasseront. Il sera
bon de dire dans tous les cas, ce que l’on fera lorsque les derniers
territoires de l’EI en Syrie seront pris, si on ne décide pas, troisième option (la plus probable), de continuer à faire comme les Américains mais en plus petit.
Donald Trump a fait un choix cynique, mais
qui a sa cohérence. La Turquie est un partenaire bien plus important pour les
Etats-Unis que les pauvres Kurdes et au bout du compte, la présence américaine
en Syrie n’entravait pas sérieusement l’axe Téhéran-Bagdad-Damas. Les forces
américaines sont toujours puissantes et à proximité. Quant à nous Français,
nous n’avons pas même déployé les moyens qui nous permettraient aussi d’être
cyniques.