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vendredi 28 juillet 2023

Théorie de la percée : l'échec de la conduite scientifique de la bataille (1916)

Les doctrines militaires, comme les paradigmes scientifiques, n’évoluent vraiment que lorsqu’elles sont très sérieusement prises en défaut. L’échec sanglant de l’offensive de Champagne fin septembre-début octobre 1915 constitue cette prise en défaut. En fait, c’est même une grande crise au sein de l’armée française où on perçoit les premiers signes de découragement, voire de grogne dans la troupe. En novembre 1915, le général Fayolle note dans son carnet : « Que se passe-t-il en haut lieu ? Il semble que personne ne sache ce qu’il faut faire […] Si on n’y apporte pas de moyens nouveaux, on ne réussira pas ». La crise impose de trouver de nouvelles solutions et on assiste effectivement à une grande activité durant l’hiver1915 dans le « monde des idées » qui aboutit à la victoire de l’« opposition » et de son école de pensée alors baptisée « la conduite scientifique de la bataille ».

Changement de paradigme

L’opposition ce sont d’abord les « méthodiques », comme Foch, alors commandant du groupe d’armées du Nord (GAN) et Pétain, commandant la 2e armée. Le rapport de ce dernier après l’offensive de Champagne, met en évidence l’« impossibilité, dans l’état actuel de l’armement, de la méthode de préparation et des forces qui nous sont opposées, d’emporter d’un même élan les positions successives de l’ennemi ». Le problème majeur qui se pose alors est que s’il est possible d’organiser précisément les feux d’artillerie et l’attaque des lignes de la première position ennemie, cela s’avère beaucoup plus problématique lorsqu’il s’agit de s’en prendre à la deuxième position plusieurs kilomètres en arrière. Pétain en conclut qu’il faut, au moins dans un premier temps, se contenter d’attaquer les premières positions mais sur toute la largeur du front afin d’ébranler celui-ci dans son ensemble. Ce sera la doctrine mise en œuvre – avec succès - à partir de l’été 1918, mais l’idée de grande percée est encore vivace. Une nouvelle majorité se crée autour de quelques Polytechniciens artilleurs, avec Foch comme tête d’affiche, pour concevoir cette bataille décisive comme une succession de préparations d’artillerie-assauts d’infanterie, allant toujours dans le même sens position après position ( Autant de positions, autant de batailles selon Fayolle) et non pas latéralement comme le préconise Pétain et ce jusqu’à ce que « l’ennemi, ses réserves épuisées, ne nous oppose plus de défenses organisées et continues » (Foch, 20 avril 1916).

C’est une réaction contre les « folles équipées » de l’infanterie au cours des batailles de 1915, désormais « la certitude mathématique l’emporte sur les facteurs psychologiques ». Une analyse de tous les détails photographiés du front doit permettre une planification précise de la destruction de tous les obstacles ennemis à partir de barèmes scientifiques. L’imposition de ce nouveau paradigme est la victoire de l’école du feu sur celle du choc mais aussi la revanche des généraux sur les Jeunes-Turcs du Grand quartier général (GQG). Ce sont les idées qui portent les hommes bien plus souvent que l’inverse, et changer d’idées impose souvent de changer les hommes. Les officiers du GQG, qui pour beaucoup avaient été les champions de l’« offensive à outrance » puis de l’ « attaque brusquée », sont envoyés commander au front. A la suite des décisions arrêtées en décembre 1915 à Chantilly entre les Alliés, cette nouvelle doctrine doit être mise en œuvre dans l’offensive franco-britannique sur la Somme prévue pour l’été 1916. Le groupe d’armées du Nord (GAN) de Foch est chargé de sa mise en pratique.

En attendant, toutes les idées nouvelles trouvent leur matérialisation dans le nouveau GQG qui passe l’hiver 1915-1916 à rédiger le nouveau corpus de documents doctrinaux sur l’organisation et les méthodes des différentes armes, infanterie et artillerie lourde en premier lieu ainsi que la coordination entre elles. Ce sera par la suite une habitude, tous les hivers on débat puis on rédige toute la doctrine, soit un rythme douze fois plus rapide qu’en temps de paix avant la guerre. Mais ce n’est pas tout de partir du bas, de faire du retour d’expérience, de débattre puis de voir émerger un nouveau paradigme au sommet, encore faut-il que les nouvelles idées redescendent et que l’explicite des documents se transforme en bas en nouvelles habitudes.

Tout le front est restructuré. On distingue désormais une ligne des armées, tenue désormais par le strict minimum de troupes, des réserves de groupes d’armées à environ 20-30 km du front et enfin des réserves générales encore plus loin. Il se met en place une sorte de « 3 x 8 » où les troupes enchainent secteur difficile, repos-instruction, secteur calme. L’année 1916 se partage ainsi, pour la 13eDivision d’infanterie, en 93 jours de bataille (Verdun et La Somme) contre plus de 200 en 1915, 88 jours de secteur calme et le reste en repos-instruction. Toute cette zone des réserves générales se couvre d’un réseau d’écoles, de camps et de centre de formation où on apprend le service des nouvelles armes et les nouvelles méthodes. On remet en place des inspecteurs de spécialités afin de contrôler les compétences de chaque unité mais aussi de rationaliser les évolutions alors que le combat séparé de chaque unité tend à faire diverger les pratiques. Une innovation majeure de la guerre est la création du centre d’instruction divisionnaire ou CID). Ce centre, base d’instruction mobile de chaque division permet d’accueillir les recrues en provenance des dépôts de garnison de l’intérieur, avant de les envoyer directement dans les unités combattantes. Elles y rencontrent des cadres vétérans, des blessés de retour de convalescence. Les cadres de leurs futures compagnies viennent les visiter. Les hommes ne sont pas envoyés directement sur une ligne de feu avec des compétences faibles ni aucun lien de cohésion avec les autres, mais acclimatés et instruits progressivement.

La transformation des armes

Cette approche permet une évolution plus rationnelle des unités. L’infanterie connaît sa deuxième mutation de la guerre après l’adaptation improvisée et chaotique à la guerre de tranchées. Elle devient vraiment cette fois une infanterie « industrielle ». Les structures sont allégées et assouplies. Les divisions d’infanterie ne sont plus attachées spécifiquement à un corps d’armée et commandent directement à trois régiments et non plus à deux brigades de deux régiments. Les bataillons eux-mêmes passent aussi à une structure ternaire mais la 4e compagnie, grande nouveauté, devient une compagnie d’appui équipée de mitrailleuses, de canons à tir direct de 37 mm et de mortiers. Encore plus innovant, les sections d’infanterie ne combattent plus en ligne mais en demi-sections feu et choc (les demi-sections deviendront identiques et autonomes en 1917, c’est l’invention du groupe de combat), et organisées autour de nouvelles armes comme les fusils-mitrailleurs et les lance-grenades. Les fantassins deviennent spécialisés et interdépendants. D’une manière générale, la puissance de feu portable de l’infanterie fait un bond considérable jusqu’à la fin de 1917. L’étape suivante sera l’intégration des chars légers d’accompagnement à partir de mai 1918.

L’artillerie a la part belle dans le nouveau paradigme. Pour Foch : « Ce n’est pas une attaque d’infanterie à préparer par l’artillerie, c’est une préparation d’artillerie à exploiter par l’infanterie » qui, ajoute-t-il plus tard, Foch ajoute que l’infanterie « doit apporter la plus grande attention à ne jamais entraver la liberté de tir de l’artillerie ». Dans une étude écrite en octobre 1915, son adjoint Carence écrit : « L’artillerie d’abord ; l’infanterie ensuite ! Que tout soit subordonné à l’artillerie dans la préparation et l’exécution des attaques ». Pour autant, le volume de cette arme augmente assez peu avec seulement 590 nouvelles pièces lourdes pour l’ensemble de 1916. Le grand défi pour l’artillerie est celui de l’emploi optimal de l’existant, c’est-à-dire l’artillerie de campagne et les pièces de forteresse récupérées, dans des conditions totalement différentes de celles imaginées avant-guerre. Pour y parvenir on commence par mettre en place de vrais états-majors d’artillerie capables de commander les groupements de feux de centaines de pièces. Le 27 juin 1916, est créé le Centre d’études d’artillerie (CEA) de Châlons chargé d’inspecter les régiments d’artillerie et de synthétiser leurs idées, définir la manœuvre, perfectionner l’instruction technique et faire profiter les commandants de grandes unités de toutes les innovations touchant l’emploi de l’artillerie. Un peu plus tard, on formera aussi des Centres d’organisation d’artillerie (COA), un par spécialité, qui constituent les matrices des nouvelles formations et où les anciens régiments viennent recevoir les nouveaux matériels et apprendre leur emploi. La troisième voie pour mieux maîtriser la complexité croissante des méthodes est la planification. Elle existe sous une forme embryonnaire dès 1915 mais elle connaît un fort développement en 1916 grâce à l’influence du CEA. Celui-ci codifie et vulgarise l’usage des « Plans d’emploi de l’artillerie » qui permettent de gérer les étapes de la séquence de tir. L’aérologie et la météorologie font d’énormes progrès. Le GAN dispose de sa propre section météo commandée par le lieutenant de vaisseau Rouch avec un vaste réseau de transmissions y compris sur des navires.

Le premier effort porte sur la maîtrise de la gestion des informations. Les Français mettent l’accent sur l’emploi de l’avion dans l’observation et la liaison entre les armes. Foch envoie le commandant Pujo à Verdun, la première grande bataille de 1916 et qui est très observée par le GAN qui prépare la seconde. Pujo reprend l’idée d’un « bureau tactique » charger de centraliser toutes les informations des escadrilles et des ballons d’observation (TSF, photos, écrits) afin d’actualiser en permanence un grand panorama photographique et cartographique de la zone de combat. A l’instar des drones aujourd’hui, l’aviation de l’époque est cependant surtout un système d’observation et de liaison en cours d’action, au service de l’artillerie afin de guider les tirs et d’en mesure les effets au-dessus des lignes ennemies, mais aussi de l’infanterie, qui dispose en 1916 de ses propres appareils. Pour l’offensive de la Somme, la 13e DI disposera par exemple d’une vingtaine d’appareils avec tout un panel de moyens de liaisons pour organiser les communications entre l’air, qui envoie des messages en morse ou message lesté, et le sol, qui répond avec des fusées de couleur, fanions ou projecteurs et indique ses positions avec des pots éclairants et ou des panneaux. Lorsque la division sera engagée sur la Somme, ses compagnies d’infanterie seront survolées par huit avions et appuyées par une quarantaine de mitrailleuses, huit canons d’infanterie ou mortiers et surtout 55 pièces d’artillerie…pour chaque kilomètre de front attaqué.

Le GAN reprend également deux grandes innovations de Verdun. La première est l’idée de supériorité aérienne sur un secteur du front. Dès le début de leur offensive sur Verdun, en février 1916, les Allemands concentrent 280 appareils de chasse sur la zone et chassent les quelques appareils français présents. L’artillerie française, qui dépend désormais de l’observation aérienne devient aveugle. Pour faire face à cette menace, les Français sont obligés de livrer la première bataille aérienne de l’Histoire. Le 28 février, le commandant De Rose reçoit carte blanche. Il constitue un groupement « ad hoc » de quinze escadrilles avec ce qui se fait de mieux dans l’aviation de chasse en personnel (Nungesser, Navarre, Guynemer, Brocard, etc.) et en appareils (Nieuport XI). Cette concentration de talents forme un nouveau laboratoire tactique qui met au point progressivement la plupart des techniques de la maîtrise du ciel. On expérimente également l’appui feu air-sol notamment lors de l’attaque sur le fort de Douaumont le 22 mai ou la destruction des ballons d’observation ennemies (fusées à mise à feu électrique Le Prieur d’une portée de 2000 m, balles incendiaires, canon aérien de 37 mm). A son imitation, le GAN groupe de chasse est constitué à Cachy sous le commandement de Brocard avec huit escadrilles Spad.

La seconde innovation est l’œuvre du capitaine Doumenc, l’« entrepreneur » du service automobile, subdivision qui appartient à l’artillerie comme tout ou presque ce qui porte un moteur à explosions. Grâce à lui et quelques autres, l’idée s’impose que le transport automobile peut apporter une souplesse nouvelle dans les transports de la logistique et surtout des hommes, leur évitant les fatigues de la marche tout en multipliant leur mobilité. Les achats à l’étranger et la production nationale permettent de disposer dès 1916 de la première flotte automobile militaire au monde avec près de 40 000 véhicules (200 fois plus qu’en 1914). Cette abondance de moyens autorise la constitution de groupements de 600 camions capables de transporter en 1916 six divisions d’infanterie d’un coup. L’efficacité de cet outil est démontrée lorsqu’il s’agit de soutenir le front de Verdun, saillant relié à Bar-le-Duc, 80 km plus au Sud, par une route départementale et une voie ferrée étroite. Le 20 février 1916, veille de l’attaque allemande, Doumenc y forme la première Commission Régulière Automobile (CRA), organisée sur le modèle des chemins de fer, et dont la mission est d’acheminer 15 à 20 000 hommes et 2 000 tonnes de ravitaillement logistique par jour par ce qui est baptisée rapidement la Voie sacrée. Le GAN copie l’idée et créé sa propre CRA sur l’axe Amiens-Proyart afin d’alimenter la bataille de la Somme, avec un trafic supérieur encore à celui de la Voie sacrée.

La déception de la Somme

En sept mois de préparation, aucun effort n’a été négligé pour faire de l’offensive sur la Somme la bataille décisive tant espérée. Loin des tâtonnements de 1915, la nouvelle doctrine a été aussi scientifique et méthodique dans la préparation qu’elle le sera dans la conduite. L’objectif de l’offensive d’été préparée avec tant de soins est de réaliser la percée sur un front de 40 km, pour atteindre ainsi le terrain libre en direction de Cambrai et de la grande voie de communication qui alimente tout le front allemand du Nord. Le terrain est très compartimenté avec, en surimposition des trois positions de défense, tout un réseau de villages érigés par les Allemands en autant de bastions reliés par des boyaux. La préparation d’artillerie, d’une puissance inégalée s’ouvre le 24 juin et ne s’arrête qu’une semaine plus tard, le 1er juillet après au moins 2,5 millions d’obus lancés (sensiblement sur 40 km tout ce que l’artillerie ukrainienne actuelle a lancé en 15 mois sur l’ensemble du front). L’offensive n’est ensuite n’est déclenchée qu’après avoir constaté l’efficacité des destructions par photographie. Comme prévu, l’aviation alliée bénéficie d’une supériorité aérienne totale, autorisant ainsi la coordination par le ciel alors que comme pour les Français au début de la bataille de Verdun, l’artillerie allemande, privée de ses yeux, manque de renseignements.

Dans cet environnement favorable, la VIe armée française de Fayolle s’élance sur seize kilomètres avec un corps d’armée au nord de la Somme en contact avec les Britanniques, et deux corps au sud du fleuve. Contrairement aux Britanniques, l’attaque initiale française est un succès, en partie du fait de l’efficacité des méthodes employées. Au Nord, le 20e corps d’armée français progresse vite mais doit s’arrêter pour garder le contact avec des Alliés qui, dans la seule journée du 1er juillet, paient leur inexpérience de 21 000 morts et disparus. Au Sud, le 1er corps colonial (un assaut que mon grand-père m'a raconté) et le 35e corps enlèvent d’un bond la première position allemande. En proportion des effectifs, les pertes totales françaises sont plus de six fois inférieures à celles des Britanniques, concrétisant le décalage entre la somme de compétences acquises par les Français et celle de l’armée britannique dont beaucoup de divisions sont de formation récente. Du 2 au 4 juillet, l’attaque, toujours conduite avec méthode, dépasse la deuxième position allemande et s’empare du plateau de Flaucourt. Le front est crevé sur huit kilomètres, mais on ne va pas plus loin car ce n’est pas le plan.

La réaction allemande est très rapide. Dès le 7 juillet, seize divisions sont concentrées dans le secteur attaqué puis vingt et une une semaine plus tard. La réunion de masses aériennes contrebalance peu à peu la supériorité initiale alliée. Dès lors, les combats vont piétiner et la bataille de la Somme comme celle de Verdun se transforme en bataille d’usure. La mésentente s’installe entre les Alliés et les poussées suivantes (14-20 juillet, 30 juillet, 12 septembre) manquent de coordination. Au sud de la Somme, Micheler, avec la Xe armée progresse encore de cinq kilomètres vers Chaulnes mais le 15 septembre Fayolle est obligé de s’arrêter sans résultat notable, au moment où les Britanniques s’engagent (et emploient les chars pour la première fois). Les pluies d’automne, qui rendent le terrain de moins en moins praticable, les réticences de plus en plus marquées des gouvernements, les consommations en munitions d’artillerie qui dépassent la production amènent une extinction progressive de la bataille. Après cinq mois d’effort, l’offensive alliée a à peine modifié le tracé du front. Péronne, à moins de dix kilomètres de la ligne de départ, n’est même pas atteinte. Les pertes françaises sont de 37 000 morts, 29 000 disparus ou prisonniers et 130 000 blessés. Celles des Britanniques et des Allemands sont doubles. En 77 jours d’engagement sur la Somme, la 13e DI n’a progressé que de trois kilomètres et a perdu 2 700 tués ou blessés pour cela.

La percée n’est pas réalisée et la Somme n’est pas la bataille décisive que l’on cherchait, même si elle a beaucoup plus ébranlé l’armée allemande que les Alliés ne le supposaient alors. C’est donc une déception et une nouvelle crise.

L’offensive de la Somme a d’abord échoué par excès de méthode. La centralisation, la dépendance permanente des possibilités de l’artillerie, la « froide rigueur » ont certainement empêché d’exploiter certaines opportunités, comme le 3 juillet avec le corps colonial ou le 14 septembre à Bouchavesnes devant le 7e corps. A chaque fois, ces percées, tant espérées l’année précédente, ne sont pas exploitées. Certains critiquent le manque d’agressivité de l’infanterie. D’un autre côté, pour le sous-lieutenant d’infanterie Jubert du 151e RI, « le fantassin n’a d’autre mérite qu’à se faire écraser ; il meurt sans gloire, sans un élan du cœur, au fond d’un trou, et loin de tout témoin. S’il monte à l’assaut, il n’a d’autre rôle que d’être le porte-fanion qui marque la zone de supériorité de l’artillerie ; toute sa gloire se réduit à reconnaître et à affirmer le mérite des canonniers ».

Les procédés de l’artillerie s’avèrent surtout trop lents. On persiste à chercher la destruction au lieu de se contenter d’une neutralisation, ce qui augmente considérablement le temps nécessaire à la préparation. Les pièces d’artillerie lourde sont toujours d’une cadence de tir très faible, ce qui exclut la surprise. De plus, le terrain battu par la préparation d’artillerie est si labouré qu’il gêne la progression des troupes et des pièces quand il ne fournit pas d’excellents abris aux défenseurs. L’artillerie avait le souci de travailler à la demande des fantassins mais ceux-ci ont eu tendance à demander des tirs de plus en plus massifs avant d’avancer, ce qui a accru la dévastation du terrain et les consommations de munitions. Compenser la faible cadence de tir nécessite d’augmenter le nombre de batteries, ce qui suppose de construire beaucoup d’abris pour le personnel ou les munitions et complique le travail de planification nécessaire pour monter une préparation de grande ampleur. Le temps d’arrêt entre deux attaques dépend uniquement de la capacité de réorganisation de l’artillerie. Or ce délai reste supérieur à celui nécessaire à l’ennemi pour se ressaisir.

Car la guerre se « fait à deux ». La guerre se prolongeant sur plusieurs années, phénomène inédit depuis la guerre de Sécession, les adversaires s’opposent selon une dialectique innovation-parade d’un niveau insoupçonné jusqu’alors. La capacité d’évolution de l’adversaire est désormais une donnée essentielle à prendre en compte dans le processus d’élaboration doctrinal qui prend un tour très dynamique. La puissance de feu de l’artillerie alliée terriblement efficace au début de juillet, est finalement mise en défaut. Les Allemands s’ingénient à ne plus offrir d’objectifs à l’artillerie lourde. Ils cessent de concentrer leurs moyens de défense sur des lignes faciles à déterminer et à battre. Constatant qu’ils peuvent faire confiance à des petits groupes isolés même écrasés sous le feu, ils installent les armes automatiques en échiquier dans les trous d’obus en avant de la zone et celles-ci deviennent insaisissables. En août, Fayolle déclare à Foch : « Enfin, ils ont construit une ligne de tranchés, je vais savoir sur quoi tirer ». Les Allemands vident les zones matraquées, amplifient le procédé de défense en profondeur, procédant à une « défense élastique » qui livre le terrain à l’assaillant, mais lui impose des consommations de munitions énormes et des attaques indéfiniment répétées. Malgré la puissance de l’attaque, ils réussissent ainsi à éviter la rupture de leur front.

L’échec de la « conduite scientifique de la bataille » entraîne donc sa réfutation en tant que paradigme et la mise à l’écart de Foch. Comme à la fin de 1915, l’échec de la doctrine en cours laisse apparaître les autres théories en présence. Pétain propose toujours la patience et le combat d’usure sur l’ensemble du front. Mais l’école du choc revient en force en soulignant la perte de dynamisme, issue selon elle de la sécurité relative qu’apporte un combat où toutes les difficultés sont résolues par une débauche d’artillerie. Elle fait remarquer que les pertes sont plus importantes dans les attaques qui suivent l’offensive initiale. Il est donc tentant de revenir à la « bataille-surprise ».

Extrait et résumé de Michel Goya, L'invention de la guerre moderne, Tallandier (édition 2014)

dimanche 23 octobre 2022

La terreur venue du ciel - naissance d'une illusion meurtrière

Extrait de Les vainqueurs, Tallandier, 2018

La plus grande évolution de la Première Guerre mondiale réside dans l’emploi militaire à grande échelle de la troisième dimension. Ballons, avions et obus lourds se déploient principalement dans la zone du champ de bataille mais très rapidement et alors que la fixation du front donne un caractère d’immense guerre de siège au conflit, on imagine aussi de frapper « au-delà de la muraille », hors de la zone des armées.

Deux types d’objectifs se dégagent. Le premier est constitué par les cibles d’« intérêt militaire » c’est-à-dire qui contribuent au renforcement ou au fonctionnement des armées, le second est formé par les villes, dont on se persuade que les populations paniqueront et feront pression sur les gouvernements pour demander la paix. Si les premières cibles ne suscitent pas beaucoup de réticences, les secondes - parfois difficiles à distinguer des premières - sont moralement et même juridiquement plus problématiques. Toutefois, comme le souligne l’amiral von Tirpitz dans une lettre à un ami en novembre 1914, « si l’on pouvait mettre le feu à Londres en trente points, alors ce qui est odieux à petite échelle deviendrait quelque chose de beau et fort (1) ».

Gotha et Bertha

De fait, les Allemands saisissent très tôt toutes les occasions de frapper directement la population avec tous les moyens possibles. Dès le 4 août, lendemain de la déclaration de guerre, les croiseurs Goeben et le Breslau bombardent Bône et Philippeville et tuent une trentaine de personnes. Le 30 août 1914, un avion jette quatre bombes de deux kilos sur Paris. Quelques jours plus tard, Reims commence par être frappée par l’artillerie lourde et elle le sera de manière presque continue pendant un an. En novembre, un premier bombardier frappe le sol anglais. Il n’y a dans tout cela aucun objectif précis sinon celui de terroriser. Paris et Londres sont proches des lignes et bases allemandes et il est donc très tentant de les frapper. 

La marine allemande est impuissante avec sa flotte de surface. Pour gagner la guerre à elle seule, il lui reste les sous-marins et les Zeppelins, dont elle a récupéré l’emploi. Avec ces moyens, elle ne peut cependant attaquer que des civils – navires marchands ou villes – pour espérer obtenir des effets stratégiques. Les dirigeables peuvent voler à très haute altitude, plus de 6 000 mètres, ils ont un grand rayon d’action et peuvent porter plusieurs tonnes de bombes, soit plus que les bombardiers B-17 de la Seconde Guerre mondiale. C’est eux que H.G. Wells décrit en 1908 The War in The Air en train de semer la terreur dans les villes. Les Zeppelins sont cependant également peu fiables mécaniquement, vulnérables surtout gonflés au très inflammable hydrogène, et très sensibles aux vents de haute-altitude. Ils sont également trop peu nombreux, 115 au total. Le premier raid sur l’Angleterre est néanmoins lancé le 19 janvier 1915 et d’autres suivront au rythme d’un toutes les deux semaines environ. Paris est frappé également, le bombardement du 29 janvier 1916 fait 26 morts et qui horrifie la population qui s’insurge contre les « pirates des airs ».

L’armée allemande lance également sa propre campagne contre les populations, indépendante comme toujours de celle de la marine. Elle utilise pour cela ses avions Gotha IV puis, plus rarement, des Staaken R-VI qui peuvent emporter respectivement 600 kg et 2 t de bombes. En arrière de la bataille de Verdun, la ville de Bar-le-Duc est sans la première en 1916 à faire l’objet de bombardements aériens visant directement la population, notamment celui du 1er juin qui tue 64 personnes, mais le premier raid de bombardiers sur Londres a lieu en mai 1917 et sur Paris en janvier 1918. Les derniers ont lieu en septembre 1918.

Comme l'avait prédit Jules Vernes en 1879 dans Les cinq cents millions de la Bégum l’armée allemande s’enorgueillit également d’avoir mis au point des canons capables de frapper les villes à grande distance. Dans ses mémoires, le maréchal Hindenburg en parle comme des « merveilles de la technique (2) » en expliquant même que le but de chasser les Britanniques des Flandres en 1918 était de pouvoir placer ces canons géants sur la côte afin de tirer sur l’Angleterre. Les premiers tirs sur Paris, seule cible possible pour une arme aussi imprécise, surviennent le 23 mars 1918.

Ce nouveau système de tir a reçu plusieurs noms, « Max le long » « Frédéric le long », « canons de Paris » ou « la Parisienne » par les Allemands, et par confusion avec une autre pièce « Grosse Bertha » par les Alliés. Il s’agit en fait d’une batterie de trois canons géants de 210 mm (au premier tir et 235 mm au 65e lorsqu’il faut changer le tube) installée dans plusieurs bois successifs à moins de 120 km au nord de Paris (3). Les Allemands sont informés, en quelques heures, des résultats des tirs par les comptes rendus des espions puis la lecture des journaux français.

Les effets matériels de tous ces instruments de terreur sont finalement minuscules à l’échelle de l’ensemble des destructions de la guerre. L’ensemble des bombes larguées sur Londres équivalent à peu près à 25 000 obus de 155, alors que des millions d’obus de ce calibre ont été tirés sur les champs de bataille. La ville de Paris reçoit 266 obus de gros calibres qui tuent 226 personnes dont 92 dans l’Eglise Saint-Gervais frappée le 29 mars 1918. L’ensemble de toutes ces campagnes aériennes de terreur en France et en Grande-Bretagne tue environ 2 300 personnes sur quatre ans, soit l’équivalent d’une seule journée de pertes de soldats. L’effet stratégique le plus important a sans aucun doute été le détournement de grandes ressources pour mettre en place de systèmes de défense nouveaux.

Les deux capitales ont été entourées de cordons éloignés d’observateurs, les lumières ont été interdites la nuit, des escadrilles de chasse retirées du front ainsi que de l’artillerie anti-aérienne, des ballons, des projecteurs. A lui seul le dispositif britannique représente 17 000 personnes au début de 1918. Des abris et des systèmes d’alerte ont été installés. On a même commencé à mettre en place un faux Paris en bois et toiles peintes au sol pour tromper les bombardiers au nord de la capitale. Face à la « Grosse Bertha », il a fallu également monter une opération d’artillerie spécifique. La conjonction d’observations aériennes, d’agents locaux puis les calculs du service de repérage au son ont permis de repérer très vite l’origine des tirs. Une force de contre-batterie de huit pièces d’artillerie lourde, voire très lourde (jusqu’à 340 mm) à grande portée a été mise en place qui a permis dès le 27 mars d’endommager une des pièces. Finalement une autre des trois pièces a été détruite par explosion prématurée d’un obus et la dernière a cessé de tirer le 9 août avant d’être rapatriée en Allemagne avant d’être rejointe par l’avancée des troupes françaises.

Cette défense anti-aérienne a effectivement absorbé de grandes ressources mais les forces de frappe, 230 bombardiers lourds, 110 zeppelins, les canons géants, ont également coûté très cher en ressources encore plus rares pour l’économie de guerre allemande. La construction des seuls Zeppelins a représenté plusieurs fois le coût des destructions qu’ils ont opérées et si le but avait été de détourner des ressources pour la défense aérienne, une seule des deux campagnes, Zeppelins ou avions Gotha, aurait suffi. Cette force de terreur est elle-même largement étrillée à la fin de la guerre. A la fin de la guerre, il ne reste plus de disponibles que quelques bombardiers géants et neuf Zeppelins.

L’objectif était surtout de frapper les esprits et cet objectif a été atteint, si des batailles ont été oubliés on se souvient toujours aujourd’hui de la « Grosse Bertha ». Plus de 300 000 parisiens ont fui mais finalement ce n’est pas la demande de paix mais surtout celle de représailles qui émerge en 1918. Sur la réponse à cette demande, Français et Britanniques divergent.

Air Powerless

Les Français sont sans doute les premiers à avoir créé un groupe de bombardement dès septembre 1914 à Nancy, suivi de trois autres au printemps 1915. Cette première force a ensuite conduit une série de raids à partir de mai 1915 sur des objectifs industriels sur la Ruhr. Cette première campagne de bombardement a été un échec complet. Les effets sur la production industrielle ont été nuls et les Allemands ont rapidement mis en place un système de défense antiaérien dévastateur pour les appareils utilisés par les Français à l’époque. En attendant un engin performant, on a donc renoncé du côté français au bombardement en profondeur, sauf de nuit ce qui s’avérait encore moins précis. La force de bombardement française est cependant utilisée pour frapper directement Karlsruhe le 22 juin 1916, en représailles directe du bombardement allemand sur Bar-le-Duc quelques jours plus tôt. L’attaque fait 150 morts et plusieurs centaines de blessés. Peut-être saisis par l’horreur de ce qu’ils ont fait, les Français n’organiseront plus jamais de raids aériens de terreur sur une ville.  

Le Breguet XIV, excellent bombardier, est mis en service au deuxième semestre 1917 mais à ce moment-là, le commandement français n’envisage plus de campagnes anti-industrielles. Les bombardiers français sont intégrés dans les opérations aéroterrestres comme artillerie à très longue portée, essentiellement pour des missions d’interdiction sur les axes logistiques et les nœuds de communication. Ils ne sont que très exceptionnellement utilisés pour frapper des objectifs économiques proches, à Briey, en Sarre ou au Luxembourg. De son côté, répondant aux parlementaires qui réclament une force de bombardement de représailles, Clemenceau se souvient de Karlsruhe s’y oppose fermement en répondant : « Je ne veux pas être un assassin ».

Le gouvernement britannique résiste plus difficilement à la pression de l’opinion et des parlementaires. En août 1917, après les premiers bombardements de Londres, le général sud-africain Jan Smuts, membre du Cabinet de guerre, écrit un rapport où il recommande la création d’un ministère de l’air, d’une armée de l’air indépendante et d’une force de bombardement en profondeur autonome. La Royal Air Force est effectivement créée le 1er avril 1918 de la fusion Royal Flying Corps de l’armée et du Royal Naval Air Service de la marine.

La force de bombardement indépendante, (Independant Air Force, IAF) est formée de son côté le 6 juin 1918 près de Nancy sous le commandement du général Hugh Trenchard et ne dépend que du ministre de l’Air. Elle dispose initialement de neuf escadrilles de bombardiers, DH 4, DH9 et quelques Handley Page o/400, le plus gros appareil allié jamais construit avec une capacité d’emport de 900 kg de bombes et un rayon d’action de plus de 1 000 km. L’IAF représente au total environ 120 bombardiers.

Les Britanniques poussent à en faire une force interalliée. Les Français s’y opposent longtemps. Le 26 octobre 1918 cependant, à quelques jours de la fin des combats, les Britanniques obtiennent gain de cause et des escadrilles françaises, américaines et italiennes rejoignent l’IAF qui passe sous le commandement de Foch. Le bilan de l’IAF est finalement très mitigé. En 650 missions, elle a perdu 109 appareils pour larguer 585 tonnes de bombes. Ces 585 tonnes de bombes, une nouvelle fois une puissance de feu infime par rapport aux frappes d’artillerie, ont finalement tué plus de 700 personnes, ce qui est comparable aux campagnes de terreur allemandes. Les études d’après-guerre montrent que l’impact économique a été insignifiant. Le coût des destructions a représenté au maximum une demi-journée du coût total de la guerre pour l’Allemagne et la diminution de la production a été minime (4). Devant ce constat et a contrario de ce qu’ils ont pu observer sur leur propre population, les promoteurs du bombardement en profondeur ont alors invoqué les effets psychologiques qui auraient été dévastateurs sur les civils.

Au printemps de 1918, la supériorité des Alliés dans les espaces vides – air et eaux - est écrasante mais si elle permet d’exploiter au maximum les flux de ressources disponibles et de réduire drastiquement ceux des Puissances centrales, elle ne permet pas d’agir directement avec efficacité dans la profondeur de leur espace terrestre. Les systèmes de défense de zones, antinaval ou antiaérien, sont alors beaucoup plus efficaces que les systèmes d’attaque. Les opérations amphibies dans des zones défendues sont difficiles et les raids de bombardement ont peu d’effets matériels et des effets psychologiques incertains. Il en est de même pour les Allemands qui poursuivent des campagnes sous-marines et de bombardement qui n’apportent plus d’effets, sinon celui de satisfaire le désir de vengeance ou simplement celui d’agir malgré les contraintes. Par l’indignation qu’elles soulèvent ponctuellement en cas de massacres massifs de civils, elles ont même tendance à entraver le processus diplomatique. Du côté allemand non plus, ce n’est pas par cette voie que la victoire aurait pu être obtenue.


(1) Williamson Murray, Les guerres aériennes 1914-1945, Autrement, 1999, p. 72.
(2) Mémoires du maréchal Hindenburg cité par David T. Zabecki, The German 1918 Offensives: A Case Study in the Operational Level of WarRoutledge, 2006, p. 206.
(3) Alain Huyon, « La Grosse Bertha des Parisiens », Revue historique des armées, n°253, 2008.
(4) W.Raleigh et H.A. Jones, The War in the Air, Oxford, Clarendon, 1922, vol. 4, p. 154.

lundi 12 novembre 2018

Et si les Etats-Unis n'étaient pas entrés en guerre en 1917


Extrait de Guerres et Histoire HS n°3, novembre 2017.

Le 8 janvier 1917, un grand conseil se réunit autour de l’empereur Guillaume II au château de Pless. La principale question traitée est celle du lancement ou non de la guerre sous-marine « à outrance », c’est-à-dire visant la destruction de tous les navires marchands, y compris neutres, alimentant les pays de l’Entente. Selon l’amiral Holtzendorff, représentant de l’Amirauté, cela doit amener la capitulation du Royaume-Uni en six mois. Le chancelier Bethmann Hollweg y est de son côté très hostile. Le Kaiser, à qui revient la décision finale, est indécis. Il attend l’avis du maréchal Hindenburg, chef suprême de l’armée allemande, et de son quartier-maître, le général Ludendorff. C’est ce dernier qui prend la parole pour déclarer, à la surprise générale, qu’après un examen très approfondi et malgré un avis initial contraire, il lui apparaît désormais qu’une telle stratégie serait finalement désastreuse pour le Reich.

Ludendorff rappelle que la guerre sous-marine à outrance entraînerait automatiquement l’entrée en guerre des Etats-Unis dès qu’un de leurs navires serait frappé, peut-être même avant. Les  Etats-Unis n’ont certes pas encore les moyens d’intervenir tout de suite sur le continent européen, mais cette grande puissance de 100 millions d’habitants, déjà la première sur le plan économique, ne peut manquer de disposer, si elle le souhaite, d’une force considérable qui ne manquera pas de transformer fatalement le rapport des forces en défaveur des Puissances Centrales, au pire en 1919. Dans l’immédiat, les Etats-Unis ne sont pas non plus « zéro, deux fois zéro, trois fois zéro » comme se plaît à le répéter le Grand amiral Von Capelle. Ils possèdent une flotte puissante dont 79 destroyers immédiatement disponibles et, selon les rapports de l’ambassadeur Bernstorff, d’une capacité de construction navale civile et militaire, qui avec l’appoint de puissances latino-américains qui se joindront à eux, contribuera certainement à enrayer l’efficacité de cette guerre sous-marine.

En conséquence, Ludendorff recommande de ne provoquer en rien les Etats-Unis et d’attaquer avec la plus extrême prudence les navires marchands. Il recommande aussi de renoncer totalement aux sabotages sur le territoire américain, comme celui du dépôt de Black Tom Island le 30 juillet 1916, aux effets militaires négligeables, ainsi que d’abandonner le projet chimérique du ministre des Affaires étrangères de l'Empire allemand, Arthur Zimmermann, d’alliance avec le Mexique, dont le seul effet concret serait de provoquer inutilement l’indignation de l’opinion publique américaine.

A Washington, le président Wilson, élu difficilement sur un programme pacifiste, respire. Les Etats-Unis sont les grands fournisseurs des pays de l’Entente et s’enrichissent de ce commerce, depuis un peu plus d’un an. Ils ont donc tout intérêt à la victoire des pays de l’Entente et, à l’exception des communautés irlandaise et allemande, un fort courant de sympathie s’est développé à leur égard. Pour autant la majorité de la population américaine reste hostile à toute entrée en guerre. Sans guerre sous-marine à outrance et sans maladresse allemande, il aurait été difficile de faire basculer l’opinion et d’obtenir le vote majoritaire nécessaire au Congrès pour déclarer la guerre.

Cela aurait-il cependant suffit à faire basculer l’histoire au profit des Empires centraux ? Cela n'est pas sûr.

Un soutien économique maintenu

Les Etats-Unis, qui, au nom de la liberté de commerce et de navigation, avaient vivement critiqué le blocus économique des Empires centraux par les Alliés, se trouvent rapidement bénéficiaires de la nouvelle situation. Si le commerce avec l’Allemagne chute, la valeur des exportations vers le Royaume-Uni est multipliée par quatre entre 1914 et 1916 et le surplus commercial du commerce vers l’Europe est multiplié par sept durant la même période. Les Etats-Unis ne vendent pas de matériels militaires mais fournissent une grande quantité de produits qui permettent à la France et au Royaume-Uni de se consacrer pleinement à l’effort de guerre. Les Américains fournissent ainsi la totalité du sucre, la moitié des céréales et le cinquième de la viande consommée en France en 1916 mais aussi la moitié des métaux et des machines-outils indispensables à l’industrie ainsi que 90 % du pétrole. Les banques d’outre-Atlantique  contribuent également à financer la guerre avec deux milliards de dollars prêtés à la France, au Royaume-Uni et à la Russie jusqu’en avril 1917.

L’aide économique et financière américaine est indispensable à l’effort de guerre de l’Entente et assure à ces derniers un avantage considérable par rapport aux Empires centraux soumis à un blocus sévère. Cette aide et l’organisation interne de la production de guerre en France et en Grande-Bretagne portent pleinement leur fruit au cours de l’année 1917. La production augmente presque exponentiellement et dans certains domaines, comme celui des munitions, chacun des deux principaux alliés fabrique autant de matériel que l’Allemagne. La supériorité alliée est plus particulièrement évidente dans l’industrie des engins à moteur : avions, automobiles et camions et chars, dont les Allemands sont faiblement pourvus. Cette supériorité est d’autant plus marquée que les Alliés bénéficient du pétrole américain alors que les Allemands doivent faire face à une pénurie croissante de carburant qui pénalise l’action des unités motorisées ainsi que l’entrainement des équipages.

En 1917, la prospérité des industries et, encore plus, des banques américains dépend de la victoire alliée, sans laquelle les emprunts ne pourraient être remboursés et beaucoup d’achats resteraient impayés. Il est donc probable que ce soutien économique aurait perduré et même augmenté même sans l’entrée en guerre des Etats-Unis, facilité encore par l’absence de guerre sous-marine à outrance. La seule vraie différence entre la paix et l’entrée en guerre réside dans la possibilité accordée dans ce dernier cas à faire appel au Trésor américain, par le Liberty Bond Act, à prêter directement aux Etats de l’Entente. Il n’est pas exclu cependant que cette facilité ait quand même été possible la neutralité maintenue. Dans tous les cas, cette neutralité et l’absence de guerre sous-marine à outrance, les deux étant intimement liées, n’auraient sans doute pas fondamentalement changé les paramètres économiques très favorables aux Alliés. Si on ne peut plus attendre les Américains, les chars eux seront là.

L’impact stratégique du maintien de la neutralité américaine

Au printemps 1917 lorsque se décide l’entrée ou non des Etats-Unis dans la guerre, la situation stratégique est favorable à l’Entente. L’alliance américaine est espérée mais on croît alors pouvoir s’en passer pour vaincre. Les Alliés ont une forte supériorité numérique qu’ils comptent exploiter en attaquant massivement et simultanément sur tous les fronts. Puis tout bascule en l’espace de quelques mois. L’offensive franco-britannique débutée en avril en France contre la nouvelle ligne dite « Hindenburg » est un échec grave qui provoque le trouble dans une grande partie de l’armée française tandis que l’armée britannique s’épuise à poursuivre l’offensive dans les Flandres. En octobre, c’est au tour des Italiens de subir un désastre à Caporetto. Surtout, à partir de février 1917 et des premières émeutes  à Pétrograd, le front russe se désagrège progressivement jusqu’à la prise du pouvoir par les Bolcheviks et le traité de Brest-Litovsk le 3 mars 1918.

Au printemps 1918, l’Allemagne peut donc transférer à l’ouest une grande partie des forces de l’Est tandis que l’occupation de la Roumanie et de l’Ukraine semblent pouvoir donner un peu d’air à l’économie du pays. Forte de cette supériorité numérique mais aussi du développement de nouvelles méthodes de combat expérimentées avec succès en Russie, en Italie et même en France à Cambrai, c’est au tour de l’armée allemande de disposer d’une nette supériorité sur le front de l’Ouest avec, au mois de mars 1918, plus de 197 divisions face à 172 divisions françaises, britanniques, belges et portugaises. La supériorité numérique est réelle mais pas si importante qu’il n’y paraît, les divisions allemandes étant souvent inférieures en effectifs à celles des Alliés.

Fort de cette supériorité et sans la perspective de l’engagement massif de l’armée américaine à partir de l’été 1918, le commandement allemand pouvait peut-être envisager d’autres stratégies que celle de la recherche de la victoire décisive au plus vite à l’Ouest. Il pouvait par exemple concentrer plutôt son effort sur les fronts italien ou balkanique et maintenir la ligne défensive à l’Ouest comme en 1917. Il est quand même probable compte-tenu de la dégradation politique intérieure croissante mais aussi de la personnalité des chefs qu’il ait quand même cédé à la tentation d’arracher la victoire en France. Du côté de l’Entente, il n’y avait guère d’autre choix que de continuer la lutte comme avant, sans le stimulant de la perspective de l’arrivée des Américains.

Du 21 mars au 15 juillet, les esprits sont concentrés sur l’immédiat, c’est-à-dire les six offensives allemandes successives. Les combats sont très rudes, en particulier après les percées allemandes du 21 mars et du 27 mai, mais Français et Britanniques résistent. Dans la réalité durant cette phase, les unités américaines sont intervenues trois fois : le 28 mai à Cantigny avec un régiment de la 1ère division américaine, le 15 juillet sur la Marne avec la 3e division et surtout du 3 au 22 juin au Bois-Belleau avec la 2e Division. Avec 26 000 hommes, chaque division d’infanterie américaine représente l’effectif de deux divisions françaises ou britanniques mais certainement pas deux fois leur efficacité. Les « Sammies » font l’unanimité pour leur courage et leur enthousiasme mais ils sont aussi inexpérimentés, sous équipés de matériels lourds et sous encadrés. Pour des actions similaires, leurs pertes sont très supérieures à celles de leurs alliés. Avec les quatre régiments de noirs américains intégrés dans l’armée française, ces trois divisions représentent au mieux l’équivalent de six divisions franco-britannique, soit 4 % du nombre total de celles-ci, qui sont par ailleurs souvent engagées plusieurs fois.

L’engagement américain est un peu plus important en volume (douze engagements de divisions) dans les premières offensives alliées, du 18 juillet au 10 août, date  de la formation de la 1ère armée américaine. Au total, toute la période de mai à août représente un quart des pertes totales des pertes américaines au combat de toute la guerre, soit environ 12 000 morts et 50 000 blessés, à comparer aux 800 000 pertes des autres armées alliées au même moment. La contribution américaine a donc été importante mais pas décisive. La tension forte sur les effectifs des armées britannique et française aurait été accrue mais il  existait encore des ressources humaines qui auraient sans doute été mobilisées pour y faire face comme le retour de toutes les divisions britanniques et françaises en Italie, la dissolution des divisions de cavalerie, le recours accru aux troupes coloniales, l’appel anticipée de la classe d’âge 1920, etc. Le contingent britannique qui représente environ 60 % du contingent français et n’avait subi que la moitié des pertes de ce dernier pour une population mobilisable supérieure pouvait encore fournir des hommes. Des ressources existaient donc pour un effort ultime en prenant des mesures difficiles que le spectacle des 200 000 soldats américains débarquant chaque mois en France à partir de mai a sans doute retardé.

Cet effort de compensation aurait été par ailleurs moins important que l’on peut imaginer car si l’armée américaine fournit des hommes en 1918, elle ponctionne aussi beaucoup de matériel. Avant d’avoir un impact positif dans les combats, la présence du corps expéditionnaire a d’abord pour effet paradoxal de plutôt affaiblir les autres armées et plus particulièrement l’armée française, son principal fournisseur. Le 15 mars 1918, alors que le contingent américain est encore modeste, la France a déjà fourni aux Américains, 156 batteries de 75 mm, 33 batteries de 155 Court, 5 groupes de pièces modernes très lourdes, 2 894 mitrailleuses et 12 864 fusils mitrailleurs. Au moment de la constitution de la Ière armée américaine, le 10 août, le Groupe d’armées de réserve de Fayolle, alors engagé dans la bataille de Montdidier, doit à lui seul fournir 45 batteries de campagne, 30 batteries d’artillerie lourde et 6 groupes de pièces extra-lourdes. Bien souvent également les servants accompagnent les pièces qu’ils sont encore souvent les seuls à pouvoir les mettre en œuvre. La 12 septembre 1918, lors de la bataille de Saint-Mihiel, la première grande victoire de Pershing, commandant la force expéditionnaire, la Ière armée américaine bénéficie de l’aide de quatre divisions françaises mais aussi de 3 000 pièces d’artillerie, presque toutes fournies par les Français ainsi que 267 chars légers (avec pour moitié des équipages français) et tous les avions, les camions ou tous les obus utilisés. C’est autant de moyens matériels en moins pour les Français et donc aussi sans aucun doute plus de pertes pour eux.

Vaincre sans la Ière armée américaine

La bataille de Saint-Mihiel est un succès. Pour autant, cette bataille n’a que peu d’influence sur le cours de la guerre. Foch envisageait sérieusement d’y renoncer et  les Allemands étaient en train d’organiser le repli du saillant au moment de l’attaque. Sans l’insistance de Pershing, cette bataille n’aurait probablement jamais eu lieu.

Beaucoup plus importante pour Foch était la prise de Sedan et surtout de Mézières-Charleville, nœud ferroviaire essentiel à l’approvisionnement des forces allemandes en Belgique et dans le nord de la France. Si trois grandes offensives de groupes d’armées sont lancées quasi-simultanément du 26 au 28 septembre, l’effort est clairement porté sur le front Meuse-Argonne, confié à la IVe armée française et la Ière armée américaine. Celle-ci, qui engageait 600 000 soldats américains (mais aussi quatre divisions françaises) déçoit finalement. Après une forte progression le premier jour, les Américains marquent rapidement le pas autant gênés par le raidissement de la défense allemande et le terrain difficile que par le désordre d’une logistique que les états-majors américains ne maîtrisent pas à cette échelle.

Les Américains sont également très affectés par la grippe dite espagnole qu’ils ont contribué à faire venir en Europe et dont ils sont les principales victimes. Plus la moitié des pertes militaires américaines sont le fait de ce fléau qui affecte aussi les populations et toutes les autres armées sans que l’on puisse dire vraiment laquelle est la plus pénalisée. Jusqu’au 15 octobre, la progression américaine dont on espérait tant est finalement plus lente que celle des armées françaises et britanniques qui s’emparent de la ligne Hindenburg. Les Américains avancent beaucoup plus vite après cette date mais comme toutes les autres armées alliées face à une armée qui se désagrège.

Que se serait-il passé sans l’existence des la Ière armée américaine (suivie d'une 2e formée en octobre et peu engagée) ? Sans doute sensiblement la même chose. Au moment de l’offensive générale de fin septembre, la production de guerre cumulée franco-britannique dépasse largement celle de l’Allemagne, presque le double dans certains domaines, pour des effectifs combattants similaires. Grâce à la leur mobilité très supérieure (ils disposent de trois à quatre fois de camions que les Allemands et avec un carburant illimité), les Alliés sont alors capables de concentrer des forces le long du front bien plus rapidement et souplement que les Allemands. Ils deviennent capables de monter en deux semaines des offensives engageant de deux à quatre armées, là où il fallait des mois en 1916. Les Allemands, qui dépendent de la voie ferrée et de leur réserve d’artillerie lourde, sont incapables d’une telle performance et à partir du 18 juillet sont obligés de laisser l’initiative des opérations à leurs adversaires. La logistique alliée est également très supérieure, capable de former l’équivalent de trois, voire quatre, « Voie sacrée » de Verdun et d’alimenter autant d’offensives de groupes d’armées, là où les Allemands ne peuvent engager qu’un groupe d’armées à la fois.

A l’échelon tactique, alors que les divisions d’assaut allemandes sont usées et que les divisions de secteur sont faibles, toutes les divisions françaises et britanniques bénéficient d’un équipement et d’un soutien logistique supérieur à ceux des Allemands. Elles disposent également d’un appui aérien de plus en plus dominant et surtout de l’arrivée massive des chars dont le major Von dem Busche, délégué du Grand quartier général, déclare le 2 octobre devant le Reichstag qu’ils sont le facteur principal de la puissance des Alliés. En septembre 1918, les Français disposent de 21 bataillons de chars légers (soit 945 engins en ligne). La moitié de tous les engagements de chars français de toute la guerre survient entre le 26 septembre et le 2 novembre 1918. Les Britanniques ne sont pas en reste avec leurs chars plus lourds (530 sont engagés le 8 août).

Les Franco-Britanniques sont ainsi capables de s’emparer seuls de vastes portions de la ligne Hindendburg comme lors de la percée vers Cambrai, peut-être la victoire alliée la plus spectaculaire de la guerre, et ils auraient sans doute pu pallier l’absence des Américains en Argonne. La IIe armée française aurait sans doute reçu cette mission en disposant du matériel lourd donné aux Américains. L’effort demandé (les Américains ont eu 26 000 morts au combat durant cette bataille) aurait pu être compensé par une moindre action ailleurs, au centre du front par exemple. En réalité, si les combats sont encore très violents, la prise des lignes Hindenburg et Hermann-Hunting se fait assez rapidement, l’armée allemande ayant perdu ses meilleurs soldats dans les offensives et une grande part de sa volonté de combattre.

De plus, la situation des fronts extérieurs évolue rapidement sans rien devoir aux Américains. La percée des armées  alliées d’Orient en Macédoine le 15 septembre, la prise de Damas le 30 du même mois et la victoire italienne de Vittorio Veneto le 24 octobre entraînent la mise hors de combat de tous les alliés de l’Allemagne entre le 28 septembre et le 3 novembre. Le rapport de forces est complètement renversé sur ce théâtre et l’Allemagne se retrouve isolée et obligée de défendre un nouveau front. La situation stratégique est alors complètement intenable pour les Allemands.

Il est alors possible de porter un coup de grâce à l’armée allemande qui ne se bat plus en France et en Belgique. Au centre du front, le 8e corps d’armée français perd 5 500 tués ou blessés de 10 octobre au 4 novembre mais seulement 7 hommes dans la semaine qui suit alors qu’il progresse de 10 km par jour en Belgique. L’armistice est finalement accepté le 11 novembre, ce qui soulage tout le monde mais surprend aussi beaucoup. Certains ont accusé les Anglo-Saxons d’avoir voulu éviter un effondrement total de l’Allemagne alors que d’autres ont plutôt vu le désir de la France d’obtenir la victoire avant qu’elle ne soit attribuée aux Américains, qui auraient été très majoritaires sur le front en 1919. Il est possible que sans la présence américaine, l’offensive française prévue en Lorraine aurait eu lieu et les combats poursuivis jusqu’à la destruction de l’armée allemande en Belgique.

Difficile ensuite d'imaginer ce qu'aurait été le Traité de paix sans la présence du Président Wilson. La suite du XXe siècle aurait sans doute été très différente. Dans quel sens ? nul ne peut le dire.

mardi 6 novembre 2018

Voir et entendre dans les combats de tranchées


En pénétrant dans une zone de combat, le fantassin sait d’abord qu’il va évoluer dans un paysage surréaliste et sinistre. Ernst Jünger parle d’un « désert calciné où le bombardement a raboté toutes les inégalités du paysage, où les explosions des obus jaillissent en gerbes hautes et denses comme les geysers dans les zones volcaniques d’Islande [ …] une terre noire et fissurée où stagne encore la vapeur brûlante des gaz asphyxiants […] Tout cela fait l’effet au premier coup d’œil d’un paysage onirique qui, avec ses détails et ses invraisemblances, s’empare des sens en un éclair, les fascine et les éblouit en même temps [1]». Jean Galtier-Boissière décrit un village perdu dans le no man’s land : « C’est une vision d’infernal cauchemar, le lugubre décor de quelque conte fantastique d’Edgar Poe. Ce ne sont pas des ruines : il n’y a plus de maisons, plus de murs, plus de rues, plus de formes. Tout a été pulvérisé, nivelé par le pilon. Souchez n’est plus qu’une dégoûtante bouillie de bois, de pierres, d’ossements, concassés et pétris dans la boue [2]. »

La zone de combat est elle-même nettement délimitée. Généralement, dans un assaut, un fantassin ne reste en première ligne que sur quelques centaines de mètres, entre deux ceintures de retranchements associant réseaux de barbelés, postes avancés, nids de mitrailleuses et deux ou trois tranchées reliées par des bretelles. Pendant les combats, cette zone de terre travaillée et modelée est recouverte par « la voûte imposante de nos projectiles qui recourbe très haut au-dessus de nous ses arcs élancés » et, sous les obus, « le sifflement multiple et venimeux des trajectoires tisse au-dessus de nos têtes un filet à mailles serrées, dans un ressac brûlant qui, pareil au fameux feu grégeois, nous entoure comme un élément homogène [1]. » A partir de 1916, le cloisonnement est accentué par les barrages d’artillerie, en particulier le barrage roulant, « terrible muraille, haute comme une tour, qui dissimule les profondeurs de l’espace derrière un rideau de terre jaillissante » et qui précède les fantassins dans leur marche. En cachant les assaillants, le barrage roulant angoisse le défenseur et fascine les assaillants qui se sentent aspirés par ce mur d’obus qui bondit de cent mètres toutes les deux minutes.

Régulièrement, le paysage est ponctué de fusées de couleurs variées, qui achèvent de donner un caractère surréaliste à l’ensemble. L’air lui-même est imprégné d’un mélange d’odeurs cadavériques, de terre remuée, de poudres diverses, de fumées d’échappement de chars et de vapeurs empoisonnées. Cette « mer de lourdes vapeurs, de fumées et de poussière […] estompe, même à très courte distance, les formes des gens et des choses [1]. »

Le fantassin aguerri sait également, que dans ce monde, il ne rencontrera que peu d’ennemis. Pour résister au feu de l’artillerie, les défenseurs sont tapis, voire pelotonnés dans des trous. Les assaillants, de leur coté, font des bonds rapides, d’entonnoir en entonnoir, le dos rond et le nez au sol, prêts à se coucher immédiatement. L’observation, des deux cotés se fait, au ras du sol, au milieu des poussières. Enfin, la peur induit plutôt des engagements à grande distance, où les armes automatiques ont le beau rôle. De ce fait, le paysage de la zone de mort apparaît vide. Un officier décrit ainsi son arrivée à Verdun en 1916 : « C’est une impression d’immensité et de désert. [...] Où sont-ils ? Où sont les nôtres ? Rien, on ne voit rien de vivant. Seraient-ils tous morts, balayés par l’ouragan qui déferle sur eux depuis quatre mois ? [...] Sur ce pays désert et mort, une seule chose manifeste sa vie, c’est le canon [3]. » Pour le sergent Chenu, qui se prépare à partir à l’assaut : « L’ennemi ? Comme d’habitude, nous ne le verrons pas. Ce seront des obus, des balles ; tout ou plus, au loin, des silhouettes se dressant, s’absorbant dans le sol [4]. »

Le fantassin sait, en revanche, qu’il rencontrera presque à coup sûr des spectacles horribles. Le choc des premières visions de morts ou de blessés graves est surmonté au moment de l’action par un blocage de la sensibilité, puis par l’accoutumance. En 1918, lors d’une attaque, Jünger, combattant aguerri, est gêné par un corps : « J’enjambe le cadavre et trois pas plus loin l’événement s’est déjà effacé de ma mémoire [1]. » Mais certaines visions particulièrement horribles peuvent encore bouleverser les vétérans. Le même Jünger, lors de la même offensive, voit sa compagnie frappée par un obus de très gros calibre : « Ce que j’aperçois alors de ma petite niche, de ce balcon d’où je plonge sur l’entonnoir béant comme sur une arène effroyable, cela me transperce le cœur comme une lame glacée et me jette d’un seul coup dans un désarroi total, me paralyse comme une apparition criarde dans une vision de cauchemar […]Le cœur voudrait écarter ce lui cette image et pourtant il enregistre tous ses détails [1]. » Jünger s’enfuit. Ces visions refoulées de cadavres aux postures grotesques, les cris de soldats mourant étouffés, les troupes entières fauchées resurgissent souvent dans l’esprit des hommes, en particulier dans la période d’attente du combat. 

Si le champ de bataille apparaît souvent vide, il est, en revanche, bruyant, avec un spectre des bruits qui va des cris de blessés à l’éclatement des obus en passant par les sons variés des balles, les bruits de moteurs et de chenilles. Comme le combattant voit peu d’ennemis et quasiment jamais de départs de coups, il est donc obligé, le plus souvent, de se fier à son ouïe pour appréhender le menaces. Avec le temps, il apprend à trier les sons dans le chaos.

Les bruits les plus fréquents proviennent des balles de fusils et, surtout, de mitrailleuses. Ces bruits sont beaucoup plus complexes qu’il n’y paraît. La balle, animée d’une vitesse initiale supérieure à celle du son, produit par son choc dans l’air, un claquement, distinct de la détonation du départ et du sifflement qui accompagne le projectile glissant sur sa trajectoire. Ce claquement est le son le plus bruyant, c’est lui qui meuble essentiellement l’ambiance du combat d’infanterie. Lors de la préparation d’un coup de main en 1918, le lieutenant-colonel Armengaud, appuyé par un groupement de 84 mitrailleuses tirant en tir indirect au-dessus de sa tête, n’entendait plus les barrages d’artillerie, couverts par le bruit des claquements de balles [5]. De plus, au point de vue psychologique, ces « bangs » supersoniques projettent leur son de haut en bas et oppressent le soldat.

La méconnaissance de ce phénomène peut avoir des conséquences graves. Le claquement, que l’on entend en premier, peut être confondu avec la détonation de départ. Les soldats inexpérimentés situent alors l’ennemi dans une mauvaise direction et plus près qu’il n’est en réalité. Des unités ont même paniqué croyant être débordées sur leurs arrières. Ces confusions sont à l’origine de multiples légendes (fusils à deux détonations, mitrailleuses postées dans les arbres et surtout les balles explosives). Un officier à la brigade de fusiliers marins, explique la difficulté de faire comprendre cela à ses hommes : « Ils craignent le claquement de l’onde de Mach. Je n’ai jamais pu réussir à leur donner une idée de ce phénomène. Ils s’en tiennent à une explication simpliste : si le claquement désagréable se produit au voisinage d’arbres ou de maisons, il résulte du choc de la balle sur un obstacle, arbre ou mur ; s’il se produit en l’air…plus de doute possible, c’est une balle explosive [6].»

L’origine du tir d’une mitrailleuse est encore plus difficile car la succession de claquements étouffe complètement les faibles détonations de départ. Une oreille exercée, si le bruit de la bataille le lui permet, pourra déceler éventuellement les chocs sonores très faibles des dernières balles tirées. Elles seules indiquent la véritable direction de l’arme. Comme le plus souvent les mitrailleuses tirent en flanquement par rapport à la cible, l’erreur la plus courante est de situer la mitrailleuse devant soi, dans l’axe des claquements. De plus, la mitrailleuse, au crépitement régulier et rythmé, impressionne plus que les balles de fusils, « bruissements d’insectes », en donnant l’impression « d’un mécanisme insensible comme une faucheuse automatique de vies humaines propre à semer la mort avec une précision extrême [7] »

Le claquement, peut être suivi d’un sifflement. Ce son surprend moins mais produit une sensation désagréable. Il induit instinctivement un abaissement de tête, on « salue », attitude vaine car le projectile est déjà loin. Les vieux soldats apprennent à ne pas « saluer » mais savent que ce sifflement, perceptible dans un court rayon autour de la balle, signifie de manière certaine que l’on est pris sous le feu.

Pour être complet, il faut ajouter les ricochets et les échos, en particulier en milieu urbain ou dans les bois. Le son du claquement se répercute sur les murs ou les arbres et déconcerte encore plus les hommes. Il faut également ajouter un son beaucoup plus macabre : celui de l’impact sur les corps. Les balles et éclats d’obus produisent un bruit assez sourd, mais qui peut devenir aiguë lorsqu’ils sont déviés par un os.

A partir de 1916, l’oreille du fantassin doit s’accoutumer également aux canons d’infanterie, armes à tir tendu qui projettent à grande vitesse initiale des petit obus, explosifs ou non, et surtout, aux grenades, à main ou par fusil et mortier léger. Leur arrivée, souvent silencieuse ou précédée d’un léger bruit (mortier), est cachée. Pour s’en parer, il faut observer le ciel en permanence, ce qui suffit généralement à en éviter les effets. Les grenades dites offensives, au seul effet moral, n’impressionnent guère les hommes aguerris qui les reconnaissent vite à l’éclatement sec et l’absence de sifflements d’éclats.

Avec les balles, l’environnement sonore est occupé par les obus. Les phénomènes sont identiques à ceux des balles, en plus fort et avec un éclatement à l’arrivée. La détonation de départ n’est pas toujours entendue par le fantassin à cause de l’éloignement et du défilement des pièces. Le claquement n’a lieu que lorsque la vitesse initiale de l’obus est supérieure à celle du son. Ce bruit est assez loin de l’infanterie et son volume est atténué par la distance. Le premier rôle est donc au sifflement et à l’éclatement.

Beaucoup plus fort que celui de la balle, le sifflement annonce l’arrivée. « L’obus avant d’éclater, grince ou jette dans les airs au cours de son trajet comme un long cri strident. Selon qu’il est fusant ou percutant, selon son calibre, sa vitesse, la tension de la trajectoire, le vacarme varie depuis le bruit de la sirène jusqu'au bruit de ferraille d’un train rapide en marche. Tous les combattants avaient appris à distinguer chacun des calibres des obus, depuis les 77 allemands jusqu'au 420, par le seul ronflement, miaulement ou bruit particulier qui les caractérise. Mais c’est au bruit de l’éclatement, au tonnerre de l’explosion que réagissaient intensément les auditeurs : vibrations terrestres, poussées aériennes, aspirations violentes, ajoutaient leurs effets psychologiques aux milles réactions auditives que les éclats, le bruit de terre soulevée et des cailloux projetés produisaient au même instant [7]. » Les effets de la peur sont accrus par la surprise du fracas et les troubles respiratoires ou circulatoires dus au souffle de l’explosion.

On distingue trois types d’obus : les obus à balles (ou schrapnels) ont une détonation moins forte que l’obus explosif et un rayon d’action plus restreint. Très utilisés au début de la guerre, ils ont été rapidement délaissés car peu efficaces ; les obus explosifs fusants produisent un gros volume sonore, intégralement répercuté dans l’air. Ils sont difficiles à régler et leur efficacité reste limitée au personnel ; les obus explosifs percutants sont les plus efficaces grâce à la projection des éclats, un puissant effet moral qui agit à la fois par la vue (geyser de terre, panaches de fumées et de poussières), l’ouïe (fracas des explosions) et le système nerveux (secoué par le souffle et l’ébranlement du sol). Ces obus, les plus utilisés, sont également les seuls à avoir un effet matériel important contre les retranchements mais ils sont plus ou moins neutralisés par l’enfouissement dans le sol avant d’éclater et il existe de nombreux angles morts dans la gerbe d’éclats.

Les obus de gros calibre sont reconnaissables au « doux chuintement » de leur parcours assez lent. Au voisinage de leur point de chute, les « gros » peuvent être vus en l’air, tombant au sol comme de grosses pierres. Si les hommes sous abris ne craignent pas le souffle et les éclats des obus, ils subissent de plein fouet l’ébranlement du sol. Dans les abris bétonnés, le martèlement continu de la dalle par les obus de gros calibre, que l’on n’entend pas venir, est une épreuve nerveuse terrible. Le 23 octobre 1916, le fort de Douaumont est ainsi abandonné par sa garnison allemande, terrorisée par les obus de 400 mm qui s’abattent toutes les dix minutes.

Pour le fantassin des tranchées, les obus constituent la principale menace. Les hommes sont terrifiés par les mutilations qu’ils provoquent et par le sentiment d’impuissance que l’on éprouve face à eux. « Sous l’averse de fer et de feu on sent la même impuissance qu’en présence d’un effroyable cataclysme de la nature. A quoi peuvent nous servir nos grenades et nos petits fusils contre cette avalanche de terre et de mitraille ? A quoi nous sert notre courage ? Un homme se défend-il contre le tremblement de terre qui va l’engloutir ? Tire-t-on des coups de fusil sur un volcan qui vomit sa lave enflammée  [2] ? »

Outre les éclats, l’explosion de l’obus produit un « souffle », en fait une onde aérienne condensée à l’avant (compression de l’air) et dilatée à l’arrière (raréfaction de l’air), dont la vitesse de propagation est supérieure à celle du son. Ce souffle provoque de multiples commotions notamment cérébrales (surdité, mutisme, anesthésie, tremblement, paralysie, etc...) et lésions organiques sans plaies extérieures. La résistance au souffle en amplifie les effets. Certains peuvent ainsi être soulevés de sol et être indemnes alors que l’on cite, par exemple, le cas de mitrailleurs retrouvés morts figés devant leur pièce par un effet de souffle agissant sur eux verticalement et qui n’a pu être transformé en  mouvement.

Les énormes obus de l’artillerie de tranchées sont les plus impressionnants : « Une torpille, qui se balançait ne l’air, tombe à quelques mètres : l’explosion est formidable. On sent ses poumons éclater, sa tête se vider et le « coup de poing sur la nuque », caractéristique du souffle. Des lueurs rouges, vertes, jaunes, passent devant les yeux [8]. »

Lorsque le bombardement se prolonge pendant plusieurs heures, voire plusieurs jours, les effets sur le système nerveux sont terribles. Jacques d’Arnoux décrit « un temps démesuré [pendant lequel] nous écoutons les masses de fer s’effondrer sur notre tranchée. Percutants et fusants, 105, 150, 210, tous les calibres. Dans cette tempête d’écroulements, nous reconnaissons tout de suite l’obus qui veut nous ensevelir. Dès que l’oreille distingue le funèbre hululement, nous nous regardons avec angoisse. Tout crispés, tous recroquevillés, nous plions sous la pesée du souffle. Nos casques se heurtent, nous chancelons comme des hommes ivres [9].» Les pertes sont cependant souvent moins importantes que ne laissent imaginer la vision de ces terribles Trommelfeuer ou « ouragans de feu ». On estime ainsi à 1400 le nombre d’obus nécessaires pour tuer un homme pendant la Grande guerre [10]. Néanmoins, l’artillerie cause les deux-tiers des pertes pendant la période la guerre de tranchées.

A partir de 1918, les fantassins doivent, de plus en plus faire, faire face à la menace aérienne. Les bombes larguées sont peu précises mais impressionnantes par leur « murmure froufroutant » qui s’amplifie soudain, la forte explosion et le sentiment d’être sans protection sous cette épée de Damoclès. Lorsque l’avion attaque en rase mottes à la mitrailleuse, ce « bolide aérien qui fonce sur soi avec un grand rugissement de moteur martelé par le claquement des balles [5] » produit un gros effet moral mais les balles sont très dispersées et dès que le plafond d’attaque remonte cet effet cesse.

Les projectiles ne sont pas les seules agressions. Un tir d’artillerie, surtout à partir de 1918, peut comprendre des obus à ypérite « ce gaz à l’odeur fade, inoffensive, l’ypérite qui brûle les yeux, les poumons, l’ypérite qui tue après d’atroces souffrances ». Cette menace terrifie les poilus qui « passent le groin [le masque], serrant les tresses à s’en meurtrir, tâtant du doigt s’il s’applique bien partout […] Leur attention est tout entière au clic-clac du clapet, et, pour le contraindre à fonctionner, ils respirent à grands coups, la poitrine oppressé [11]», exercice rendu souvent difficile par l’essoufflement du à la peur ou l’effort physique. Le port d’équipements de protection accentue encore la sensation d’isolement du soldat, amoindrit ses capacités à faire face aux menaces et donc sa confiance en lui.

L’agression peut également venir d’« en bas » par les mines, sapes et pièges de toute sorte. Et, surtout à partir de juin 1918, le champ de bataille des « grandes affaires » est traversé de chars qui broient les obstacles, avancent à grand bruit de moteur et de chenilles sur le fantassin sans craindre ses projectiles.

Dans les moments de grands combats, la polyphonie qui règne sur le champ de bataille agit comme un anesthésique face à la multiplicité des menaces. Selon le lieutenant–colonel Armengaud, « ce tonnerre continu absorbe les sifflements, atténue les claquements et les éclatements, ne permet que difficilement de distinguer le projectile dangereux des autres. Dans une attaque à grand orchestre, l’homme ne « salue » guère les balles ou les éclats, ne s’aplatit pas sous les obus qui pleuvent autour de lui. Et s’il marche à l’objectif avec crânerie, c’est en partie à sa surdité passagère qu’il le doit [5]. »

Il est impossible de pénétrer dans un tel univers sans éprouver une peur intense. Pour Jean Norton-Cru, poilu « tous les soldats sans exception ont peur et la grande majorité fait preuve d’un courage admirable en faisant ce qu’il faut faire en dépit de la peur. Nous avons peur parce que nous sommes des hommes et c’est la peur qui a préservé la vie de nous tous qui survivons. Sans peur nous n’aurions pas vécu vingt-quatre heures en première ligne ; nous aurions commis tant d’imprudences par inattention que nous aurions vite reçu la balle qui guette l’inconscient [12] »


[1] JÜNGER, Ernst, « Feu et sang », Paris, Christian Bourgeois, 1998, pp. 101, 107 et 112.
[2] GALTIER-BOISSIERE, Jean,  « Un hiver à Souchez », Paris, Les étincelles, 1930, p. 28.
[3] DUPONT, Marcel, « Impressions d’un officier de légère  1915-1917 », cité par MASSON, Philippe, dans « L’homme en guerre », Paris, Editions du rocher, 1997, p. 87.
[4] CHENU, Charles-Maurice, « Du Képi rouge aux Chars d'Assaut », Albin-Michel, Paris, 1932, p. 274.
[5] ARMENGAUD, Lieutenant-colonel, « L’atmosphère du champ de bataille », Paris, Lavauzelle, 1940, p. 39.
[6] PRINGUET, Jean, « Trois étapes de la brigade des marins », cité par NORTON-CRU, Jean, « Témoins », Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1993, p. 400.
[7] COSTE, Commandant, « La psychologie du combat », Paris,  Berger-Levrault, 1929, p. 173.
[8] DES VIGNES-ROUGES, Jean, « Bourru, soldat de Vauquois », cité par ARMENGAUD, Lieutenant-colonel, « L’atmosphère du champ de bataille », p.111.
[9] D’ARNOUX, Jacques, « Paroles d’un revenant », cité par ARMENGAUD, Lieutenant-colonel, « L’atmosphère du champ de bataille », p. 119.
[10] HOLMES, Richard, « Acts of war. The Behavior of Men in Battle », New York, The Free Press, 1989,  p. 170.
[11] NAEGELEN, « les suppliciés », cité par ARMENGAUD, Lieutenant-colonel, « L’atmosphère du champ de bataille »,  p. 123.
[12]  NORTON-CRU, Jean, « Témoins »,  Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1993, p. 28.