vendredi 27 mars 2020

Quand préserver ses soldats devient un avantage stratégique

Le 19 juin 1944 au large des îles Mariannes, la Flotte mobile de l’amiral Ozawa, aidée de forces basées dans des îles voisines, lance un raid massif contre la Task Force 58, la force de frappe de l’US Navy aux ordres de l’amiral Mitscher. L’assaut est un désastre qui coûte aux Japonais plus de 400 avions, dont 240 de l’aéronavale. Pire encore, la marine impériale qui, toute imprégnée de la culture de l’acceptation de la souffrance et du sacrifice, n’a jamais fait d’effort particulier pour secourir ses hommes finit par perdre là ses derniers pilotes expérimentés. Dès lors, et alors que la flotte en porte-avions va rester conséquente jusqu'à la fin de la guerre, elle ne va plus jouer aucun rôle important faute de ne pas avoir su préserver son capital humain le plus précieux. Piégés par leur culture, les Japonais n'ont conçu alors d’autre voie que de pousser encore plus loin cette vertu du sacrifice jusqu’aux attaques délibérément suicidaires.

Le 20 juin 1944, les appareils de reconnaissance américains décèlent à leur tour la flotte japonaise. Celle-ci est alors à plus de 275 miles et s’éloigne. Se sachant en limite de rayon d’action des appareils américains, l’amiral Oazawa ne craint plus de contre-attaque. C’est une erreur. Conscient qu’il a la possibilité de récupérer à la mer la très grande majorité de ses pilotes et que le remplacement du matériel ne pose pas de problème à l’industrie américaine, Mitscher prend le risque de lancer ses 215 chasseurs et bombardiers à l’assaut. La flotte japonaise est complètement surprise et perd un porte-avions tandis que trois autres ainsi que plusieurs autres bâtiments de moindre importance sont gravement endommagés. Les avions américains reviennent de nuit et, malgré les risques de repérage, l’amiral Mitscher fait allumer les projecteurs sur les porte-avions pour les guider. Si 115 parviennent à revenir se poser in extremis sur les ponts, 80 se crashent en mer faute de carburant. Pour autant, les 160 membres d’équipage sont tous recueillis par le remarquable système mis en place pour sauver leurs pilotes à la mer. Les pilotes américains aussi sont courageux mais cette vertu n’a pas entraîné de mépris pour l’idée de préservation. Des ressources importantes, bombardiers B-17, hydravions Catalina et Mariner, sous-marins, sont mêmes détournées de leur mission initiale de combat pour cela. Cet investissement de « lâches » et apparemment peu directement productif voire même contre-productif permet un engagement nettement moins risqué que pour leurs adversaires dans ce milieu hostile à l’homme et au bout du compte de les y épuiser.

Le même phénomène a lieu à terre. En décembre 1941, alors que les, alors excellents, pilotes de l’aéronavale japonaise viennent de couler le cuirassé Prince of Wales et le croiseur de bataille Repulse, l’armée britannique découvre que les trois divisions japonaises qui ont pénétré en Malaisie n’hésitent pas à se déplacer en forêt malgré les énormes difficultés que cela induit. Les troupes britanniques, qui ne font pas cet effort et restent liées aux routes, sont systématiquement débordées et contraintes à une retraite piteuse jusqu’à Singapour. Elles finissent par s’y rendre à la fin de janvier 1942 après une dernière attaque ennemie à travers une zone de mangroves. Les Britanniques subissent la même humiliation en Birmanie tandis que Philippins et Américains sont vaincus aux Philippines. La culture militaire japonaise stoïcienne a autorisé de tels efforts, coûteux en pertes (surtout des malades) à court terme, mais qui permettent de vaincre des ennemis qui ne sont pas prêts à aller aussi loin dans la souffrance.

Surviennent alors les médecins. Américains et Britanniques investissent massivement dans la recherche sur les maladies tropicales et mettent en commun leurs efforts. Les résultats sont spectaculaires. Alors qu’ils connaissent encore en moyenne 120 malades de la malaria pour un homme tué au combat en 1943, la proportion n’est plus que de 10 pour 1 l’année suivante et de 6 pour 1 en 1945. Un système d’évacuation des blessés au cœur de la jungle est également mis en place avec des avions légers L-5 et même, pour la première fois, des hélicoptères. Les soldats britanniques et américains sont devenus une espèce résistante à la jungle alors que, là encore, les Japonais sont restés simplement fidèles au stoïcisme de leurs soldats.

Sensiblement à la même époque que la bataille des Mariannes, l’armée japonaise en Birmanie lance une grande offensive contre les forces alliées le long de la frontière avec l’Inde. Les Britanniques acceptent le combat à partir des points fortifiés d’Imphal et de Kohima qui sont encerclés. En pleine jungle, les brigades de jungle Chindits, aidés de l’unité aérienne américaine Air-Commando 1 sans oublier les Marauders de Merrill, harcèlent l’ennemi au plus loin sur ses axes logistiques ou, pour une brigade, sur les arrières immédiats des forces impériales. Après quatre mois de combat obstiné, y compris pendant la mousson, les unités japonaises finissent par se replier, épuisées, affamées et malades. Sur 100 000 hommes engagés, près de 60 000 sont morts. La victoire alliée en Birmanie ne fait désormais plus beaucoup de doute. 

Les enseignements de cette campagne sont nombreux. Accepter, malgré les coûts que cela induit, d’évoluer dans un milieu difficile alors que l’adversaire ne le fait pas ou, en restant sur le même milieu que lui en y tolérant plus d’effort voire de souffrance peut donner un avantage considérable. Cet avantage peut pourtant se tourner contre soi si l’adversaire accepte le défi et parvient à en réduire les risques. Il compense une acceptation peut-être moindre la souffrance par une plus grande endurance.

On peut par exemple introduire des méthodes de management plus dures, plus exigeantes individuellement et obtenir ainsi un avantage sur ses concurrents qui ne font pas un tel effort. Dès-lors que ceux-ci adopteront de telles méthodes c’est celui qui verra cet effort accompagné de la meilleure sécurisation qui sera la plus efficace à terme. Toyota peut exiger beaucoup de ses employés responsabilisés mais outre que l’ouvrier est aidé et reconnu dans son travail, il est aussi très sécurisé par l’entreprise hors travail. Des sociétés américaines peuvent aussi exiger beaucoup mais chacun y sait que dans une société, normalement en plein emploi, il est toujours possible d’évacuer le lieu de souffrance en changeant simplement de job. Ces deux situations sont évidemment supérieures à une société qui demande beaucoup plus à ses employés dans un contexte d’où ils peuvent difficilement se sauver. C’est comme se retrouver blessé au milieu de la jungle ou de l’océan. 

samedi 14 mars 2020

Peur sur la ville


The Structure of Morale du psychiatre canadien John Thompson MacCurdy est un ouvrage fascinant. MacCurdy était à Londres pendant le blitz de Londres, cette longue série de bombardements de septembre 1940 à mai 1941 qui a tué 43 000 personnes et détruit un million de logements. Comme tout le monde avant-guerre, il était persuadé que les grands bombardements aériens provoqueraient des désastres immenses et de grandes peurs. En 1937, le haut-commandement britannique estimait qu’une grande campagne de bombardement sur le Grand Londres provoquerait 600 000 morts, plus d’un million de blessés et une immense panique. En prévision, 37 000 soldats étaient mobilisés au début de la guerre pour gérer tous les mouvements de foule et maintenir l’ordre. De grands hôpitaux psychiatriques avaient également été construits en périphérie de la ville. Or, rien ne se passa comme prévu. Il n’y eu réalité aucun mouvement de panique, sinon très ponctuellement, et les psychiatres n’eurent qu’un peu plus de patients qu’avant la guerre, très en deçà en tout cas de ce qui était anticipé. Les hôpitaux psychiatriques restèrent sous-occupés et certains furent fermés faute d’activité.  

C’était en partie pour résoudre cette énigme que MacCurdy a observé les Londoniens et sa conclusion fut étonnante : en réalité, la majorité des gens se sentaient plutôt mieux pendant la guerre qu’avant. MacCurdy remarqua qu’il pouvait partager la population en trois catégories : ceux qui mouraient, ceux qui étaient de près touchés dans leur chair ou celle des proches, les « survivants », et ceux qui n’étaient pas touchés directement, les « épargnés » ou « remote-miss ». C’était un peu toute la différence philosophique entre la mort à la première, deuxième ou troisième personne.

L’impact psychologique était alors très différent selon les catégories, évidemment très fort et dur pour les « survivants », mais, et c’était cela le plus étonnant, plutôt positif pour les autres, c’est-à-dire la très grande majorité des 5 millions d’habitants alors dans le Grand Londres. Beaucoup déclarèrent en effet à MacCurdy leur sentiment de soulagement et d’excitation d’avoir échappé au danger et surmonté leur peur. Avec la répétition des événements, ils avaient développé un sentiment d’invulnérabilité et avaient plutôt l’impression de vivre une expérience exaltante. Beaucoup qui avaient la possibilité d’être évacués refusèrent de le faire en déclarant qu’ils n’auraient jamais l’occasion de vivre ça. Les problèmes parmi les « épargnés » survinrent plutôt après la guerre sous forme de blues.

A ce stade, je comprenais moi-même pourquoi je regrettais les moments où on m’avait tiré dessus. Je fais partie de cette grande majorité de soldats qui ont connu le feu « de loin » même quand ça passait près, et qui au bout du compte ont trouvé ça plutôt excitant d’avoir été confronté au danger et d’y avoir échappé à chaque fois. Contrairement à l’image souvent véhiculée, notamment au cinéma, du soldat forcément traumatisé au retour des opérations, l’immense majorité revient en très bonne santé avec surtout comme problème celui de l’ennui après une période forte. J’ai entendu dire « J’en ai marre de dire que je vais bien, très bien même. J’y retournerai tout de suite, mais on me donne l’impression que je ne suis pas normal et que je devrais avoir honte ». On a trop longtemps sous-évalué le problème de nos blessés invisibles, et ils méritent encore plus d’attention qu’ils n’en reçoivent, mais il ne faut pas inverser le problème et s’imaginer comme à Londres que les compagnies revenant d’opérations difficiles vont remplir les hôpitaux.

Mais MacCurdy allait plus loin que cette simple typologie et ses observations ont été confirmées par de nombreuses autres études : la résilience globale d’une population ne dépend pas seulement de la proportion des « épargnés », mais aussi du contexte dans lequel ils évoluent.

Il se trouve que j’ai eu l’occasion de vivre pendant six mois dans une ville assiégée. Je n’ai vécu qu’une fraction de ce qu’ont vécu les gens sur place pendant quatre ans, mais il n’y a pas une journée où je n’ai entendu des obus (il en tombait en moyenne 300 par jour) ou des balles, où je n’ai éprouvé le sentiment d’être peut-être dans le viseur d’un sniper. Au total, en quatre ans de siège 5 000 habitants ont été tués et peut-être 20 000 ont été touchés « de près », sur une population totale de 250 000, autrement dit comme à Londres la grande majorité des habitants était constituée d’« épargnés ».

J’ai vu des morts, des blessés graves, des gens s’effondrer en larmes, des gens vivants comme des zombies dans des abris obscurs et cloaques, mais j’ai vu aussi plein de gens vivre forts près de la mort. Ils s’étaient adaptés au pire. Ils avaient trouvé comment réduire la probabilité d’être tués en s’abritant là où il fallait et en adoptant les attitudes qu’il fallait à l’air libre. Leur travail principal dans la journée consistait à nourrir leur famille s’ils n’avaient pu l’évacuer à temps. Le reste du temps, ils aidaient les autres ou se reposaient, buvaient de la slibovic, s’amusaient et faisaient l’amour.

Notre politique était alors d’aller autant que possible au milieu des gens, se lier à eux et faire en sorte qu’ils pleurent en nous voyant partir six mois plus tard. Nous leur donnions une partie de notre nourriture et notre eau, des soins médicaux, et puis en liaison avec plein de gens formidables, nous sommes passés à des opérations plus sophistiquées : raid blindé avec des profs pour récupérer des livres scolaires entreposés sous la poussière dans un coin de la ville, nettoyage de notre secteur avec une société locale à qui nous fournissions carburant et protection, spectacles de marionnettes avec transport et escorte de la troupe et des enfants, protection de tous et distribution de rations. À la fin du mandat, on a organisé en commun la construction d’un gazoduc en bordure de notre zone de responsabilité, une œuvre titanesque qui nous valut quelques accrochages violents avec les Bosno-Serbes qui nous accusaient de creuser des tranchées pour leurs ennemis.

Nous avons rencontré à cette occasion plein de gens « impliqués », qui ne se subissaient pas, travaillaient, éduquaient, et continuaient à tout prix à organiser des spectacles, à écrire des journaux et des livres, à aider les blessés, réparer les dégâts, éteindre les incendies. Ils étaient forts parce qu’ils avaient un foyer, un chez-soi sécurisant, mais aussi parce qu’ils agissaient. Ils étaient ravis aussi quand nous tirions aussi contre ceux qui leur voulaient du mal. Lors du premier combat dans la ville, une heure à peine après notre arrivée, une femme était venue me voir tout sourire en me disant « Vous êtes venus tuer les snipers ? Merci ». En réalité, avec nos petits moyens on ne pouvait pas faire grand-chose, mais cela contribuait à l’idée de ne pas subir.

Ceux qui les faisaient souffrir étaient aussi à l’intérieur, la vieille ville en particulier était tenue par des bandes de mafieux impitoyables, qui n’hésitaient pas à racketter les gens et à détourner l’aide humanitaire, à les tuer parfois comme ce gamin égorgé par Tsatso, le pire de tous. Tsatso est le chef de la zone dans laquelle nous étions implantés. Nous nous battions en réalité surtout contre lui et ses hommes, jusqu’au jour où le gouvernement bosniaque a pris les choses en main et nettoyé la ville de ces bandits. Au cours de la bataille, Tsatso a été pris en compte par le père du gamin égorgé. Les obus tombaient toujours autant sur les gens, mais leur environnement était un peu moins oppressant.

Nous courrions statistiquement les mêmes risques que les gens assiégés, une probabilité quotidienne nettement plus élevée de se faire abattre mais sur un temps plus court. Je me suis aperçu que nous renforcions leur résilience, mais qu’ils faisaient de même pour nous, en nous avertissant des dangers mais aussi en nous donnant un sens, des choses à faire, l’impression de ne pas subir et même de faire reculer la souffrance. Il fut difficile de partir, j’ai même demandé à rester un peu plus longtemps pour accueillir ceux qui nous relevaient. Certains d’entre nous ont été meurtris, mais étrangement quand nous évoquons cette mission c’est avec des regrets.

Je suis retourné à Sarajevo juste à la fin de la guerre. J’y ai vu du soulagement, de la joie et de l’enthousiasme, les bars étaient pleins. Tout était à reconstruire, mais il y avait un espoir et de l’énergie. J’y suis retourné à nouveau il y a quelques années, certains m’ont avoué alors qu’ils ne souhaitaient pour rien au monde le retour de la guerre, mais qu’ils regrettaient eux aussi certaines choses.

Dinde et Kaiju-Petites économies et grosses surprises


État-major des armées, 2009

- Que pense «l’apprenti stratège» de cette réforme des structures de soutien des armées?

- Il pense que c’est une stratégie de dindes, mon général.

- Sans doute, mais encore?

- Bertrand Russell a raconté il y a longtemps l’histoire d’une dinde qui analysait le comportement des hommes dans la ferme et en concluait après plusieurs jours d’observation que ceux-ci n’étaient sur Terre que pour nourrir les dindes. Sa théorie s’est avérée juste jusqu’à ce que vienne Noël. Ce jour-là, elle a changé très vite sa vision du monde, mais c’était la dernière fois.

- Vos chefs sont donc des dindes?

- Oui, lorsqu’ils ne raisonnent que sur le connu, le visible et le court terme. On réduit un peu ceci ou cela, on regroupe, on travaille en flux tendus, et on se dit qu’on va réussir à faire la même chose à moindre coût. Ce sera sans doute vrai tant qu’on restera dans le monde des «inconnues connues», comme un lancer de dés dont on connaît tous les résultats possibles. Mais le problème c’est qu’il y a un monde autour de celui qui lance le dé et il peut s'y passer des choses nouvelles et importantes qui peuvent l'affecter. 

- C’est l’idée de «surprise stratégique» introduite dans le Livre blanc.

- Oui mon général, mais quand on a évoqué cette idée, on pensait à des événements militaires dans notre champ d'action habituel. On restait dans notre «domaine de responsabilité» pour reprendre un terme de planification. Or, les surprises qui peuvent nous toucher peuvent venir aussi d’ailleurs. C’est pour cela qu’on parle de «zone d’intérêt» tout autour de la «zone de responsabilité». Ce n’est pas de notre ressort, de notre domaine de compétences, mais cela peut nous toucher quand même et fortement. Et dans un monde ouvert et interconnecté, on peut voir surgir plus de choses qu’avant et depuis des champs très divers. C’est comme Godzilla, un essai nucléaire mal placé et on se retrouve avec monstre, un Kaiju, à gérer.

- Quel est le rapport entre la RGPP [Revue générale des politiques publiques] et Godzilla?

- Pour résister à la surprise, il faut être diversifié et redondant. Notre force de frappe nucléaire est peut-être ce que l’on fait de plus résistant en France puisque même après une attaque thermonucléaire massive, elle est encore capable de frapper «en second» tout aussi massivement. Difficile de faire plus résilient. Et elle est capable de faire ça, parce qu’avec ses sous-marins et ses avions, et il y a quelques années aussi ses silos de missiles du plateau d’Albion, ainsi que ses circuits de communications diversifiés, il est impossible de tout détruire en même temps. Il en restera toujours assez pour décider de riposter et le faire. Et il en restera toujours assez aussi parce qu’il y en a un peu plus qu’il n’en faut. C’est le principe de l’«élément réservé», le truc en plus, pas directement utile et même utilisé, mais qui permet de faire face à une surprise ou une opportunité qui se présente.

- C’est toute la différence entre 1918 et 1940, on fait face dans les deux cas à une grande offensive allemande, mais dans le premier cas on a un groupe d’armées complet prêt à intervenir très vite n’importe alors que dans le second cas, on envoie notre armée la plus mobile en Hollande et on se retrouve à poil quand les Allemands percent dans les Ardennes.

- Dans ce cas là, c’est une erreur grossière de stratégie opérationnelle, mais on peut faire des erreurs de stratégie organique. Si en 1918 la priorité avait été donnée aux économies budgétaires à tout prix, on aurait supprimé le groupe d’armées de réserve, ce stock énorme inutilisé et couteux. On se serait félicité des économies réalisées à court terme tout en se rendant vulnérables et donc en danger de mort à long terme. Chaque jour avant l’attaque, les comptables auraient comme été comme des dindes bien nourries, et le jour de l’attaque désastreuse, ils se seraient cachés. Cela ne vaut pas dire qu’il ne faut pas faire d’économies, mais qu’il faut toujours garder en tête l’idée que Noël arrivera sous une forme ou une autre. Et que si on n’y pense pas c’est peut-être Godzilla qu’il faudra affronter ce jour-là et il est probable que cela nous coûtera beaucoup plus cher que toutes les petites économies que l’on aura pu faire auparavant.

vendredi 13 mars 2020

L'empire des milieux-Aborder un nouveau champ opérationnel


Go-Ishi n°8-Innovation/entrepreneuriat
Synthèse de Stratégie Océan bleu acier, Défense et sécurité internationale n°146, janvier-février 2020.

Le concept de «stratégie océan bleu» a été développé en France en 2005 par W. Chan Kim et Renée Mauborgne pour décrire les avantages que pouvait avoir une entreprise à s’implanter dans un nouveau marché vide de concurrence, l’«océan bleu», plutôt que de rechercher à gagner des marges dans un secteur très concurrentiel, l’«océan rouge». Dans le monde des opérations militaires, la recherche d’accès à de nouveaux espaces existe des siècles, avec une accélération forte depuis la Révolution industrielle. On ne cesse de pratiquer la «stratégie océan bleu», avec plus ou moins de succès.

La multiplication des espaces opérationnels

Il y eut d’abord l’accès des armées à des milieux physiques autres que la terre ferme, la mer d’abord puis à partir de la révolution industrielle l’air, l’espace extra-atmosphérique et l’espace électromagnétique. La présence humaine sur les mers s’est d’abord limitée aux côtes, puis est venu l’accès à la haute mer et enfin l’espace sous-marin. Sur la terre, des espaces jusque-là jugés trop hostiles, comme la haute montagne, la jungle ou le désert ont été accessibles à des forces militaires importantes à partir du milieu du XIXe siècle. À ces espaces physiques naturels se sont superposés également des milieux artificiels, les zones fortifiées par exemple ou les milliers de kilomètres carrés de tranchées de la Grande Guerre en France. Les villes, jusque-là objet de sièges, sont de plus en plus devenues espaces de combat à leur intérieur et même désormais espaces de campagnes complètes pour les plus importantes.

Il y eut ensuite les espaces sociaux. Lorsqu’il commandait les forces de la coalition en Irak en 2007, le général Petraeus présentait souvent une diapositive qui résumait sa stratégie, baptisée Anaconda, visant à étouffer les organisations djihadistes en agissant sur elles par tous les côtés : recherche et élimination des réseaux urbains, administration, information, programmes de travail, idéologie, etc. constituant autant d’espaces de confrontation. Parmi les plus originaux, il y avait les prisons, objet d’une campagne militaire spécifique et par ailleurs réussie. Petraeus reprenait largement les théories de la guerre totale, voire totalitaire, où tout ce qui est humain est un front potentiel.

Le processus d’accès à ces espaces nouveaux trouve rarement son origine dans le haut-commandement. Les décideurs militaires privilégient presque toujours un investissement accru dans les «espaces rouges» qu’ils connaissent bien. Aborder un nouvel espace signifie détourner des ressources du connu pour aller vers un incertain qui peut remettre en question les équilibres internes de l’organisation. Aussi pour qu’un échelon politico-stratégique décide d’un saut dans un autre espace faut-il en avoir la possibilité mais aussi surtout une bonne raison, la meilleure étant la crainte que l’adversaire y accède en premier. Au Ve siècle av. J.-C., Thémistocle obtient l’investissement d’Athènes dans une grande flotte en jouant sur la peur des Perses. Les États-Unis abordent militairement l’espace subatomique pendant la Seconde Guerre mondiale après avoir été convaincus que l’Allemagne pouvait les devancer dans l’acquisition d’armes nucléaires. Ils se lancent vraiment à la conquête de l’espace extra-atmosphérique après le lancement du satellite soviétique Sputnik.

Ce sont là des exemples venant d’« en haut », une démarche nécessaire lorsque les ressources pour aborder le « Nouveau monde » sont très importantes, mais dans la très grande majorité des cas, l’entrée dans un espace nouveau est plus progressive, débutant par des initiatives individuelles qui explorent des possibilités à la hauteur des ressources modestes dont elles disposent. Ces entrepreneurs forment souvent des coalitions avec des personnalités diverses afin d’acquérir de nouvelles ressources et continuer les explorations jusqu’à la consécration de la création d’une nouvelle structure spécifique. À la fin du XIXe siècle, le combat en haute montagne est porté en France par deux passionnés d’alpinisme, le lieutenant-colonel Zédé et Ernest Cézanne, député des Hautes-Alpes, qui proposent de former des unités militaires aptes à évoluer dans ce milieu. Zédé commence ses expérimentations dans un bataillon de chasseurs à pied, ces expérimentations sont observées et imitées avec succès par les unités voisines jusqu’à ce qu’il soit décidé en 1888 de créer officiellement 13 bataillons de «chasseurs alpins». En juin 1940, Ralph Alger Bagnold, ancien officier du génie britannique et explorateur à ses heures perdues, propose de créer une unité spécialisée dans le déplacement dans désert profond libyen. Il reçoit quelques véhicules adaptés et la possibilité de recruter une poignée de volontaires. Deux ans plus tard, ce Long Range Desert Group (LRDG) associé à une autre unité nouvelle, le Special Air Service (SAS), représente plusieurs centaines de combattants et a détruit plus de 200 avions ennemis en sol.  

Entre les premières expérimentations et la création d’une unité nouvelle et spécifique, il y a souvent un stade intermédiaire où les sarcasmes d’un Foch, « Pour l’armée, l’avion c’est zéro! »  ou de l’amiral Wilson, «les sous-marins sont des engins sournois, déloyaux et anti-anglais», côtoient un soutien au développement de la branche nouvelle. En 1910, la même année que le jugement de Foch et sept ans seulement après le vol des frères Wright, on engage 14 aéroplanes dans les grandes manœuvres de Picardie. Quelques mois plus tôt, on avait formé une Inspection de l’aéronautique militaire au sein du ministère de la Guerre, destinée à devenir une Direction puis une Armée en 1934, au même titre que les autres «armées de milieu», Terre et Marine. Il arrive même que cette « armée d’un milieu » déborde ensuite en retour dans d’autres milieux et deviennent ainsi une armée complète « multimilieux »,  comme le Corps des Marines américains, qui dispose de sa propre aviation et de navires dédiés, ou la Luftwaffe d’Hermann Goering pendant la Seconde Armée mondiale.

De la productivité opérationnelle des espaces nouveaux

L’inconvénient est que ces processus d’accès sont souvent visibles. Les adversaires, pour peu qu’ils disposent des ressources adéquates, peuvent s’engager aussi dans le nouvel espace et l’ « océan bleu » devient rapidement « rouge ». Les situations de monopole d’un espace sont donc finalement assez rares entre rivaux semblables. Elles sont plus fréquentes lorsque les adversaires sont très différents et se rencontrent de manière imprévue. La maîtrise de la navigation hauturière à long cours par les principales puissances européennes au début du XVIe siècle fait de l’océan un espace disputé entre elles, mais leur donne une supériorité stratégique face aux autres nations. Les retours sur investissements de cet engagement «océan bleu», au sens premier, sont alors effectivement souvent considérables, mais seulement parce qu’ils facilitent l’accès au milieu terrestre partout dans le monde. Lorsque ce changement de milieu permet de déployer des forces terrestres supérieures aux forces locales, la conquête est totale, en Amérique du Sud par exemple. Lorsque la puissance locale peut résister ou que les microbes lui sont favorables, la conquête n’est que partielle et se limite à des ports, têtes de pont d’un milieu sur l’autre. L’accès au monde microscopique grâce aux progrès de la médecine tropicale permet l’intrusion dans les zones qui étaient jusque-là trop dangereuses.

Le monopole d’un milieu n’est donc productif opérationnellement que lorsqu’il permet de contribuer à l’impuissance d’un adversaire dont le centre de gravité, la force armée, la capitale, le leader, etc. se trouve presque toujours sur la terre ferme. Il est donc nécessaire d’utiliser les milieux périphériques pour agir dans le milieu décisif, directement par des intrusions, des frappes aériennes par exemple, ou indirectement par son blocus. Pour contrer cette menace d’intrusion, il est possible d’abord de venir disputer l’ « océan bleu » ennemi périphérique pour le transformer en rouge et si possible même en prendre soi-même le contrôle. C’est ce que font les Spartiates lors de la guerre du Péloponnèse ou le Japon à la fin du XIXe siècle.

La position de second entrant n’est à cet égard pas forcément pas un inconvénient car elle bénéficie de l’observation de l’expérience du premier entrant. En 1942, les Japonais surpassent les forces du Commonwealth en Malaisie par leur capacité très supérieure à utiliser la jungle pour se déplacer. En février 1943, une brigade de commandos de jungle britanniques, les Chindits, créée à l’initiative de colonel Orde Wingate, effectue un raid en profondeur dans l’arrière des lignes japonaises. L’année suivante, ce sont six brigades britanniques qui sont en action dans la jungle et bénéficient de ressources nouvelles comme la médecine tropicale et un puissant soutien aérien. Mais encore faut-il que le second entrant dispose de ressources supérieures au premier, comme en Birmanie. Lorsqu’au début du XXe siècle l’Allemagne cherche à se doter d’une flotte hauturière capable de contester de la mer du Nord à la Grande flotte britannique, elle crée un instrument qualitativement supérieur mais sans avoir les moyens d’obtenir la masse nécessaire pour l’emporter. La Flotte de Haute-mer allemande passe au port la majeure partie de la Grande Guerre. Non seulement cet investissement n’a pas servi à grand-chose mais il a absorbé des ressources qui auraient plus utiles pour l’Allemagne ailleurs.

Les Allemands sont néanmoins plus heureux dans la deuxième possibilité de faire à un ennemi dominant un milieu périphérique : lui en interdire la sortie. Pendant la Grande Guerre, on n’appelle pas encore cela un armement anti-accès, mais les nouveaux canons de côte, les mines navales, les sous-marins et les destroyers, rendent extrêmement difficile l’approche des côtes. C’est un grand pan de la grande stratégie traditionnelle britannique qui se trouve ainsi prise en défaut, un autre étant le renouvellement de la guerre de course par l’engagement allemand dans le milieu sous-marin de haute mer. Pour faire face à ces défis, les forces initiales de domination d’un espace, dont le noyau dur et noble est souvent «au milieu du milieu» (flotte de haute mer, chasse aérienne, troupes de mêlée terrestres) sont forcées d’évoluer pour pratiquer une bataille d’intersections. Les marines alliées doivent innover à partir de 1915 pour à la fois frapper sous l’eau et forcer l’accès à la côte. Elles y parviennent en créant de nouvelles branches dont l’aéronavale est la principale, qui permet de surveiller les eaux et de passer au-dessus des défenses côtières. Le Corps des Marines américains se spécialise dans l'accès en force à la terre depuis la mer.

Ces nouvelles forces spécialisées créées pour percer ou tenir les frontières de milieux suscitent ensuite souvent des batailles de périmètres organiques : l’aéronavale doit-elle appartenir à l’armée de l’Air ou la Marine? Les hélicoptères, les avions légers, la défense antiaérienne, les missiles sol-sol relèvent-ils de l’Air ou de la Terre? Les petits navires fluviaux doivent-ils être servis par des marins ou des terriens? La réponse dépend de plusieurs critères dont l’efficacité opérationnelle n’est pas forcément le premier pris en compte. Les parachutistes, cette force qui saute d’un domaine dans un autre, n’intéresse pas grand monde en France avant la Seconde Guerre mondiale, mais en 1945, tout le monde en veut. Ils sont confiés un temps à l’armée de l’Air avant de s’apercevoir qu’elle n’a pas alors assez de ressources à leur consacrer. Ils basculent donc dans l’armée de Terre où ils connaissent une grande extension, avant que l’armée de l’Air disposant désormais de plus de moyens ne s’y intéresse à nouveau lors de la guerre d’Algérie et forme les Commandos-parachutistes de l’Air.

À ce jour, on peut se demander s’il est encore possible d’accéder ou de créer de nouveaux espaces bleus, mais peut-être est-ce là une limite de notre imagination, l’infiniment petit recèle encore des possibilités, les espaces virtuels également, comme la grande profondeur océanique ou encore la Lune, parmi d’autres. Dans tous les cas, il apparaît nécessaire d’observer les explorateurs en tous genres, certains peuvent être utiles. Il importe aussi d’observer attentivement l’évolution des espaces contestés, rouges, et des rapports entre eux. Un changement de regard, l’arrivée de ressources nouvelles peuvent effacer soudainement le rouge au profit du bleu ou même du «blanc» lorsque plus personne n’y est comme dans le ciel ukrainien en 2014 après que la force antiaérienne russo-rebelle en ait chassé les aéronefs ennemis.

vendredi 6 mars 2020

Le Sahel comme laboratoire des guerres longues


Modifié le 6 mars 2020

La France est en guerre au Sahel. On ne saurait pas forcément dire quand cette guerre a commencé pour elle. Faut-il remonter à au Groupe islamique armé (GIA) algérien qui, lui nous a tué 21 ressortissants français en Algérie ou en France dans les attentats entre 1994 et 1995, projetant même de détourner un avion de ligne pour l’écraser sur Paris? Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) ex- Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) en est issu et se considère depuis toujours en guerre contre nous. Faut-il considérer la mise en place en 2009 des Forces spéciales de l’opération Sabre, premier acte discret de l’implication militaire directe de la France dans la région?

Dans tous les cas notre guerre au Sahel est déjà la plus longue conduite par la France depuis très longtemps, avec la perspective de durer encore probablement de nombreuses années. Elle est en cela assez typique de ces longs conflits sans début clair et à la fin incertaine qui opposent désormais des États à des organisations armées dans des «complexes conflictuels» régionaux. Nous y intervenons pour empêcher que les entités qui nous sont hostiles à l’intérieur nous portent des coups trop violents dans la région ou même désormais en métropole, limiter ensuite les conséquences qu’une profonde déstabilisation de la zone pourrait avoir sur nos sociétés, par l’explosion des trafics de drogue non contrôlés par exemple ou des flux migratoires.

Est-ce que nous nous y prenions bien? Pas forcément. Le « bouclier lointain » peut devenir lourd à porter si justement il est trop lourd et s’il faut le porter trop longtemps. Nous avons encore un peu de mal à appréhender ces conflits longs, presque perpétuels, mais le Sahel peut être notre école.

Dans le complexe conflictuel sahélien

L’Afrique occidentale et centrale est le théâtre d’opération privilégié de la Ve République. Nous y intervenons régulièrement depuis la fin de la colonisation à partir d’un système opérationnel assez unique fondé sur un réseau d’accords bilatéraux, de bases locales, de coopération/formation et de forces d’intervention professionnelles en alerte en métropole ou sur place, comme la 6e Compagnie parachutiste d’infanterie de marine (CPIMa), une unité longtemps composée de soldats français, volontaires service long ou professionnels, et de différents pays africains. Ces forces sont réduites en volume, mais activables très rapidement sur simple décision du président de la République. On imagine alors qu’elles ne serviront qu’à gérer de petites crises locales, selon le principe du verre d’eau lancée sur l’incendie naissant.

Bien sûr, les choses ont été rapidement plus compliquées que cela et ce modèle souffrait d’un défaut de naissance : nous intervenions beaucoup, mais presque exclusivement dans nos anciennes colonies et chacune de ces interventions pouvait être ressentie, localement et en France, comme un retour à l’ancienne sujétion. Soumis à ce dilemme de l’intervention souvent demandée et de l’accusation toujours possible, nous avons beaucoup tâtonné dans l’emploi de nos forces sur de continent. De force de contre-coup d’État dans les années 1960, nous sommes passé à une campagne de contre-insurrection imprévue au Tchad en 1969-1972, puis à des actions de force rapides à la fin des années 1970, avant de préférer l’appui indirect et discret aux armées locales, puis les opérations de stabilisation c’est-à-dire sans considération d’ennemi dans les années 1990 et sous drapeau européen. Malgré les nombreux précédents fâcheux, nous avons même tenté l’interposition en République de Côte d’Ivoire. Les résultats de ces expérimentations, qui étaient surtout des substituts à l’intervention directe, ont été très mitigés.

L’engagement dans le théâtre sahélien en 2009 commence sous une nouvelle forme, légère et discrète, avec la proposition d’aider les armées locales à se transformer et une petite capacité d’intervention directe ponctuelle et discrète de nos forces clandestines ou spéciales. Cette «empreinte légère» fonctionne jusqu’en 2012. La Mauritanie accepte notre aide et cela va être un succès, et nous contenons AQMI dans ses attaques et ses prises d'otages. Pour  le reste, nous ne touchons pas vraiment aux problèmes de fond de la région. 

Le contexte change profondément avec la prise de contrôle du Nord-Mali par le Mouvement national pour la libération de l’Azawad (MNLA). Cette crise révèle alors la faiblesse profonde des Forces armées maliennes (FAMa) et ce qui est presque toujours lié, des institutions du pays. Critiquant l’inaction et la corruption du gouvernement un groupe de militaires organise organisé un coup d’État à Bamako le 22 mars 2012, ce qui plonge le pays encore plus dans la confusion. Dans le Nord, les organisations djihadistes, AQMI et Ansar Dine, auxquelles se joint le Mouvement pour l’Unicité et le Jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO) se retournent contre le MNLA et prennent à sa place le contrôle des villes du Nord. Avant la territorialisation de l’État islamique en Syrie et en Irak, la moitié d’un pays africain se trouve d’un seul coup aux mains d’organisations djihadistes.

La réponse à cette situation a été classique. Dès le coup d’État du 22 mars, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) négocie la remise en place d’institutions maliennes stables et organise une opération militaire, la Mission internationale de soutien au Mali sous conduite africaine (MISMA), destinée à aider les FAMa à reprendre le contrôle de l’ensemble du pays. L’action de la CEDEAO est alors appuyée par les grandes organisations internationales, comme l’Union européenne qui propose de fournir une mission de formation ou de reformation technique des bataillons FAMa (EUTM, European Training Mission). La France annonce qu’elle appuiera le processus.

Les résultats ont également été classiques. Par manque de financements, et de troupes et d’états-majors opératifs formés et immédiatement disponibles, la MISMA met un temps particulièrement long pour se mettre en place, alors qu’il ne s’agit que de déployer 3300 soldats. L’UE ne fait guère mieux avec EUTM.

Au bilan, lorsqu’au mois de janvier 2013 Ansar Dine reprend les hostilités contre l’État malien en lançant un raid en direction de Mopti au centre du pays, rien n’est prêt après huit mois de tractations. Face aux quelques centaines de combattants d’Ansar Dine, il n’y a rien de solide. C’est finalement la France, seule à disposer de vraies capacités d’intervention rapide dans la région, qui est appelée au secours.

La France accepte et pour la première fois depuis 1978, nous nous engageons en Afrique dans une intervention directe, baptisée Serval, avec un ennemi désigné et une mission claire, le chasser du Nord-Mali. Les premiers à intervenir sont les hommes de l’opération Sabre et la force de frappe aérienne basée à N’Djamena ou même en France. Ils sont rapidement rejoints par des forces venues de métropole ou des pays alentour et au bout d’un mois, la force terrestre comprend une brigade avec quatre groupements tactiques interarmes (GTIA) motorisés et un groupe aéromobile tandis que la force aérienne a pratiquement doublé avec 37 aéronefs divers, dont douze avions de combat. C’est la plus grande opération militaire française depuis 1990.

Serval est un remarquable succès, en grande partie du fait de la territorialisation de l’ennemi qui a permis de donner la priorité à l’affrontement force contre force et de fournir des résultats visibles. Serval a pu être ainsi une «opération séquentielle», une forme d’intervention où on agit exclusivement contre la force armée ennemie en progressant d’objectif en objectif jusqu’au but final. Il suffit alors de regarder sur la carte la progression des petits drapeaux pour savoir dans quel sens va l’histoire. Après avoir stoppé l’attaque ennemie, le bénéfice de la surprise est conservé avec la prise de risque d’une contre-offensive immédiate. La rapidité de l’offensive en direction de Gao et Tombouctou permet de libérer la boucle du Niger dès le 28 janvier puis les villes du Nord jusqu’à la frontière algérienne. Les combats véritables commencent mi-février dans l’Adrar des Ifhogas contre AQMI, avec l’aide précieuse d’un bataillon tchadien, et aux alentours de Gao contre le MUJAO. À la fin du mois d’avril, les groupes djihadistes ont perdu un tiers de leurs combattants au combat et leurs bases ont été détruites. Depuis le début de l’intervention française, il y a eu 400 combattants djihadistes tués au combat pour 4 Français, 7 Maliens et 23 Tchadiens. Dans cette forme opérationnelle en séquence, la réponse à la question «pourquoi nos soldats meurent-ils?» est claire et n’induit que rarement le doute puisqu’elle s’accompagne de résultats visibles.

Mais Serval n’était qu’une bataille. À l’été 2013, si elles ont été battues et contraintes à la fuite ou la clandestinité au Nord-Mali, les organisations ennemies existent toujours et aucun des problèmes de la région et en particulier du Mali, corruption et inefficacité voire oppression des institutions et de l’administration, clivages socioethniques, «question touareg», tous ces éléments qui ont fait que ces groupes ont pu y prospérer n’est résolu. Devant ce changement de contexte, il était nécessaire également de changer de forme opérationnelle.

Barkhane

L’expérience des opérations semble indiquer que si on ne peut raisonnablement espérer un succès stratégique dans les trois années qui viennent, il faut alors s’attendre à ce que les forces étrangères présentes et visibles à côté du au problème non résolu y soient associées. Commencera alors le temps du doute et de l’usure, puis du retrait rapide et de la victoire de l’ennemi. En anticipant que cela durera plus de trois ans, il faut soit décider de renoncer tout de suite, soit s’organiser pour un conflit très long. Nous n’avons fait vraiment ni l’un ni l’autre.

En lançant l’opération Barkhane en juillet 2014, nous avons décidé de rester visibles à côté du problème. Fondamentalement, Barkhane correspond à l’association dans une seule force de toutes les opérations que nous menions déjà dans les pays du G5-Sahel, Mauritanie, Mali, Niger, Burkina Faso et Tchad. L’élément nouveau par rapport à avant 2013 est le maintien d’un GTIA aéroterrestre à Gao et dans les bases temporaires autour, c’est-à-dire au cœur de la zone critique.

Barkhane travaille en coopération avec les autres acteurs militaires de la région, Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA) qui remplace et intègre la MISMA, EUTM, les forces armées nationales et enfin la force conjointe du G5-Sahel créée officiellement en février 2017. Toutes ces entités auxquelles il faudrait ajouter toutes les missions de développement ou l’Organisation des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) s’empilent les unes aux autres dans la région, sans empêcher le centre du Mali, le nord du Burkina-Faso et le Nord ou le Sud-ouest nigérien, d’échapper au contrôle des États locaux. La MINUSMA ne sait pas combattre, EUTM ne fournit que de la formation technique à l’armée malienne et ne touche donc que la surface de ses problèmes, la force conjointe comme toutes les forces interafricaines doit attendre des années pour trouver les moyens techniques et financiers de fonctionner. Les États malien et burkinabè bougent peu.

Barkhane est donc, avec les armées mauritanienne et tchadienne en périphérie, l’acteur militaire le plus important du complexe conflictuel. Pour autant, avec un effectif total variant de 3000 et 5000 soldats et une force aérienne d’une quarantaine d’aéronefs de tous types pour une région immense, ses moyens ne lui permettent pas de faire vraiment autre chose que des raids et des frappes. Ses effectifs sont tellement réduits que même associée à quelques bataillons locaux, elle ne peut se déployer qu’au mieux quelques semaines dans une région. Elle est souvent efficace dans la traque et l’aide à la population (avec des moyens très faibles), mais ce n’est forcément que temporaire. La «tache d’huile» ne fonctionne que si elle est permanente. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, si cette «tache d’huile» s’efface parce que l’État n’en a pas profité pour rétablir une administration légitime, au bout de quelques jours, quelques semaines, quelques mois éventuellement, les choses redeviendront comme avant. Contrairement à Serval, Barkhane est une opération cumulative. Cette fois pas de drapeau à planter sur des villes libérées, pas de batailles, mais une multitude de petites actions isolées dont on espère qu’elles finiront par produire après des années un «État final recherché» ambitieux, mais flou.

Au bilan, le principal effet de Barkhane est surtout dissuasif en empêchant l’ennemi de faire les choses en grand, constitution de bases, raids volumineux, sous peine d’être repéré et frappé. C’est déjà beaucoup, mais la force d’une organisation armée réside surtout dans sa capacité de génération. Depuis ses débuts Barkhane élimine en moyenne un combattant ennemi tous les deux jours. Cela pourrait finir par entraîner l’usure voire la destruction de groupes de quelques milliers d'hommes si ce combattant éliminé n’était rapidement remplacé. Or les raisons seront toujours aussi nombreuses de venir rejoindre les rangs de l’État islamique dans le grand Sahara (EIGS) ou du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), réunissant tous les anciens groupes djihadistes de 2013 à quelques nouveaux. Non seulement l’ennemi ne s’affaiblit pas, mais il tend à étendre son contrôle, et à infliger des coups sévères aux forces locales et à la MINUSMA.

Barkhane a donc une certaine efficacité, purement militaire, mais elle n’est pas efficiente. Malgré la supériorité française sur chaque point de contact, une opération de longue durée finit par coûter cher humainement. Au mois de février 2019, 32 soldats français sont morts dans l’opération Barkhane qui s’ajoutent aux dix de Serval, à cette différence qu’au contraire de Serval, on a plus de mal cette fois à associer ces pertes à des bilans concrets importants. Chaque perte nouvelle induit le doute et l’accumulation du doute induit le sentiment d’enlisement inutile. C’est beaucoup moins visible, mais l’engagement d’une force moderne et sur de grands espaces coûte aussi cher financièrement, de l’ordre d’un à deux millions d’euros par jour, à comparer à la moyenne des combattants ennemis éliminés. Au total, donc Barkhane aura donc déjà coûté début 2020 aux alentours de 2,5 milliards d’euros.

Enfin, sur la durée on s’expose aux «cygnes noirs», ces évènements inattendus qui ont des effets stratégiques. Ces «cygnes noirs» peuvent être favorables, comme lorsqu’un camp ennemi décide de se rallier à soi par exemple, mais ils sont souvent négatifs. Un comportement désastreux de nos soldats auprès de la population ou pire des morts innocents, un accident d’hélicoptère, ou même simplement au moins cinq de nos soldats tués en une journée de combat et l’engagement tout entier sera remis en question. Nous sommes soumis à la qualité totale, or sur la longue durée celle-ci est impossible à tenir.

Très rapidement, souvent aussi à partir de trois ans, s’il n’y a pas de résultats cela deviendra de notre faute, parce que nous sommes étrangers, parce que nous sommes visibles à côté du problème alors que celui-ci est plutôt nourri par des facteurs invisibles, parce ce que certains, et pas seulement nos ennemis, ont intérêt à ce qu'on le voie ainsi. Mécaniquement, une opération qui ne produit pas d’effets visibles et très sensibles verra son soutien national et local diminuer inexorablement, d’où d’ailleurs la tentation politique de rechercher à tout prix des bilans positifs à montrer, or les seuls bilans à montrer rapidement dans ce genre d’opérations sont des bilans d’élimination. L’exécutif politique poussera donc encore plus à traquer, rechercher et détruire, afin de «nourrir les communiqués», mais aussi à être plus visible encore à côté d’un problème dont la résolution ne peut être que longue.

S’organiser pour durer

Ces problèmes auraient pu être évités en s’organisant mieux pour mener une guerre de longue durée. Pour durer, il faut être efficace tout en étant économe de la vie de nos soldats, de nos finances et de notre image.

Un principe de base devrait être de placer dans les mains d’une seule entité dirigée par une personnalité civile ou militaire au rang de ministre tous les instruments de puissance et d’influence diplomatiques, économiques, informationnels et militaires, dont nous disposons pour l’ensemble de l’Afrique occidentale. La plupart des innovations ne sont pas techniques, mais organisationnelles ou culturelles, faire travailler ensemble sous une même direction et en synergie militaires, développeurs, diplomates et influenceurs serait déjà une révolution. Il serait bon que cette entité ne soit pas placée au cœur de la zone critique, mais en périphérie.

Les moyens militaires de cette organisation doivent être de plusieurs ordres en fonction de leur visibilité. Les forces régulières  «lourdes» et donc visibles doivent rester en périphérie de la zone critique et attendre les grosses cibles, de la colonne de picks up à la base dans une vallée montagneuse. C’est ainsi que l’on a procédé en Mauritanie lors de l’opération Lamantin en 1978 et à plusieurs reprises au Tchad. Au pire, si l’ennemi reconstitue des bases importantes, il faut «refaire Serval», à la demande du gouvernement local.  

La zone critique de son côté doit être occupée par des moyens discrets. La priorité doit y être la recherche du renseignement et la connaissance du milieu. Il faut des moyens de surveillance, il faut aussi un réseau de gens sur le terrain qui connaissent parfaitement les régions, parlent la ou les langue(s), et passent leur temps à chercher à comprendre.

S’il faut y agir ponctuellement, il faut le faire avec des forces masquées, clandestines, « forces spéciales noires » de raids, « forces spéciales blanches » pour l’encadrement, mercenaires si possibles français. 

S’il faut agir avec un peu de volume et il en faut souvent, il faut s'associer. Il n’y a pas d’exemples de contre-insurrection moderne menée par une puissance au sein d’un pays étranger souverain qui n’ait réussi sans l’intégration sous le commandement de cette puissance de forces «non nationales». Les troupes du Special Air Service (SAS) ont encadré les milices locales dans la guerre du Dhofar au début des années 1970 et cela a été la clé du succès. En en 1969 l’armée nationale tchadienne a fusionné avec les forces françaises le temps de leur reconstitution et cela seulement a permis à ces dernières à se retirer trois ans plus tard après avoir vaincu le Front de libération nationale. Au Sud-Vietnam l’expérience militaire américaine la plus réussie a été l’intégration de groupes de combat de Marines dans les sections d’autodéfense des villages. Les mêmes Américains n’ont pu l’emporter en Irak en 2007 qu’en intégrant dans leurs rangs 100000 miliciens locaux qui venaient s’ajouter aux 160000 membres de sociétés privées également payés par eux. Une des forces de l’intervention actuelle de la Russie en Syrie est que l’engagement au contact au sol y est conduit soit par des troupes privées russes, soit par le 5e corps d’armée syrien sous commandement russe.

Dans l’idéal, à efficacité et contrôle équivalents moins les nationaux qui sont dans ces forces mixtes sont visibles et mieux c’est. Après le retrait des forces régulières du Tchad en 1972, hormis un bataillon en réserve d’intervention à N’Djamena, la plupart des aéronefs de l’armée de l’Air tchadienne sont pilotés, très efficacement, par des Français en uniformes tchadiens. Les soldats privés, éventuellement détachés temporairement de la force régulière, pour peu évidemment qu’ils soient contrôlés comme cette dernière, font le travail aussi bien et plus discrètement. S’ils portent l’uniforme local, on peut plus difficilement critiquer la France et s’ils tombent, cela n’est pas annoncé dans les médias. 

On obtient ainsi de la force, de la masse, de la connaissance du milieu, pour infiniment moins cher en coût humain, financier et d’image. Mais là encore, il faut innover culturellement et dépasser des blocages psychologiques, sous peine d’être dépassés par ceux qui le font.

Pour la structure des forces, on sait depuis longtemps à quoi elle doit ressembler une armée de contre-insurrection en milieu complexe. Il faut d’abord une force qui ressemble à celle de l’ennemi, donc une force nomade et bien intégrée dans le milieu physique et humain. Cette force sert d’abord exercer une pression sur l’ennemi, le traquer et le fixer, en coordination avec des forces de sécurité permanentes et des forces d’intervention aéroterrestres locales ou extérieures. L’armée mauritanienne a adopté ce modèle avec succès avec un effort particulier pour payer correctement et réellement les soldats et les accompagner socialement, sans quoi tout le reste serait inutile. Tout cela s’est fait avec l’aide des Américains et des Français, par le biais de la présence permanente de coopération, les détachements d’instruction opérationnelle (DIO) de la base française de Dakar qui viennent assurer des formations temporaires et des Forces spéciales ou clandestines françaises qui ont grandement aidé à la formation des Groupes spéciaux d’intervention (GSI), les unités nomades qui surveillent la frontière, et les accompagnent parfois dans leurs missions. Cela ne gagne pas la guerre, mais permet au moins que les objectifs stratégiques que nous cherchons à atteindre, l’endiguement de l’ennemi djihadiste et le maintien du désordre à un niveau tolérable pour nos intérêts soient atteints au moindre coût.

Notre modèle de forces, tel qu’il est conçu, tel qu’il est employé n’est pas complètement adapté aux conflits longs et de faible intensité qui semblent être désormais la norme. D’autres nations, avec qui nous pouvons être en confrontation dans ces complexes de conflits, ont déjà pris beaucoup d’avance dans cette manière de faire la guerre.