mardi 24 avril 2018

Régiment à haute performance 3-Toujours plus haut, toujours moins


De 1961 à 1979, hors guerre d’Algérie finissante, les soldats français ont livré de très nombreux combats du niveau de la compagnie isolée, dont les plus violents se sont déroulés au Tchad de 1969 à 1972. Dans le même temps, ils ont livré six combats d’un ou deux jours, tous en Afrique (Tunisie, Tchad, Zaïre), engageant à chaque au moins un régiment ou un groupement tactique interarmes (GTIA) formé d’unités de plusieurs corps. 

Ces six combats ont un point commun : les régiments français y ont écrasé leurs adversaires alors qu’ils combattaient à chaque fois en infériorité numérique et que les combattants ennemis étaient parfois mieux équipés qu’eux. Au total, 39 soldats français ont été tués dans les neuf groupements engagés et environ 200 y ont été blessés plus ou moins gravement. Les pertes ennemies sont difficiles à connaître avec certitude mais on peut les estimer à au moins 1 000 morts et de 2 à 4 000 blessés. A chaque fois, cet ennemi a été détruit ou au moins chassé de la zone.

Il faut attendre ensuite 34 ans pour revoir en Afrique, des combats de cette ampleur menés par les forces françaises. De janvier à mars 2013, quatre GTIA français et plusieurs contingents alliés, en particulier tchadien, sont engagés au Mali et y affrontent plusieurs groupes armés dans l’Adrar des Ifhogas et dans la région de Gao. Les résultats sont similaires à ceux des combats de leurs anciens. L’ennemi est détruit ou, surtout, chassé de ses bases, perdant environ 420 hommes, presque tous tués. Les forces françaises déplorent 4 morts et 23 blessés.  Le contingent tchadien perd de son côté, 23 morts et 82 blessés.

Régiments de classe

La première conclusion de ces engagements est que dans un combat moderne, il est vain de comparer les nombres car comme cela a été dit précédemment, ce qui y fait vraiment la différence, la détermination, la compétence et la capacité de coordination, ne sont pas vraiment visibles. Toutes choses égales par ailleurs, qu’un de ces facteurs, à plus forte raison plusieurs, soit supérieur à celui de l’adversaire et les résultats seront dissymétriques. L’infanterie allemande avait une efficacité tactique estimée, par Trévor Dupuy, en moyenne supérieure de 20 % à à l’infanterie française en août 1914. Dans les confrontations, la première l’emportait sur la seconde dans 60 % des cas et les pertes étaient de 1 soldat pour 1,8. Sur la Marne en septembre, les pertes se sont équilibrées, en grande partie parce que le seuil de compétence des Français avait augmenté très vite. Durant la guerre des six jours en 1967, la supériorité tactique des unités israéliennes était supérieure de 100 % à celles des unités arabes. Le rapport de pertes a alors été de 1 à 20. Ce rapport s’est équilibré au Sinaï dans les premiers jours de la guerre du Kippour après le saut qualitatif égyptien opéré dans les années précédentes. Il bascule à nouveau en faveur des Israéliens lorsque ceux-ci, comme les Français avant la Marne, procèdent à des innovations rapides.

Il ne sert donc pas grande chose à estimer et comparer les éléments numériques d’unités terrestres. De toute manière, dans un espace de combat du niveau du régiment, il n’est pas possible, sous peine de massacre, d’effectuer actuellement les grandes concentrations qui permettait de l’emporter éventuellement sur un point lorsque le « choc » l’emportait sur la capacité de tir. Il est difficile, face à un GTIA d'en concentrer deux. Les comparaisons sont pourtant nécessaires pour pouvoir organiser une bataille ou une campagne, elles ne peuvent se faire cependant que par niveau de classe, de la même façon que l’on classe des avions de combat en générations

Reprenons l’équation de l’efficacité tactique décrite précédemment : CL = M x (H x C)2 (ou CL exprimera une « Classe » tactique, M les moyens disponibles, H une combinaison de détermination et de compétence et C l’efficacité du système de commandement en vitesse/pertinence de coordination). Affectons ensuite une valeur de 1 à 4 (du plus léger/faible/ à ce que se fait de mieux actuellement) à chacun de ses paramètres et divisons le résultat par 100 pour simplifier le résultat. Il devient possible de classer les régiments de 1 à 10, voire plus avec l’introduction d’innovations radicales. Certains éléments comme la connexion avec des appuis extérieurs, un terrain particulièrement favorable ou un avantage comparatif (des missiles antichars longue portée contre des bataillons de chars homogènes par exemple) peuvent augmenter l’efficacité tactique d’une classe, même si cela est temporaire. Précisons qu’il ne s’agit pas d’un jugement de valeur, on peut être un régiment d’élite et n’être que de classe 3 si on agit en effectifs réduits, à pied et avec un armement léger. Face à un bataillon blindé-mécanisé même armé par du personnel médiocre, il y a aura une différence d’au moins deux classes. A moins d’agir sur un terrain favorable pour les fantassins, le résultat est sans appel.

Tout cela est empirique et mériterait largement d’être affiné mais c’est opératoire :
-      Une confrontation de groupements d’une classe équivalente donne un résultat incertain et des pertes proches.
-      Avec un décalage d’une classe (6 contre 5 par exemple) la victoire du plus haut classé est très probable et le rapport de pertes de 1 à 5.
-   Avec un écart de deux classes, la victoire est quasi-certaine et les différences de pertes dépassent les 1 pour 10.
-      Avec trois classes d’écart la victoire est certaine et écrasante. Les différences de pertes peuvent dépasser 1 pour 50, jusqu’à beaucoup plus en comptant les prisonniers.

Pour reprendre les exemples cités en introduction, on peut considérer les différents GTIA français comme étant de classe 3 ou 5 (1 ou 2 pour la puissance de feu, 4 pour le facteur H et 3 pour le C) et leurs adversaires de classe 1 ou 2 (1 ou 2 pour la puissance de feu, 1 ou 2 pour le H et le C). Les différences de 2 ou 3 classes expliquent alors les résultats écrasants.

Autres exemples : lors de la bataille de Falloujah, en novembre 2004, les six bataillons d’US Marines et de l’US Army, de classe 5 ou 6 [3 ou 4 x (4 x 3)2 + 1 pour la connexion avec les appuis],  affrontent l’équivalent de quatre bataillons rebelles de classe 3 [2 x (3 x 3)2 + 1 pour l’environnement urbain]. Dans la première phase, non seulement les rebelles ne peuvent s’opposer à la prise de la ville en une semaine mais ils subissent 40 fois plus de pertes que les troupes américaines. Dans la dernière phase de nettoyage à l’intérieur des bâtiments où les Marines ne peuvent bénéficier d’aucun appui extérieur (descente d’une classe), les pertes tendent à s’équilibrer.

Lors des combats de juillet 2006 au Sud-Liban, les bataillons du Hezbollah, équipés d’armement léger moderne, motivés et compétents, combattant dans un milieu préparé, peuvent être classés 4 [2 x (4 x 3)2/100 + 1 pour l’environnement préparé]. Les unités blindées-mécanisées israéliennes qui leur font face sont beaucoup plus puissantes intrinsèquement mais sont descendues en gamme et sont soumises à de fortes contraintes (désorganisation logistique, peur des pertes). Grâce aux appuis disponibles, elles peuvent être classées 5. Elles parviennent à pénétrer au Sud-Liban et infligent aux troupes du Hezbollah des pertes supérieures aux leurs mais échouent à les vaincre.

Toujours plus haut, toujours moins

La deuxième conclusion, apparemment logique, est qu’avec des régiments de classe élevée, on gagnera toutes les batailles. Il faut donc rechercher en permanence la montée en gamme.

Ce n’est pas aussi simple. Si le raisonnement est juste au niveau tactique, il peut être faux au niveau opérationnel. Dans l’exemple cité plus haut sur les premiers combats de 1914, les Allemands l’emportent plutôt tactiquement (les régiments antagonistes sont en fait de même classe, 1 par rapport aux normes actuelles, avec un léger avantage pour les Allemands), c’est parce que les Français ont fait le choix d’avoir autant de régiments qu’eux, ou presque. Or, la population et le PIB allemands sont au moins 25 % supérieurs. Les Français sont donc beaucoup moins sélectifs sur le recrutement des conscrits et ne peuvent leur offrir tout à fait le même équipement, ni les mêmes conditions d’entrainement. Mais au bout du compte, ils se retrouvent assez nombreux pour contenir la poussée allemande sur l’ensemble du front. Avec des régiments de la même qualité moyenne que les Allemands, les pertes françaises auraient été moins dramatiques mais il est probable que l’infériorité numérique générale (mal compensée par les petites armées belge et britannique) aurait entraîné la défaite. La recherche de la victoire tactique à tout prix peut avoir aussi des conséquences stratégiques négatives, lorsque notamment elle induit une débauche de puissance de feu qui frappe aussi les populations. Face à une organisation armée, on peut en venir ainsi à court terme à recruter plus de combattants ennemis que l’on n’en élimine tout de suite.

De plus, cette montée permanente en gamme est onéreuse, très onéreuse même lorsque chaque nouvelle génération d’équipements coûte entre deux et quatre fois le prix de la précédente, à l’achat comme à l’emploi, il est difficile de maintenir le même nombre de régiments, à moins d’un effort budgétaire similaire. De 1966 à 1989, l’effectif de l’armée de Terre française se maintient à peu près aux alentours de 300 000 (en réalité elle perd en moyenne 1 000 postes par an) et de 150 régiments de mêlée (arme blindé ou infanterie). Cela n’a été possible que parce qu’entre 1966 et 1989, le budget de la défense, porté par un effort d’au moins 2 % d’un PIB en croissance régulière, a doublé et que la très grande majorité de ces régiments étaient armés par des appelés ou des réservistes.

A partir du début des années 1990, non seulement l’effort budgétaire n’est plus soutenu mais il baisse en valeur réelle. Dans le même temps, la conjonction maintien des nouveaux programmes d’équipements lancés dans les années 1980 (avec un accroissement inédit des coûts), de la réduction à la portion congrue des réserves et de la professionnalisation intégrale, s’ils élèvent la classe moyenne des régiments en font aussi exploser le coût. Au bout de ce premier processus, la France actuelle ne peut se payer que moins de 30 régiments de mêlée, soit sensiblement le volume de la seule ex-Force d’action rapide.

Ce premier processus a été doublé d’un second. La baisse des budgets continuant avec l’obligation de supprimer massivement des postes, il a été décidé de rationaliser le soutien de ces mêmes régiments. Le résultat est bien connu : privés de leurs véhicules, accablés de bureaucratie, les derniers corps de troupe ont été sauvés mais au prix de leur désorganisation (et de milliards d'euros d'équipements qui ne sont pas utilisés). Sur les 30 régiments évoqués, combien sont susceptibles de partir au complet et sur très court préavis comme dans les années 1980 ? Très peu, peut-être pourrait-on en engager 15 au bout de quelques semaines. 

Au rythme du processus enclenché en 1991 et sans le retournement actuel de la loi de programmation (en admettant qu’il soit tenu dans la durée et développé encore ensuite), on aurait pu compter sur un seul régiment opérationnel aux alentours de 2050, sans doute de classe 10 et invincible mais peut-être un peu seul pour tout faire. Cela correspond par ailleurs sensiblement au contrat opérationnel de 15 000 hommes projetables prévus dans le Livre blanc de 2013.

Tout pousse à la montée en gamme permanente, l’obsession des pertes qui induit de n’accepter le combat qu’avec une supériorité écrasante de moyens (d’autant plus que nous avons les moyens de le faire face à nos adversaires actuels) comme la volonté (et le goût) des industriels de ne proposer que du high tech couteux et profitable. On augmente ainsi la probabilité de gagner chaque bataille mais, sans autre effort et sans autre vision, au prix de la diminution de la probabilité de gagner les guerres.