mardi 31 juillet 2012

BH-Revue de programmes...par un commentateur anonyme et informé (1/2)


Exceptionnellement, je reprends des commentaires pour en faire deux billets, tant ceux-ci me paraissent riches. C'est repris tel quel de la zone de commentaires.

Je le disais précédemment, l'on peut aussi se la poser dans le même sens de l'incidence de notre dissuasion sur notre armée conventionnelle, cette grande cathédrale militaire d'un budget 2012 de 3,4 milliards d'€ en crédits de paiement et à 4 milliards d'€ d'autorisations d'engagement soit plus du tiers du budget ! Qui est au seuil de suffisance auquel elle ne peut plus descendre au risque de perdre toute crédibilité. Notre posture permanente de sûreté et notre dissuasion monopolisent 80 avions dédiés à ces deux missions. De plus, il faut toujours déployer une dizaine de chasseurs polyvalents entre les EAU et Djibouti pour tenir l'ensemble des contrats régionaux et bilatéraux de défense. Elle s’établie et se maintient au détriment de notre armée conventionnelle sur celle de son personnel, de ses infrastructures et de l'équipement de ses forces dont ce n'est plus une priorité depuis 1990. Mais force est de constater ces dernières années une inquiétante épuration des personnels apparentés à l'armée mexicaine, des infrastructures, et des moyens jamais vus sous la cinquième République !

Il existe bien sûr des incidences non négligeables dont nous n'avons jamais eu aucun contrôle ni maîtrise des coûts réels de fabrication du plutonium et des ogives nucléaires. Pour faire fonctionner l'usine d'enrichissement et les centrifugeuses il faut une centrale nucléaire dédiée et un nombre conséquent de réacteurs spécialisés à cette tâche. Bien qu'il serait plus facile de chiffrer aujourd'hui ces coûts sur la base de celles que nous avons fermées car nous travaillons maintenant sur les stocks de matière de nos anciennes armes démantelées pour en fabriquer de nouvelles (TNA pour l'ASMP et TNO pour le M 51 en 2015). Ce n'est plus que de la chimie, de la fonderie et de l'usinage. Mais aussi la maîtrise à long terme de la stabilité de la matière des têtes TN75 sans plus pouvoir faire des essais en grandeurs à Mururoa (traité TICE) cela reste une interrogation majeure.

Doté d'un budget 2012 de 647,7 millions les nouvelles installations d'essais dont Airix sera transféré de Monrovillier qui sera fermé en 2016 à Epure Valduc, les accélérateurs de particules, Airix pour les détonateurs, Lasers Mégajoule dont l'expérimentation sera repoussé à 2014 , La Ligne d'Intégration Lasers et le super calculateur Téra 100 coûtent une fortune de x milliards d'€ pour numériquement modéliser ce qui se passe dans cette simulation et là on ne maîtrise pas grand-chose, c'est de la recherche expérimentale de leur validation logiciel. Si bien que nos voisins d'outre-Manche qui ne possèdent pas ces outils Epure et Airix ont décidé d'utiliser les nôtres par le programme Teutates moyennant un partage des coûts à partir de 2015 ! C'est déjà ça ! C'est comme la baguette de pain: qui avait prévu une augmentation de 600% de son coût en dix ans ?

Le plus gros problème de toutes ces cathédrales militaires comme le Rafale sont bien la maîtrise de ses coûts, si l'on maîtrise techniquement un avion à environ 98% ce qui est déjà pas si mal ! En revanche, les fluctuations des cours des matières premières en constantes hausses et des énergies sont aléatoires à cerner sur plus de trente ans. Tout ceci pèsera dans les budgets et des coupes sont déjà programmées.

C'est évidemment le programme de renseignement spatial qui a été mis en veilleuse de longues années, excepté le sursaut avec Hélios 2. Le programme européen Musis devrait donc s'étoffer d'après les déclarations du chef des Armées. Là aussi au coût de 4,8Md'€ l'unité sur orbite, il faut encore s'attendre à des choix ou de croire à la lune !

La France devrait produire ses drones en ayant dépensé 340 md'€ et toujours pas d'industrie, le contribuable est en droit de se poser la question ?  Les 4 Harfang sont obsolètes et aucune commande émanant de l'exécutif qui choisit de ne pas choisir nous mettent encore devant un trou capacitaire sérieux. Le meilleur choix en attendant des hypothétiques décisions ; c'est bien l'achat sur étagère chez l'oncle Sam des Reaper à un prix raisonnable ce qui était déjà préconisé par le Sénat. Sans attendre le Livre blanc, le ministre doit commander de suite et mettre de la monnaie sur le drone nEURon pour une arrivée en escadron en 2018.

La guerre électronique où le Sarrigue à été retiré du service au profit du F-1 et sera remplacé par le pod ASTAC 2 avec le pod RECO NG sous Rafale; la DRM conservera son autonomie d'appréciation de la situation et de programmation en guerre électronique lorsque le F-I prendra sa retraite en 2014 d'un avion conçu en 1963 ainsi que le Jaguar dont l'AA n'a jamais eu besoin ! Je reviendrai sur le détail en seconde partie.

Nos moyens de projection des forces  et en premier lieu le second porte-avions, le seul élément vital de l'aptitude d'une nation à pouvoir répondre rapidement à une crise. Il pourrait être à propulsion conventionnelle ; en effet le rechargement des 2 réacteurs K15 du CDG a été jugé hors de prix en 2008 par le Cema dont le prochain IPER interviendra en 2016. Construire un second porte-avion maintenant d'un coût d'environ 3 milliards d'€ permettrait de fabriquer la coque en 30 mois mais il sera certainement plus gros de l'ordre des 65000 tonnes. Moins cher d'1 Md'€ et 24 mois si c'est son PAN «sister chip» du CDG. Il pourrait être à la mer en 2016 lorsque le Charles De Gaulle arriverait en grand carénage (IPER et rénovation pour 18 mois). Je ferais remarquer à notre Cema de l'époque que même si elle reste chère, la propulsion nucléaire à plus d'avantages que d'inconvénients. Mais plus il y a de K15 en service (6 prévus pour les SNA Barracuda) moins les rechargements de cœurs coûteront. Il faut bien se tourner vers l'avenir dans l'hypothèse où un «barbu» déciderait la fermeture du détroit d'Ormuz !

Il sauverait nos emplois et notre savoir-faire des arsenaux quitte à faire l'impasse de la rénovation à mi vie des 77 Mirage 2000D mono-mission dont le coût est évalué à 741 m sur 5 ans prix 2010 et les revendre à mi-potentiel sans rénovation soit environ 30 m d'€ l'unité (2,31) Milliards. Ou mieux encore : les revendre rénovés à 40 m d'€ l'unité (3,080 M€) tout en ayant un groupe aéronaval de 36 Rafale M, 3 Hawkeye et 5 hélicoptères supplémentaires qu'il faudra naturellement commander en sus et en commander moins pour l'armée de l’Air. Le Rafale étant omnirôle il est donc très facile de mutualiser nos moyens aéronaval et air.

Le programme A400M a été maintes fois retardé pour obtenir un fiasco à 168m d'€ unitaire + 400millions de frais de développement pour 50 exemplaires, sans compter le MCO et non mutualisable !.. Pour le prix, d'un A330 à 195millions$, c'est une folie que le contribuable se fera un plaisir d'honorer la facture ! Les Transall sont à bout de souffle et la perte capacitaire durera avec 4 années de retard de livraison. Nous louerons encore des AN124. Quant aux exportations, je n'en vois pas l'ouverture à ce prix !

Le programme A330MRTT avait été abaissé de 10 à 7 unités, les premiers appareils ne devant être livrés qu'après 2014 et 7 après 2020 ? Les KC 135 ont plus de 40 ans, chapeau à Boeing cela nous permet d'attendre encore un peu !

Le programme NH 90 TTH : L'Alat se retrouvera en rupture capacitaire. Les Puma comme les Transall sont à bout de souffle, des 133 NH 90TTH prévus ; 61 ne seraient livrés qu'après 2020, Les 24 premiers doivent être livrés à Phalsbourg en 2013, les 24 suivants rejoindraient Pau la même année, et les 11 derniers seraient affectés à Etain en 2019 Le Plf avait déjà prévu de reporter sur la période 2015/2020 la livraison d'1 des 23 NH 90 TTH de la LPM 2009/2014. Cela remettrait en cause la capacité de projection de l'armée de terre en OPEX y compris à partir des BPC. Là aussi la rénovation des Puma n'a pas grand sens, comme les M-2000 D il vaut mieux les revendre rénovés sur le marché et commander davantage de NH90 TTH.

Le programme de protection du fantassin doit être poursuivi ainsi-que l'équipement Félin.

Le programme Scorpion est enfin parti, le ministère met 1Md'€ dans l'affaire.

Le programme des VBRC et des VBMR, c'est le choix sur étagère entre Panhard et Renault, je verrai bien une alliance entre les deux, déjà suggéré par Vincent Desportes.

Le parent pauvre sera encore la Marine, qui ne touchera que la moitié de ses frégates Fremm ! Ce programme était annoncé à 6.5 Md'€ pour 17 unités. Après une réduction à seulement 11 unités et une baisse de la cadence de production, la facture finale est, aujourd'hui, estimée à 7.8 Md'€ ! Il sera nécessaire de racheter un autre type de bâtiment pour remplacer les Avisos, belle ânerie !

Nos énarques de l'exécutif pèchent toujours par manque d'imagination et d'intelligence de courte vue, d'un vocabulaire très réduit en une phrase, j'entends : «Etalement des programmes et diminutions des unités».

C'est une évidence que l'on ne pourra pas tout sacrifié sur l'autel des cathédrales qui devront réduire leurs flèches au nom d'une crise financière sans vue de sortie à court terme. «La mutualisation des forces» est une vue de l'esprit à la mode des salons dorés parisiens ! Sachez qu'il n'y a rien à mutualiser en Europe, l' essai du Traité de Lancaster est bel et bien coulé ! Et je crains qu'aucune nouvelle commande française ne se réalisera sans exportation, d'où tout l'intérêt fondamental de maintenir notre recherche et notre BITD nationale exportatrice très forte ...
(à suivre)

dimanche 29 juillet 2012

BH-Un exemple de réingénierie militaire : l’armée égyptienne de 1967 à 1973 (2/3)


L’opération la plus précisément planifiée du siècle

Un premier plan, Granit, prévoit d’occuper le Sinaï en trois phases avec un franchissement du canal, suivi d’une conquête des cols au centre de la péninsule et d’une avancée vers la frontière israélienne. Ce plan est très proche des conceptions tactiques Soviétiques et il contribue grandement à obtenir de ses derniers des moyens supplémentaires. Il est également suffisant offensif et ambitieux pour inciter la Syrie à se joindre à l’effort. En réalité, les Egyptiens n’ont l’intention d’en appliquer que la première phase, baptisée « Minarets », et qui se limite à une avance maximum sur 15 km au-delà du canal suivie d’une défense ferme jusqu’à l’inévitable cessez-le-feu.

Le plan est prêt en septembre 1971 et il est un des plus détaillés du siècle puisqu’il descend jusqu’à la description précise de chaque groupe de combat d’infanterie ou du génie, de chaque équipe antichars, de chaque pièce d’artillerie et de chaque char des cinq divisions d’infanterie qui doivent franchir le canal, tandis que deux autres divisions motorisées et deux divisions blindées restent en appui et en soutien. L’ensemble représente 200 000 hommes, 1 600 chars et 1 900 pièces d’artillerie. Il est interdit de s’en écarter pendant les six premières heures. Une fois le plan établi, les rôles sont préparés sans cesse pendant deux ans parfois sur des répliques, parfois le long du canal, depuis les équipes de missiles filoguidés Sagger qui font tous les jours au moins une demi-heure de ciblage sur des camions jusqu’à l’opération entière elle-même, qui est répétée 35 fois.

Ces répétitions permettent d’identifier un certain nombre de problèmes concrets et d’expérimenter des solutions techniques ou tactiques. Des chariots en bois et à quatre roues permettront à l’infanterie de la première vague d’assaut de tirer son ravitaillement sur quelques kilomètres en attendant le franchissement des véhicules. Pour le franchissement du grand lac Amer au sud du canal, les Egyptiens regroupent les véhicules de reconnaissance, qui disposent d’une capacité amphibie (pour les fleuves d’Europe) dans une brigade d’assaut naval. Le génie a pour mission de créer soixante-dix passages dans le grand mur de sable que les Israéliens ont mis en place le long du canal. Avec un bulldozer et 250 kg d’explosif, il faut une demi-journée pour y ouvrir une brèche. Ce délai est réduit à deux heures grâce à l’idée d’un officier d’utiliser des lances à incendie à haute-pression en prenant l’eau dans le canal. Plus de 450 pompes sont immédiatement commandées en Europe.

La haute-technologie n’intervient qu’une fois le concept d’opération établi. Les Israéliens ont tout misé sur le couple offensif char-avion. Les Egyptiens, qui ont accès à l’arsenal soviétique, se dotent donc de deux boucliers défensifs : un réseau antichars à base de  lance-missiles antichars Sagger et de milliers de lance-roquettes RPG-7 ; un parapluie anti-aérien avec une centaine de batteries de missiles Sa-2 et 3 et surtout plusieurs dizaines de batteries mobiles Sa-6 et de canons mitrailleurs ZSU 23-4. Les Egyptiens savent qu’ils ne pourront obtenir la supériorité aérienne par leur aviation de chasse, ils l’auront donc par le sol. La portée en sera limitée mais elle correspondra exactement à la profondeur de l’opération. La manipulation de ces équipements modernes est facilitée par la présence des milliers de conseillers soviétiques, chassés en juillet 1972, mais surtout par la fin de l’exemption de service militaire pour les étudiants. L’armée égyptienne, qui contient encore beaucoup d’analphabètes, connaît d’un seul coup un relèvement très net de son niveau d’éducation. Il est intéressant de noter que comme le commandement égyptien ne se fie pas aux comptes rendus internes (toujours positifs quoiqu’il arrive), il fait installer un grand centre sur le Djebel Ataka pour écouter les communications israéliennes.

Paradoxalement, ces entraînements incessants contribuent aussi à la surprise, autre condition du succès. Dans les mois de l’année 1973 qui ont précédé l’assaut, les mouvements de toutes les unités jusqu’au canal, avec appel des réservistes, sont répétés 22 fois. Aussi, les Israéliens ne sont-ils pas alarmés outre mesure alors qu’ils ont remarqué des déplacements massifs dans la journée du 5 octobre, veille de la fête du Yom Kippour, au moment où beaucoup de militaires israéliens sont en permissions et où les marées et courants sont favorables au franchissement. Du côté égyptien, le secret a été gardé jusqu’au bout puisque les hommes ne sont avertis que le matin de l’attaque. Un très habile plan de déception a été mis en place impliquant même le Président Sadate mais la surprise était de toute manière assurée car les Israéliens, qui ont vaincu les Egyptiens tant de fois, refusaient de croire qu’ils soient capables de mener une telle opération. Quelques semaines avant la guerre, le Premier ministre Golda Meir déclarait encore que l’idée d’un franchissement du canal par l’armée égyptienne était « une insulte à l’intelligence ».
(à suivre)

samedi 28 juillet 2012

Un exemple de réingénierie militaire : l’armée égyptienne de 1967 à 1973

Ahmed Ismail Ali

Déjà publié le 28/07/2012

De 1948 à 1970, l’armée égyptienne a été constamment vaincue par Tsahal et même profondément humiliée, en 1967, lorsqu’elle a été balayée en seulement deux jours. Pourtant, six ans après ce désastre, cette armée jugée incapable de conduire des combats modernes parvenaient le 6 octobre 1973 à conduire une des opérations militaires parmi les plus complexes du XXe siècle : le franchissement du canal de Suez par 200 000 hommes et le maintien de cette tête de pont jusqu’au cessez-le-feu du 28, malgré les contre-offensives ennemies et même le franchissement inverse du canal par les Israéliens. Ce succès limité au niveau opératif, il ne s’agit après tout que de la conquête et la tenue de quelques centaines de kilomètres carrés de désert, a alors un très fort impact psychologique. L’Egypte a restauré son honneur et le président Sadate a désormais suffisamment de marge de manœuvre politique pour oser proposer la paix à Israël. Celle-ci est signée cinq ans après la guerre d’octobre et le Sinaï est rendu à l’Egypte.

L’accord des objectifs, des moyens et des voies

La première chose à retenir dans ce succès de Sadate est la parfaite intégration verticale entre les objectifs politiques et les objectifs militaires. Il ne s’agit plus de détruire Israël mais d’obtenir la paix et pour cela un succès militaire limité suffit.

La deuxième clé de la réussite a été ensuite la parfaite intégration horizontale, c’est-à-dire la mise en adéquation des plans avec les forces et faiblesses de l’ennemi, mais aussi avec ses propres forces et faiblesses et c’est sans doute là que réside la plus grande originalité.

Une organisation, militaire ou non, est toujours une combinaison étroite d’hommes avec leur culture (l’ensemble de leurs croyances et de leurs valeurs) et leurs compétences, associées à des équipements au sein de structures. Transformer une organisation suppose de jouer sur ces quatre composantes, en gardant à l’esprit qu’elles interagissent. Il s’agit donc d’abord de bien les connaître et de comprendre le fonctionnement liens qui les unissent. Cette phase d’analyse n’est pas aussi facile qu’il n’y paraît, tant elle peut être freinée par l’évidence des habitudes mais aussi par la peur de mettre à nue ses propres faiblesses. Bien souvent, c’est un choc qui provoque cette introspection.

Pour les Egyptiens, le choc est clairement celui de la guerre des six jours, démonstration de puissance incroyable de Tsahal qui de fait gagne trois guerres en trois fois deux jours, et démonstration de faiblesse voire d’impuissance totale de l’armée égyptienne. Cette destruction et les humiliations qui continuent jusqu'en 1970 avec la guerre d'usure sont néanmoins pour les Egyptiens l’occasion de se régénérer et cette régénération ne va pas partir d’un surcroît d’équipements et de nouvelles technologies mais de la compréhension du facteur humain.

En accord avec le pouvoir qui admet enfin que la compétence militaire vaut mieux que la fidélité politique pour remporter des victoires, plus de 800 généraux sont limogés. Surtout, le nouveau haut-commandement, dirigé par le général Ahmed Ismail Ali, procède à l’analyse des faiblesses égyptiennes dans les conflits contre Israël. Les unités égyptiennes se battent courageusement dans un contexte défensif et préparé, elles sont en revanche rapidement dépassées lorsque le combat devient très mobile. Un tel combat suppose en effet une décentralisation du commandement, des prises d’initiative et des comptes rendus honnêtes, toutes choses que le corps des officiers égyptien a beaucoup de mal à accepter. L’armée égyptienne est une structure extrêmement rigide.

Ce qui est intéressant c’est que le commandement égyptien ne va pas essayer de remédier à ces défauts car ceux-ci sont d’origine culturelle et donc longs à changer mais de faire avec. Puisque les soldats égyptiens ne savent pas improviser au contraire des Israéliens, on va donc tous les placer dans le contexte opérationnel le plus précisément organisé et verrouillé de l’histoire moderne.

L’opération la plus précisément planifiée du XXe siècle

Un premier plan, Granit, prévoit d’occuper le Sinaï en trois phases avec un franchissement du canal, suivi d’une conquête des cols au centre de la péninsule et d’une avancée vers la frontière israélienne. Ce plan est très proche des conceptions tactiques Soviétiques et il contribue grandement à obtenir de ses derniers des moyens supplémentaires. Il est également suffisant offensif et ambitieux pour inciter la Syrie à se joindre à l’effort. En réalité, les Egyptiens n’ont l’intention d’en appliquer que la première phase, baptisée « Minarets », et qui se limite à une avance maximum sur 15 km au-delà du canal suivie d’une défense ferme jusqu’à l’inévitable cessez-le-feu.

Le plan est prêt en septembre 1971 et il est un des plus détaillés du siècle puisqu’il descend jusqu’à la description précise de chaque groupe de combat d’infanterie ou du génie, de chaque équipe antichars, de chaque pièce d’artillerie et de chaque char des cinq divisions d’infanterie qui doivent franchir le canal, tandis que deux autres divisions motorisées et deux divisions blindées restent en appui et en soutien. L’ensemble représente 200 000 hommes, 1 600 chars et 1 900 pièces d’artillerie. Il est interdit de s’en écarter pendant les six premières heures. Une fois le plan établi, les rôles sont préparés sans cesse pendant deux ans parfois sur des répliques, parfois le long du canal, depuis les équipes de missiles filoguidés Sagger qui font tous les jours au moins une demi-heure de ciblage sur des camions jusqu’à l’opération entière elle-même, qui est répétée 35 fois.

Ces répétitions permettent d’identifier un certain nombre de problèmes concrets et d’expérimenter des solutions techniques ou tactiques. Des chariots en bois et à quatre roues permettront à l’infanterie de la première vague d’assaut de tirer son ravitaillement sur quelques kilomètres en attendant le franchissement des véhicules. Pour le franchissement du grand lac Amer au sud du canal, les Egyptiens regroupent les véhicules de reconnaissance, qui disposent d’une capacité amphibie (pour les fleuves d’Europe) dans une brigade d’assaut naval. Le génie a pour mission de créer soixante-dix passages dans le grand mur de sable que les Israéliens ont mis en place le long du canal. Avec un bulldozer et 250 kg d’explosif, il faut une demi-journée pour y ouvrir une brèche. Ce délai est réduit à deux heures grâce à l’idée d’un officier d’utiliser des lances à incendie à haute-pression en prenant l’eau dans le canal. Plus de 450 pompes sont immédiatement commandées en Europe.

La haute-technologie n’intervient qu’une fois le concept d’opération établi. Les Israéliens ont tout misé sur le couple offensif char-avion. Les Egyptiens, qui ont accès à l’arsenal soviétique, se dotent donc de deux boucliers défensifs : un réseau antichars à base de  lance-missiles antichars Sagger et de milliers de lance-roquettes RPG-7 ; un parapluie anti-aérien avec une centaine de batteries de missiles Sa-2 et 3 et surtout plusieurs dizaines de batteries mobiles Sa-6 et de canons mitrailleurs ZSU 23-4. Les Egyptiens savent qu’ils ne pourront obtenir la supériorité aérienne par leur aviation de chasse, ils l’auront donc par le sol. La portée en sera limitée mais elle correspondra exactement à la profondeur de l’opération. La manipulation de ces équipements modernes est facilitée par la présence des milliers de conseillers soviétiques, chassés en juillet 1972, mais surtout par la fin de l’exemption de service militaire pour les étudiants. L’armée égyptienne, qui contient encore beaucoup d’analphabètes, connaît d’un seul coup un relèvement très net de son niveau d’éducation. Il est intéressant de noter que comme le commandement égyptien ne se fie pas aux comptes rendus internes (toujours positifs quoiqu’il arrive), il fait installer un grand centre sur le Djebel Ataka pour écouter les communications israéliennes.

Paradoxalement, ces entraînements incessants contribuent aussi à la surprise, autre condition du succès. Dans les mois de l’année 1973 qui ont précédé l’assaut, les mouvements de toutes les unités jusqu’au canal, avec appel des réservistes, sont répétés 22 fois. Aussi, les Israéliens ne sont-ils pas alarmés outre mesure alors qu’ils ont remarqué des déplacements massifs dans la journée du 5 octobre, veille de la fête du Yom Kippour, au moment où beaucoup de militaires israéliens sont en permissions et où les marées et courants sont favorables au franchissement. Du côté égyptien, le secret a été gardé jusqu’au bout puisque les hommes ne sont avertis que le matin de l’attaque. Un très habile plan de déception a été mis en place impliquant même le Président Sadate mais la surprise était de toute manière assurée car les Israéliens, qui ont vaincu les Egyptiens tant de fois, refusaient de croire qu’ils soient capables de mener une telle opération. Quelques semaines avant la guerre, le Premier ministre Golda Meir déclarait encore que l’idée d’un franchissement du canal par l’armée égyptienne était « une insulte à l’intelligence ».

L’opération Minarets

Après une action nocturne de sapeurs qui ont obstrué les tuyaux mis en place par les Israéliens afin de déverser du pétrole inflammable dans le canal, l’opération Minarets est lancée le 6 octobre 1973 à 14 h. Pendant 53 minutes, 3 900 tubes de chars et d’artillerie matraquent les fortins de la ligne Bar Lev sur la rive Est tandis que 250 avions et des missiles Frog frappent les positions à l’intérieur du Sinaï.

Ce tir d’artillerie, qui se déplace en quatre temps vers l’Est, permet le franchissement par 2 500 canots des premières vagues d’assaut. Celles-ci comprennent d’abord des unités de commandos qui franchissent le mur avec des échelles puis attaquent les postes de commandement et l’artillerie ennemie avant de se placer sur une série de points d’embuscade. Les commandos sont suivis des équipes antichars Sagger-RPG qui établissent un premier rideau défensif. Pendant ce temps, les sapeurs créent des brèches dans le mur de sable puis dans les réseaux de mines et de barbelés. La douzième et dernière vague d’assaut traverse à 17h30 alors que quatre bataillons commandos sont déposés par hélicoptères à l’intérieur du Sinaï. Il y a alors 32 000 hommes sur les cinq têtes de pont de divisions et plusieurs contre-offensives israéliennes ont déjà été repoussées avec pertes. Le repli de l’artillerie israélienne permet de faire avancer les batteries anti-aériennes SA-2 et SA-3 vers le canal.

Les douze ponts ont fini d’être mis en place à 1h30 puis, pour tromper l’aviation israélienne, déplacés régulièrement et remplacés par des leurres, chacun d’eux pouvant être placé face à quatre à cinq brèches. La densité des feux anti-aériens est telle que 14 avions sont abattus dans la première journée. Les combats dans la nuit sont furieux mais au lever du soleil, les têtes de pont sont profondes de 6 à 9 km. Les pertes égyptiennes sont alors 50 fois inférieures aux prévisions.

Le 8 octobre, les divisions des 2e et 3e armées ont fusionné leurs secteurs et ont récupéré leur brigade mécanisée. Il y alors 90 000 hommes et près de 1 000 chars sur le rive Est. Après avoir repoussé la première contre-offensive israélienne de grande ampleur, les Egyptiens font, conformément au plan, un nouveau bond de plusieurs kilomètres vers l’Est. Israéliens et Américains sont stupéfaits. Kissinger demande à l’ambassadeur d’Israël « comment ils ont pu perdre 400 chars face aux Egyptiens ».

L’opération Minarets est finalement mise en danger par la capacité d’adaptation des Israéliens qui trouvent des parades aux missiles antiaériens et antichars, et surtout par la décision politique d’engager les deux divisions blindées égyptiennes gardée jusque-là en réserve, afin d’aider l’allié syrien en difficultés. Le 14 octobre, les deux divisions sont lancées sur le centre du Sinaï où comme à chaque fois que l’armée égyptienne s’est essayée à la guerre mobile, elles se font étriller. Il n’y a plus de réserve lorsque les Israéliens parviennent à leur tour à franchir le canal deux jours plus tard. L’arrêt des combats le 24 survient alors que la 3e armée égyptienne est menacée d’encerclement et que les Israéliens sont à 100 km du Caire. L’honneur de Tsahal est sauf mais celui aussi de l’armée égyptienne qui tient toujours la majeure partie de la rive Est et a montré, encore dans le port de Suez le 24, qu’elle pouvait tenir tête à la puissante armée israélienne. C’est largement suffisant pour atteindre les objectifs politiques.

Il apparaît ainsi qu’une transformation rapide peut difficilement se faire en opposition avec la culture de sa propre organisation mais faut-il encore bien connaître celle-ci, elle-même ancrée dans celle de la société à laquelle elle appartient, et surtout en comprendre les faiblesses. Il ne suffit donc pas d’imiter ce qui semble se faire de mieux, mais considérer la capacité de sa propre organisation à adopter des méthodes qui proviennent d’autres cultures. Cela signifie parfois faire l’inverse de ce que font les autres.

On notera aussi, mais c'est un autre sujet, combien l'humiliation peut être un obstacle à la paix. 

Sources :
John Lynn, De la guerre : Une histoire du combat des origines à nos jours, Tallandier, 2006. 
Kenneth Pollack, Arabs At War: Military Effectiveness, 1948-1991, University of Nebraska Press, 2004.
Pierre Razoux, La guerre du Kippour d'octobre 1973, Economica, 1999.

http://fr.wikipedia.org/wiki/Opération _Badr_(1973)

mercredi 25 juillet 2012

BH- Pour un renouveau de la réserve opérationnelle et du lien armée-nation-par Pierre Memheld


Dans un contexte budgétaire contraint qui devrait voir le budget de la défense « faire des efforts », avec une évaluation du retour de la France dans le commandement intégré de l’OTAN, le format des armées pourrait à nouveau évoluer alors même que la situation internationale est instable. Les « printemps arabes », les tensions latentes avec l’Iran, ou la déstabilisation du Moyen Orient et du Sahel pourraient pourtant nécessiter, si ce n’est des interventions, le maintien de capacités de projection de forces ou de « puissance ».

Ces enjeux, politiques ou financiers, peuvent être antagonistes d’où le regain des réflexions sur la mutualisation des moyens au niveau européen, le retour sur expérience des OPEX passées et en cours, la recherche d’économies ne remettant pas en question le format des forces. Par exemple, si l’on dépasse le débat local sur la surface économique de la présence d’une unité, débat plus politique que réellement militaire, on pourrait imaginer un regroupement massif des unités en fonction de leurs commandements et complémentarités.

Si cela permettrait de réaliser des économies d’infrastructures, de transports et d’approvisionnements, sans parler d’éventuelles synergies opérationnelles, cela remets d’une certaine manière en question le lien armée-nation. Au-delà de l’abandon de garnisons, historiques ou héritées de la guerre froide, cela réduirait encore la visibilité des armées vis-à-vis d’une population qui a déjà parfois du mal à comprendre et adhérer aux missions extérieures et intérieures. Un autre lien qui participait à cette visibilité était le service militaire.

Il ne s’agit pas de réactiver le service militaire en tant que tel mais de créer un « service citoyen », la professionnalisation ayant montré ses avantages. Aujourd’hui entre les JAPD et l’engagement il n’y a plus de niveau intermédiaire, la réserve elle-même subissant l’attrition de sa ressource de base et le contexte budgétaire. Les JAPD ne permettent pas par leur format de sensibiliser les nouvelles générations à la défense. Les enseignements ou les réflexions et centres de recherche sur la défense sont trop rares et s’adressent le plus souvent à un public déjà convaincu.

Un service citoyen de un à trois mois, s’il aurait un coût certain, ne devrait pas être uniquement militaire : autour d’un tronc commun sur les concepts et organisations mêmes de la défense, il pourrait correspondre aux classes initiales de l’ancien service militaire ou à une période de missions citoyennes au sens propre, voire à une préparation aux missions humanitaires ou aux « missions économiques » (actuels VIE et VIA). Ces différentes composantes auraient un socle et un esprit commun, adaptés à leurs parcours et à leurs objectifs.

Mais se pose alors la question de l’encadrement de ce nouveau service, son organisation et son financement, à l’heure où les armées sont concentrées sur leurs missions premières. L’objectif d’un service citoyen, au-delà de la transmission de l’esprit de défense, serait bien de créer un vivier, sensibilisé voire préparé, prêt à s’engager dans les forces, d’active ou de réserve. Ce vivier porterait cet esprit dans d’autres secteurs ou pays, pour répondre au besoin de puissance d’influence de la France, servant de soutien aux opérations.

La réserve pourrait enfin être renouvelée, grâce à une base de recrutement plus large, et renforcée pour répondre aux enjeux actuels. Si elle participe déjà aux OPEX, OPINT et à Vigipirate, la réserve n’existe que par ses unités d’affectation, pas en tant qu’unité constituée comme c’est le cas dans d’autres pays. Si cela était le cas, avec une structure similaire aux unités d’active, la réserve pourrait être mobilisée en fonction des besoins, non pas comme simple « complément » mais comme « supplément » autonome au coût contrôlé et à l’efficacité connue.

Il s’agit d’une part de conserver une capacité d’intervention modulable à la situation tout en maitrisant le budget. Le débat sur la réduction du format des forces tourne souvent autour du seuil minimum en dessous duquel il n’est plus possible de garantir intervention et transmission des savoirs faire. Une réserve maintenue en condition opérationnelle mais dont le coût n’impacte le budget qu’en période d’activation » serait une solution à cette problématique si elle était totalement intégrée à tous les échelons des forces.

La réserve opérationnelle actuelle possède sa propre expertise, ses structures, ses missions, ses écoles. Si elle encadrait un service citoyen, elle aurait de plus accès à un vivier de recrutement qui lui serait propre, pour renverser l’actuelle pyramide des grades. La réserve citoyenne poursuivrait sa mission de rayonnement tout en encadrant les composantes strictement citoyennes, en parallèle des nouvelles « préparations militaires ». Une réserve renouvelée, au plus prés de ses composantes et en synergies avec ses employeurs, serait une force rentable, visible et opérationnelle.

mercredi 18 juillet 2012

Les vrais enseignements des OPEX-général (2s) Thomann dans Le Monde, 17 juillet


Alors que, sans même attendre les conclusions du nouveau Livre Blanc, les difficultés budgétaires vont conduire à planifier  une nouvelle attrition des effectifs et des moyens des armées, il faut s'interroger sur un discours qui commence à fleurir ici et là dans les cercles initiés et moins initiés : celui de l'échec de la projection de forces, c’est-à-dire du déploiement de forces terrestres dans la gestion des crises, et, concomitamment, celui des vertus de la projection de puissance,  qui permet par les seules frappes , chirurgicales ou massives, de conduire à résipiscence un adversaire terrestre sensé ployer sous l'effet destructeur d'un feu délivré à distance par des vecteurs de haute technologie. Pour compenser l'absence d'engagement au sol, la panacée serait de compléter la projection de puissance par l'emploi de forces spéciales qu'il conviendrait donc de développer tandis que l'on taillerait allégrement dans ce qui nous reste de forces terrestres conventionnelles.

Tout ceci mérite examen, car il en va d'un potentiel abandon de capacités qui relève de la manipulation intellectuelle.

Certes, la projection de puissance sans la projection de forces présente deux avantages majeurs pour les autorités politiques :

-le premier est, par le non-engagement de forces au sol, de limiter au maximum la prise de risque et l'enlisement, ce qui, au royaume du principe de précaution,  apparaît comme l'alpha et l'omega de l'intervention militaire,
-le second est de donner la priorité budgétaire aux capacités  aériennes et aéronavales, sanctuaires de la haute technologie et donc de la supériorité occidentale et, accessoirement, moteurs d'une industrie de défense qu'il est indispensable de soutenir et conforter compte tenu de son impact économique.

Pour étayer ces deux idées fortes, deux arguments apparemment irréfutables : l'exemple de l'engagement en Lybie et l'orientation prise récemment sous la contrainte budgétaire par les Etats-Unis qui ont clairement affiché la priorité qu'ils accorderont dans le futur à la projection de puissance au détriment de leurs capacités de projection de forces. Les Etats-Unis considèrent désormais qu'il convient de limiter au maximum le "footprint", l'empreinte terrestre et toutes ses malédictions, et de se contenter d'utiliser les éléments terrestres "indigènes" favorables, en les aidant directement au sol par des actions ciblées des seules forces spéciales. Lesquelles ne nécessitent pas d'effectifs pléthoriques et ont,  du fait de leur caractère "spécial", l'immense mérite de mener des actions confidentielles et ne nécessitant aucune explication auprès de l'opinion publique, que ce soit pour la décision de leur engagement, leur emploi ou leurs éventuelles pertes. Secret d'Etat bien commode pour des politiques confrontés aux charmes de la démocratie d'opinion.

Cette approche des questions de défense a donc de quoi séduire les cercles politiques occidentaux, mais elle s'appuie sur des analyses biaisées, sciemment ou non, pour en faire la solution à notre problème d'adéquation entre ressources et moyens.

Que peut-on en effet observer?

-sur le plan opérationnel, la seule supériorité des feux n'a jamais permis de vaincre un adversaire résolu, en particulier dans les conflits asymétriques. Israël en a fait la douloureuse expérience au Liban. Par ailleurs, sans engagement au sol, il n'y a pas de contrôle réel de la situation et la liberté d'action des autorités politiques intervenant dans la crise est totalement tributaire de l'agenda et du bon vouloir des forces terrestres autochtones soutenues, comme cela a été le cas pour l'intervention en Lybie. On peut ajouter à cette carence critique  l'absence  totale de maîtrise du désordre qui suit inéluctablement toute bascule politique dans une région en crise, avec en corollaire l'épineuse question du contrôle  des armements amassés par le pouvoir déchu : les flux d'armes détenues par Kadhafi et qui alimentent désormais les irrédentistes et islamistes sahéliens en sont une belle illustration. Limitée à la seule projection de puissance, la "victoire" est porteuse de bien des déconvenues… En fait ce n'est pas dans le déclenchement d'une intervention mais bien dans la gestion du vide qui s'ensuit que se joue le salut de la population que l'on aspire à soutenir dans sa quête de liberté et ce vide ne peut être géré sans force terrestre de sécurité.

-sur le plan capacitaire, le réalisme commande de bien mesurer ce qu'implique une augmentation du format de nos forces spéciales. Les missions de ces forces n'ont rien à voir avec celles des forces terrestres conventionnelles et ne peuvent donc s'y substituer. Dans tous les pays, la ressource humaine répondant aux exigences de ces forces hautement qualifiées est plus que limitée, sauf à en dégrader la qualité. Enfin, la formation et la préparation opérationnelle des unités sont extrêmement coûteuses. Ceci a d'ailleurs conduit en France comme au Royaume Uni à limiter drastiquement leur format à leurs capacités actuelles.
-sur le plan politique, notre siège au Conseil de Sécurité de l'ONU est tributaire de notre capacité à engager des forces terrestres dans les opérations de cette organisation. Minimiser cet atout serait fragiliser encore plus ce privilège très contesté. Faut-il rappeler que, du fait de nos contributions dans les engagements terrestres, le poste de DOMP *, poste d'influence majeure, est systématiquement attribué à un diplomate français ? Au-delà, nombre d'opérations extérieures relèvent du devoir de protéger ou du droit d'ingérence humanitaire, même s'il ne s'agit souvent que d'utiliser ces références  pour préserver des intérêts stratégiques ou de puissance : seules les forces terrestres peuvent combiner sécurisation et action humanitaire sur le terrain. On ne fait pas de l'humanitaire avec un Rafale... Par ailleurs,  est-il nécessaire de rappeler que la dégradation éventuelle de notre sécurité intérieure pourrait impliquer l'engagement de forces terrestres rompues à la gestion des crises et à la maîtrise de la violence ?

Et ce n'est pas dans la prétendue incapacité des forces terrestres  à  "vaincre" qu'il faut rechercher les causes des difficultés rencontrées dans les opérations extérieures, difficultés censées  justifier un recentrage sur la seule projection de puissance. Le problème est plus politique que militaire.

Au niveau international, le vague ou l'irréalisme des mandats  émis par l'ONU pour obtenir le consensus nécessaire au déclenchement d'une intervention, l'hétérogénéité des coalitions et la sous-estimation systématique des effectifs à engager pour obtenir l'effet recherché, sont autant de facteurs  limitant le réel pouvoir de décision des forces sur le terrain. De plus, rétablir la normalité dans une région en crise exige de la constance dans la durée, ce qui n'est pas la qualité majeure des politiques occidentaux confrontés à des opinions publiques versatiles. Notons que cette durée implique une capacité de relève des unités engagées, ce qui interdit un format ne permettant qu'une stratégie du "coup de poing" ponctuel et impose de disposer d'un réservoir de forces trois à quatre fois supérieur à l'effectif à engager.

Au niveau national, la limitation de la prise de risque, que va accroître la judiciarisation des opérations, l'emploi très restrictif de la puissance de feu lorsque celle-ci est nécessaire, voire l'interdiction de sortir des bases pour ne pas subir de pertes, comme cela est le cas en Afghanistan, dégradent totalement les capacités d'action des forces terrestres.

Ce n'est donc pas l'outil qui est en cause, mais bien l'emploi qu'en font les autorités politiques occidentales et en particulier européennes. Faut-il rappeler que les forces d'intervention ne sont qu'un des moyens, certes totalement indispensable,  dont dispose la communauté internationale pour résoudre une crise et que lorsque la conjugaison des moyens ne fonctionne pas, il est vain d'espérer le succès d'une opération ?

Aussi, si nous n'avons plus le courage d'intervenir au sol et autrement qu'à "distance de sécurité", nous devons avoir le courage, même si les économies réalisées ne seront in fine qu'assez modestes au regard des gouffres budgétaires, de supprimer nos forces terrestres, car elles ont atteint un seuil en deçà duquel leur cohérence comme leurs capacités seraient plus que gravement obérées. Mais il faudra en mesurer toutes les conséquences pour le rang et les ambitions de notre pays et de l'Europe.

mardi 17 juillet 2012

BH-L'armée invisible


Une des plus grandes découvertes astronomiques du XXe siècle a eu lieu dans la nuit du 23 février 1987. Cette nuit-là trois astronomes amateurs en Nouvelle-Zélande, en Australie et au Chili observèrent la supernova d’une étoile en périphérie de la nébuleuse de la Tarentule. La conjonction de ces trois observations et la détection par l’observatoire japonais Kamiokande II d’une bouffée anormale de neutrinos permis de confirmer l’hypothèse de l’émission massive de ces particules subatomiques lors des explosions stellaires.

Cette date marque le début d’une fructueuse coopération entre professionnels et amateurs (Pro-Am) en matière d’astronomie. Cette coopération a été rendu possible techniquement par le développement de télescopes peu couteux et aussi performants que les télescopes énormes d’il y a cent ans, puis élargie encore par la capacité à transmettre les informations par Internet. Elle a possible aussi sociologiquement par l’acceptation et la reconnaissance du travail des amateurs passionnées par les professionnels. On a pu ainsi associer la puissance de moyens professionnels lourds et couteux à la masse des observations et des capacités de calcul de centaines de milliers d’amateurs et de leurs ordinateurs. Depuis, la Nasa emploie régulièrement ces bénévoles. Huit-cent d’entre aux scrutent ainsi en permanence certains astéroïdes susceptibles de se diriger vers la terre alors que 500 000 autres prêtent les capacités inutilisées de leurs ordinateurs pour le décèlement éventuel de signaux extra-terrestres dans le cadre du programme SETI (Search for Extraterrestrial Intelligence).

Qu’est-ce qui empêche les armées de faire aussi appel à cette intelligence collective et bénévole, pour peu qu’elle soit payée en retour d’un peu de reconnaissance ? Il existe dans notre pays des milliers de civils intéressés voire passionnés par la chose militaire ou qui sont simplement prêt à servir le pays et, comme le confiait le chef d’état-major des armées il y a quelques années, chacun d’eux peut désormais avoir accès à presque autant d’informations que lui. De fait, tous les services qui ont besoin de traiter de l’information pourraient en bénéficier.

Lors de l’opération israélienne Plomb durci dans la bande de Gaza (décembre 2008), les Israéliens ont doublé leur manœuvre sur le terrain d’une manœuvre dans les espaces d’information. Ils ont notamment occupé les  points clés d’internet (premières positions sur Google, You tube, réseaux sociaux, etc.) pour y placer des messages favorables à leur cause et au contraire barrer l’accès aux commentaires hostiles. Cette e-manœuvre n’a pu réussir qu’avec l’aide de plusieurs milliers de web-combattants, réservistes et bénévoles.

Outre la cyberdéfense, qu’est-ce qui empêche, par exemple, la Direction du renseignement militaire de faire appel à des centaines de volontaires afin de l’aider à traiter la masse d’information ouverte ? Dans le domaine de la recherche stratégique, soumise à des contraintes croissantes tant budgétaires qu’intellectuelles, l’appel aux compétences bénévoles permettrait d’identifier des personnalités qui pourraient être associées dans certains programmes et constituer un réservoir de compétences disponibles en cas de crise. Il existe sans doute en France des centaines d’individus capables de dire des choses intelligentes, ne serait-ce que parcellaires, sur la situation au Sahel et ses évolutions possibles. Plus de 95 % d’entre eux sont inconnus de ceux qui sont qui en charge de réfléchir sur la région au ministère de la défense. En matière de réflexion opérationnelle, l’US Army a déjà réuni 200 000 de ses membres d’active ou de réserve dans le programme de réflexion collective milSuite. L’opération Bir Hakeim sur ce blog s’inspire très modestement de l’esprit de ce programme avec l’idée que des amateurs civils peuvent aussi apporter des idées nouvelles. Après tout, les armées ont toujours connu des poussées de productivité considérables lorsqu’elles ont mobilisé en masse des civils qui sont venus non seulement avec leur bras mais aussi avec leur expérience propre. Pourquoi ne pas le faire dès le temps de paix.

Les possibilités sont énormes, qui profitent pour l’instant plutôt à nos adversaires actuels ou potentiels. Cela suppose cependant pour nous de créer des structures afin d’attirer, recenser, organiser ces intelligences collectives dispersées mais surtout, et c’est là le plus difficile, de faire preuve d’audace intellectuelle.

L’exemple de l’astronomie Pro-Am est tiré de La longue traîne de Chris Anderson, et de La richesse révolutionnaire de Alvin et Heidi Toffler.

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lundi 16 juillet 2012

BH-Le porte-avions est-il encore le roi des mers ?


La guerre sur mer évolue souvent de manière radicale par succession de capital ships surclassant d’un seul coup tous ses prédécesseurs. A la fin des guerres napoléoniennes, le roi des mers est le trois-mâts à 104 canons. Moins de cinquante ans plus tard, l’arrivée des premiers navires à vapeur cuirassés mettait fin au règne des voiliers en bois. Un nouveau saut qualitatif est réalisé en 1905 avec la mise en service du Dreadnought, invincible par rapport à tous les navires existant alors. Le porte-avions met fin au règne de ces monstres dès 1941.

Pendant toute cette période, les capital ship se sont donc succédés tous les 40-50 ans. Or, cela fait plus de 70 ans maintenant que le porte-avions est toujours sur le trône. Comment expliquer ce qui peut apparaître comme une anomalie ? Les explications ne sont pas forcément à chercher du côté des marines qui sont organisées autour des porte-avions tant le biais conservateur y est fort. Les plus hautes autorités y sont presque toujours passées par le commandement d’un porte-avions et il est rare qu’elles brûlent ce qu’elles ont adoré. L’argumentaire pour poursuivre et développer ce système d’armes y est très suspect. Il suffit, a posteriori (exercice toujours facile j’en conviens), de relire les argumentaires des années 1930 justifiant la poursuite dans la voie des grands cuirassés (symbole de puissance, polyvalence, etc.) pour s’en convaincre. 

L’argument majeur pour la perpétuation des sous-marins depuis 1945 me paraît être tout autre et très simple : ils n’ont pas été mis au défi, faute d’affrontements majeurs sur les mers. Même pendant la guerre des Malouines en 1982, il n’y a eu qu’un seul affrontement naval et il a été gagné par…un sous-marin nucléaire d’attaque, le HMS Conqueror dont la seule présence a suffi à neutraliser une marine argentine pourtant conséquente. Les Soviétiques ne s’y étaient peut-être pas trompés en mettant la priorité sur une flotte de sous-marins d’attaque. En attendant des affrontements en haute-mer qui trancheraient le débat mais qui sont peu probables, il reste d’autres missions comme la protection maritime pour laquelle des patrouilleurs hauturiers ou des frégates de premier et de deuxième rang semblent bien mieux taillés qu’un porte-avions, ne serait-ce que parce pour que le même prix (entre 4 et 5 milliards d’euros environ pour le Charles de Gaulle et son aviation embarquée, avec un coût de fonctionnement d’un million d’euros par jour), on pourrait se payer plusieurs de ces bâtiments.

Il reste aussi l’action contre la terre, infiniment plus probable que le combat en haute-mer. Or, quand on fait le bilan de l’action de nos forces durant l’opération Harmattan contre les forces du colonel Kadhafi, on constate que le Bâtiment de projection et de commandement (BPC) et son groupe aéromobile embarqué ont, en deux mois, remplis au moins autant de missions et détruit autant de cibles que le porte-avions, et, ce pour un prix d’acquisition 8 fois inférieur. Autrement-dit pour le coût du Charles de Gaulle et de ses 12 Rafale Marine (plus d’un milliard d’euros) et de ses 12 Super Etendard, on pourrait disposer de 8 BPC armés de 150 hélicoptères d’attaque ou de transport et de 3 000 combattants embarqués avec leurs véhicules de combat. L’emploi n’est pas tout à fait le même mais on peut imaginer que dans un combat de la mer vers la terre, on pourrait faire beaucoup plus de choses avec cette flotte d’assaut qu’avec un porte-avions. 

Il n’est évidemment pas question d’acquérir 8 BPC, ni de mettre le Charles de Gaulle à la ferraille, mais encore une fois de voir comment utiliser plus efficacement les moyens limités disponibles, compte-tenu des moyens hérités. La solution du Frappeur de René Loire (http://www.dsi-presse.com/?p=2193) était-elle donc si stupide ? Les drones ne peuvent-ils constituer un remarquable multiplicateur de force pour la marine ? Quelles sont vos idées ?

dimanche 15 juillet 2012

BH-Pour une "force protection" offensive


Le conflit afghan, comme d’ailleurs la quasi-totalité des conflits de contre-insurrection modernes, montre que nos forces sont surtout vulnérables lorsqu’elles sont visibles et prévisibles, c’est-à-dire essentiellement dans les bases et sur les routes. La solution immédiate et intuitive consiste à augmenter la protection des bases et des convois, voire des hommes dans les convois par de l’acier, de la terre ou du béton. Cela présente l’immense avantage d’être visible et le décideur, politique puis militaire, peut montrer ainsi qu’il a pris des mesures. Qu’il me soit permis de livrer deux anecdotes pour illustrer l’importance nouvelle de ce dernier point.

En 2006, et alors que j’avais déjà fait, avec d’autres, une série d’analyses sur la menace des engins explosifs improvisés (EEI ou IED) en Irak, j’ai été convoqué en urgence par mes chefs. Le ministre de la défense de l’époque avait rencontré la mère d’un de nos premiers blessés par ce type d’arme et celle-ci l’avait interpellé sur les mesures prises pour y faire face. Le ministre avait à son tour interrogé le haut responsable militaire qui l’accompagnait et d’un seul coup toute la chaine hiérarchique s’est ébranlée. Les quelques mots d’une mère avaient eu plus d’effets que deux ans de rapports. Quelques années plus tard et alors qu’au cours d’un débat quelqu’un évoquait les inconvénients de l’alourdissement du fantassin, un autre haut responsable répondit : « comment allez-vous dire à un élu que toutes les mesures de protection n’ont pas été prises alors qu’elles étaient disponibles ? ». Avec, en plus, la crainte de la judiciarisation on aboutit ainsi à la transformation du souci, normal, de protection de nos soldats en principe de précaution paralysant.

Face à ce constat, on peut imaginer des solutions moins intuitives et moins visibles mais sans doute plus efficaces qui consistent à évoluer hors des bases et des axes. On a déjà évoqué sur ce blog, le cas des Marines des Combat action platoons au Vietnam, moins vulnérables en vivant dans les villages vietnamiens que dans les bases car protégés par leur connaissance du milieu. Je pourrais citer le cas de mon bataillon à Sarajevo en 1993 placé au cœur de la zone du plus dangereux des mafieux-chefs de guerre bosniaques et qui n’a jamais été attaqué lorsque nous étions au milieu de la population. Alors que nous semblions être les plus vulnérables à l’air libre et loin de la base, nous étions les plus protégés, car les habitants, que nous aidions de toutes les manières possibles, nous renseignaient sur les coups qui se préparaient contre nous. Tous les combats contre la 10e brigade de montagne ont eu lieu autour de notre base. On pourrait évoquer aussi le cas des Australiens au Vietnam ou de la politique de nomadisation du 2e RIMa dans le district afghan de Surobi. On reviendra sur cette notion de protection indirecte.

Je ne dis pas qu’il faut abandonner la protection directe mais si on suit cette voie il faut simplement faire en sorte que non seulement la protection ne diminue pas notre capacité de manœuvre mais au contraire qu’elle permette d’être plus audacieux. Deux exemples historiques pour illustrer mon propos :

● Au début de la campagne en Birmanie 1942, les Britanniques n’osaient pas porter le combat dans la jungle car les pertes, par maladie pour la très grande majorité, y étaient très importantes. Ils laissaient donc ce terrain aux Japonais, moins soucieux des risques, qui bénéficiaient ainsi d’un avantage opérationnel énorme. Un effort considérable fut porté sur la médecine tropicale qui connut alors des progrès fulgurants. Lorsque le taux de pertes par maladie fut réduit de plusieurs dizaines de fois, non seulement les Britanniques ne craignirent plus de porter le combat en jungle mais ils le firent sciemment afin d’y attirer les Japonais qui eux, n’avaient fait aucun effort en la matière. Le rapport des pertes étaient alors tel entre les deux adversaires que le combat en jungle était devenu « rentable » pour les Britanniques.

● Le 20 juin 1944, de la bataille navale des Mariannes, après avoir étrillé la force aéronavale japonaise attaquant sa flotte, l’amiral de l’US Navy Mitscher n’hésita pas à envoyer à son tour un raid de 216 avions sur les navires impériaux. Les Japonais avaient compté sur le plus long rayon d’action de leurs appareils pour les lancer en limite de potentiel et ne pas craindre une contre-attaque forcément trop courte. Ils avaient simplement négligé deux facteurs : les Américains étaient capables de remplacer rapidement les avions perdus et surtout, leur système de récupération des pilotes à la mer leur permettait de sauver plus de 90 % de leurs hommes. C’est donc avec la certitude que beaucoup d’appareils manqueraient de carburant pour revenir apponter (qui plus est de nuit) mais qu’il serait néanmoins possible de récupérer les pilotes que Mitscher a lancé son raid qui a complètement surpris l’ennemi.

On peut concevoir aussi une protection par le feu, à la manière de la contre-réaction définie par le lieutenant-colonel Pierre (DSI n°56, février 2010) : nous agissons, l’ennemi réagit à notre action, nous contre-réagissons par le feu. C’est sensiblement la méthode américaine au Vietnam acceptant que dans 85 % des cas l’initiative du combat appartienne à l’adversaire (ce qui est le cas aussi en Kapisa). Le problème de cette méthode est qu’elle est, pour l’instant, coûteuse en temps de préparation et en moyens mais on peut travailler pour l’alléger, réduire les délais et surtout les risques de tirs fratricides ou de pertes civiles.

Le colonel Héluin me rappelait récemment le principe simple qui le guidait en Afghanistan : il ne s’agit pas de réduire la mission afin de ne pas avoir de pertes mais de voir comment on peut réduire les risques en accomplissant la mission. Et pour cela, il n’y a pas que le blindage.  



Je suis preneur de toute information chiffrée sur les progrès de la médecine tropicale pendant la campagne de Birmanie.

vendredi 13 juillet 2012

BH-Pour une stratégie de puissance


Le général Desportes aime à répéter que la stratégie consiste à accorder un but, des voies et des moyens. De fait, selon que l’on privilégie un de ces piliers on peut distinguer plusieurs grandes approches stratégiques. Dans son remarquable Traité de l’efficacité François Jullien décrit ainsi une approche centrée sur un but précis que l’on va s’efforcer d’atteindre à force de volonté. C’est la vision classique et occidentale de la politique de puissance qu’il oppose à une vision chinoise centrée sur les voies, conçues comme des tendances porteuses à déceler et dont il faut profiter pour accroître sa puissance mais sans forcément avoir un « état final recherché » très clair. Dans le premier cas, l’action crée l’ « événement », dans le second, elle le conclut. Logiquement, il existe donc aussi une troisième approche qui estime que le simple développement des moyens suffit à atteindre le but. C’est, en particulier, le fondement de la dissuasion nucléaire. La possession de l’arme ultime suffit à la protection de la vie de la nation.

La question qui se pose ensuite est celle de l’adversaire. Une stratégie est-elle intrinsèquement liée à la confrontation avec la stratégie inverse d’un adversaire, c’est-à-dire quelqu’un qui a une vision antagoniste à la nôtre ou peut-elle se déployer sans opposition ? L’organisation d’une expédition humaine vers Mars relève-t-elle d’une stratégie ou d’un management (ou programmation si on préfère le terme d’Edgar Morin) ? Ce n’est pas aussi clair qu’il n’y paraît. Pour reprendre le thème de l’exploration spatiale, la conquête de la Lune par les Américains s’est faite dans un contexte de compétition avec les Soviétiques. Autrement dit, il a bien fallu tenir compte des actions d’un rival dans la programmation de ses propres actions pour atteindre le but fixé. Il en est finalement de même des deux autres voies stratégiques définies plus haut qui peuvent s’exercer face à un ennemi, un rival ou sans opposition.

Ces différences de nature introduisent des différences de complexité. Pour reprendre un exemple développé par Edward Luttwak dans Le paradoxe de la stratégie, sans opposition le chemin le plus rapide est forcément le plus court. En présence d’un ennemi en revanche, le chemin le plus court est aussi le plus prévisible et donc le plus tentant pour y tendre une embuscade. Le chemin le plus rapide est alors peut-être le plus long. Tout est dans le peut-être, car l’ennemi peut aussi tenter de suivre le même raisonnement et placer l’embuscade sur le chemin le plus long. La dialectique est un multiplicateur de complexité qui fait passer la stratégie du déterminisme à l’imprévisible.

En ce qui concerne la France contemporaine, les choses étaient relativement claires lors de la période gaullienne. Les buts étaient  la sauvegarde de l’indépendance nationale en particulier face à l’Union soviétique ; la participation de la protection de l’Europe occidentale face à ce même ennemi et la défense de nos intérêts dans le reste du monde. Les moyens de la France n’autorisant pas une stratégie volontariste à l’encontre de l’URSS, celle-ci est remplacée par une stratégie des moyens rendue possible par le caractère extraordinaire de l’arme nucléaire. La stratégie volontariste reste néanmoins de mise pour la défense de nos intérêts. La notion de dialectique est pleinement acceptée dans cette vision réaliste des relations internationales. Autrement dit, la France considère qu’elle a des ennemis, permanents ou ponctuels, et lorsque cela est nécessaire elle emploie la force contre eux et de manière autonome.

A partir de la fin des années 1970, la stratégie volontariste de préservation des intérêts fait de plus en plus place à une stratégie des moyens en parallèle d’un refus croissant de la dialectique. Le simple déploiement de forces est de plus en plus considéré comme suffisant pour résoudre les problèmes, ce qui revient à laisser l’initiative à des organisations qui persistent à croire à la notion d’ennemi et développent des stratégies volontaristes. C’est ainsi qu’en octobre 1983, le Hezbollah tue ainsi 58 soldats français à Beyrouth quelques semaines après que le Président de la République ait déclaré publiquement que la France n’avait pas d’ennemi au Liban.

A la fin de la guerre froide et alors que les buts stratégiques de la France deviennent plus flous, la tendance à la négation de la dialectique et à la concentration sur une stratégie des moyens ne fait que s’accentuer, troublée seulement par le suivi plus ou moins volontaire des guerres américaines dans la Golfe, le Kosovo et l’Afghanistan. L’aboutissement de cette tendance est le Livre blanc de 2008 où l’intérêt national fait place à la sécurité et les ennemis, actuels ou potentiels, font place aux menaces. La réflexion stratégique se limite à un contrat d’objectifs, c’est-à-dire à une simple liste, par ailleurs de plus en plus réduite, de moyens à déployer. Même lorsque la force est employée contre des ennemis presque déclarés, en Kapisa-Surobi à partir de 2008 ou en Libye en 2011, les limites à son action sont telles, qu’on peut se demander s’il s’agit d’une stratégie volontariste.

Alors que se préparent les travaux du nouveau Livre blanc, on voit apparaître, comme en 2008, des études sur « La France face à la mondialisation », là où des Chinois écrivent sans doute « La Chine dans la mondialisation », ainsi que de nouvelles listes de menaces à contrer (qui sont toujours les mêmes depuis vingt ans), là où des Américains définissent leurs intérêts à défendre dans le monde. Il serait peut-être donc temps d’en finir avec cet appauvrissement progressif et de revenir aux fondamentaux de la politique : que veut la France ? Comment accroître sa puissance ? Quels sont ses ennemis, adversaires, rivaux que notre politique va rencontrer et comment leur imposer notre volonté ?