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jeudi 26 mai 2022

La bataille de Bir Hakeim, courage et innovation dans les sables


Dans la nuit du 10 au 11 juin 1942 les combats de Bir Hakeim se concluaient par le repli de la 1ère Brigade française libre (BFL) à travers les positions germano-italiennes, dernier exploit d’une série commencée le 27 mai. Dans les faits, l’engagement de ces 3700 soldats français n’est qu’un combat mineur par son volume. La France a connu des milliers de combats et batailles de plus grande ampleur, et pourtant on connaît tous le nom de Bir Hakeim.

Cela n’a pas été une brillante manœuvre, mais une défense héroïque face à des forces très supérieures en nombre, le genre de choses que l’on aime bien célébrer dans les armées françaises (Sidi Brahim, Bazeilles, Camerone) parce que le courage, quelle belle valeur, peut s’y exprimer au mieux. La défense de Bir Hakeim est également le premier grand engagement de la France libre et a donc également une valeur symbolique et même politique forte. Pendant la bataille, de Gaulle écrivait au général Koenig, commandant la 1ère BFL : «La France vous regarde et vous êtes son honneur». Cela a été aussi une victoire de l'innovation militaire. 

«300  » dans les sables 

L’enjeu était important, mais l’épée était courte comme le soulignait encore le général de Gaulle dans ses mémoires de guerre, certes, mais quelle belle épée! Ce qui est frappant dans la bataille c’est la performance de la brigade alors que sur le papier la 1ère BFL ne se distingue pas beaucoup des centaines de régiments qui constituaient l’armée française en mai 1940, à peine deux ans plus tôt.

L’offensive de l’Axe débute le 26 mai 1942 par un vaste contournement de la ligne de Gazala par le Sud, c’est-à-dire Bir Hakeim, le «box» le plus en profondeur de la 8e armée britannique. Le 27 mai, la position subit une première attaque blindée italienne sans préparation d’artillerie, mais très agressive, avec 70 véhicules et de l’infanterie portée. L’artillerie française parvient à arrêter l’infanterie, tandis que quelques véhicules parviennent à pénétrer à l’intérieur de la position française où ils sont finalement arrêtés. En trois quarts d’heure, les Italiens ont perdu 32 chars et 90 prisonniers. Les Français n’ont perdu que deux blessés et un canon de 47 mm. Les Français contre-attaquent avec des unités mobiles et repoussent la division Ariete. Pendant quatre jours, les Français affrontent les Italiens du XXe corps, effectuant régulièrement des sorties qui désorganisent leurs adversaires, incapables en retour de franchir les défenses françaises. Cette résistance inattendue place toute l’offensive de Rommel en grande difficulté puisque toute la logistique des unités mobiles doit passer au sud de Bir Hakeim. Avec un commandement de la 8e armée plus efficace, le sort de la bataille générale aurait pu être très différent.

Le 1er juin, Rommel arrive en personne pour faire sauter ce verrou qui entrave son offensive. La division italienne Trieste est au Nord et la 90e division légère allemande au sud, tandis que l’ouest est verrouillé par deux bataillons de reconnaissance allemands. Pendant dix jours, la position est soumise à un bombardement intensif, notamment de la part des avions d’attaque Stukas. Ces derniers effectuent plus de sorties sur les Français qu’ils n’en feront quelques mois plus tard au-dessus de Stalingrad. Chaque jour, des milliers d’obus tombent sur la position et au moins une attaque d’infanterie est lancée, toujours sans succès. Le 6 juin, des blindés allemands et italiens sont concentrés pour un assaut général. Le 8 juin, plus de 60 bombardiers exécutent un raid de préparation sur les positions françaises. Le 10 juin, le commandement britannique donne l’autorisation de repli. Les pertes françaises s’élèvent alors à 99 tués et 109 blessés. La garnison parvient à s’exfiltrer dans la nuit qui suit. Durant cette sortie, 72 Français sont encore tués tandis que 763 manquent à l’appel. La plupart des disparus sont des égarés revenus sur la position, où ils combattront encore avant d’être faits prisonniers et libérés un an plus tard avec la reddition de l’Italie. Les pertes ennemies sont estimées à presque 3600 tués, blessés et prisonniers, 52 chars ont été détruits, ainsi que 11 automitrailleuses, 5 canons automoteurs et 10 avions.

La construction de l’épée

Une unité militaire est une association d’hommes avec leurs équipements, leurs méthodes et leurs valeurs et façons de voir les choses (culture tactique), le tout au sein de structures particulières. Faire évoluer une organisation militaire, quelle que soit sa taille, c’est donc faire évoluer une ou plusieurs de ces composantes, sachant que celles-ci interagissent forcément.

Les hommes qui composent la 1re BFL, créée en décembre 1941, sont tous des volontaires fortement motivés. Ils l’ont montré déjà en se rebellant d’abord contre leur propre hiérarchie, majoritairement fidèle à Vichy, et en franchissant des milliers de kilomètres pour rejoindre les Forces françaises libres. Les deux bataillons de la 13e demi-brigade de la Légion étrangère (DBLE) et les trois bataillons coloniaux, bataillon du Pacifique (BP), formé à Tahiti et en Nouvelle-Calédonie, bataillon d’infanterie de marine (BIM) formé de «rebelles» en poste à Chypre et au Levant, et le 2e bataillon de marche de l’Oubangui-Chari (BM2), forment cinq unités d’infanterie à très forte cohésion commandées par de jeunes chefs énergiques comme les capitaines Broche (BP) ou Savey (BIM) qui se sont révélés dans la crise, bousculant le processus d’avant-guerre de sélection des officiers.

Tous ces hommes, d’origines extrêmement diverses, sont aussi, presque tous, des vétérans de France, de Narvik, d’Érythrée ou qui connaissent désormais bien un ennemi, italien ou allemand, qu’ils ont d’ailleurs déjà vaincu. Les plus anciens ont fait la Grande Guerre. Ils ont également déjà combattu ponctuellement en Libye, notamment avec des raids motorisés. Il y a là un capital de compétences évidemment supérieur à la quasi-totalité des unités terrestres françaises en mai 1940, mais à l’époque c’était aussi le cas dans une moindre mesure des unités allemandes en face qui avaient pour beaucoup déjà l’expérience de la compagne de Pologne.

Au point de vue des structures, la BFL est plus une division miniature qu’un régiment d’infanterie, même si son effectif est à peine plus élevé (3600 hommes contre 3000). La BFL possède cinq bataillons au lieu de trois, mais, surtout, elle dispose de son propre régiment d’artillerie, d’une compagnie antichar formée par des Nord-Africains, d’une compagnie du génie et d’un bataillon antiaérien armé par des fusiliers marins. Elle a développé des savoir-faire interarmes inédits à cette échelle.

L’équipement est issu pour l’essentiel des dépôts de matériels français de Syrie avec quelques compléments britanniques. L’infanterie est équipée comme en 1940, mais avec une dotation en armes collectives et d’appui double d’un régiment de l’époque. On y trouve ainsi 470 armes automatiques (dont 76 mitrailleuses Hotchkiss). La brigade possède de nombreux moyens antichars : des fusils antichars Boys (peu efficaces, il est vrai), 18 canons de 25 et 14 canons de 47 mm. La BFL dispose aussi de dizaines de milliers de mines, antichars pour l’essentiel. Développant des initiatives de certaines unités de 1940, elle innove surtout avec 30 canons de 75 modifiés dans les ateliers de Syrie pour servir en antichar. Les affûts ont été rabaissés, les boucliers coupés ou supprimés, les roues remplacées par des essieux de camions pour plus de mobilité. Certains d’entre eux sont portés directement dans les camions pour former un engin très mobile et capable de tirer un obus toutes les cinq secondes à une distance bien supérieure à celle des canons des chars qu’ils chassent. Ces canons sont dotés d’une optique spécifique, d’origine britannique, pour effectuer des tirs tendus et précis. Outre la quarantaine de mortiers de 80 mm ou de 60 mm des bataillons, le régiment d’artillerie dispose de 24 canons de 75 mm, un apport très appréciable, mais qui manque d’allonge pour effectuer de la contre-batterie.

Contrairement aux régiments de 1940, la 1re BFL est entièrement transportable par camions. Elle possède également 63 chenillettes Bren Carriers, dont certaines, à l’imitation des Canadiens et des Australiens, ont été bricolées pour porter un canon de 25 mm au lieu d’une mitrailleuse. Les Français ont également bricolé 30 camions américains Dodge, baptisés «Tanake», sur lesquels ont été placées des plaques de blindage et une tourelle avec un canon de 37 mm et une mitrailleuse.

Les Français libres ont tiré les leçons de 1940 et savent faire face au couple char-avions d’attaque qui avait fait tant de ravages à l’époque. La BFL est placée à l’extrémité sud de la ligne de défense britannique, dite ligne Gazala, au cœur du désert libyen. Elle a eu plusieurs semaines pour s’installer après les violents combats de l’opération Crusader, terminée en décembre 1941. La position française est sur un terrain presque entièrement plat, et donc a priori particulièrement vulnérable à une offensive blindée. Elle va pourtant s’avérer impénétrable grâce à une remarquable organisation du terrain. La BFL est d’abord protégée par au moins 50000 mines placées au loin dans un marais de mines peu dense, mais très étendu, puis par de vrais champs au plus près des postes de combat français. Ces postes sont eux-mêmes enterrés, y compris pour les véhicules, et presque invisibles. Dispersés en échiquier sur un vaste triangle d’environ quatre kilomètres de côté, la plupart des hommes sont dans des trous individuels «bouteille», de la taille d’un homme et invulnérables sauf à un coup direct, d’autant plus que le sol est très dur.

La BFL est également capable d’actions offensives, adoptant la méthode des Jock Column (du lieutenant-colonel britannique «Jock» Campbell), compagnie interarmes (une section de Tanake, deux sections portées, une section de camions-canons et d’armes antiaériennes portées) organisées pour mener des actions de harcèlement dans le no man’s land de trente kilomètres qui sépare les deux adversaires ou, pendant la bataille elle-même, des raids à l’intérieur des lignes ennemies.

Le potentiel caché des grandes organisations

La courbe de Yerkes-Dodson (1908) décrit la relation entre le stress et la performance cognitive selon le même principe que la courbe de Laffer relative à l’impôt : trop peu ne stimule pas, trop ne stimule plus. Entre les deux pôles, on trouve l’«eustress» défini par le médecin autrichien Hans Selye comme la zone positive du stress, celle où on met en œuvre tous les moyens à sa disposition pour faire face à un événement donné, jusqu’au moment où une pression trop importante finit pour inverser le processus et devenir paralysante.

À la manière du biologiste et politiste britannique Dominic Johnson on peut établir un parallèle entre ce phénomène individuel et le comportement des armées ou des composantes d’armées. Si elle ne reste pas inactive pendant la «drôle de guerre», l’armée française évolue relativement peu pendant la période et c’est une de ses fautes majeures. Il y a alors beaucoup trop de blocages, de rigidités et peut-être aussi d’assurance pour qu’elle se mette vraiment au travail, comme cela avait pu être le cas dans l’hiver 1917-1918 par exemple dans un contexte proche. Elle n’y est pas beaucoup incitée en fait et en premier lieu par le haut-commandement, très différent en ce domaine de celui de 1918. En Allemagne, où il est vrai on ne craint pas d’invasion et où on n’a pas besoin d’être tous «sur les créneaux» on s’entraine et on travaille beaucoup pendant la drôle de guerre, en tirant les leçons de la campagne de Pologne.

L’armée française devient «incitée à innover» dès le 10 mai 1940 et la survenue des premiers grands échecs. Elle monte vers le sommet de la courbe de Yerkes-Dodson et innove très vite. L’armée française qui se bat sur la Somme mi-juin 1940 a beaucoup changé en faisant évoluer ses méthodes, avec la mise en place des points d’appui tous azimuts comme celui de Bir Hakeim deux ans plus tard, mais à ce moment-là le décalage dans le rapport de forces est devenu trop flagrant pour espérer l’emporter, au moins en métropole. Les FFL sont toujours sur cette dynamique de stimulation, et d’autant plus qu’elles doivent faire feu de tous bois. Il n’y a dans la BFL aucun matériel nouveau, mais des bricolages, des détournements d’emploi (canon de 75 en antichar) et quelques emprunts d’équipements aux Britanniques, voire à l’ennemi (mitrailleuses antiaériennes italiennes Breda, par exemple). Ces équipements ont permis de développer de nouvelles méthodes (raids mobiles) à moins que ce ne soit ces méthodes qui aient «tirées» les innovations techniques (besoin d’équipements antichars et antiaériens) et ont contribué à accroître la confiance des hommes (l’abondance des armes collectives donne par exemple un plus grand sentiment de puissance aux fantassins), et donc en retour leur capacité à bien les utiliser. La confiance dans les hommes et leur motivation permettent également de les disperser, et donc de diluer les effets de l’artillerie ou des Stukas. Il faut noter que, se souvenant de certaines faiblesses des unités de 1940, le général Koenig a exigé que tous les hommes des unités de soutien soient également formés comme de solides fantassins. L’ensemble, motivation, expérience, équipements puissants et adaptés, forme une spirale de confiance particulièrement efficace.

Il n’y avait rien là qui ne soit impossible en 1940. Il y avait dans l’ordre de bataille du Front Nord-Est et sans toucher aux forteresses de quoi former l’équivalent d’au moins 120 BFL. Avec le budget d’un seul navire de ligne Strasbourg, sabordé à Toulon en 1942 sans n’avoir jamais servi, on pouvait largement leur financer la même dotation d’armes individuelles et collectives qu’à Bir Hakeim. Les mines antichars, les camions ne représentaient pas des sauts technologiques et leur production en masse n’était pas un défi impossible dans les années 1930. Pour le reste et c’est l’essentiel, il fallait faire investir dans les hommes, innover dans l’entrainement et la formation, bricoler, expérimenter, étudier l’ennemi et ses propres performances, transpirer pendant tous les mois de la drôle de guerre. Avec de l’effort, de la volonté et de l’imagination, il aurait été possible, à ressources constantes, de nettement monter en gamme les unités de mêlée existantes tout en conservant de la masse. Il aurait été possible disposer sur la ligne de front de l’équivalent de 120 points d’appui de Bir Hakeim. Nul doute que les événements auraient été différents, montrant ainsi les possibilités de l’imagination et de la détermination.

samedi 27 novembre 2021

Le futur ne revient jamais-Anticipation militaire et fantaisie

Intervention prévue au Forum innovation Défense, le 25/11/2021

Il n’est guère de métier qui fasse plus appel à l’imagination que celui de soldat. Les soldats ont été inventés fondamentalement pour faire la guerre, or, et c’est heureux, ils ne la font pas souvent. Pour autant, ils sont quand même obligés de s’y préparer sous peine de graves déconvenues. Le problème est que comme disait le mathématicien Henri Poincaré : « la guerre est une expérience dont l’expérience ne peut pas se faire ». Autrement-dit, ce qui se passe dans la guerre, qu’il s’agisse au niveau le plus bas de concevoir la réalité concrète du combat et de la proximité de la mort, comme au niveau le plus élevé de la stratégie d’anticiper la complexité des interactions avec l’ennemi, tout cela ne peut être appréhendé complètement en temps de paix. Or, ce qui ne peut être appréhendé par les sens doit être imaginé. Pour préparer la guerre future, les militaires vivent au présent dans un temps de guerre imaginaire.

Au niveau dit « tactique », pour se préparer au combat qui pourrait survenir dès le lendemain, on simule. On fait des grands ou des petits exercices, sur cartes ou sur le terrain, on se tire dessus avec des cartouches à blanc ou des laser, on tire réellement sur des ennemis en carton ou on clique sur des écrans. On essaie de cette façon dans les unités destinée à aller au contact de l’ennemi de coller le plus possible à la réalité que l’on anticipe.

Au niveau le plus élevé, lorsqu’il s’agit de modeler et faire évoluer une armée toute entière pour l’adapter à la guerre que l’on aura à mener dans l’avenir, il n’est pas d’autre solution que de pratiquer des exercices de pensée. Comme dans la psychanalyse d’Alfred Adler, on se construit en fonction d’un modèle de soi imaginé dans un futur indéterminé. Intéressons nous à cet aspect.

L’invention du futur

Anticiper la guerre future n’est pas un exercice très ancien. Pendant des siècles, un soldat devait simplement apprendre l’état d’un art qui évoluait lentement. Un officier pouvait faire toute une carrière avec la même culture, les mêmes équipements, les mêmes structures, les mêmes méthodes. La seule incertitude résidait dans l’emploi réciproque de ces moyens dans les campagnes et les batailles. Quand on se réfère au temps, du moins en Europe, c’est alors plutôt au passé que l’on s’adresse, et plus particulièrement à un passé antique grec ou surtout romain plus ou mythifié et jugé modèle idéal.

Et puis le futur est apparu. Un jour de 1834, l’essayiste et homme politique français Félix Bodin publie Le roman de l’avenir, sans doute le premier roman de ce que l’on va baptiser « littérature futuriste » puis d’« anticipation » ou de « science-fiction » et qui témoigne de la conscience que beaucoup commencent à avoir de l’évolution désormais rapide des sociétés. Le monde dans lequel vivront les enfants sera très différent de celui dans lequel sont nés leurs parents. Pour beaucoup alors, ce différent sera meilleur. Les regards se tournent donc du passé vers le futur.

Les états-majors militaires, ceux qui sont justement destinés à préparer la guerre, sont obligés à leur tour de prendre en compte cette invasion des changements. Ils sont obligés d’anticiper sous peine d’être dépassés par l’accélération des choses. En France, les règlements militaires, l’état de l’art mis par écrit, changeait en moyenne tous les 40 ans jusqu’en 1860, ils sont renouvelés ensuite tous les 12 ans jusqu’à la Première Guerre mondiale, et tous les ans pendant cette guerre.

Anticiper le futur militaire n’est cependant pas chose facile. La guerre peut survenir demain, dans quelques années ou très loin, peut-être jamais, alors que dans le même temps, il faut effectuer des investissements matériels sur des cycles de plus en plus longs. Nous sommes actuellement en matière d’équipements dits « majeurs », avions de combat ou de transport, grands navires, véhicules terrestres, sur des séquences qui peuvent s’étaler sur 60 ans de la conception au retrait. Et autant le dire, prévoir ce que l’on va faire d’un équipement dans 60 ans ne relève plus de l’anticipation mais de la voyance. Mais les investissements ne sont pas seulement matériels. Imposer un service militaire universel par exemple implique un peu l’idée d’avoir à défendre la patrie contre une menace majeure proche dans l’espace mais aussi dans le temps.

Et puis, faire la guerre c’est aussi s’opposer à une autre entité politique, et pour les militaires, c’est s’opposer à une autre force armée. Même si la perspective d’avoir à affronter une très puissante armée clairement identifiée à nos frontières n’est pas réjouissante, cela a au moins le mérite de savoir à quoi on va avoir affaire et de se structurer en conséquence. Il est donc très troublant de voir cet ennemi potentiel disparaitre d’un coup. C’est un peu comme si on disait au XV de France un lundi que finalement il ne jouera pas contre les All Blacks le samedi suivant, et même qu’il n’est pas sûr du tout qu’il ait à affronter une équipe de rugby. S’il n’y a pas d’armée ennemie, il faut l’inventer, et en attendant on continue à faire comme si cette armée n’avait pas disparue. Dans les années 1990, on a ainsi longtemps continué à affronter l’Union soviétique dans les exercices militaires car cet éclairage résiduel d’une étoile que l’on savait disparue était le seul dont on disposait. Notons, pour rebondir à ce qui était dit plus haut sur les programmes industriels et la voyance, que nous sommes toujours  fondamentalement équipés pour affronter cette étoile, rouge bien sûr, disparue depuis trente ans.

Ce n’est pas tout. Même si le brouillard n’est pas aussi épais que cela, l’anticipation militaire doit faire face aussi à un autre terrible écueil : le confort organisationnel. Les armées comme toutes les organisations, n’aiment pas les changements profonds, les ruptures d’équilibre internes avec des perdants qui râlent forts et les gagnants qui se taisent. Elles connaissent pourtant régulièrement des restructurations, mais presque toujours par imposition de l’exécutif politique et quasiment jamais par une décision interne, sauf en cas de « Patrie en danger ». Ce n’est pas un conservatisme par nature. Les armées peuvent susciter en interne des innovations importantes, mais à condition que cela ne bouscule pas trop des façons de faire et des façons de voir les choses. Imaginer le futur c’est bien, surtout s’il ne faut rien changer.

Une innovation forte est une greffe, et cette greffe doit être acceptée par le corps. C’est ce qui explique le plus souvent des comportements très différents face à des innovations identiques. Dans les années 1960, l’armée de l’Air accepte plutôt bien l’idée de se doter d’armes nucléaires, c’est prestigieux, cela fait moderne, cela assure des crédits sans avoir à trop bousculer l’organisation et les valeurs internes. Piloter un Mirage IV dans un raid nucléaire reste un mission pour les pilotes de chasse, le « noyau noble » de l’organisation. Dans la Marine nationale, cela signifie faire concentrer une grande partie des ressources au profit des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, avec une mission ingrate, au détriment du Plan bleu de renouvellement de la belle flotte de surface, le noyau dur et noble de l’institution, celui dont sont issus tous les chefs d’état-major. Cela se fait donc plus difficilement et il faut l’autorité du général de Gaulle pour l’imposer à beaucoup d’amiraux réticents. Les temps et les visions ont bien changé depuis.

Sans intervention extérieure forte, mais encore faut-il qu’elle soit éclairée, on peut ainsi conserver longtemps une contradiction entre un futur qui impose le changement et un présent qui le refuse. En 1942, l’état-major japonais constitue une « Red Team » avec des officiers ayant vécu aux Etats-Unis et connaissant bien les Américains. Lors d’un grand jeu prospectif simulant la suite de la guerre, cette équipe « américaine » parvient à faire débarquer ses troupes virtuelles le 1er octobre 1944 aux Philippines. Le jeu est arrêté à ce moment-là, ses conclusions détruites et la Red Team dissoute. Les Américains ont réellement débarqué aux Philippines le 25 octobre 1944.

Pas facile donc d’imaginer la « guerre future » quand on est l’institution qui est chargée de la faire. Illustrons cela sur une longue durée par l’exemple américain.

Le futur en fuite

En 1945, après la Seconde Guerre mondiale, la vision de la guerre future qui se dégage aux Etats-Unis est en réalité très proche de la vision traditionnelle de la guerre dans ce pays. Comme l’élastique géante de l’Histoire que décrit Poul Anderson dans La patrouille du temps, on revient immédiatement à la tradition malgré l’énormité des évènements récemment vécus. Pour le futur, on fera comme avant. Les Etats-Unis redeviennent neutres, et protégés par une grande marine et, seule nouveauté, également une grande aviation dotée de bombes atomiques. L’armée de Terre en revanche est dissoute. S’il faut refaire la guerre, on remobilisera et on repartira outre-océans pour détruire le Mal.

Au passage, quand on fait le même exercice d’anticipation en France en 1946 et que l’on demande aux états-majors comment ils voient la guerre future et ce qu’ils veulent comme moyens, ils répondent tous qu’ils veulent refaire du 1944-45 avec des flottes de bombardiers, des porte-avions et des divisions blindées. Personne ne parle des deux évènements récents qui vont pourtant avoir le plus d’influence : les bombardements atomiques au Japon et la guérilla communiste en Indochine.

Revenons aux Etats-Unis. Cette vision digne des Pères fondateurs tient quatre ans, jusqu’à la doctrine Truman et l’idée que les Etats-Unis ont un ennemi, le communisme, et qu’il faut s’allier à tous ceux qui le combattent. Très vite on voit donc fleurir des scénarios de guerre en Europe, où l’URSS remplace l’Axe. Elle sera bombardée massivement depuis les airs, y compris avec des bombes atomiques, et attaquée au sol à la manière de 1944. Pour autant, on ne modifie pas encore beaucoup les forces car on n’imagine pas cette grande guerre pour tout de suite, et puis la tradition de mobilisation in extremis persiste.

Manque de chance, la guerre a lieu tout de suite, en 1950, dans un endroit totalement imprévu, la Corée, et sans emploi d’armes nucléaires. Le résultat est très mitigé.

Qu’à cela ne tienne. Au retour de Corée en 1953, grâce à la miniaturisation des armes atomiques, l’US Army va pouvoir se doter d’une puissance de feu considérable qui va permettre d’écraser tous ses adversaires. C’est la grande période de l’atome. En 1958, le lieutenant-colonel Rigg écrit War 1974 dans lequel il dépeint la manière dont on combattra dans 16 ans. La guerre future c’est alors une guerre en Europe où l’atome est partout, dans les armes et c’est l’époque où l’armée américaine se dote de milliers d’obus, de roquettes, de missiles anti-aériens atomiques, mais aussi les moteurs que l’on retrouve dans les avions ou les hélicoptères géants. Les soldats volent eux-mêmes dans de mini-hélicoptères, sont équipés d’armures et de casques intégraux, ils se nourrissent de pilules mais ont une poche dans la tenue pour mettre les cigarettes. Tout cela fait consensus. Un an plus tard, Robert Heinlein, écrit sensiblement la même chose dans Starship Troopers, les communistes étant remplacés loin dans le futur par les Punaises.

Manque de chance, les forces armées américaines sont en fait engagés massivement au Vietnam de 1965 à 1973, et on n’y emploie toujours pas d’armes atomiques. Au bilan, le soldat américain de 1974 n’est guère différent de celui de 1958, il a simplement les cheveux un peu plus longs et il est un peu plus démoralisé. La vraie nouveauté n’est alors pas technique, mais sociale : c’est désormais un professionnel. Notons au passage, combien les visions du futur d’où qu’elles viennent jugent mal de la vitesse des choses, en les accélérant le plus souvent. Il suffit de revoir les films de science-fiction des années 1970 et 1990 qui sont censés se dérouler dans les années 2020 pour juger du décalage.

La guerre menée n’était toujours pas celle anticipée, qu’à cela ne tienne. Après la Corée, le Vietnam est considéré comme une nouvelle anomalie et on peut maintenant revenir à la « vraie guerre future », c’est-à-dire contre les Soviétiques en Europe et avec plein de machines. C’est l’occasion d’une floraison de littérature sur le sujet avec des essais comme Race to the Swift: Thoughts on Twenty-First Century Warfare de Richard Simpkin, des wargames commerciaux, et des romans comme Team Yankee, La troisième guerre mondiale du général Hacket ou encore Tempête rouge de Tom Clancy (1986) qui apparait alors à beaucoup comme la meilleure description de ce qui va probablement se passer.

Les armes nucléaires du champ de bataille sont passées de mode, vive les nouvelles technologies de l’information qui vont permettre d’accroitre la capacité des forces. Mais à côté du software, on construit aussi du gros dur, avec des équipements militaires, chars, hélicoptères d’attaque, avions de combat, etc. et on s’entraine mieux grâce à la révolution de la simulation. La vision a permis de créer en quelques années, et pour la première fois en temps de paix, une nouvelle armée américaine particulièrement puissante.

Manque de chance, trois ans après Tempête rouge, le mur de Berlin s’effondre et les soldats soviétiques rentrent chez eux sans même avoir été combattus. Les grandes divisions blindées américaines ne vont finalement pas combattre en Europe mais en Arabie saoudite et contre l’Irak. Encore raté, même si pour le coup les Irakiens vont subir la foudre. Beaucoup d’entre eux, se vengeront douze ans plus tard face à la même armée américaine qui refusait alors d’intégrer la guérilla dans ses planches de Powerpoint pleines de nœuds de communications, de faisceaux laser, de récepteurs et d’effecteurs, de cyber et d’espace.

Imaginer ou mourir

Pour résumer. Les militaires ont absolument besoin de visions du futur pour se construire. Le problème est que la vision qu’il vont produire institutionnellement parlera peu de politique, or la guerre c’est de la politique ; elle parlera beaucoup de machines, or si c’est le plus visible ce n’est qu’une partie de choses ; elle ne dira rien qui change ses équilibres internes, ce qui revient à négliger les scénarios dits de « rupture » (synonyme de « gros changements ») souvent les plus dangereux.

Les armées ont donc obligatoirement besoin aussi de visions alternatives, ce qui ne peut venir que d’une réflexion libre de militaires ou de civils -la meilleure description de la Première Guerre mondiale est venue du banquier Jean de Bloch en 1898 dans La guerre de l'avenir- ou mieux encore de l’association entre les deux. Ils ont donc aussi obligatoirement besoin que se dégage de toutes ces réflexions, comme dans un processus scientifique, un consensus le plus honnête et le plus fiable possible sur le futur qui puisse leur être imposé. 

Si cette vision n’impose pas trop de changements internes, c’est formidable, on aura une armée intelligemment construite par le futur un peu comme dans La fin de l’éternité d’Asimov lorsque c’est l’énergie captée dans le futur grâce au voyage dans le temps qui permet ce même voyage dans le temps. Dans le cas contraire, et en fait pas incompatible, le futur devra être imposé de force par l’échelon politique, comme de Gaulle et la refondation malgré elle de l’armée française dans les années 1960. Dans les deux cas, il sera bon de garder aussi en mémoire les futurs exclus, car on ne se sait jamais. Sans vision de futur, on ne le risque pas de le fabriquer. Sans visions alternatives à celle-ci, il sera plus difficile de s’adapter lorsque les choses ne se dérouleront pas comme prévu.

samedi 17 juillet 2021

Les innovations militaires à l’époque de la guerre de 1870

La guerre de 1870 survient au début d’une révolution militaire qui s’étend du milieu des années 1840 à la fin de la Seconde Guerre mondiale, et qui voit la manière de combattre se transformer radicalement sous les poussées successives de plusieurs groupes d’innovations. De manière complètement inédite, le changement permanent devient alors un paramètre que les militaires doivent prendre en compte absolument. Jusqu’au début de la Révolution industrielle, on pouvait faire toute une carrière sans se remettre en question. C’est désormais impossible. Toutes les armées occidentales sont désormais soumises à des turbulences. Certaines les appréhendent mieux que d’autres et leur affrontement, comme celui de 1870 entre la France et la confédération allemande, est toujours un terrible révélateur des efforts d’adaptation réalisés par les uns et les autres.

La révolution du fusil et ses conséquences

Jusqu’aux années 1840, l’espace de combat dans lequel les forces terrestres s’affrontaient est toujours resté très étroit du fait de la faible portée des armes, mais aussi de la faible mobilité des troupes, limitée à la marche ou au transport à cheval, ainsi que de la lente transmission des informations.

Pourvu qu’il soit bien placé, le chef d’armée peut alors savoir où est l’ennemi et même le voir avant de subir les effets de ses armes. Il est donc presque toujours possible de manœuvrer et de s’organiser avant le combat dans un «rayon de commandement» de quelques kilomètres. C’est ainsi que l’on retrouve la Grande Armée le 18 juin 1815 à Waterloo avec six corps d’armée mis en place dans un rectangle de trois kilomètres de front et deux kilomètres de profondeur.

Tout bascule lorsqu’on commence à concevoir des fusils qui associe un canon à âme rayée, qui fait tourner la balle et lui donne une plus grande portée pratique, et un armement par la culasse avec des cartouches complètes. Cela paraît anodin, mais cela change tout. En 1815, un bataillon d’infanterie pouvait tirer en une minuteprès de 2000 coups à une portée pratique 100 mètres. En 1850, le même bataillon équipé du fusil prussien Dreyse peut en envoyer 4000 à 400 m.

Comme parallèlement à cette augmentation de puissance de feu on continue à se déplacer à pied ou à cheval, aborder l’ennemi impose de franchir un mur de milliers de projectiles de plus en plus dense et profond. En 1815, on s’approchait, on tirait et puis on pouvait aborder l’ennemi en subissant au maximum un tir de sa part. Face aux nouveaux fusils, il faut faire face à huit tirs successifs avant d’arriver au contact de la ligne ennemie, ce qui est évidemment une autre affaire. À cheval il ne faudra peut-être faire face qu’à quatre tirs, mais comme on constitue une cible beaucoup plus importante qu’un fantassin, le défi est encore plus rédhibitoire.

Certains vont considérer que pour aborder l’ennemi, il suffira de rester groupé et d’aller plus vite. C’est en partie l’origine du «pas chasseur» plus rapide que les autres ou de l’habitude des Bersagliers de défiler en courant. Les balles persistant à aller beaucoup plus vite que les hommes, c’est une approche qui trouve vite des limites. D’autres estiment qu’il faut s’avancer dispersé en tirailleurs afin de mieux échapper aux feux et de soi-même mieux tirer, mais on s’aperçoit que les soldats échappent alors rapidement au contrôle des officiers et qu’on n’arrive jamais au contact de l’ennemi de cette façon. Ce problème tactique ne trouvera de solution que pendant la Première Guerre mondiale.

En attendant, on se trouve dans toutes les armées dans une position où il devient très difficile d’aborder l’ennemi. Il est donc encore plus difficile de percer son dispositif et de le disloquer. Or, sans dislocation, il n’y a pas de résultat décisif mettant fin au combat, mais une usure des deux camps. L’attaque de flanc sur le plateau de Pratzen à Austerlitz en 1805 ou la charge de la colonne Mac Donald à Wagram en 1809 deviennent des souvenirs. L’infanterie française parvient bien à percer le centre autrichien à Solférino, en 1859, mais elle ne réussit que parce que l’infanterie autrichienne n’est pas encore équipée de ce qui se fait de mieux. Lorsque les Autrichiens tentent d’imiter les Français à Sadowa en 1866, ils se font massacrer par les Prussiens. Et avec le fusil Chassepot adopté à la même époque, les fantassins français sont encore mieux armés que les Prussiens.

Devant une telle augmentation de la puissance de feu, il n’est plus besoin, ni même souhaitable de conserver les mêmes densités de troupes que sous la période napoléonienne, sous peine là encore de massacres comme lors de la bataille de Shiloh aux États-Unis en 1862 où plus de soldats américains tombent en deux jours que pendant toute la guerre de 1812-1814 contre l’Angleterre. La dispersion et l’adaptation au terrain s’imposent. Là où on met six corps d’armée à Waterloo, il n’y en plus qu’un seul en 1870.

Dans le même temps, le nombre des unités de combat ne cesse d’augmenter grâce à la démographie, la conscription généralisée et la capacité de soutien des économies industrialisées. L’armée prussienne mobilisée en 1870 est trois fois plus importante que celle de 1815. La combinaison de la moindre densité des forces sur le front et de l’augmentation du nombre d’unités entraine mécaniquement une augmentation de la largeur des fronts. Cette extension est d’autant plus importante que l’on a de plus en plus tendance à ne plus distribuer les forces en profondeur pour essayer de percer le front ennemi, mais plutôt latéralement pour essayer de le contourner. On aboutit ainsi à une dilatation des espaces de batailles. Une campagne moyenne ne se déroule plus avec une armée de 100 000 hommes finissant pas se regrouper dans un carré de 10 km2 pour combattre, mais avec deux à quatre armées qui forment chacune un rectangle de 100 km2 au contact de l’ennemi. Lorsque de tels rectangles opposés se rencontrent sans pouvoir se disloquer, il est également difficile d’obtenir une décision dans une seule journée. Les batailles tendent donc aussi à s’étendre sur plusieurs jours.

Cette dilatation de l’espace-temps pose de nouveaux problèmes de commandement. Grâce au chemin de fer et au télégraphe cela se passe plutôt mieux qu’avant au niveau opérationnel. Il est plus facile de mouvoir ces armées de manœuvre que les corps d’armée de Napoléon, mais seulement avant la rencontre avec l’ennemi. Dès qu’il y a contact en revanche, les choses sont plus compliquées. Il est désormais beaucoup plus difficile, sinon impossible pour le chef de voir l’ennemi avant de se faire tirer dessus et les combats débutent souvent dès qu’une partie des troupes rencontre l’ennemi. L’agencement des forces se fait dans l’action et non plus avant, alors que la circulation de l’information repose toujours sur la vitesse du messager à cheval ou à pied sous le feu de l’ennemi.

Les dispositifs dilatés avec des forces plus dispersés et des fantassins qui peuvent tirer à distance à genoux ou couchés deviennent moins visibles. Les comptes rendus qui remontent jusqu’au commandant d’armée désormais plus en arrière de la ligne de contact sont lents et imparfaits. La prise de décision est difficile et les ordres descendants tout aussi lents. Pour pouvoir fonctionner quand même efficacement, il n’est guère d’autre solution que de redistribuer le commandement et décentraliser la conception des ordres de manœuvre. Cela suppose de surmonter des réticences internes à ce qui s’apparente à des pertes de pouvoir. Cela induit aussi un effort proportionnel et donc considérable de formation des cadres jusqu’au plus petit échelon.

En résumé, en juillet 1870 lorsque la France et la coalition allemande entrent en guerre, l’art de la guerre consiste à être capable d’organiser et de faire manœuvrer ensemble plusieurs armées de 100/150 000 hommes face à des armées équivalentes qu’il va falloir non pas détruire par dislocation mais étouffer par encerclement. Très clairement, une des deux armées y est mieux préparée que l’autre.

La guerre comme révélateur de problèmes non résolus

Avant même de tirer un coup de feu, la première bataille, celle de la mobilisation des forces est gagnée par la Prusse et ses alliés. Dans cette guerre industrielle de masse, la majorité des forces sont des forces mobilisées et non permanentes, et celui qui termine le premier sa mobilisation a l’initiative des opérations. C’est un phénomène assez nouveau que maitrise parfaitement la Prusse. Le Grand État-major prussien et le corps d’état-major est en effet d’abord un organe de mobilisation et de gestion des forces. C’est la première technostructure moderne.

La France découvre de son côté que la mobilisation ne s’improvise pas. L’intendance, qui est dotée d’une organisation distincte de celle des forces de combat, est saturée et les axes de communications, principalement les voies ferrées, sont bouchés. Les régiments français partent à la frontière sans attendre leurs réservistes, il est vrai beaucoup moins nombreux que les Allemands. Au total, la France ne réunit que 350000 hommes au total, pour la plupart en cours de réunion dans deux armées, d'Alsace et de Lorraine, de part et d’autre des Vosges avec 7 corps d’armée. En face, Prussiens et autres Allemands, réunissent 550000 hommes en première ligne et 400000 en deuxième échelon dans la Landwehr. L’ensemble, certes plus hétérogène puisqu’il intègre plusieurs armées nationales, forme 15 corps d’armée. La plupart sont réunis au sein de trois armées placées à l’ouest du Rhin au plus près de la frontière.

Les Français découvrent ensuite qu’ils sont incapables de manœuvrer ces grandes forces avec la même souplesse que les Prussiens. Contrairement à ces derniers, et à l’exception de la Garde impériale qui avait une structure de commandement permanente, tous les états-majors de divisions, de corps d’armée et des armées de Mac Mahon en Alsace et Bazaine en Lorraine sont constitués pendant la mobilisation.

Au niveau le plus élevé, les deux maréchaux français se jalousent, coopèrent mal et sont peu disciplinés, tout le contraire des commandants d’armées prussiennes. Les officiers français ont tous ou presque une expérience du combat, en Algérie, Italie ou ailleurs, mais pas du tout l’habitude de manœuvrer à une telle échelle. Les officiers d’état-major prussien ont peut-être peu fait la guerre, mais ils ont fait l’école de guerre, la Kriegsakademie. Ils sont bien formés, s’appuient tous sur une doctrine commune et se connaissent suffisamment pour savoir ce que va faire le voisin et comment se coordonner avec lui. À l’intérieur des rectangles de 100 km2 des armées prussiennes, on se meut donc beaucoup plus rapidement qu’à l’intérieur des armées françaises. On s’y meut d’autant plus rapidement, et notamment face à l’ennemi, que les Prussiens ont su transformer leur cavalerie en organe de reconnaissance, là où les Français, malgré les enseignements de tous les conflits récents, ont conservé une cavalerie de choc et rupture qui bien sûr se brise inutilement sur les feux modernes. Il y 65 régiments de cavalerie français au début de la guerre, ils ne sont plus que 11 le 1er septembre. Pendant tout ce temps, les corps d’armée français auront été myopes et ne cesseront de se faire surprendre.

Aussi n’est-il guère étonnant que la rencontre des Français avec les trois armées ennemies sur la frontière se passe mal pour eux. Sur les deux points de contact, le scénario est le même. Deux corps d’armée ennemis se rencontrent et se stoppent. Les Allemands, mieux renseignés et plus entreprenants, s’efforcent ensuite de contourner les Français, qui finissent par se replier sans avoir été renforcés à temps. Il n’y a pas de dislocation, mais une série de combats indécis et meurtriers d’une dizaine d’heures sur plusieurs points qui aboutissent à des reculs sous la pression.

La 3e armée allemande pénètre le 4 août à Wissembourg dans le Bas-Rhin et repousse ainsi l’armée de Mac Mahon, le 6, à Frœschwiller-Wœrth. Mac Mahon conserve encore suffisamment de liberté d’action pour se replier sur Chalons. Il n’en est pas de même plus au nord où les 1re et 2e armées allemandes recherchent le contact avec l’armée Bazaine qui, refusant de se replier sur Chalons, a placé ses corps d’armée en position défensive. Le terrain de ces positions aurait pu être préparé si on avait un peu étudié les combats en Virginie en 1864-1865, mais on se contente de faire confiance à la puissance de feu du Chassepot. Le Chassepot fait effectivement des ravages et les pertes prussiennes sont parfois terribles, comme à Saint-Privat ou un tiers de la Garde prussienne est fauché. Les Français sont aussi les seuls à utiliser des mitrailleuses. Le problème est que les artilleurs qui ont la responsabilité de ces armes n’ont pas eu le temps de se les approprier. Ils les utilisent donc comme des canons, en batterie, à découvert et souvent trop loin de l’ennemi. C’est parfois très meurtrier, mais cela a peu d’influence sur les évènements.

Grâce à leur culture du retour d’expérience les Prussiens s’adaptent. Ils allègent leur dispositif au contact, où on ne combat plus effectivement qu’avec une seule ligne de tirailleurs. Surtout, ils font appel aux canons Krupp en acier, l’équivalent dans l’artillerie des fusils à âme rayée armés par la culasse. L’artillerie prussienne fait des ravages sur les dispositifs statiques français. Après trois combats du 14 au 18 août autour de Metz qui sont autant de poussées, les armées allemandes finissent par bloquer l’armée de Bazaine dans la ville. C’est le premier encerclement d’armée réussie, même s’il n’aboutit pas sur une reddition immédiate.

Pendant ce temps, l’armée de Mac Mahon, rejoint par Napoléon III qui prend le commandement fait mouvement vers Sedan. Le 24 août, apprenant la nouvelle, Moltke fait basculer l’axe des progressions de ses armées de Paris vers Sedan. Le centre de gravité, pour employer un terme clausewitzien, n’est pas la capitale mais l’armée ennemie et son chef, le dernier chef d’État français à conduire une armée sur le champ de bataille. Il suffit de cinq jours pour que les 3e et la nouvelle 4e armée formée en cours d’action avec des éléments des 1re et 2e, soit 250000 hommes au total, pivotent complètement sur un front de 90 km. Les commandants d’armées et les chefs d’état-major prussiens, tous nourris à la même doctrine, avaient en réalité tous anticipé ce changement de cap.

Le 31 août, huit corps d’armée allemands sont déployés sur 17 km autour d’un adversaire immobile à Sedan coincé dans un triangle de 4 km de côté. Le 2 septembre, Napoléon III et l’armée de Mac Mahon sont obligés de capituler. Il aura donc suffi d’un mois de combat pour écraser l’armée qui était alors considérée comme la plus puissante du monde.

Cela avait suffi en 1866 à vaincre l’empire autrichien qui dès le lendemain du désastre de Sadowa avait demandé à négocier la paix. Ce n’est pas le cas en France, où la capture du Napoléon III est l’occasion d’un changement de régime qui décide de poursuivre la guerre. Le gouvernement de Défense nationale parvient même dans l’improvisation la plus totale et la ferveur patriotique à mobiliser 600 000 hommes et à former trois nouvelles armées. On voit également apparaître des francs-tireurs qui harcèlent l’ennemi. C’est une grande surprise pour les Prussiens qui redoutent le spectre de la guerre révolutionnaire et populaire.

Étonnamment, là où l’armée impériale avait tenu un mois, ces nouvelles armées françaises improvisées résistent cinq fois plus longtemps. Il est vrai que de larges forces allemandes sont fixées autour de Belfort, Metz et de Paris, assiégée depuis le 19 septembre, mais d’autres arrivent. À la fin de l’année 1870, il y a un million de soldats allemands en France, un chiffre qui aurait paru incroyable quelques dizaines d’années plus tôt.

Pour autant, aucune des trois nouvelles armées françaises, du Nord, de l’Est de la Loire, ne subit le sort de celles de Bazaine et de Mac Mahon. La leçon a été apprise et le théâtre des opérations s’étend à presque tout le territoire situé au nord de la Loire et les batailles elles-mêmes, menées par des armées de même volume et recherchant l’enveloppement, se dilatent. La bataille d’anéantissement par encerclement comme à Sadowa ou Sedan devient plus difficile à mener.

On assiste donc plutôt à une succession de batailles indécises au cours desquelles les nouvelles armées françaises, qui imitent les méthodes simplifiées allemandes, sont plus mobiles que les troupes impériales, avec quelques innovations de méthodes comme l’abandon par l’artillerie des fusées à deux durées au profit des obus percutants. Elles sont également — car elles manquent cruellement d’encadrement et de logistique — beaucoup moins solides que les unités impériales et rompent le combat pour des taux de pertes trois fois inférieurs.

La capitulation de Bazaine à Metz fin octobre, soit un mois avant l’épuisement total de ces vivres, constitue le deuxième évènement décisif de la guerre, car il libère de nombreuses forces allemandes. La supériorité ennemie devient écrasante. La place de Paris capitule fin janvier. Le 26 février, les préliminaires de paix sont signés à Versailles. Le traité de paix est signé à Francfort le 18 mai 1871. L’avance prise par les Prussiens dans l’adaptation à la révolution militaire industrielle n’aura jamais pu être rattrapée.


vendredi 16 avril 2021

16 avril 1917-Premier engagement de chars français au combat-Heur et malheur d'une innovation

Le 16 avril 1917, l’armée française engage pour la première fois des chars sur le champ de bataille. Cet engagement intervient dans le cadre de la grande offensive organisée par le général Nivelle dans la zone d’effort principal entre Laffaux et Reims, secteur de la 5e armée française. La mission des chars est d’appuyer la progression de l’infanterie dans l’attaque des positions successives ennemies dans la zone du petit village de Berry au Bac, dix kilomètres au nord de Reims. On a alors réuni une masse conséquente de 132 chars modèle Schneider répartis en deux groupements. Le premier d’entre eux, le groupement Chaubès vient buter sur les fantassins à l’assaut de la première position allemande et est incapable ensuite de la dépasser. Il n’a aucun effet sur les combats. Le second, le groupement Bossut parvient à atteindre et dépasser la deuxième position allemande, mais malgré la vitesse réduite de la progression les fantassins ne peuvent suivre les engins. Le feu de l’artillerie allemande est alors trop dense. Le groupement Bossut fonce donc, à 6 km/h, vers la troisième position ennemie, qu’il est incapable de prendre seul. Les chars sont alors la cible première de tirs allemands et sont détruits les uns après les autres.

À la tombée de la nuit, les survivants se replient, en subissant encore de nombreuses pertes, la plupart par pannes. Au total, un quart des membres d’équipage ont été tués ou blessés et 76 chars ont été perdus, dont 56 par l’artillerie allemande et parmi eux 35 ont pris feu. Le groupement du commandant Bossut, lui-même tué dans son char, a été détruit pour un effet nul. L’enthousiasme qu’avait suscité cette «Artillerie spéciale» (AS) retombe d’un coup et se transforme en hostilité devant ce «gâchis de ressources».

Comment expliquer cet échec d’une innovation pourtant si prometteuse?

Revenons un peu plus d’un an en arrière. L’idée d’un engin à chenilles à vocation militaire apparaît dès le début XXe siècle dans le cadre du bouillonnement d’expérimentations autour du moteur à explosion. Plusieurs projets industriels apparaissent qui ne trouvent aucune application, car nulle part on ne parvient à connecter ces lourds, lents et peu fiables engins à un besoin. Ce besoin apparaît finalement avec la fixation du front à partir de l’automne 1914 lorsqu’il s’agit de neutraliser des nids de mitrailleuses ennemies, solidement retranchés et protégés par des réseaux de fils de fer barbelés. Stimulée par l’urgence, l’offre technique est très importante en France. Les projets présentés souffrent cependant de méconnaître les réalités du front et, jusquaux travaux de la société Schneider, de ne pas utiliser la chenille. Du côté de la «demande», le Grand quartier général (GQG) attend d’avoir exploité toutes les solutions conformes au paradigme en vigueur avant de regarder des solutions nouvelles, ce qui survient après le désastre de l’«offensive décisive» de septembre 1915.

C’est dans ce contexte que le colonel Estienne écrit le 6 décembre 1915 au général en chef : «je regarde comme possible la réalisation de véhicules à traction mécanique permettant de transporter à travers tous les obstacles et sous le feu, à une vitesse supérieure à 6 kilomètres à l’heure, de l’infanterie avec armes et bagages, et du canon».

Estienne possède alors toutes les qualités pour défendre un projet innovant. Polytechnicien, il a reçu une solide formation scientifique qu’il met au service d’un esprit créatif. Dans sa carrière d’artilleur, de multiples inventions lui ont donné une notoriété qui lui vaut de recevoir, en 1909, la mission d’organiser à Vincennes un centre d’aviation où il développe ses idées sur le réglage aérien de l’artillerie, idées qu’il concrétise le 6 septembre 1914, à Montceaux-les-provins, avec les deux aéroplanes qu’il a fait réaliser. Point particulier, il sert alors à la 6e Division d’Infanterie (DI) sous les ordres du général Pétain, avec qui il continue à entretenir par la suite des relations. Grâce à son réseau, Estienne connaît le projet d’engin de la société Schneider qui correspond le moins mal à son idée et lorsqu’il parle, il est plus facilement écouté que les centaines d’autres colonels de l’armée française. Estienne réussit ainsi à persuader Joffre de demander, dès le 31 janvier 1916, la fabrication rapide de 400 cuirassés Schneider.

Le problème est que la Direction du Service Automobile (DSA), au sein du ministère de la Guerre prend ombrage. Ce n’est pas aux opérationnels de décider du choix de moyens, mais au ministère de la Guerre en liaison avec celui de l’Armement! La DSA ne peut contrecarrer le projet de la coalition Joffre-Estienne-Pétain-député Breton-société Schneider, déjà approuvé et financé, mais elle peut essayer de le neutraliser. La nouvelle coalition qui réunit Albert Thomas, ministre de l’Armement, et le général Mourret, de la DSA, parvient à obtenir que le projet de chars Schneider soit confié une commission excluant Estienne, et commande également à 400 exemplaires son propre char à la société Compagnie des Forges et Aciéries de la Marine et d’Homécourt dite «Saint-Chamond», rivale de Schneider et où officie un autre artilleur célèbre : le colonel Rimailho. Après une bataille de périmètres, Estienne obtient cependant en septembre le commandement de l’Artillerie d’assaut (ou spéciale, AS). L’AS est rattachée au GQG pour emploi, mais dépend organiquement jusqu’en janvier 1918 du ministère de l’Armement, à la D.S.A. et à deux sous-secrétariats (Inventions et Fabrications), source de multiples frictions.

Le premier groupe de chars, des Schneider, est créé le 7 octobre 1916, soit seulement dix mois après le lancement du projet, une performance remarquable due en grande partie au pragmatisme d’Estienne qui n’attend pas, contrairement à ce que fera systématiquement la DSA, le char de ses rêves, mais adapte l’existant en l’occurrence le projet de l’ingénieur Brillié, extrapolation des idées du député Breton et du tracteur d’agriculture «Baby Holt». La DSA par sa bureaucratie, exigeant de refaire les essais de Schneider pour aboutir aux mêmes conclusions, n’aura retardé le projet que de six semaines. Quant au projet Saint-Chamond beaucoup plus sophistiqué, il ne sera pas prêt à temps pour les combats du printemps. Et quand il sera prêt, on s’apercevra que son châssis a été mal conçu et qu’il est peu utilisable. On notera aussi que le ministère de l’Armement, tout au respect de sa commande d’engins, néglige tout son environnement de pièces détachées, ce qui provoquera au bout du compte autant de chars immobilisés que l’action de l’ennemi.

Alors que la première génération d’engins est lancée. Estienne et la DSA imaginent déjà la suivante. Le premier veut un engin léger et transportable par camions, ce sera le FT-17 un des instruments de la victoire. La seconde, significativement, préfère un engin très lourd et très puissant, ce sera le char 2C un monstre d’ingénierie qui n’apparaîtra qu’après la guerre et ne servira jamais à rien. Entre temps, de toute façon, le haut-commandement a changé et Nivelle, nouveau général en chef, a placé en priorité absolue un programme de 850 tracteurs d’artillerie qui à partir du début 1917 freine considérablement la production de chars moyens et stoppe les débuts du char léger. Ce projet de tracteurs sera un échec.

Tactiquement tout est à inventer. Le laboratoire de l’AS est à Champlieu près de Compiègne. Les hommes arrivent à partir d’août 1916. Volontaires venus de toutes les armes, ce sont d’abord des «émigrés» internes. Dans le corps des officiers, deux catégories dominent. Les premiers sont officiers de «complément» (réservistes) ou issus du rang. Victimes dun ostracisme de la part des officiers de carrière, ils sont attirés par les armes nouvelles, là où personne ne peut revendiquer une supériorité sur eux. Pour le député Abel Ferry, «les chars dassaut sont une invention dofficiers combattants, de réservistes, de gens de l’arrière. Ils ne sont pas nés spontanément de la méditation du haut-commandement». On rappellera d’ailleurs que le premier emploi militaire d’engins chenillés en France semble d’ailleurs être l’initiative du réserviste Cailloux, dans les Vosges au printemps 1915.

Le deuxième groupe important est formé par les cavaliers. Disponibles, car inemployés dans la guerre de tranchées, les cavaliers, essaiment dans les autres armes, où ils arrivent avec leur culture d’origine, mais aussi leurs frustrations. Dans l’Aéronautique, comme dans l’AS, ils reproduisent des schémas très offensifs faits de charges ou de duels et rechignent à la coopération avec les autres armes. Au-dessus des portes du manège de l’École militaire à Paris on trouve deux noms : Du Peuty et Bossut. En fait, il s’agit de deux cavaliers qui ont quitté les chevaux pour les avions dans le premier cas, et les chars dans le second. Déjà célèbre avant-guerre pour ses qualités hippiques, véritable héros plusieurs fois cité en 1914, Bossut commandera donc le principal groupement de chars à Berry-au-Bac, mais il aura eu auparavant une grande influence sur les orientations de l’AS.

C’est avec tous ces hommes que l’on s’efforce de déterminer une doctrine d’emploi. On tire des enseignements des multiples exercices menés sur les polygones du camp de Champlieu, avec cette particularité qu’ils manquent un peu de réalisme. Après coup, le lieutenant Chenu, un des premiers officiers de chars, évoquera l’illusion des tranchées ennemies, «réseau idéal et géométrique, facile à franchir par les chars». On s’intéresse aussi beaucoup à l’expérience des Britanniques qui ont été les premiers à utiliser des chars, sans grand succès, sur le champ de bataille de la Somme. La coopération entre les Alliés sera toujours excellente en la matière. En août 1918, on finira par créer un Centre interalliés à Recloses, regroupant plusieurs bataillons de chars et d’infanterie des différentes nations afin de mettre en commun connaissances et expérimentations.

On fixe rapidement les structures. Les cellules tactiques de base sont les batteries à 4 chars, réunies par 4 dans des groupes. Le 31 mars 1917, l’A.S. dispose de 13 groupes Schneider et de 2 groupes Saint-Chamond incomplets. Ces groupes forment des groupements de taille variable. Pour faciliter la progression des chars, le commandant Bossut suggère la formation d’une infanterie d’accompagnement : ce sera le 17e Bataillon de chasseurs à pied (BCP) dont chaque compagnie d’infanterie est affectée à chaque groupe d’attaque. Elle se fractionne ensuite en «groupes d’élite» de trois hommes chargés d’accompagner chaque engin et en sections d’accompagnement pour l’aménagement des passages sur les tranchées. Pour une raison mystérieuse, le 17e BCP ne sera finalement pas engagé avec les chars dans l’offensive d’avril et remplacé au dernier moment par une unité sommairement formée.

Reste encore à déterminer comment utiliser ces chars qui peuvent tirer efficacement qu’à 200 mètres pour les Schneider et ne peuvent parcourir que 30 kilomètres, retour compris. Il n’y alors que deux possibilités. La première est l’accompagnement. Dans ce cas, les engins avancent au rythme des fantassins pour les aider à détruire les résistances. Dans ce cas, ils peuvent être dispersés dans les unités d’infanterie. La deuxième est la charge. Les chars profitent alors de leur blindage pour foncer le plus loin possible à l’intérieur des positions adverses. Il vaut mieux alors les employer en masse pour accentuer l’effet moral et pouvoir s’appuyer mutuellement. En revanche, il est inconcevable d’imaginer les Schneider et Saint-Chamond exploiter en profondeur une rupture du front ou effectuer des missions de reconnaissance. Pour Bossut, les choses sont claires lorsqu’il est affecté à la 5e armée avec sept groupes : «le char cest un cheval avec lequel on charge», écrit-il à son frère. On ira aussi vite que possible et l’infanterie fera aussi vite qu’elle pourra, et lui-même «sabrera» avec ses hommes alors que son rôle était plutôt de rester au poste de commandement de l’armée pour essayer de coordonner l’action des chars avec celle des autres armes. Sa citation posthume exprime lesprit de beaucoup d’officiers de l’AS de cette époque : «Après avoir donné tout son grand cœur de soldat, de cavalier intrépide, est glorieusement tombé en entraînant ses chars dans une chevauchée héroïque aux dernières lignes ennemies».

On connaît donc la suite. La première bataille est un révélateur de forces et faiblesses. Là les faiblesses cachées, vulnérabilités techniques et absence de coordination avec les autres armes, étaient les plus nombreuses. Cet échec initial montre la difficulté à appréhender à priori toute la complexité de l’emploi d’un nouveau système tactique. L’échec semble donc être la norme dans l’emploi initial d’une arme de création trop récente. Ces problèmes de jeunesse peuvent être fatals pour l’organisation. C’est presque le cas pour l’AS qui est finalement sauvée par sa réactivité et un retour d’expérience rapide, propres aux petites structures. L’AS est engagée une deuxième fois le 5 mai aux alentours du moulin de Laffaux, non plus en «cavalier seul», mais en appuyant étroitement linfanterie. Chaque batterie de chars est affectée à une unité d’infanterie nommément désignée pour neutralise des objectifs précis. Les tirs dartillerie (aveuglement des observatoires, contrebatterie) sont préparés avec soin; un avion dobservation est chargé de renseigner le commandement sur la progression des engins et de signaler à lartillerie les pièces antichars. Le 17e BCP est réemployé dans son rôle d’accompagnement. Dans la soirée du 5 mai, les résultats de la VIe armée sont limités, mais dus, pour une large part, à l’action des chars. Les interventions multiples de 12 Schneider jusqu’à plus de 3 kilomètres de la ligne de départ ont permis d’ouvrir des brèches dans les réseaux, de neutraliser de nombreuses mitrailleuses et de repousser plusieurs contre-attaques allemandes. En revanche le premier engagement d’un groupe de chars Saint-Chamond a obéi au principe de l’échec initial. Pour aligner seize engins, il a fallu en «cannibaliser» autant à Champlieu. Sur ce nombre, douze ont pu arriver en position d’attente, neuf prendre le départ et un seul franchir la première tranchée allemande. Au total, les pertes définitives en chars des deux types se limitent à trois engins. L’action redonne confiance dans l’AS.

Ce petit succès tactique et le soutien de Pétain nouveau général en chef permettent de sauver l’AS alors très menacée, mais les dégâts organisationnels vont être importants. La production est presque arrêtée pendant plusieurs mois et la DSA profite de l’occasion pour obtenir la suspension du programme de chars légers, dont les premiers engins ne pourront être engagés qu’en mai 1918. Mais les effets de la «première impression» vont avoir des effets à long terme. En 1935, au terme dun récit consacré à l’attaque de Berry au Bac, dans la Revue d’infanterie, l’auteur fait le vœu : «que les chars français conservent cette conception tutélaire de l’emploi en liaison avec les autres armes, l’infanterie en particulier, qu’ils l’adaptent avec mesure aux progrès de la technique plutôt que de la rejeter comme une vieillerie; quavant de se laisser séduire par des espoirs de chevauchées mécaniques, ils songent à la charge splendide, mais sanglante et vaine des AS 5 et 9 vers la voie ferrée à 2 km en avant des premiers fantassins».

Extrait et résumé de L'Invention de la guerre moderne : Du pantalon rouge au char d'assaut 1871-1918, Tallandier.