jeudi 26 mai 2022
La bataille de Bir Hakeim, courage et innovation dans les sables
samedi 27 novembre 2021
Le futur ne revient jamais-Anticipation militaire et fantaisie
Il n’est
guère de métier qui fasse plus appel à l’imagination que celui de soldat. Les
soldats ont été inventés fondamentalement pour faire la guerre, or, et c’est heureux,
ils ne la font pas souvent. Pour autant, ils sont quand même obligés de s’y préparer
sous peine de graves déconvenues. Le problème est que comme disait le
mathématicien Henri Poincaré : « la guerre est une expérience dont l’expérience
ne peut pas se faire ». Autrement-dit, ce qui se passe dans la guerre,
qu’il s’agisse au niveau le plus bas de concevoir la réalité concrète du combat
et de la proximité de la mort, comme au niveau le plus élevé de la stratégie d’anticiper
la complexité des interactions avec l’ennemi, tout cela ne peut être appréhendé
complètement en temps de paix. Or, ce qui ne peut être appréhendé par les sens doit
être imaginé. Pour préparer la guerre future, les militaires vivent au présent dans
un temps de guerre imaginaire.
Au niveau
dit « tactique », pour se préparer au combat qui pourrait survenir dès
le lendemain, on simule. On fait des grands ou des petits exercices, sur cartes
ou sur le terrain, on se tire dessus avec des cartouches à blanc ou des laser, on
tire réellement sur des ennemis en carton ou on clique sur des écrans. On
essaie de cette façon dans les unités destinée à aller au contact de l’ennemi de
coller le plus possible à la réalité que l’on anticipe.
Au niveau le
plus élevé, lorsqu’il s’agit de modeler et faire évoluer une armée toute entière
pour l’adapter à la guerre que l’on aura à mener dans l’avenir, il n’est pas d’autre
solution que de pratiquer des exercices de pensée. Comme dans la psychanalyse d’Alfred
Adler, on se construit en fonction d’un modèle de soi imaginé dans un futur indéterminé. Intéressons nous à cet aspect.
L’invention
du futur
Anticiper la guerre future n’est pas
un exercice très ancien. Pendant des siècles, un soldat devait simplement apprendre
l’état d’un art qui évoluait lentement. Un officier pouvait faire toute une
carrière avec la même culture, les mêmes équipements, les mêmes structures, les
mêmes méthodes. La seule incertitude résidait dans l’emploi réciproque de ces
moyens dans les campagnes et les batailles. Quand on se réfère au temps, du
moins en Europe, c’est alors plutôt au passé que l’on s’adresse, et plus
particulièrement à un passé antique grec ou surtout romain plus ou mythifié et
jugé modèle idéal.
Et puis le
futur est apparu. Un jour de 1834, l’essayiste et homme politique français
Félix Bodin publie Le roman de l’avenir, sans doute le premier roman de ce
que l’on va baptiser « littérature futuriste » puis d’« anticipation »
ou de « science-fiction » et qui témoigne de la conscience que beaucoup
commencent à avoir de l’évolution désormais rapide des sociétés. Le monde dans
lequel vivront les enfants sera très différent de celui dans lequel sont nés
leurs parents. Pour beaucoup alors, ce différent sera meilleur. Les regards se
tournent donc du passé vers le futur.
Les
états-majors militaires, ceux qui sont justement destinés à préparer la guerre,
sont obligés à leur tour de prendre en compte cette invasion des changements. Ils
sont obligés d’anticiper sous peine d’être dépassés par l’accélération des
choses. En France, les règlements militaires, l’état de l’art mis par écrit, changeait
en moyenne tous les 40 ans jusqu’en 1860, ils sont renouvelés ensuite tous les
12 ans jusqu’à la Première Guerre mondiale, et tous les ans pendant cette
guerre.
Anticiper le
futur militaire n’est cependant pas chose facile. La guerre peut survenir demain,
dans quelques années ou très loin, peut-être jamais, alors que dans le même
temps, il faut effectuer des investissements matériels sur des cycles de plus
en plus longs. Nous sommes actuellement en matière d’équipements dits « majeurs »,
avions de combat ou de transport, grands navires, véhicules terrestres, sur des
séquences qui peuvent s’étaler sur 60 ans de la conception au retrait. Et
autant le dire, prévoir ce que l’on va faire d’un équipement dans 60 ans ne relève
plus de l’anticipation mais de la voyance. Mais les investissements ne sont pas
seulement matériels. Imposer un service militaire universel par exemple implique
un peu l’idée d’avoir à défendre la patrie contre une menace majeure proche
dans l’espace mais aussi dans le temps.
Et puis,
faire la guerre c’est aussi s’opposer à une autre entité politique, et pour les
militaires, c’est s’opposer à une autre force armée. Même si la perspective d’avoir
à affronter une très puissante armée clairement identifiée à nos frontières n’est
pas réjouissante, cela a au moins le mérite de savoir à quoi on va avoir affaire
et de se structurer en conséquence. Il est donc très troublant de voir cet
ennemi potentiel disparaitre d’un coup. C’est un peu comme si on disait au XV
de France un lundi que finalement il ne jouera pas contre les All Blacks le samedi
suivant, et même qu’il n’est pas sûr du tout qu’il ait à affronter une équipe de rugby. S’il n’y
a pas d’armée ennemie, il faut l’inventer, et en attendant on continue à faire
comme si cette armée n’avait pas disparue. Dans les années 1990, on a ainsi longtemps
continué à affronter l’Union soviétique dans les exercices militaires car cet
éclairage résiduel d’une étoile que l’on savait disparue était le seul dont on
disposait. Notons, pour rebondir à ce qui était dit plus haut sur les programmes
industriels et la voyance, que nous sommes toujours fondamentalement équipés
pour affronter cette étoile, rouge bien sûr, disparue depuis trente ans.
Ce n’est pas
tout. Même si le brouillard n’est pas aussi épais que cela, l’anticipation militaire
doit faire face aussi à un autre terrible écueil : le confort organisationnel.
Les armées comme toutes les organisations, n’aiment pas les changements profonds,
les ruptures d’équilibre internes avec des perdants qui râlent forts et les gagnants
qui se taisent. Elles connaissent pourtant régulièrement des restructurations,
mais presque toujours par imposition de l’exécutif politique et quasiment jamais
par une décision interne, sauf en cas de « Patrie en danger ». Ce n’est
pas un conservatisme par nature. Les armées peuvent susciter en interne des
innovations importantes, mais à condition que cela ne bouscule pas trop des
façons de faire et des façons de voir les choses. Imaginer le futur c’est bien, surtout s’il ne faut rien changer.
Une
innovation forte est une greffe, et cette greffe doit être acceptée par le
corps. C’est ce qui explique le plus souvent des comportements très différents face
à des innovations identiques. Dans les années 1960, l’armée de l’Air accepte
plutôt bien l’idée de se doter d’armes nucléaires, c’est prestigieux, cela fait
moderne, cela assure des crédits sans avoir à trop bousculer l’organisation et
les valeurs internes. Piloter un Mirage IV dans un raid nucléaire reste un mission pour les pilotes de chasse, le « noyau
noble » de l’organisation. Dans la Marine nationale, cela signifie faire concentrer
une grande partie des ressources au profit des sous-marins nucléaires lanceurs
d’engins, avec une mission ingrate, au détriment du Plan bleu de renouvellement
de la belle flotte de surface, le noyau dur et noble de l’institution, celui dont
sont issus tous les chefs d’état-major. Cela se fait donc plus difficilement et
il faut l’autorité du général de Gaulle pour l’imposer à beaucoup d’amiraux
réticents. Les temps et les visions ont bien changé depuis.
Sans
intervention extérieure forte, mais encore faut-il qu’elle soit éclairée, on
peut ainsi conserver longtemps une contradiction entre un futur qui impose le
changement et un présent qui le refuse. En 1942, l’état-major japonais constitue une « Red Team » avec des officiers ayant vécu aux
Etats-Unis et connaissant bien les Américains. Lors d’un grand jeu prospectif
simulant la suite de la guerre, cette équipe « américaine » parvient à faire débarquer ses troupes virtuelles le 1er octobre
1944 aux Philippines. Le jeu est arrêté à ce moment-là, ses conclusions
détruites et la Red Team dissoute. Les Américains ont réellement débarqué aux Philippines
le 25 octobre 1944.
Pas facile
donc d’imaginer la « guerre future » quand on est l’institution qui
est chargée de la faire. Illustrons cela sur une longue durée par l’exemple
américain.
Le
futur en fuite
En 1945,
après la Seconde Guerre mondiale, la vision de la guerre future qui se dégage aux
Etats-Unis est en réalité très proche de la vision traditionnelle de la guerre
dans ce pays. Comme l’élastique géante de l’Histoire que décrit Poul Anderson
dans La patrouille du temps, on revient immédiatement à la tradition malgré
l’énormité des évènements récemment vécus. Pour le futur, on fera comme avant. Les
Etats-Unis redeviennent neutres, et protégés par une grande marine et, seule nouveauté,
également une grande aviation dotée de bombes atomiques. L’armée de Terre en
revanche est dissoute. S’il faut refaire la guerre, on remobilisera et on repartira
outre-océans pour détruire le Mal.
Au passage,
quand on fait le même exercice d’anticipation en France en 1946 et que l’on
demande aux états-majors comment ils voient la guerre future et ce qu’ils
veulent comme moyens, ils répondent tous qu’ils veulent refaire du 1944-45 avec
des flottes de bombardiers, des porte-avions et des divisions blindées.
Personne ne parle des deux évènements récents qui vont pourtant avoir le plus d’influence :
les bombardements atomiques au Japon et la guérilla communiste en Indochine.
Revenons aux
Etats-Unis. Cette vision digne des Pères fondateurs tient quatre ans, jusqu’à
la doctrine Truman et l’idée que les Etats-Unis ont un ennemi, le communisme,
et qu’il faut s’allier à tous ceux qui le combattent. Très vite on voit donc fleurir
des scénarios de guerre en Europe, où l’URSS remplace l’Axe. Elle sera
bombardée massivement depuis les airs, y compris avec des bombes atomiques, et attaquée
au sol à la manière de 1944. Pour autant, on ne modifie pas encore beaucoup
les forces car on n’imagine pas cette grande guerre pour tout de suite, et puis
la tradition de mobilisation in extremis persiste.
Manque de
chance, la guerre a lieu tout de suite, en 1950, dans un endroit totalement
imprévu, la Corée, et sans emploi d’armes nucléaires. Le résultat est très
mitigé.
Qu’à cela ne
tienne. Au retour de Corée en 1953, grâce à la miniaturisation des armes
atomiques, l’US Army va pouvoir se doter d’une puissance de feu
considérable qui va permettre d’écraser tous ses adversaires. C’est la grande période de
l’atome. En 1958, le lieutenant-colonel Rigg écrit War 1974 dans lequel
il dépeint la manière dont on combattra dans 16 ans. La guerre future c’est alors
une guerre en Europe où l’atome est partout, dans les armes et c’est l’époque
où l’armée américaine se dote de milliers d’obus, de roquettes, de missiles anti-aériens
atomiques, mais aussi les moteurs que l’on retrouve dans les avions ou les
hélicoptères géants. Les soldats volent eux-mêmes dans de mini-hélicoptères,
sont équipés d’armures et de casques intégraux, ils se nourrissent de pilules
mais ont une poche dans la tenue pour mettre les cigarettes. Tout cela fait
consensus. Un an plus tard, Robert Heinlein, écrit sensiblement la même chose
dans Starship Troopers, les communistes étant remplacés loin dans le
futur par les Punaises.
Manque de
chance, les forces armées américaines sont en fait engagés massivement au Vietnam de 1965 à 1973, et on n’y emploie toujours pas d’armes atomiques. Au bilan, le
soldat américain de 1974 n’est guère différent de celui de 1958, il a simplement
les cheveux un peu plus longs et il est un peu plus démoralisé. La vraie nouveauté
n’est alors pas technique, mais sociale : c’est désormais un professionnel. Notons
au passage, combien les visions du futur d’où qu’elles viennent jugent mal de
la vitesse des choses, en les accélérant le plus souvent. Il suffit de revoir
les films de science-fiction des années 1970 et 1990 qui sont censés se dérouler
dans les années 2020 pour juger du décalage.
La guerre menée
n’était toujours pas celle anticipée, qu’à cela ne tienne. Après la Corée, le Vietnam est considéré comme une nouvelle anomalie et on peut
maintenant revenir à la « vraie guerre future », c’est-à-dire contre
les Soviétiques en Europe et avec plein de machines. C’est l’occasion d’une floraison
de littérature sur le sujet avec des essais comme Race to the Swift:
Thoughts on Twenty-First Century Warfare de Richard Simpkin, des wargames
commerciaux, et des romans comme Team Yankee, La troisième guerre
mondiale du général Hacket ou encore Tempête rouge de Tom Clancy (1986)
qui apparait alors à beaucoup comme la meilleure description de ce qui va probablement
se passer.
Les armes
nucléaires du champ de bataille sont passées de mode, vive les nouvelles technologies
de l’information qui vont permettre d’accroitre la capacité des forces. Mais à
côté du software, on construit aussi du gros dur, avec des équipements
militaires, chars, hélicoptères d’attaque, avions de combat, etc. et on s’entraine
mieux grâce à la révolution de la simulation. La vision a permis de créer en
quelques années, et pour la première fois en temps de paix, une nouvelle armée américaine particulièrement
puissante.
Manque de
chance, trois ans après Tempête rouge, le mur de Berlin s’effondre et
les soldats soviétiques rentrent chez eux sans même avoir été combattus. Les
grandes divisions blindées américaines ne vont finalement pas combattre en
Europe mais en Arabie saoudite et contre l’Irak. Encore raté, même si pour le
coup les Irakiens vont subir la foudre. Beaucoup d’entre eux, se vengeront douze
ans plus tard face à la même armée américaine qui refusait alors d’intégrer la
guérilla dans ses planches de Powerpoint pleines de nœuds de communications, de
faisceaux laser, de récepteurs et d’effecteurs, de cyber et d’espace.
Imaginer ou mourir
Pour résumer.
Les militaires ont absolument besoin de visions du futur pour se construire. Le
problème est que la vision qu’il vont produire institutionnellement parlera peu
de politique, or la guerre c’est de la politique ; elle parlera beaucoup
de machines, or si c’est le plus visible ce n’est qu’une partie de choses ;
elle ne dira rien qui change ses équilibres internes, ce qui revient à négliger
les scénarios dits de « rupture » (synonyme de « gros changements »)
souvent les plus dangereux.
Les armées ont donc obligatoirement besoin aussi de visions alternatives, ce qui ne peut venir que d’une réflexion libre de militaires ou de civils -la meilleure description de la Première Guerre mondiale est venue du banquier Jean de Bloch en 1898 dans La guerre de l'avenir- ou mieux encore de l’association entre les deux. Ils ont donc aussi obligatoirement besoin que se dégage de toutes ces réflexions, comme dans un processus scientifique, un consensus le plus honnête et le plus fiable possible sur le futur qui puisse leur être imposé.
Si cette vision n’impose pas trop de changements internes, c’est formidable, on aura une armée intelligemment construite par le futur un peu comme dans La fin de l’éternité d’Asimov lorsque c’est l’énergie captée dans le futur grâce au voyage dans le temps qui permet ce même voyage dans le temps. Dans le cas contraire, et en fait pas incompatible, le futur devra être imposé de force par l’échelon politique, comme de Gaulle et la refondation malgré elle de l’armée française dans les années 1960. Dans les deux cas, il sera bon de garder aussi en mémoire les futurs exclus, car on ne se sait jamais. Sans vision de futur, on ne le risque pas de le fabriquer. Sans visions alternatives à celle-ci, il sera plus difficile de s’adapter lorsque les choses ne se dérouleront pas comme prévu.
samedi 17 juillet 2021
Les innovations militaires à l’époque de la guerre de 1870
La révolution du fusil et ses conséquences
Jusqu’aux années 1840, l’espace de combat dans lequel les forces terrestres s’affrontaient est toujours resté très étroit du fait de la faible portée des armes, mais aussi de la faible mobilité des troupes, limitée à la marche ou au transport à cheval, ainsi que de la lente transmission des informations.
Pourvu qu’il soit bien placé, le chef d’armée peut alors savoir où est l’ennemi et même le voir avant de subir les effets de ses armes. Il est donc presque toujours possible de manœuvrer et de s’organiser avant le combat dans un « rayon de commandement » de quelques kilomètres. C’est ainsi que l’on retrouve la Grande Armée le 18 juin 1815 à Waterloo avec six corps d’armée mis en place dans un rectangle de trois kilomètres de front et deux kilomètres de profondeur.
Tout bascule lorsqu’on commence à concevoir des fusils qui associe un canon à âme rayée, qui fait tourner la balle et lui donne une plus grande portée pratique, et un armement par la culasse avec des cartouches complètes. Cela paraît anodin, mais cela change tout. En 1815, un bataillon d’infanterie pouvait tirer en une minute près de 2 000 coups à une portée pratique 100 mètres. En 1850, le même bataillon équipé du fusil prussien Dreyse peut en envoyer 4 000 à 400 m.
Comme parallèlement à cette augmentation de puissance de feu on continue à se déplacer à pied ou à cheval, aborder l’ennemi impose de franchir un mur de milliers de projectiles de plus en plus dense et profond. En 1815, on s’approchait, on tirait et puis on pouvait aborder l’ennemi en subissant au maximum un tir de sa part. Face aux nouveaux fusils, il faut faire face à huit tirs successifs avant d’arriver au contact de la ligne ennemie, ce qui est évidemment une autre affaire. À cheval il ne faudra peut-être faire face qu’à quatre tirs, mais comme on constitue une cible beaucoup plus importante qu’un fantassin, le défi est encore plus rédhibitoire.
Certains vont considérer que pour aborder l’ennemi, il suffira de rester groupé et d’aller plus vite. C’est en partie l’origine du « pas chasseur » plus rapide que les autres ou de l’habitude des Bersagliers de défiler en courant. Les balles persistant à aller beaucoup plus vite que les hommes, c’est une approche qui trouve vite des limites. D’autres estiment qu’il faut s’avancer dispersé en tirailleurs afin de mieux échapper aux feux et de soi-même mieux tirer, mais on s’aperçoit que les soldats échappent alors rapidement au contrôle des officiers et qu’on n’arrive jamais au contact de l’ennemi de cette façon. Ce problème tactique ne trouvera de solution que pendant la Première Guerre mondiale.
En attendant, on se trouve dans toutes les armées dans une position où il devient très difficile d’aborder l’ennemi. Il est donc encore plus difficile de percer son dispositif et de le disloquer. Or, sans dislocation, il n’y a pas de résultat décisif mettant fin au combat, mais une usure des deux camps. L’attaque de flanc sur le plateau de Pratzen à Austerlitz en 1805 ou la charge de la colonne Mac Donald à Wagram en 1809 deviennent des souvenirs. L’infanterie française parvient bien à percer le centre autrichien à Solférino, en 1859, mais elle ne réussit que parce que l’infanterie autrichienne n’est pas encore équipée de ce qui se fait de mieux. Lorsque les Autrichiens tentent d’imiter les Français à Sadowa en 1866, ils se font massacrer par les Prussiens. Et avec le fusil Chassepot adopté à la même époque, les fantassins français sont encore mieux armés que les Prussiens.
Devant une telle augmentation de la puissance de feu, il n’est plus besoin, ni même souhaitable de conserver les mêmes densités de troupes que sous la période napoléonienne, sous peine là encore de massacres comme lors de la bataille de Shiloh aux États-Unis en 1862 où plus de soldats américains tombent en deux jours que pendant toute la guerre de 1812-1814 contre l’Angleterre. La dispersion et l’adaptation au terrain s’imposent. Là où on met six corps d’armée à Waterloo, il n’y en plus qu’un seul en 1870.
Dans le même temps, le nombre des unités de combat ne cesse d’augmenter grâce à la démographie, la conscription généralisée et la capacité de soutien des économies industrialisées. L’armée prussienne mobilisée en 1870 est trois fois plus importante que celle de 1815. La combinaison de la moindre densité des forces sur le front et de l’augmentation du nombre d’unités entraine mécaniquement une augmentation de la largeur des fronts. Cette extension est d’autant plus importante que l’on a de plus en plus tendance à ne plus distribuer les forces en profondeur pour essayer de percer le front ennemi, mais plutôt latéralement pour essayer de le contourner. On aboutit ainsi à une dilatation des espaces de batailles. Une campagne moyenne ne se déroule plus avec une armée de 100 000 hommes finissant pas se regrouper dans un carré de 10 km2 pour combattre, mais avec deux à quatre armées qui forment chacune un rectangle de 100 km2 au contact de l’ennemi. Lorsque de tels rectangles opposés se rencontrent sans pouvoir se disloquer, il est également difficile d’obtenir une décision dans une seule journée. Les batailles tendent donc aussi à s’étendre sur plusieurs jours.
Cette dilatation de l’espace-temps pose de nouveaux problèmes de commandement. Grâce au chemin de fer et au télégraphe cela se passe plutôt mieux qu’avant au niveau opérationnel. Il est plus facile de mouvoir ces armées de manœuvre que les corps d’armée de Napoléon, mais seulement avant la rencontre avec l’ennemi. Dès qu’il y a contact en revanche, les choses sont plus compliquées. Il est désormais beaucoup plus difficile, sinon impossible pour le chef de voir l’ennemi avant de se faire tirer dessus et les combats débutent souvent dès qu’une partie des troupes rencontre l’ennemi. L’agencement des forces se fait dans l’action et non plus avant, alors que la circulation de l’information repose toujours sur la vitesse du messager à cheval ou à pied sous le feu de l’ennemi.
Les dispositifs dilatés avec des forces plus dispersés et des fantassins qui peuvent tirer à distance à genoux ou couchés deviennent moins visibles. Les comptes rendus qui remontent jusqu’au commandant d’armée désormais plus en arrière de la ligne de contact sont lents et imparfaits. La prise de décision est difficile et les ordres descendants tout aussi lents. Pour pouvoir fonctionner quand même efficacement, il n’est guère d’autre solution que de redistribuer le commandement et décentraliser la conception des ordres de manœuvre. Cela suppose de surmonter des réticences internes à ce qui s’apparente à des pertes de pouvoir. Cela induit aussi un effort proportionnel et donc considérable de formation des cadres jusqu’au plus petit échelon.
En résumé, en juillet 1870 lorsque la France et la coalition allemande entrent en guerre, l’art de la guerre consiste à être capable d’organiser et de faire manœuvrer ensemble plusieurs armées de 100/150 000 hommes face à des armées équivalentes qu’il va falloir non pas détruire par dislocation mais étouffer par encerclement. Très clairement, une des deux armées y est mieux préparée que l’autre.
La guerre comme révélateur de problèmes non résolus
La France découvre de son côté que la mobilisation ne s’improvise pas. L’intendance, qui est dotée d’une organisation distincte de celle des forces de combat, est saturée et les axes de communications, principalement les voies ferrées, sont bouchés. Les régiments français partent à la frontière sans attendre leurs réservistes, il est vrai beaucoup moins nombreux que les Allemands. Au total, la France ne réunit que 350 000 hommes au total, pour la plupart en cours de réunion dans deux armées, d'Alsace et de Lorraine, de part et d’autre des Vosges avec 7 corps d’armée. En face, Prussiens et autres Allemands, réunissent 550 000 hommes en première ligne et 400 000 en deuxième échelon dans la Landwehr. L’ensemble, certes plus hétérogène puisqu’il intègre plusieurs armées nationales, forme 15 corps d’armée. La plupart sont réunis au sein de trois armées placées à l’ouest du Rhin au plus près de la frontière.
Les Français découvrent ensuite qu’ils sont incapables de manœuvrer ces grandes forces avec la même souplesse que les Prussiens. Contrairement à ces derniers, et à l’exception de la Garde impériale qui avait une structure de commandement permanente, tous les états-majors de divisions, de corps d’armée et des armées de Mac Mahon en Alsace et Bazaine en Lorraine sont constitués pendant la mobilisation.
Au niveau le plus élevé, les deux maréchaux français se jalousent, coopèrent mal et sont peu disciplinés, tout le contraire des commandants d’armées prussiennes. Les officiers français ont tous ou presque une expérience du combat, en Algérie, Italie ou ailleurs, mais pas du tout l’habitude de manœuvrer à une telle échelle. Les officiers d’état-major prussien ont peut-être peu fait la guerre, mais ils ont fait l’école de guerre, la Kriegsakademie. Ils sont bien formés, s’appuient tous sur une doctrine commune et se connaissent suffisamment pour savoir ce que va faire le voisin et comment se coordonner avec lui. À l’intérieur des rectangles de 100 km2 des armées prussiennes, on se meut donc beaucoup plus rapidement qu’à l’intérieur des armées françaises. On s’y meut d’autant plus rapidement, et notamment face à l’ennemi, que les Prussiens ont su transformer leur cavalerie en organe de reconnaissance, là où les Français, malgré les enseignements de tous les conflits récents, ont conservé une cavalerie de choc et rupture qui bien sûr se brise inutilement sur les feux modernes. Il y 65 régiments de cavalerie français au début de la guerre, ils ne sont plus que 11 le 1er septembre. Pendant tout ce temps, les corps d’armée français auront été myopes et ne cesseront de se faire surprendre.
Aussi n’est-il guère étonnant que la rencontre des Français avec les trois armées ennemies sur la frontière se passe mal pour eux. Sur les deux points de contact, le scénario est le même. Deux corps d’armée ennemis se rencontrent et se stoppent. Les Allemands, mieux renseignés et plus entreprenants, s’efforcent ensuite de contourner les Français, qui finissent par se replier sans avoir été renforcés à temps. Il n’y a pas de dislocation, mais une série de combats indécis et meurtriers d’une dizaine d’heures sur plusieurs points qui aboutissent à des reculs sous la pression.
La 3e armée allemande pénètre le 4 août à Wissembourg dans le Bas-Rhin et repousse ainsi l’armée de Mac Mahon, le 6, à Frœschwiller-Wœrth. Mac Mahon conserve encore suffisamment de liberté d’action pour se replier sur Chalons. Il n’en est pas de même plus au nord où les 1re et 2e armées allemandes recherchent le contact avec l’armée Bazaine qui, refusant de se replier sur Chalons, a placé ses corps d’armée en position défensive. Le terrain de ces positions aurait pu être préparé si on avait un peu étudié les combats en Virginie en 1864-1865, mais on se contente de faire confiance à la puissance de feu du Chassepot. Le Chassepot fait effectivement des ravages et les pertes prussiennes sont parfois terribles, comme à Saint-Privat ou un tiers de la Garde prussienne est fauché. Les Français sont aussi les seuls à utiliser des mitrailleuses. Le problème est que les artilleurs qui ont la responsabilité de ces armes n’ont pas eu le temps de se les approprier. Ils les utilisent donc comme des canons, en batterie, à découvert et souvent trop loin de l’ennemi. C’est parfois très meurtrier, mais cela a peu d’influence sur les évènements.
Grâce à leur culture du retour d’expérience les Prussiens s’adaptent. Ils allègent leur dispositif au contact, où on ne combat plus effectivement qu’avec une seule ligne de tirailleurs. Surtout, ils font appel aux canons Krupp en acier, l’équivalent dans l’artillerie des fusils à âme rayée armés par la culasse. L’artillerie prussienne fait des ravages sur les dispositifs statiques français. Après trois combats du 14 au 18 août autour de Metz qui sont autant de poussées, les armées allemandes finissent par bloquer l’armée de Bazaine dans la ville. C’est le premier encerclement d’armée réussie, même s’il n’aboutit pas sur une reddition immédiate.
Pendant ce temps, l’armée de Mac Mahon, rejoint par Napoléon III qui prend le commandement fait mouvement vers Sedan. Le 24 août, apprenant la nouvelle, Moltke fait basculer l’axe des progressions de ses armées de Paris vers Sedan. Le centre de gravité, pour employer un terme clausewitzien, n’est pas la capitale mais l’armée ennemie et son chef, le dernier chef d’État français à conduire une armée sur le champ de bataille. Il suffit de cinq jours pour que les 3e et la nouvelle 4e armée formée en cours d’action avec des éléments des 1re et 2e, soit 250 000 hommes au total, pivotent complètement sur un front de 90 km. Les commandants d’armées et les chefs d’état-major prussiens, tous nourris à la même doctrine, avaient en réalité tous anticipé ce changement de cap.
Le 31 août, huit corps d’armée allemands sont déployés sur 17 km autour d’un adversaire immobile à Sedan coincé dans un triangle de 4 km de côté. Le 2 septembre, Napoléon III et l’armée de Mac Mahon sont obligés de capituler. Il aura donc suffi d’un mois de combat pour écraser l’armée qui était alors considérée comme la plus puissante du monde.
Cela avait suffi en 1866 à vaincre l’empire autrichien qui dès le lendemain du désastre de Sadowa avait demandé à négocier la paix. Ce n’est pas le cas en France, où la capture du Napoléon III est l’occasion d’un changement de régime qui décide de poursuivre la guerre. Le gouvernement de Défense nationale parvient même dans l’improvisation la plus totale et la ferveur patriotique à mobiliser 600 000 hommes et à former trois nouvelles armées. On voit également apparaître des francs-tireurs qui harcèlent l’ennemi. C’est une grande surprise pour les Prussiens qui redoutent le spectre de la guerre révolutionnaire et populaire.
Étonnamment, là où l’armée impériale avait tenu un mois, ces nouvelles armées françaises improvisées résistent cinq fois plus longtemps. Il est vrai que de larges forces allemandes sont fixées autour de Belfort, Metz et de Paris, assiégée depuis le 19 septembre, mais d’autres arrivent. À la fin de l’année 1870, il y a un million de soldats allemands en France, un chiffre qui aurait paru incroyable quelques dizaines d’années plus tôt.
Pour autant, aucune des trois nouvelles armées françaises, du Nord, de l’Est de la Loire, ne subit le sort de celles de Bazaine et de Mac Mahon. La leçon a été apprise et le théâtre des opérations s’étend à presque tout le territoire situé au nord de la Loire et les batailles elles-mêmes, menées par des armées de même volume et recherchant l’enveloppement, se dilatent. La bataille d’anéantissement par encerclement comme à Sadowa ou Sedan devient plus difficile à mener.
On assiste donc plutôt à une succession de batailles indécises au cours desquelles les nouvelles armées françaises, qui imitent les méthodes simplifiées allemandes, sont plus mobiles que les troupes impériales, avec quelques innovations de méthodes comme l’abandon par l’artillerie des fusées à deux durées au profit des obus percutants. Elles sont également — car elles manquent cruellement d’encadrement et de logistique — beaucoup moins solides que les unités impériales et rompent le combat pour des taux de pertes trois fois inférieurs.
La capitulation de Bazaine à Metz fin octobre, soit un mois avant l’épuisement total de ces vivres, constitue le deuxième évènement décisif de la guerre, car il libère de nombreuses forces allemandes. La supériorité ennemie devient écrasante. La place de Paris capitule fin janvier. Le 26 février, les préliminaires de paix sont signés à Versailles. Le traité de paix est signé à Francfort le 18 mai 1871. L’avance prise par les Prussiens dans l’adaptation à la révolution militaire industrielle n’aura jamais pu être rattrapée.
vendredi 16 avril 2021
16 avril 1917-Premier engagement de chars français au combat-Heur et malheur d'une innovation
À
la tombée de la nuit, les survivants se replient, en subissant encore de
nombreuses pertes, la plupart par pannes. Au total, un quart des membres d’équipage
ont été tués ou blessés et 76 chars ont été perdus, dont 56 par l’artillerie
allemande et parmi eux 35 ont pris feu. Le groupement du commandant Bossut,
lui-même tué dans son char, a été détruit pour un effet nul. L’enthousiasme qu’avait
suscité cette « Artillerie
spéciale »
(AS) retombe d’un coup et se transforme en hostilité devant ce « gâchis
de ressources ».
Comment
expliquer cet échec d’une innovation pourtant si prometteuse ?
Revenons
un peu plus d’un an en arrière. L’idée d’un engin à chenilles à vocation militaire
apparaît dès le début XXe siècle dans le cadre du
bouillonnement d’expérimentations autour du moteur à explosion. Plusieurs projets
industriels apparaissent qui ne trouvent aucune application, car nulle part on
ne parvient à connecter ces lourds, lents et peu fiables engins à un besoin. Ce
besoin apparaît finalement avec la fixation du front à partir de l’automne 1914
lorsqu’il s’agit de neutraliser des nids de mitrailleuses ennemies, solidement
retranchés et protégés par des réseaux de fils de fer barbelés. Stimulée par
l’urgence, l’offre technique est très importante en France. Les projets présentés souffrent cependant de méconnaître les réalités du front et, jusqu’aux travaux de la société Schneider, de ne pas
utiliser la chenille. Du côté de la « demande »,
le Grand quartier général (GQG) attend d’avoir exploité toutes les solutions conformes
au paradigme en vigueur avant de regarder des solutions nouvelles, ce qui
survient après le désastre de l’« offensive décisive » de septembre 1915.
C’est
dans ce contexte que le colonel Estienne écrit le 6 décembre 1915 au
général en chef : « je
regarde comme possible la réalisation
de véhicules
à
traction mécanique
permettant de transporter à
travers tous les obstacles et sous le feu, à une vitesse supérieure à 6 kilomètres à l’heure, de l’infanterie
avec armes et bagages, et du canon ».
Estienne
possède alors toutes les qualités pour défendre un projet innovant.
Polytechnicien, il a reçu une solide formation scientifique qu’il met au
service d’un esprit créatif. Dans sa carrière d’artilleur, de multiples
inventions lui ont donné une notoriété qui lui vaut de recevoir, en 1909, la
mission d’organiser à Vincennes un centre d’aviation où il développe ses idées
sur le réglage aérien de l’artillerie, idées qu’il concrétise le
6 septembre 1914, à Montceaux-les-provins, avec les deux aéroplanes qu’il
a fait réaliser. Point particulier, il sert alors à la 6e Division
d’Infanterie (DI) sous les ordres du général Pétain, avec qui il continue à
entretenir par la suite des relations. Grâce à son réseau, Estienne connaît le
projet d’engin de la société Schneider qui correspond le moins mal à son idée
et lorsqu’il parle, il est plus facilement écouté que les centaines d’autres
colonels de l’armée française. Estienne réussit ainsi à persuader Joffre de
demander, dès le 31 janvier 1916, la fabrication rapide de
400 cuirassés Schneider.
Le
problème est que la Direction du Service Automobile (DSA), au sein du ministère
de la Guerre prend ombrage. Ce n’est pas aux opérationnels de décider du choix
de moyens, mais au ministère de la Guerre en liaison avec celui de l’Armement !
La DSA ne peut contrecarrer le projet de la coalition Joffre-Estienne-Pétain-député
Breton-société Schneider, déjà approuvé et financé, mais elle peut essayer de
le neutraliser. La nouvelle coalition qui réunit Albert Thomas, ministre de
l’Armement, et le général Mourret, de la DSA, parvient à obtenir que le projet
de chars Schneider soit confié une commission excluant Estienne, et commande également
à 400 exemplaires son propre char à la société Compagnie des Forges et
Aciéries de la Marine et d’Homécourt dite « Saint-Chamond », rivale de Schneider et où officie
un autre artilleur célèbre : le colonel Rimailho. Après une bataille de périmètres,
Estienne obtient cependant en septembre le commandement de l’Artillerie
d’assaut (ou spéciale, AS). L’AS est rattachée au GQG pour emploi, mais dépend
organiquement jusqu’en janvier 1918 du ministère de l’Armement, à
Le
premier groupe de chars, des Schneider, est créé le 7 octobre 1916, soit
seulement dix mois après le lancement du projet, une performance remarquable
due en grande partie au pragmatisme d’Estienne qui n’attend pas, contrairement
à ce que fera systématiquement la DSA, le char de ses rêves, mais adapte l’existant
en l’occurrence le projet de l’ingénieur Brillié, extrapolation des idées du
député Breton et du tracteur d’agriculture « Baby Holt ». La DSA par sa bureaucratie, exigeant
de refaire les essais de Schneider pour aboutir aux mêmes conclusions, n’aura
retardé le projet que de six semaines. Quant au projet Saint-Chamond beaucoup
plus sophistiqué, il ne sera pas prêt à temps pour les combats du printemps. Et
quand il sera prêt, on s’apercevra que son châssis a été mal conçu et qu’il est
peu utilisable. On notera aussi que le ministère de l’Armement, tout au respect
de sa commande d’engins, néglige tout son environnement de pièces détachées, ce
qui provoquera au bout du compte autant de chars immobilisés que l’action de l’ennemi.
Alors
que la première génération d’engins est lancée. Estienne et la DSA imaginent
déjà la suivante. Le premier veut un engin léger et transportable par camions,
ce sera le FT-17 un des instruments de la victoire. La seconde, significativement,
préfère un engin très lourd et très puissant, ce sera le char 2C un
monstre d’ingénierie qui n’apparaîtra qu’après la guerre et ne servira jamais à
rien. Entre temps, de toute façon, le haut-commandement a changé et Nivelle,
nouveau général en chef, a placé en priorité absolue un programme de
850 tracteurs d’artillerie qui à partir du début 1917 freine
considérablement la production de chars moyens et stoppe les débuts du char léger.
Ce projet de tracteurs sera un échec.
Tactiquement
tout est à inventer. Le laboratoire de l’AS est à Champlieu près de Compiègne. Les
hommes arrivent à partir d’août 1916. Volontaires venus de toutes les armes, ce
sont d’abord des « émigrés » internes. Dans le corps des officiers, deux catégories dominent. Les premiers sont officiers
de « complément » (réservistes) ou
issus du rang. Victimes d’un
ostracisme de la part des officiers de carrière, ils sont attirés par les armes
nouvelles, là où personne ne peut revendiquer une supériorité sur eux. Pour le
député Abel Ferry, « les
chars d’assaut
sont une invention d’officiers
combattants, de réservistes,
de gens de l’arrière. Ils ne sont pas nés spontanément de la méditation du
haut-commandement ». On rappellera
d’ailleurs que le premier emploi militaire d’engins chenillés en France semble
d’ailleurs être l’initiative du réserviste Cailloux, dans les Vosges au
printemps 1915.
Le
deuxième groupe important est formé par les cavaliers. Disponibles, car
inemployés dans la guerre de tranchées, les cavaliers, essaiment dans les
autres armes, où ils arrivent avec leur culture d’origine, mais aussi leurs
frustrations. Dans l’Aéronautique, comme dans l’AS, ils reproduisent des
schémas très offensifs faits de charges ou de duels et rechignent à la
coopération avec les autres armes. Au-dessus des portes du manège de l’École
militaire à Paris on trouve deux noms : Du Peuty et Bossut. En fait, il s’agit
de deux cavaliers qui ont quitté les chevaux pour les avions dans le premier
cas, et les chars dans le second. Déjà
célèbre avant-guerre pour ses qualités hippiques, véritable héros plusieurs fois cité en 1914, Bossut commandera donc le
principal groupement de chars à Berry-au-Bac, mais il aura eu auparavant une
grande influence sur les orientations de l’AS.
C’est
avec tous ces hommes que l’on s’efforce de déterminer une doctrine d’emploi. On
tire des enseignements des multiples exercices menés sur les polygones du camp
de Champlieu, avec cette particularité qu’ils manquent un peu de réalisme. Après
coup, le lieutenant Chenu, un des premiers officiers de chars, évoquera
l’illusion des tranchées ennemies, « réseau idéal et géométrique, facile à
franchir par les chars ». On
s’intéresse aussi beaucoup à l’expérience des Britanniques qui ont été les
premiers à utiliser des chars, sans grand succès, sur le champ de bataille de
la Somme. La coopération entre les Alliés sera toujours excellente en la
matière. En août 1918, on finira par créer un Centre interalliés à Recloses,
regroupant plusieurs bataillons de chars et d’infanterie des différentes
nations afin de mettre en commun connaissances et expérimentations.
On
fixe rapidement les structures. Les cellules tactiques de base sont les
batteries à 4 chars, réunies par 4 dans des groupes. Le 31 mars 1917,
l’A.S. dispose de 13 groupes Schneider et de 2 groupes Saint-Chamond
incomplets. Ces groupes forment des groupements de taille variable. Pour
faciliter la progression des chars, le commandant Bossut suggère la formation
d’une infanterie d’accompagnement : ce sera le 17e Bataillon
de chasseurs à pied (BCP) dont chaque compagnie d’infanterie est affectée à
chaque groupe d’attaque. Elle se fractionne ensuite en « groupes
d’élite »
de trois hommes chargés d’accompagner chaque engin et en sections
d’accompagnement pour l’aménagement des passages sur les tranchées. Pour une
raison mystérieuse, le 17e BCP ne sera finalement pas engagé avec
les chars dans l’offensive d’avril et remplacé au dernier moment par une unité
sommairement formée.
Reste
encore à déterminer comment utiliser ces chars qui peuvent tirer efficacement
qu’à 200 mètres pour les Schneider et ne peuvent parcourir que 30 kilomètres,
retour compris. Il n’y alors que deux possibilités. La première est
l’accompagnement. Dans ce cas, les engins avancent au rythme des fantassins
pour les aider à détruire les résistances. Dans ce cas, ils peuvent être
dispersés dans les unités d’infanterie. La deuxième est la charge. Les chars
profitent alors de leur blindage pour foncer le plus loin possible à
l’intérieur des positions adverses. Il vaut mieux alors les employer en masse
pour accentuer l’effet moral et pouvoir s’appuyer mutuellement. En revanche, il
est inconcevable d’imaginer les Schneider et Saint-Chamond exploiter en
profondeur une rupture du front ou effectuer des missions de reconnaissance. Pour
Bossut, les choses sont claires lorsqu’il est affecté à la 5e armée
avec sept groupes : « le
char c’est
un cheval avec lequel on charge »,
écrit-il à son frère. On ira aussi vite que possible et l’infanterie fera aussi
vite qu’elle pourra, et lui-même « sabrera »
avec ses hommes alors que son rôle était plutôt de rester au poste de
commandement de l’armée pour essayer de coordonner l’action des chars avec
celle des autres armes. Sa citation posthume exprime l’esprit de beaucoup d’officiers de
l’AS de cette époque : « Après avoir donné tout son grand cœur de soldat, de cavalier intrépide, est glorieusement tombé en entraînant ses chars dans une chevauchée héroïque
aux dernières
lignes ennemies ».
On
connaît donc la suite. La première bataille est un révélateur de forces et
faiblesses. Là les faiblesses cachées, vulnérabilités techniques et absence de
coordination avec les autres armes, étaient les plus nombreuses. Cet échec initial montre la difficulté à appréhender à
priori toute la complexité de l’emploi d’un nouveau système tactique.
L’échec semble donc être la norme dans l’emploi initial d’une arme de création
trop récente. Ces problèmes de jeunesse peuvent être fatals pour l’organisation.
C’est presque le cas pour l’AS qui est finalement sauvée par sa réactivité et
un retour d’expérience rapide, propres aux petites structures. L’AS est engagée
une deuxième fois le 5 mai aux alentours du moulin de Laffaux, non plus en
« cavalier
seul », mais en appuyant étroitement l’infanterie. Chaque batterie de
chars est affectée à une unité d’infanterie nommément désignée pour neutralise
des objectifs précis. Les tirs d’artillerie (aveuglement des observatoires,
contrebatterie) sont préparés avec soin ;
un avion d’observation
est chargé
de renseigner le commandement sur la progression des engins et de signaler à l’artillerie les pièces antichars. Le 17e
BCP est réemployé dans son rôle d’accompagnement. Dans la soirée du 5 mai,
les résultats de la VIe armée sont limités, mais dus, pour une
large part, à l’action des chars. Les interventions multiples de
12 Schneider jusqu’à plus de 3 kilomètres de la ligne de départ ont
permis d’ouvrir des brèches dans les réseaux, de neutraliser de nombreuses
mitrailleuses et de repousser plusieurs contre-attaques allemandes. En revanche
le premier engagement d’un groupe de chars Saint-Chamond a obéi au principe de
l’échec initial. Pour aligner seize engins, il a fallu en « cannibaliser » autant à Champlieu. Sur ce nombre, douze ont
pu arriver en position d’attente, neuf prendre le départ et un seul franchir la
première tranchée allemande. Au total, les pertes définitives en chars des deux
types se limitent à trois engins. L’action redonne confiance dans l’AS.
Ce
petit succès tactique et le soutien de Pétain nouveau général en chef permettent
de sauver l’AS alors très menacée, mais les dégâts organisationnels vont être
importants. La production est presque arrêtée pendant plusieurs mois et la DSA
profite de l’occasion pour obtenir la suspension du programme de chars légers,
dont les premiers engins ne pourront être engagés qu’en mai 1918. Mais les
effets de la « première
impression »
vont avoir des effets à long terme. En 1935, au terme d’un récit consacré à l’attaque de Berry au Bac, dans