dimanche 30 janvier 2022

Mali, le choix de l'embarras

Publié le 10 juin 2021

Il est toujours étonnant de constater l’absence de profondeur historique des décisions politico-stratégiques. Lorsqu’on a décidé de lancer l’opération Barkhane en août 2014, on décidait de se lancer dans quelque chose que l’on n’avait pratiquement jamais réussi jusque-là, mais dans l’euphorie de la victoire de l’opération Serval quelque mois plus tôt, on tentait le coup quand même. Suprême inconséquence, non seulement on se lançait dans quelque chose de très hasardeux, mais on s’engluait aussi en Centrafrique, on s’engageait en Irak et quelques mois plus tard, on lançait même 10000 soldats dans les rues de France, le tout en continuant les réductions d’effectifs et de budget.

Le scénario consistant à venir au secours d’un État défaillant mis en danger par une organisation armée importante avait pourtant été joué plusieurs fois, du Tchad au Mali en passant par le Rwanda, pour ne parler que des engagements où la France avait le premier rôle. Cela n’a fonctionné qu’une fois, au Tchad avec les opérations Manta et Epervier, de 1983 à 1987, car la faiblesse de l’État qui nous appelait à l’aide était conjoncturelle. De fait, l’armée nationale tchadienne, qui ressemblait plus à une assabiya qu’à une armée régulière, était une bonne armée, mais elle se trouvait en position d’infériorité face au «gouvernement national de transition» (GUNT), en fait un groupe rebelle tchadien doté d’une assabiya similaire, soutenu par l’armée libyenne. L’intervention française, plus dissuasive qu’active, a permis d’équilibrer le rapport des forces jusqu’à ce que le GUNT se rallie au gouvernement en octobre 1986. Avec un peu d’aide française, les deux armées tchadiennes conjuguées ont alors détruit les forces libyennes dans le nord du pays et le sud de la Libye.

Pour le reste, on nous a appelé à l’aide parce que l’on se trouvait structurellement faible et l’intervention française n’a jamais rien changé fondamentalement à cela. Quand on s’est engagé au Tchad en 1969, nous sommes parvenus au bout de trois ans à neutraliser le Front de libération nationale (Frolinat) au centre du pays, mais pas dans le nord. On a  eu alors l’intelligence de considérer que cela suffisait. L’État a été sauvé, la majeure partie de la population sécurisée, et avec un bataillon en alerte à N’Djamena et une armée de l’air mixte franco-tchadienne on a pu contenir l’ennemi dans le nord. Point particulier, ce succès, relatif, mais succès quand même, n’a pu être obtenu que parce que l’armée tchadienne a été placée provisoirement sous commandement français. En réalité, le corps expéditionnaire était hybride et ce n’est ainsi que l’on pouvait vraiment être efficace.

Bien sûr, quand dans une poussée nationaliste le nouveau gouvernement tchadien a exigé le départ des dernières troupes françaises en 1975, les choses n’ont pas tardé pas à se dégrader, car l’État tchadien était intrinsèquement plus faible que les rebelles du nord. Il ne va pas tarder d’ailleurs à refaire appel à nous. On est donc revenu au Tchad en 1978, avec l’opération Tacaud, mais on l’a fait dans la demi-mesure en choisissant au bout du compte de s’interposer. Bien entendu, cela a été un échec, mais là encore on ne s’est pas obstiné et les forces ont été repliées en 1980. Notons au passage que cet échec n’a pas provoqué pas de grande déstabilisation dans la région. Les factions tchadiennes se sont combattues entre elles, jusqu’à ce qu’il n’en reste que deux dont une au pouvoir et l’autre en opposition. C’est la faction au pouvoir qui a fait appel à nous en 1983. Cela a fonctionné on l’a vu et la situation s’est stabilisée à peu près lorsqu’Idriss Déby a pris à son tour le pouvoir en 1990, avec notre bénédiction. Quitte à intervenir autant le faire du côté du plus fort, cela augmentera notre taux de victoire.

C’est un peu la réflexion que se faisaient tous les soldats de l’opération Noroit au Rwanda de 1990 à 1993. Pendant qu’en haut lieu on spéculait sur la présence de Britanniques ou d’Américains en face de nous et qu’on se félicitait d’avoir imposé la démocratie au dictateur Habyarimana, on comprenait sur la ligne de front que tout cela était factice. On voyait bien que le Front patriotique rwandais (FPR) était militairement très supérieur aux Forces armées rwandaises (FAR) que nous soutenions et que tous les conseils et stages de formation que nous pouvions prodiguer n’y changeraient rien. Tout au plus parvenait-on par notre présence et quelques coups de canon à contenir le FPR à la frontière avec l’Ouganda, mais on savait très bien que quand nous partirions le rapport de forces sera toujours à l’avantage du FPR. Il fallait être bien naïf de penser que l’imposition d’un accord de paix à des gens qui veulent en découdre équivalait alors à la paix. Bien entendu cela s’est terminé dans la violence, mais plus encore que nous l’imaginions. Rétrospectivement, il aurait mieux valu choisir l’Ouganda et le FPR comme alliés, Paul Kagamé aurait quand même instauré sa dictature, mais cela aurait été plus rapide et le génocide aurait sans doute été évité. On se serait aussi économisé près de trente ans d’accusations, sinon celle d’aider un dictateur, ce dont on avait l’habitude. A défaut, il fallait combattre vraiment le FPR, même discrètement, le long de la frontière pour essayer de le neutraliser pendant plusieurs années. Car, deuxième problème de l’époque, non seulement on choisissait des alliés faibles et corrompus, mais on ne les appuyait qu’avec des demi-mesures. Il ne faut pas s’étonner de n’avoir eu que des résultats médiocres, voire désastreux comme à Beyrouth en 1983-1984 lorsqu’on a appuyé le gouvernement libanais et son armée avec une force multinationale qui n’avait pas le droit de combattre. On connait le résultat : un retrait piteux après 356 soldats tués pour rien en 18 mois dont 89 français.

Toutes ces leçons n’ont visiblement pas porté. Lorsque la Côte d’Ivoire est elle-même déchirée en 2002, on aurait pu choisir de ne rien faire ou de combattre avec un camp, qui en droit aurait dû être le gouvernement légitime, et en potentiel, peut-être les Forces du nord. Encore une fois, on décidait de s’interposer et de couper le pays en deux pour essayer d’imposer la paix par des négociations. Bien entendu, cela n’a plus fonctionné qu’avant ou ailleurs. La paix c’est quelque chose qui imposée par un vainqueur. De «guerre lasse», on a enfin choisi en avril 2011 un camp, alors le plus légitime et le plus fort, et la crise a pris fin.

Évidemment, on s’est félicité officiellement de l’opération, dans les faits quand le gouvernement malien a, à son tour, été menacé en janvier 2013 par d’autres forces du nord, personne ne proposait cependant de «refaire Licorne». On notera aussi que le gouvernement malien appelait au secours la France, car il ne pouvait appeler personne d’autre. L’armée française reste par défaut la seule force de réaction rapide de l’Afrique subsaharienne. Grande surprise, on décidait alors de combattre, avec un discours clair et des objectifs limités. Ce fut donc un succès.

Et nous voilà au point de départ. Après le succès de Serval, imaginer qu’en restant militairement au Mali, et qu’avec quelques stages de formation de type tonneau des Danaïdes prodigués par des instructeurs européens ou des centaines de millions d’euros d’aides en tout genre, on allait être relevés rapidement par une armée structurellement parmi les plus faibles et corrompues au monde, relevait de la magie. Or, la magie ne fonctionne que pour ceux qui y croient naïvement. Au bout de sept ans de Barkhane, il est peut-être temps d’ouvrir les yeux et de transformer cette opération, en commençant par se dégager du Mali.

Petit résumé. Nous avons mené 32 opérations importantes de guerre ou de stabilisation depuis 1962, les seules qui ont réussi alignaient correctement les planètes de la stratégie : un objectif clair et réaliste, des moyens adaptés et l’acceptation du risque. On y a su à chaque fois ce qui suffisait et on n’est pas allé trop loin, le trop loin se mesurant essentiellement à la solidité de la planche sur laquelle on s’appuie. Il serait temps aussi de comprendre que les planches pourries ne se transforment pas en plaques d’acier simplement parce qu’on le souhaite ou qu’on y injecte de l’argent.

lundi 24 janvier 2022

Duel pour Kharkov

La Russie organise-t-elle une opération militaire contre l’Ukraine ? Oui, c’est évident. Se prépare-t-elle à envahir ce pays ? Pas forcément, car ce serait à l’encontre de sa pratique habituelle. Non pas que la vieille Russie n’ait pas l’habitude d’envahir, mais elle le fait simplement rarement de cette façon. Petit retour en arrière.

Depuis la destitution de Viktor Ianoukovytch en février 2014, la Russie a mené six opérations militaires contre l’Ukraine. Une de ces opérations était froide, c’est-à-dire sans combat, et consistait sous couvert initial de grand exercice à rassembler très vite une puissante force conventionnelle à la frontière ukrainienne. Avec la 41armée combinée complète au nord susceptible de foncer sur Kiev et les 20e et 8e armées prêtes à pénétrer facilement dans l’Est ukrainien depuis Voronej et Rostov, tout le monde a été pris de court, en Ukraine comme en Occident.

L’armée ukrainienne n’était qu’une armée Potemkine et les pays occidentaux n’ont pas osé faire la seule chose possible pour contrer la menace : lancer, à la demande du nouveau gouvernement de Kiev, une opération de déploiement-dissuasion rapide sur le territoire, à la manière de la brigade française et de l’escadre aérienne déployés en quelques jours au Tchad en août 1983. Les pays occidentaux, du moins ceux qui combattent parfois, n’ont pas osé pour deux bonnes raisons : la peur et l’incapacité. Il y a bien longtemps qu’on ne sait plus faire ce que l’on faisait dans les années 1980.

Cette inhibition était le premier objectif de l’opération de déploiement russe. Le second était de servir de base arrière à des opérations limitées mais chaudes. La première a été la saisie-éclair de la Crimée, la seconde fut l’appui masqué aux mouvements séparatistes du Donbass. D’un côté la vitesse, de l’autre la dissimulation, mais dans les deux cas, une même volonté de limiter l’empreinte politique et de rester sous le seuil de la guerre ouverte, bon exemple de « guerre avant la guerre » pour reprendre l’expression du chef d’état-major des armées, le général Burkhard.

Cela n’a pas empêché l’État ukrainien de, logiquement et légitimement, tenter de rétablir son autorité sur l’ensemble de son territoire, y compris par l’engagement de son armée. Le succès, difficile mais réel, de cette « offensive anti-terroriste » a provoqué à son tour trois nouvelles opérations russes, qui marquaient incontestablement une escalade. Il y eu ainsi l’offensive d’artillerie de juillet 2014 où les lance-roquettes multiples russes ont méthodiquement écrasé les bataillons ukrainiens sur la frontière entre la Russie et le Donbass, puis deux raids massifs de plusieurs groupements interarmes (GTIA) russes enrobés de miliciens séparatistes et de mercenaires. Un GTIA russe, c’est un groupement de 600 à 800 soldats, avec une force lourde blindée-mécanisée à l’avant et une force de frappe d’artillerie derrière. La première de ces attaques en août 2014, engageait l’équivalent de tout ce que la France possède en chars, véhicules blindés de combat d’infanterie et artillerie. La seconde, en janvier 2015, était encore plus puissante, mais comme là encore il n’y avait pas de drapeaux russes, tous les sympathisants pouvaient relayer les négations du Kremlin.  À chaque fois, les forces ukrainiennes ont subi des défaites cinglantes.

Ce n’était pas l’application d’un grand plan, mais une succession de coups au risque politique très calculé et qui a finalement atteint l’objectif premier de la Russie qui était la neutralisation stratégique de l’Ukraine. La Crimée est annexée et les deux républiques autoproclamées du Donetsk et de Louhansk sont indépendantes de fait sous protectorat russe et quasi annexées par la naturalisation massive de ses habitants. Chacune de ces trois zones prises à l’Ukraine est occupée par un corps d’armée russe. Surtout, plus personne dans les pays occidentaux n'a osé apporter une aide militaire sérieuse à l’Ukraine, on ne parle pas ici de livraisons de petits matériels et de quelques dizaines de conseillers, ni bien sûr évoqué une alliance militaire. La Russie aurait préféré une Ukraine sous influence, mais elle se contente d’une Ukraine « finlandisée ».

C’est probablement pour maintenir ces acquis que sept ans plus tard, on assiste à une nouvelle montée en puissance russe le long de la frontière. Montée en puissance, pas véritable mobilisation, puisqu’on réalité les forces mises en place en 2014 n’avaient jamais été retirées complètement. Concrètement, il y a le long de la frontière une trentaine de GTIA complets présents en permanence, le double de ce que la France serait capable de déployer au maximum. Il y a aussi de nombreux dépôts permettant d’équiper également une trentaine d’autres GTIA à partir des forces venues de l’intérieur, ce qui est fait régulièrement lors des grands exercices. Ces renforts sont arrivés ces derniers mois, à un rythme relativement lent et on notera cet indice clé, à observer de très près, qu’il manque encore les éléments logistiques permettant de mener de grandes opérations sur la longue durée.

Avec environ 110 000 combattants, on se retrouve donc à peu près au volume du printemps 2014, mais avec des forces qualitativement plus modernes, un peu techniquement, mais surtout humainement. L’armée russe de 2022, dont la majorité des cadres a été engagée en Syrie, est capable de monter des opérations aéroterrestres plus complexes qu’en 2014. Dans le même temps, l’Ukraine, peu aidée et toujours structurellement faible n’a pas fait le même effort. Autrement dit, le rapport de forces de 2022 est encore plus favorable pour les Russes qu’en 2014 et dans tous les domaines, en particulier dans le ciel où la supériorité russe est écrasante. Cela fait à nouveau très peur et pousse à un intense dialogue diplomatique, au moins entre la Russie et les Etats-Unis.

Rappelons, si cela n’était pas clair, que la culture stratégique russe est active mais prudente, ce qui ne veut pas dire que les Russes reculent devant le risque en soi mais qu’ils reculent presque toujours devant le risque qu’ils ne peuvent réduire à un niveau jugé acceptable. Il y a fondamentalement deux moyens pour réduire ce risque : la surprise et la masse. Les deux ne sont pas forcément compatibles. Surprendre suppose de se dissimuler et d’agir vite, généralement à partir des moyens immédiatement disponibles à proximité de l’objectif. Agir avec une grande supériorité de moyens suppose au contraire une montée en puissance préalable souvent peu discrète.

Les Russes ont ainsi mené de nombreuses opérations rapides chaudes ou froides de déploiement, saisie ou raid, depuis le blocus de Berlin en 1948 jusqu’au déploiement eu Syrie en 2015 en passant par l’envoi de missiles nucléaires à Cuba en 1962, d’une division aérienne en Egypte en 1970, de l’attaque de la présidence à Kaboul en 1979, de l’assaut sur Grozny en 1994 ou encore de la guerre contre la Géorgie en 2008. On notera au passage que risque calculé et surprise n’empêchent pas toujours l’erreur sur les réactions de l’autre et l’échec.

Les opérations du deuxième type, celle où néglige les réactions possibles pour privilégier un rapport de forces écrasant sont plus rares. Même lors des grandes opérations de reprise de contrôle des pays protestataires du Pacte de Varsovie, en 1953, 1956 et 1968, les Russes ont privilégié la surprise tout en profitant de la puissance des forces proches disponibles. On peut citer comme opération puissante et non surprenante l’entrée de la 40e armée soviétique en Afghanistan au début de 1980, et encore, ou la seconde guerre de Tchétchénie à partir de l’été 1996.

Tout cela nous ramène à la situation actuelle. Avec les forces immédiatement disponibles le long de la frontière, les Russes seraient capables de mener des opérations rapides et limitées. Ils ont choisi de procéder à une mobilisation visible des forces. Ce qui amène deux hypothèses.

Il peut effectivement s’agir aussi d’une opération de grande ampleur où on se moque de la réaction internationale et destinée à «punir» l’Ukraine, détruire une partie conséquente de son potentiel militaire et peut-être occuper les provinces russophones, voire chercher à remettre en place à Kiev un régime plus favorable. Pour atteindre les deux premiers objectifs, ils peuvent lancer une campagne aérienne sous un prétexte quelconque, mais ce serait une vraie nouveauté pour la Russie, et dans ce cas là pas besoin de renforcement des forces terrestres à la frontière sauf pour ajouter de la pression. Plus classiquement, ils peuvent lancer des raids aéroterrestres à partir du Donbass, des raids aéromobiles ou amphibies le long de la côte à partir de la Crimée ou de la région de Rostov. Ils peuvent surtout faire pénétrer les colonnes de la 3e division motorisée et de la 4e division blindée vers Kharkov ou Poltava, deux hauts lieux de l’histoire militaire russe, ou encore celles de la 144e division motorisée depuis Koursk et la Biélorussie en direction de Kiev. Soyons clairs, rien ne pourrait les arrêter sur le terrain. La seule crainte, mais elle est de taille, serait de pousser l’escalade trop loin, de susciter une réprobation et des sanctions internationales de grande ampleur, et surtout un raidissement de l’Europe de l’Est avec à la clé un renforcement paradoxal de l’OTAN et de la présence militaire américaine dans la région.

Il peut s’agir aussi, accompagné d'un blocus du port d'Odessa, et à nouveau d’une opération froide destinée à court terme à faire pression sur l’Ukraine pour qu’elle renonce à toute velléité de nouvelle «offensive anti-terroriste» contre les républiques séparatistes et à dissuader les Occidentaux d’accroître leur présence en Ukraine. À long terme, de neutraliser définitivement l’Ukraine, en attendant mieux. Si on reste dans la pratique russe, c’est l’hypothèse de loin la plus probable. Quand les Russes veulent réellement combattre, ils ne s’agitent pas auparavant pour convaincre Congrès et opinion publique comme aux Etats-Unis. Quand ils s’agitent, c’est qu’ils veulent obtenir des gains diplomatiques. Mais il peut arriver que l’on finisse par rompre avec les habitudes. Le déploiement dans les semaines à venir de nombreux hôpitaux de campagne, une ressource rare que l’on ne peut maintenir très longtemps sans être utilisée, sera le vrai indicateur que Vladimir Poutine envisage de verser beaucoup de sang. 

dimanche 9 janvier 2022

Le temps des guépards-La guerre mondiale de la France de 1961 à nos jours, présentation

Cela s’appelle Le temps des guépards, comme Le temps des léopards d’Yves Courrière mais avec le félin symbole des unités terrestres en alerte d’intervention, et vous pouvez normalement le trouver dans les librairies à partir du 13 janvier.

Cela parle de l’emploi de la force armée par la France depuis, presque, la fin de la guerre d’Algérie. On assiste en effet depuis cette époque à une période stratégique qui conserve une unité sur 60 ans malgré de fortes inflexions et que se trouve très différente des périodes équivalentes précédentes, il suffit de comparer rapidement ce qui s’est passé en la matière de 1962 à 2022 et les évènements de 1902 à 1962 pour s’en convaincre.

Pour caractériser cette nouvelle période, je dirai que c’est un temps de multiples engagements militaires de petite ampleur et souvent de faible niveau de violence, sur un espace recouvrant une bonne partie du monde, toujours sur l’initiative du président de la République doté par les institutions de la Ve République du «pouvoir de la foudre» et avec comme critère premier de défendre la «place de la France». C’est ce que j’appelais d’abord en sous-titre «la guerre mondiale en miettes de la France», mais c’était un peu long.

Pour situer le début de cette période, il aurait été logique de parler de 1963 pour marquer la rupture avec la période des guerres de décolonisation. Je préférais commencer avec l’intervention de juillet 1961 pour dégager la base de Bizerte en Tunisie, car même si on était toujours engagé en Algérie et même ailleurs, au Cameroun par exemple, cette opération présentait toutes les caractéristiques de la nouvelle époque, avec une décision unilatérale du président de la République et un engagement rapide et limité dans l’espace et le temps, sinon dans la violence.

1961 était aussi l’année où le général de Gaulle présentait aussi, en particulier dans son discours de Strasbourg en novembre, sa vision du monde et de l’organisation/emploi des forces armées françaises qui devait en découler, une véritable remise à plat. Pour le premier président de la République, il y a alors deux missions principales pour les forces armées. Avant tout il s’agit de faire face en Europe à la menace de l’Union soviétique, dotée depuis peu de missiles intercontinentaux thermonucléaires, et donc capable de détruire complètement la France en quelques heures, une donnée inédite dans notre histoire. Il s’agit ensuite d’assurer la défense des intérêts de la France, de tout type, dans le reste du monde, avec cette particularité que le pays a maintenu des liens militaires importants avec plusieurs de ses anciennes colonies africaines. On structure donc le modèle de forces en fonction de ces deux hypothèses d’emploi : l’affrontement si possible froid, mais éventuellement chaud avec le Pacte de Varsovie et les interventions ponctuelles à l’extérieur, principalement en Afrique.

Dans un premier temps, je décidais de décrire ces deux axes. La construction de la frappe nucléaire et son association avec une force conventionnelle destinée à combattre en République fédérale allemande et aux frontières nord-est de la France, me paraissaient constituer de grandes opérations en soi. Dissuader, c’est agir. Après avoir rédigé plusieurs chapitres sur ces «opérations froides», mon éditeur me persuadait de ne parler que du second axe, celui de la stratégie « chaude ». Je cédais, je ne parlerai donc que des opérations extérieures, au moins dans un premier temps.

Mais là s’est posé un autre problème bien connu. À force d’employer les termes «opération» et «opérationnel» à tort et à travers dans plusieurs sens différents, on ne sait plus très bien de quoi on parle. L’appellation «opération extérieure», avec un nom de baptême, s’applique de fait chaque fois que l’on engage des militaires français dans une action à l’étranger, mais cela peut désigner des choses aussi différentes que le largage de matériel au profit d’une mission polaire de Paul Émile Victor en 1967, le transport de deux étalons comme cadeau au roi Fayçal en 1973, l’intervention humanitaire au Bangladesh en 1970 ou encore la guerre contre l’Irak en 1990-1991. Quand on fait le total de toutes ces opérations diverses baptisées, on dépasse le nombre de 400.

Comme il n’était pas question de décrire 400 opérations, je décidais de me concentrer sur les opérations les plus importantes en volume, plus de 1000 soldats engagés, et/ou ayant engagé des combats et des morts. Cela conduisait de fait à en réduire le nombre à 32 grandes opérations réparties dans les deux cadres d’emploi du monopole de la force légitime : la guerre et la police. La distinction entre les deux réside en la désignation ou non d’un ennemi.

Dans le premier cas, normalement on fait la guerre à une entité politique clairement désignée. Dans les faits, c’est rarement aussi clair. Pendant longtemps, l’emploi du mot «guerre» a fait peur, et quand il a fait moins peur, on a hésité sur le «à qui», jusqu’à employer des expressions aussi absurdes que «faire la guerre au terrorisme». Deuxième subtilité, il y a différents niveaux dans l’opposition entre entités politiques. On semble redécouvrir la chose aujourd’hui, mais sous le seuil de la guerre ouverte, il peut y avoir aussi ce que l’on appelle aujourd’hui officiellement des « contestations » (je reste fidèle au vieux terme introduit par les Britanniques de «confrontation») où on s’affronte quand même et parfois un peu violemment. J’en décris quelques-unes que je classe parmi les guerres.

Dans le second cas, la police internationale, on s’engage quelque part, mais sans vouloir imposer sa volonté par la force à des groupes politiques. Cela a pris plusieurs formes : opérations humanitaires armées, interposition ou sécurisation de zones. J’aurais pu parler aussi dans ce cadre des opérations d’évacuation de ressortissants, mais de faible volume et souvent sans combat, je préférais ne pas les évoquer, sauf une. Point particulier dans ce cadre : ce n’est pas parce qu’on ne désigne pas d’ennemi que l’on n’a en pas et ce n’est pas parce qu’on ne veut pas se battre que l’on n’est pas attaqué. La plupart des pertes françaises au combat depuis soixante ans, et en réalité la plupart des échecs, sont survenues dans le cadre de ces opérations que l’on regroupe désormais sous le terme global de «stabilisation» (un moyen élégant pour ne pas dire «police» et évoquer notamment le « gendarme de l’Afrique »). Pour compliquer les choses, à partir du milieu des années 1980, ces opérations de stabilisation peuvent également se dérouler sur le territoire français, quelque chose qui aurait probablement fait horreur au général de Gaulle.

J’ai donc entrepris de décrire ces grands engagements depuis 1961, en insistant sur le niveau dit «opérationnel», c’est-à-dire dont elles ont été pensées et conduites au niveau militaire, en prenant en compte la direction stratégique et sans entrer dans le détail des actions tactiques. C’est évidemment frustrant par certains aspects. Mes amis militaires auraient aimé que je cite en détail l’action de leur armée, de leur corps ou de leur régiment plus en détail, mon éditeur aurait préféré que je parle le plus possible de politique française, jugée plus attractive que les concepts de contre-insurrection, d’opérations cumulatives contre opérations de conquête, de la gradation soutien-appui-engagement direct, etc. Étrangement, il aurait aimé aussi plus de Forces spéciales, de cyber, d’espace, pour être à la mode.

De fait, au début, il y avait beaucoup de sigles et de noms d’équipements, et j’ai été obligé d’épurer largement de ce côté. Je serai donc sans doute critiqué pour cela (« vous n’avez pas assez parlé du rôle glorieux de tel corps, accessoirement le mien »). De l’autre côté, je suis resté assez simple du côté de l’échelon politique. En réalité parce que c’est aussi souvent assez simple de ce côté, ce qui ne veut pas dire clair et efficace et c’est bien là souvent le problème. En France, une opération, c’est un engagement militaire décidé par le président de la République, normalement en conseil de Défense. Or, à la grande frustration des militaires, ce président pense souvent à plusieurs «publics» à toucher avec cet engagement et l’ennemi, en admettant qu’il y en ait un de désigné, n’est pas forcément le public prioritaire. Le président peut penser en effet à «se montrer à tel allié», «rassurer l’opinion publique ou lui montrer qu’il fait quelque chose» ou simplement «en être, parce que la France ne peut faire autrement que d’en être». Ne nous leurrons pas, la définition des objectifs stratégiques ne va pas souvent plus loin, aux militaires ensuite à traduire cela en effets à obtenir sur le terrain et on revient au niveau opérationnel (ou opératif, oui je sais c’est compliqué).

32 opérations donc, à décrire sur un long cours de 60 ans qui n’est pas lui-même un long fleuve tranquille. En réalité, on s’apercevra très vite qu’une vision et un modèle de force associé, comme avec de Gaulle en novembre 1961, est comme un paradigme scientifique qui doit résister à la réfutation. Il est valide tant qu’il résiste aux faits et s’adapte aux anomalies qui se présentent. Il ne l’est plus lorsqu’il ne peut s’adapter.

On verra donc dans ce livre, notre modèle de forces initial de 1961 rencontrer très vite des anomalies, et le phénomène est en soi intéressant : pourquoi n’a-t-on pas imaginé que l’on aurait un jour à mener une guerre de plusieurs années contre une organisation armée (au Tchad en l’occurrence de 1969 à 1972) alors que c’était assez prévisible? Tout simplement parce qu’on ne le voulait pas. Les choses stratégiques ne sont donc pas aussi rationnelles qu’il pourrait paraître, et on rencontrera ainsi à plusieurs reprises plein de choses imprévues alors qu’on aurait pu facilement les prévoir. Ce qui nous contraint à chaque fois à nous adapter dans l’urgence.

On se trouve alors dans une voie stratégique que l’on qualifiera de normale, c’est-à-dire évoluant dans un cadre international à peu près connu, même si le résultat des actions est incertain. On ne sait pas quel sera le résultat d’un lancer de dé (l’évolution d’une crise par exemple) mais on connaît «normalement» tous les résultats possibles. Le problème est que bien souvent, le président, comme de Gaulle avec la contre-insurrection, on refuse d’envisager qu’il tombera sur 6, et parfois même, comme avec Mitterrand, très interventionniste mais aussi très inhibé dans le niveau d’engagement, on lance plein de dés, en refusant de considérer qu’ils puissent tomber sur 4, 5 ou 6. Forcément, cela peut poser des problèmes pour ceux qui sont dans le dé qui est lancé.

Et puis parfois c’est la table sur laquelle on lance le dé qui s’effondre et là, le modèle n’est définitivement plus valable. L’effondrement de l’URSS en constitue évidemment l’exemple le plus impressionnant. Dès 1990, les rapports internationaux ne sont plus les mêmes qu’au moment de la parution de Tempête rouge de Tom Clancy (1986!) et notre modèle conçu pour évoluer tant bien que mal dans un cadre prévisible se retrouve fort dépourvu… sauf si le fait que le contexte international change forcément en profondeur tous les 20 ans (c’est évidemment une moyenne) a été pris en compte. Spoiler : ce n’est jamais le cas, car il s’agit là de choses lointaines et peu visibles. Or, ce sont ces bouleversements sur quelques années qui font le gros l’histoire.

S’il décrit une période unique pour la France- les opérations militaires de la France de la Ve République après la décolonisation- ce livre est donc scandé en trois grandes périodes «normales» interrompues brutalement par des changements de contexte : la période de la guerre froide, la période de la mondialisation et du nouvel ordre mondial et la période de la guerre ouverte contre les organisations salafo-djihadistes à partir de 2008. Cela fait 13 ans maintenant que la France est en guerre permanente, et il faut donc envisager que cela prendra bientôt fin alors que par ailleurs on voit de nouveaux défis apparaître depuis quelques années.

À l’intérieur de ces trois grandes périodes, j’ai tenté de définir plusieurs blocs de cohérence, un exercice pas évident quand on fait plein de choses en même temps sur plein d’endroit différents.

Dans la première partie, il est ainsi question des dernières guerres du général de Gaulle de Bizerte au Tchad, de celles de Giscard d’Estaing sur une période très brève mais intense, des ambiguïtés du président Mitterrand qui ne veut jamais faire la guerre, mais s’y trouve confrontée en permanence.

Dans la seconde, celle de la mondialisation, il faut bien commencer par parler du changement de contexte et de la nouvelle orientation (désastreuse) de notre stratégie organique (celle qui définit et organise les moyens) qui l’accompagne, pour évoquer ensuite le temps piteux des soldats de la paix, celui plus glorieux mais aussi difficile des «stabilisateurs», dans les Balkans d’abord puis en Afrique, pour terminer par le début de l’affrontement contre les organisations islamistes, qui commence pour nous en 1995. On n’avait pas remarqué alors que les acteurs militaires qui avaient le plus bénéficié de la mondialisation étaient les organisations armées, alors que de leur côté les États réduisaient plutôt leurs instruments régaliens. Si on constatait la réduction des guerres entre États, sauf contre les États-voyous, la conjonction des deux phénomènes ne pouvait que provoquer le développement des conflits internes, dans lesquels nous avons été obligés (ou nous sommes crus obligés) d’intervenir jusqu’à ce que les mêmes organisations, dopées par un nouveau contenu idéologique, viennent nous frapper directement.

La troisième partie, la plus développée, est donc celle de la guerre ouverte en cours, dont après à nouveau évoqué le nouveau contexte général et les évolutions de notre politique de Défense, je situe le début véritable dans l’engagement en Kapisa-Surobi en 2008. Après le récit de cet engagement en Afghanistan, je me suis attaché à décrire les derniers fronts de l’époque ancienne, contre les États-voyous d’abord puis la dernière opération de stabilisation en Afrique, avant de parler des trois théâtres actuels de la guerre contre l’État islamique et Al-Qaïda au Sahel, au Levant et en France.

Je conclus en forme de bilan et en insistant sur la vulnérabilité actuelle de notre outil militaire, de bonne qualité mais tellement réduit et surtout incapable de monter vraiment en puissance.

Au désespoir de mon éditeur, ce n’est donc pas un nième récit sur les exploits des Forces spéciales, même si je cite toutes leurs opérations. Ce n’est pas non plus une compilation officielle des opérations extérieures accompagnées de l’explication de leur succès. C’est un récit analytique qui se veut à peu près complet sur tout ce que l’on a fait, bien ou mal, avec l’avantage et les biais de quelqu’un qui en a vécu quelques-unes et qui tient aussi par cet ouvrage en fait inédit, de rendre hommage à ceux qui y sont tombés.

C’est évidemment aussi un travail imparfait et incomplet, les choses vont tellement vite, et je compte sur vos critiques pour l’améliorer.

Michel Goya, Le temps des guépards-la guerre mondiale de la France de 1961 à nos jours, 365 pages, Tallandier, 2022, 21,90 euros.

vendredi 7 janvier 2022

Armée et sécurité intérieure. Retour sur l'expérience de la bataille d'Alger

Fiche au chef d’état-major des armées, 2007

Il y a juste cinquante ans, l’armée de terre était engagée aux côtés des forces de police pour éradiquer le terrorisme dans une grande ville française. On connaît le résultat : une victoire acquise en quelques semaines, mais un désastre stratégique et psychologique dont l’armée s’est difficilement remise. À l’heure où la menace du terrorisme est présentée à nouveau comme menace majeure, voire unique, et où la tentation est forte d’employer tous les moyens pour s’en préserver, il n’est peut-être pas inutile de revenir sur cette expérience.

Pourquoi l’armée ?

En 1957, le gouvernement fait appel à l’armée parce qu’il est désemparé face au phénomène du terrorisme urbain qui frappe Alger, menace nouvelle et d’une grande ampleur non pas par le nombre de victimes qu’occasionne chaque attentat, très inférieur par exemple aux attaques de Madrid en 2004 ou à New York en 2001, mais par leur multiplication. A partir de septembre 1956 et pendant plus d’un an, cette ville de 900 000 habitants est en effet frappée en moyenne chaque jour par deux attaques qui font, toujours en moyenne, un mort et deux blessés.

Les forces de police ne parviennent pas à faire face au problème, car elles sont paralysées par trois facteurs : la multiplicité et la rivalité des services (RG, sécurité militaire, PJ, DST, gendarmerie), la méconnaissance du phénomène et la compromission avec la population européenne dont elle est majoritairement issue. Elle se retrouve donc à la fois décrédibilisée pour son inefficacité du côté « européen », selon les appellations de l’époque, et pour sa partialité du côté « musulman », 400 000 habitants dont 80 000 dans le labyrinthe de la Casbah. Le 10 août 1956, les Musulmans ont été victimes rue de Thèbes dans la Casbah du pire attentat de toute la période avec officiellement 16 morts mais sans aucun doute beaucoup plus, une attaque dont les auteurs, des « ultras » partisans de l’Algérie française, ont été mollement poursuivis. Les Musulmans sont exaspérés aussi de l’inaction policière face aux « ratonnades » qui suivent souvent les attentats et qui occasionnent au moins autant de victimes innocentes que ces mêmes attentats. De ce fait et autant que par sympathie idéologique ou par peur, cette population musulmane accepte bon gré mal gré la mainmise du FLN.

Dans ces conditions et alors que le FLN lance la menace d’une grève générale, le ministre-résidant Robert Lacoste, estime n’avoir pas d’autre solutions que de faire appel à l’armée et notamment à la 10e division parachutiste du général Massu, dont on a pu constater l’efficacité dans le « djebel ». Dans son esprit, c’est la suite logique du glissement opérée depuis 1954 lorsque les militaires ont été engagées dans des opérations ipso facto de sécurité intérieure puisqu’on leur refusait le titre de « guerre ». Cette décision ne suscite que peu d’opposition politique.

Le 7 janvier 1957, le préfet du département d’Alger signe une délégation de pouvoirs au général Massu dont l’article premier est rédigé ainsi : «Sur le territoire du département d’Alger, la responsabilité du maintien de l’ordre passe […] à l’autorité militaire qui exercera, sous le contrôle supérieur du préfet d’Alger, les pouvoirs de police normalement impartis à l’autorité civile». Les premières unités parachutistes arrivent dans la nuit pour se lancer immédiatement dans une énorme perquisition au sein de la Casbah. A la fin du mois de janvier, ils brisent par la force la grève générale, au mépris de la loi et à la satisfaction de tous.

Logique militaire contre logique policière

Dès son arrivée à Alger, le général Massu donne la méthode à suivre : «Il s’agit pour vous, dans une course de vitesse avec le FLN appuyé par le Parti Communiste Algérien, de le stopper dans son effort d’organisation de la population à ses fins, en repérant et détruisant ses chefs, ses cellules et ses hommes de main. En même temps, il vous faut monter votre propre organisation de noyautage et de propagande, seule susceptible d’empêcher le FLN de reconstituer les réseaux que vous détruirez. Ainsi pourrez-vous faire reculer l’ennemi, défendre et vous attacher la population, objectif commun des adversaires de cette guerre révolutionnaire!

Ce travail politico-militaire est l’essentiel de votre mission, qui est une mission offensive. Vous l’accomplirez avec toute votre intelligence et votre générosité habituelles. Et vous réussirez. Parallèlement se poursuivra le travail anti-terroriste de contrôles, patrouilles, embuscades, en cours dans le département d’Alger.»

Toute l’ambiguïté de l’action policière effectuée par des militaires est dans ce texte. Pour les parachutistes, qui reviennent amers de l’expédition ratée à Suez, Alger est un champ de bataille, au cadre espace-temps précis, dans lequel ils s’engagent à fond, sans vie de famille et sans repos, jusqu’à la victoire finale et en employant tous les moyens possibles.

En réalité, cette opération mérite difficilement le qualificatif de « bataille » tant la dissymétrie des adversaires est énorme, à l’instar de la police face aux délinquants qu’elle appréhende. La logique policière agit alors de manière linéaire ne cherchant pas à surmonter une dialectique adverse qui n’existe pas ou peu, mais à déceler et appréhender tous ceux qui ont transgressé la loi. Cette logique est soumise à la tendance bureaucratique à rechercher le 100 % d’efficacité et donc à réclamer toujours plus de moyens pour y parvenir et plus de liberté dans l’emploi de la force, avec cet inconvénient qu’à partir d’un certain seuil, les dépenses s’accroissent plus que proportionnellement aux résultats. La tentation est alors forte de les justifier en élargissant la notion de menace. Cette tendance reste cependant étroitement contrôlée de manière explicite par la loi, mais aussi normalement par une culture policière d’emploi minimal de la force.

Dans la logique militaire, selon l’expression de Clausewitz, c’est chaque adversaire qui fait la loi de l’autre et c’est cette dialectique qui freine la montée en puissance. En Algérie, après quelques succès, les grandes opérations motorisées de bouclage menées en 1955 ont rapidement perdu toute efficacité dès que les combattants ennemis ont appris à les déjouer. Sans cet échec, on aurait probablement éternellement continué dans cette voie jusqu’aux fameux et finalement inatteignables 100 % de succès.

A Alger, la dialectique est très réduite et la force militaire tend donc à monter très vite aux extrêmes d’autant plus que les freins qui existent pour la police sont beaucoup moins efficaces avec des militaires qui n’ont pas du tout le même rapport au droit. Dès les premières opérations de contre-guérilla en 1954, les unités de combat étaient stupéfaites de voir des gendarmes devoir les accompagner, dresser des procès-verbaux et compter les étuis après les combats. Dans le combat, elles restaient dans une logique militaire de duel entre adversaires respectables, mais dès la fin du combat elles entraient dans une logique policière contraire. L’ennemi anonyme mais honorable devenait un individu précis mais contrevenant à la loi, à condition toutefois de le prouver. Lorsqu’elles ont vu par la suite que les prisonniers étaient souvent libérés « faute de preuves », la plupart des unités ont simplement conservé leurs ennemis dans la logique guerrière en les tuant. Ce faisant, elles ont franchi une « ligne jaune » bafouant ouvertement un droit en retard permanent sur la logique d’efficacité militaire.

Avec les attentats d’Alger, l’ennemi n’apparaît même plus respectable puisqu’il refuse la logique de duel pour frapper de manière atroce des innocents. Ajoutons enfin l’importance de la notion si prégnante pour les militaires du sacrifice, à la différence près que dans le cas de la « bataille » d’Alger, on ne sacrifiera pas sa vie (il n’y aura que deux soldats tués et cinq blessés) mais son âme.

La continuation de l’action policière par d’autres moyens

Le cadre légal de l’action de la division parachutiste est très large. Les quatre régiments parachutistes engagés peuvent appréhender en flagrant délit ou contrôler des groupes et agir sur renseignement avec des OPJ affectés à chacun d’eux.  

Le général Massu, nommément désigné, a le pouvoir d’ordonner des perquisitions à domicile de jour et de nuit. Normalement, les individus arrêtés doivent être remis à l’autorité judiciaire ou à la gendarmerie dans les 24 heures, mais le préfet délègue à l’autorité militaire le droit d’assignation à résidence surveillée pendant au maximum un mois. Cette assignation à résidence permet d’arrêter de simples suspects et de constituer ensuite le dossier qui permettra éventuellement de les présenter au parquet, à l’inverse des méthodes de la Police judiciaire. Le tribunal militaire du corps d’armée de la région peut également juger les affaires de flagrant délit suivant une procédure très rapide, dite de traduction directe, où un simple procès-verbal de gendarmerie suffit. Le tribunal militaire peut également revendiquer les poursuites exercées par les tribunaux civils et de fait, dans la presque totalité des cas, les HLL (« hors-la-loi ») sont présentés devant lui.

Forte de ces pouvoirs, la division parachutiste met en place progressivement et de manière pragmatique plusieurs structures. Le premier système, dit «de surface», consiste à protéger les sites sensibles et à quadriller la ville par des points de contrôle et plus de 200 patrouilles quotidiennes. Les régiments sont affectés à des quartiers particuliers qu’ils finissent par connaître parfaitement et la Casbah est complètement bouclée. Ce contrôle constant en impose et rassure la population, tout en entravant les mouvements du FLN, mais il ne permet pas d’effectuer beaucoup d’arrestations.

Le démantèlement des réseaux est le fait de l’organisation « souterraine », c’est-à-dire d’abord de la structure de renseignement. Les renseignements proviennent de trois sources : la documentation, c’est-à-dire les fichiers (mais les services compétents sont réticents à coopérer) ou les documents du FLN ; la population, mais les langues ne commencent à se délier que lorsque l’emprise du FLN se desserre, et surtout les interrogatoires de suspects. Dans l’ambiance qui règne alors d’urgence, de lutte implacable contre un ennemi invisible et détesté et il faut bien le dire, de mépris vis-à-vis d’une population musulmane « moins française que les autres », les notions de suspects et d’interrogatoire se brouillent très vite. Tout musulman tend à être suspect et tout interrogatoire tend à devenir torture. Au sein de cette structure de renseignement, le commandant Aussaresses, est chargé des exécutions extrajudiciaires maquillées le plus souvent en suicide, comme celles du leader FLN Mohamed Larbi Ben M’hidi ou de l’avocat Ali Boumendjel.

Où s’arrête la sécurité globale ?

Comme le souligne le général Massu dans son ordre d’opération, la traque des terroristes selon des méthodes inspirées de celle de la police n’est qu’un aspect du problème. Il faut aller beaucoup plus loin. Dans la trinité clausewitzienne, la force armée, le gouvernement et le peuple se renforcent et se contrôlent mutuellement. Lorsqu’une guerre est déclarée, les deux armées ennemies s’affrontent dans un duel gigantesque, et lorsqu’un vainqueur se dessine, le gouvernement vaincu et le peuple à sa suite se soumettent. Dans la «guerre contre-terroriste», on détruit les cellules tactiques ennemies mais aussi les chefs, avec qui il est hors de question de négocier. Si l’on veut mener une guerre, le seul pôle sur lequel on peut agir est donc la population. Combinant la recherche policière du 0 terroriste et la vision militaire de lutte collective, l’armée se lance dans le contrôle étroit du «peuple de l’ennemi» pour éviter qu’il sécrète à nouveau des «malfaisants».

On s’engage donc dans une voie dont on ne cerne pas la fin et les contradictions. Outre que l’on n’hésite pas à brutaliser la population musulmane (plusieurs dizaines de milliers de suspects, innocents pour la très grande majorité, passeront par les centres de triage), on lui impose, sur l’initiative du colonel Trinquier, un dispositif d’autosurveillance inspiré des régimes totalitaires communistes qui ont tant marqué les vétérans d’Indochine. Dans le cadre de ce dispositif de protection urbaine (DPU), aussitôt surnommé Guépéou. Chaque maison de la Casbah ou des bidonvilles est numérotée et chacun de ses habitants est fiché. Des chefs d’arrondissements, îlots, buildings ou maisons sont désignés (7500 au total) avec l’obligation de tenir à jour des fiches de présence et de signaler tout mouvement, sous peine de sanctions. La mise en place du DPU permet ainsi de découvrir Ben M’Hidi.

Le DPU sert aussi de relais pour l’encadrement psychologique et administratif de la population. En s’immisçant dans tous les aspects de la vie, avec la création de sections administratives urbaines (SAU), d’organisations d’anciens combattants, de «cercles féminins» (où les femmes reçoivent un enseignement pratique sous l’impulsion d’équipes médico-sociales) et en inondant la ville de photos, affiches, tracts, messages par radio, journaux ou cinémas itinérants, on espère gagner «la bataille des cœurs et des esprits». Cette mainmise permet aux parachutistes de devenir à leur tour des «poissons dans l’eau» même s’il s’agit surtout de poissons prédateurs.

Cela n’empêche pas Yacef Saadi, le chef du réseau «bombes» à Alger d’organiser à nouveau une série d’attentats atroces. Les 4 et 9 juin, Saadi et ses poseurs de bombes, souvent des porteuses pour moins attirer la méfiance, tuent 18 personnes et en blessent près de 200. Cette fois le général Massu fait appel au colonel Godard pour organiser les opérations. Godard, futur membre de l’OAS, est très hostile aux méthodes employées précédemment et notamment l’usage de la torture. Trinquier et Aussaresses sont écartés au profit du capitaine Léger qui parvient à organiser de spectaculaires opérations d’infiltration et d’intoxication des réseaux du FLN, la fameuse « bleuite ». Même s’il y aura quelques attaques l’année suivante, la bataille d’Alger se termine en octobre 1957, avec l’arrestation de Yacef Saadi et la mort du tueur Ali-la-pointe.

Où est la victoire ?

La méthode, souvent brutale, a été tactiquement efficace. Le réseau « bombes » est démantelé une première fois en février 1957 puis à nouveau en octobre. Le comité exécutif du FLN, privé de Ben M’Hidi s’est enfui pour la Tunisie. Officiellement, jusqu’à la fin mars, la 10DP a tué 200 membres du FLN et arrêté 1 827 autres, mais beaucoup plus selon d’autres sources comme Paul Teitgen, secrétaire général de la police à Alger, qui font aussi  l’objet de controverses. 

Mais si la victoire immédiate sur le terrorisme est flagrante, il est probable que les méthodes employées, quoique souvent moins dures que celles du camp d’en face y compris contre les siens, ont contribué encore à pousser la population musulmane dans le camp ennemi. La polémique qui naît sur les méthodes employées va également empoisonner l’action militaire jusqu’à la délégitimer gravement.

En interne, le malaise est aussi très sensible du fait du mélange des genres. D’un côté, certains ne se remettront pas de leur engagement dans l’action policière poussée à fond alors que d’autres souffriront au contraire de ce non-combat si contraire à l’éthique militaire et si frustrant. Cela se traduit parfois par des bouffées de violence comme en juin 1957, lorsque trois parachutistes agressés depuis une voiture se ruent dans un hammam et tuent plusieurs dizaines d'innocents. Bien qu’infiniment moins meurtrière pour eux que les batailles de 1944-1945 par exemple, les soldats français gardent un souvenir détestable de cette période jusqu’à l’incruster profondément dans l’inconscient collectif

En guise de conclusion, voici ce que disait le colonel Bigeard à ses hommes en juillet 1957 avant de reprendre un « tour » à Alger. Cela résume assez bien la problématique des unités de combat engagées contre les organisations armées pratiquant le terrorisme : « Nous avons deux éventualités possibles pour « tuer » notre période d’Alger : la première peut consister à se contenter du travail en surface, en évitant de se compromettre, en jouant intelligemment sans prendre de risques, comme beaucoup hélas ! savent trop bien le faire ; la seconde, jouer le jeu à fond, proprement, sans tricher, en ayant pour seul but : détruire, casser les cellules FLN, mettre à jour la résistance rebelle d’une façon intelligente, en frappant juste et fort. Nous adopterons immédiatement la seconde. Pourquoi ? parce que c’est une lâcheté de ne pas le faire. […] Il y a ces articles de presse qui nous calomnient. Il y a ceux qui ne prennent aucune position et qui attendent. Si nous gagnons, ils seront nos défenseurs ; si nous perdons, ils nous enfonceront. Les directives concernant cette guerre, les ordres écrits n’existent pas et pour cause ! Je ne peux vous donner des ordres se référant à telle ou telle note de base…Peu importe ! Vous agirez, avec cœur et conscience, proprement. Vous interrogerez durement les vrais coupables avec les moyens bien connus qui nous répugnent. Dans l’action du régiment, je serai le seul responsable. »