vendredi 28 juin 2019

Des héros très discrets


Nous sommes le 14 avril 2018 à 14h, une dizaine d’obus de mortiers et de roquettes Chicom s’abat sur l’Ecole militaire. Dans la foulée, un véhicule aux couleurs de l’opération Sentinelle explose à l’entrée provoquant plusieurs blessés. Un second s’approche mais est stoppé par les tirs des soldats français. L'un d'entre eux prend l’initiative de récupérer un véhicule de l’avant blindé et barre l’entrée de l’Ecole tout en tirant à la mitrailleuse sur les agresseurs. Les attaques des véhicules suicide sont suivies d’un assaut de plusieurs groupes de combattants djihadistes équipés de fusils d’assaut et de ceintures explosives. Une quinzaine de soldats français, venus de partout se sont réunis pour combattre au corps à corps la vingtaine d'ennemis. 

Ils sont rejoints au bout de quelques minutes par une unité d’intervention qui arrive par hélicoptères NH-90 sur le Champ de Mars, seul moyen de parvenir à la zone de combat. Dans le même temps, les djihadistes lancent un nouveau véhicule suicide, à nouveau stoppé par les Français. Les djihadistes sont encerclés et finalement détruits après plusieurs heures de combat furieux au cœur de Paris. Plus d'une quinzaine sont tués, pour neuf blessés du côté français.

Ce récit ne vous rappelle rien ? Il aurait pourtant forcément attiré les médias, les photos, les témoignages, tout le monde serait au courant et on en aurait parlé pendant des jours et même des semaines sur tous les réseaux et les chaînes d’infos. Cela n’a pas été le cas, donc ceci est une fiction. 

Et bien non ! Tout cela s’est réellement passé, non pas à Paris mais à Tombouctou. Le récit plus détaillé et d'autres se trouvent ici sur le blog Mars Attaque.

Vous en avez entendu parler ? Certainement pas et pourtant quelle histoire ! Même les cuisiniers, comme dans Under Siege (Piège en haute mer), ont fait le coup de feu. Voilà un récit qui, s’il avait été rédigé en détail avec les témoignages des soldats aurait fait le bonheur de nombreuses rédactions, des réseaux sociaux, peut-être de réalisateurs ou d’écrivains…oui mais pas en France où visiblement l’institution militaire se refuse obstinément à mettre ses soldats en valeur. Le mantra du moment est « A hauteur d’hommes ! » et bien faisons-le enfin ! Arrêtons de pleurer quand on parle de « grande muette », c’est vrai, surtout quand il s’agit de mettre en avant les héros de la nation auprès de cette même nation. On attend qu'ils meurent pour cela, car là on ne peut plus les cacher. 

mercredi 19 juin 2019

Comment réduire la cohésion nationale avec le SNU


Version courte et réactualisé de En avant doute ! publié ici en juin 2018 
et disponible également sur lefigaro.fr

Ça y est, c’est parti, le nouveau Service national universel (SNU) est lancé. Il comprendra donc deux phases.  La première consistera, selon le jargon officiel «en une occasion de vie collective permettant à chaque jeune de créer des liens nouveaux, d’apprendre une façon neuve de vivre en commun, et de développer sa culture d’engagement pour affermir sa place et son rôle au sein de la société». En clair, il s’agit d’un internat de deux semaines vers l’âge de 16 ans, suivi quelques mois  plus tard d’un projet de groupe de deux semaines également. Dans une deuxième phase, chaque jeune sera encouragé à poursuivre volontairement une période d’engagement d’au moins trois mois, dans un service public ou un organisme d’intérêt public.

Revenons sur la première phase. La ministre des Armées (pourquoi elle au fait ?) l’a décrite l’an dernier comme «Une période, où les jeunes vivront ensemble, apprendront à se connaître, se comprendre, s’apprécier, quelles que soient leurs origines, leurs croyances ou leurs orientations. Ce sera utile pour notre jeunesse». Cela ne vous rappelle rien?

Edmond Cottinet a créé la première colonie de vacances en 1880. Dans son esprit, ce centre collectif au grand air était destiné à l’autonomisation des enfants et surtout à l’apprentissage du vivre-ensemble (ou parlait alors de fraternité). Cette idée a très vite été reprise par différentes communautés religieuses, politiques ou même des entreprises, jusqu’à toucher des millions d’enfants dans les années 1950, puis de décliner en même temps que tous les groupes qui avaient des projets de société.

Voici donc en 2019 qu’après avoir annoncé un service national obligatoire de plusieurs mois (avec une formation militaire) pour les jeunes adultes, on a abouti à des colonies de vacances pour adolescents organisés par l’Etat. Pourquoi pas, mais commençons par admettre qu’il ne peut s’agir là d’un service national, ne serait-ce que parce qu’il n’y a pas de service rendu à la nation. Les différentes formes de services, dont le militaire, consistaient, après une formation initiale à un «retour sur investissement» de quelques mois, voire de plusieurs années dans le cadre des réserves. Que cela ait pu constituer une «occasion de vivre ensemble» et contribuer à la formation de la citoyenneté n’était qu’un effet induit de l’affaire, non son objet premier. 

Ajoutons qu’à l’agonie du service national dans les années 1990, en même temps que celle des colonies de vacances, le quart seulement d’une classe d’âge effectuait sa composante militaire. Les filles, sauf de rares volontaires, étaient exemptées et les fils des milieux aisés disposaient de nombreux biais pour y surseoir ou effectuer un service dans des conditions plus confortables. Les bienfaits du «vivre ensemble» apparaissaient alors donc plutôt comme un impôt supplémentaire imposé aux garçons de la «France d’en bas». On notera au passage que tous les actuels promoteurs et défenseurs des vertus du SNU, hommes et femmes et le président de la République en premier lieu, auraient pu effectuer en leur temps le service national s’ils l’avaient voulu. Aucun ne l’a alors jugé digne de lui.

Le SNU n’apporte pas grand-chose à la nation dans sa phase obligatoire. La réunion «obligatoire et universelle» de mineurs à des fins d’apprentissage, que ce soit dans un collège ou en plein air, n’est pas un service, mais un projet éducatif, ce qui relève donc pleinement du ministère de l’Éducation nationale (et en aucun par exemple des militaires ou alors pourquoi pas des juges, des gardiens de prison, des préfets, des policiers, des chargés de mission de l’Élysée, etc.).

On cherche ensuite ce qui, durant ces quinze jours de vie collective, ce qui ne pourrait être appris au Lycée. On ne trouve que deux choses. La Marseillaise, le respect au drapeau et l’uniforme d’abord, non que cela soit techniquement impossible de le faire au lycée, mais on comprend bien que cela y traumatiserait une partie du corps enseignant, pas seulement lui d’ailleurs. 

Au-delà de cette innovation, qui sera toujours subtilement discutée sur les réseaux sociaux, le cœur du projet de société est de faire dormir dans un dortoir et hors de chez eux des adolescents pendant quatorze jours. On est loin de la «levée en masse» de 1793 et il faudra quand même expliquer un minimum scientifiquement, par quel processus on ressoudera la nation avec ce qui est plutôt un «coucher en masse». Ce qui pouvait créer de la cohésion dans un régiment d’appelés, ce n’était pas le dortoir, mais les épreuves, les marches, les entraînements, le froid, bref des choses difficiles à faire ensemble pendant des mois. Il y a peu de chances que l’on mette les futures classes de jeunes à l’épreuve et c'est tant mieux. Passons rapidement sur le projet découverte de deux semaines qui suivra ce petit internat, guère différent des stages qui peuvent déjà exister.

Si on ne voit pas très bien ce que tout cela apportera de nouveau, on voit bien en revanche ce que cela affaiblira, car tout cela sera très cher. Il est question d’un budget annuel de 1,5 milliard d’euros pour la phase obligatoire du SNU, sans compter les dépenses d’infrastructure initiales. Et cet argent sera forcément ponctionné quelque part, soit dans la poche des contribuables, soit dans les autres ministères. Comme cette dernière hypothèse est la plus probable, on peut déjà annoncer que les services publics verront leurs moyens réduits par le SNU. On peut imaginer aussi que le bilan «cohésion sociale» ne sorte pas en positif de cet arbitrage.

Le service national universel pouvait être un vrai projet ambitieux et un vrai projet de société, mais en réalité, il n’y avait sans doute que deux voies cohérentes. La première était le retour à une forme de service national élargi à l’ensemble du service public. Cela supposait de surmonter l’interdiction juridique du travail forcé pour les adultes et bien sûr de traquer les inévitables resquilleurs, condition sine qua non de la justice de ce service. L’effort était considérable, mais on peut imaginer qu’un renfort de 800000 jeunes aurait pu être utile à des services publics en grande difficulté.

La seconde consistait à s’appuyer sur l’existant. On fera remarquer combien la définition de la troisième phase du SNU : «Un engagement de trois mois au moins, exclusivement volontaire, dans nos armées, nos forces de police, chez nos pompiers, nos gendarmes, dans des collectivités ou encore dans les associations» ressemble étrangement à celle du Service civique un peu élargie. Or, chaque contrat, rémunéré, de Service civique de 6 à 12 mois coûte moins du double de ce que coûteront les quinze jours d’internat de chaque jeune «rassemblée». On peut concevoir que le premier investissement public serait incomparablement plus utile et rentable pour l’individu et la nation que le second. On pourrait évoquer aussi bien sûr les autres serviteurs volontaires, comme les pompiers ou les réservistes aux ministères des Armées ou de l’Intérieur, et imaginer ce que l’on pourrait y faire avec 1,5 milliard d’euros;

Au final, on ne pouvait pas s’appuyer sur l’existant, car il fallait concrétiser à tout prix un engagement de campagne et on a reculé devant l’ampleur de l’œuvre qui aurait été nécessaire pour revenir à un vrai Service national. On a donc préféré accoucher d’une très coûteuse souris qui sera très vite chassée de tous les côtés.

mardi 18 juin 2019

Sur Army Stories, les débuts de l'aviation militaire

Army Stories (ici) est la première chaîne française entièrement consacrée à la chose militaire. On y trouve d'excellents documentaires et reportages sur les soldats et les événements qu'ils ont vécus ou créés. 

J'ai déjà eu le plaisir de venir y évoquer le 6 juin 1944. A l'occasion du Salon du Bourget, je vais maintenant vous parler des débuts de l'aviation militaire. C'est ici.

vendredi 14 juin 2019

Comment l’Iran nous a vaincus-Petit retour sur une guerre non déclarée



Dans les années 1980, la France a connu simultanément deux confrontations au seuil de la guerre ouverte, contre la Libye et contre l'Iran. Les résultats ont été mitigés.

Bien qu’ayant accueilli en exil son guide suprême l’ayatollah Khomeiny, la France s’oppose très vite à la nouvelle République islamique d’Iran proclamée en avril 1979. Or, à l’époque du Shah, les deux pays avaient conclu un vaste accord de coopération nucléaire. Cet accord est remis en cause avec le nouveau régime. L’Iran rompt le contrat de fourniture de centrales nucléaires, mais souhaite rester dans le consortium Eurodif et bénéficier de la fourniture d’uranium enrichi prévue dans les accords. François Mitterand s’y refuse, comme il refuse que la France rendre l’argent, un milliard de dollars, prêté à l’époque du Shah.

La France multiplie en revanche les accords avec l’Irak de Saddam Hussein, alors le premier partenaire commercial de la France au Moyen-Orient et son deuxième fournisseur de pétrole. Lorsque Saddam Hussein engage la guerre contre l’Iran en 1980, il est pleinement soutenu par les États-Unis (désigné « Grand Satan » par l’Iran) et la France (« Petit Satan »). La France lui fournit un quart de son équipement militaire et les réacteurs de la centrale nucléaire de Tammuz (détruite par les Israéliens en juin 1981). Il y a alors plus de 10000 expatriés français en Irak, un partenaire économique à peu près aussi incontournable que peuvent l’être l’Arabie Saoudite ou le Qatar aujourd’hui. Les retombées sur l’industrie française sont énormes, les rétrocommissions sur les partis politiques français aussi. D’un point de vue moins matérialiste, le «progressisme laïc» de Saddam Hussein plait également beaucoup plus que cette République islamique chiite dont on craint qu’elle ne veuille exporter sa révolution.  

La France joue soutient donc massivement l’Irak dans sa guerre. En septembre 1981, elle signe avec Saddam Hussein un contrat d’un montant équivalent à plus de 1,5 milliard d’euros et portant sur des centaines de véhicules blindés, des milliers de missiles antichars et antiaériens et même plus de 80 canons automoteurs de 155 mm, dont l’armée de Terre française n’est pas encore dotée. L’aviation irakienne dispose déjà de 90 avions de combat Mirage F1. On y ajoute 25 autres appareils en 1985. Entre temps, en octobre 1983 le porte-avions Clemenceau est venu prêter cinq avions Super-Etendard seuls à même de frapper les navires iraniens dans le Golfe avec leurs missiles AM-39 Exocet. Les quatre restants sont rendus à la France l’été 1985.

On peut difficilement imaginer à l’époque que cela passera inaperçu, mais on s’estime probablement protégé de toute action de la République islamique, dont on croît de toute façon le destin assez bref. C’est une erreur.

Il existe deux manières militaires d’agir, en séquence ou en cumul. Dans le premier cas on progresse par étapes vers l’objectif, dans le second on multiplie les actions ponctuelles jusqu’à faire émerger ce même objectif. Pour faire céder la France, l’Iran lance plusieurs campagnes cumulatives sans apparaître au grand jour grâce à des «sociétés écrans».

La première zone d’action est le Liban où l’Iran s’associe la Syrie, également hostile localement à la France. En septembre 1981, l’ambassadeur de France au Liban est assassiné par une milice à la solde de la famille Assad. Surtout, les Occidentaux ont placé naïvement d’énormes cibles militaires au Liban avec les contingents de la FINUL et surtout, à partir de septembre 1982, de la Force multinationale de sécurité de Beyrouth. Syriens et Iraniens saisissent évidemment cette occasion facile et la FMSB est violemment attaquée, en particulier le 23 octobre 1983 lorsque 58 soldats français et 241 Américains sont tués en quelques minutes. La FMSB est repliée piteusement au printemps 1984. La France seule y a perdu 89 soldats. Le deuxième axe d’effort au Liban consiste à y faire capturer des otages par divers groupes locaux. Onze diplomates et journalistes français sont ainsi enlevés de 1985 à 1987. La seconde zone d’action est la capitale française où 14 attentats à la bombe sont organisés de décembre 1985 à septembre 1986, faisant 13 morts et plus de 300 blessés. Le réseau de Fouad Ali Saleh, à l’origine de ces attaques est démantelé en 1987. Ce réseau est lié au Hezbollah libanais, lui-même lié à l’Iran. Il n’est pas exclu non plus que l’assassinat en novembre 1986 de Georges Besse, ancien Président du directoire d’Eurodif, par le groupe Action directe ne soit également lié au conflit. Dans le golfe Arabo-Persique enfin, les Gardiens de la révolution islamique harcèlent les porte-conteneurs battant pavillon français puis tous les pétroliers à partir de 1986.

Cette offensive multiplie surprend la France qui se découvre à la fois vulnérable et sans véritable moyen d’action contre l’Iran, hors des attaques directes. La République des Mollahs n’apparaît pas au grand jour et ne peut donc pas fournir de prétexte flagrant à une guerre ouverte. Surtout, sans l’engagement américain, impossible dans le contexte de l’époque, les moyens militaires français seuls apparaissent d’un coup très limités et puis, si l’exécutif français de l’époque aime les montrer il répugne à les utiliser pour combattre. Le 7 novembre 1983, deux semaines après l’attaque du Drakkar à Beyrouth, le véhicule piégé (une jeep marquée «armée française») destiné à faire exploser l’ambassade d’Iran à Beyrouth n’a pas fonctionné. Moins de deux ans avant le fiasco du Rainbow Warrior, la France ne sait visiblement plus très bien monter des opérations clandestines. Dix jours plus tard, le raid aéronaval lancé dans la plaine de la Bekaa a été une pantalonnade, le monde entier ou presque ayant été averti de l’attaque (par une source au ministère des Affaires étrangères semble-t-il).

Reste la gesticulation. Jacques Chirac, Premier ministre de cohabitation depuis 1986, lance deux « opérations de démonstration » après les attentats de Paris. La première est baptisée «Garde aux frontières» et consiste à déployer 2000 soldats autour du territoire métropolitain en soutien des forces de police et de douane. Cette «opération anxiolytique», la première du genre, ne sert évidemment à rien sinon à «rassurer» et surtout à témoigner de l’activité de l’exécutif. Dans le même temps, 140000 tonnes de navires sont envoyées dans le Golfe arabo-persique. Cette opération «Prométhée» est nettement plus utile que «Garde aux frontières» dans la mesure où elle permet de protéger les navires français, et même parfois neutres, des attaques iraniennes. Elle reste cependant là encore largement une opération de gesticulation. Les huit passages du groupe aéronaval dans le Golfe sont l’occasion de déclarations martiales du président de la République mais aucune frappe n’est jamais ordonnée.

En réalité, le gouvernement français avait déjà décidé de tout céder à l’Iran et peut-être même pour le Premier ministre de tirer un profit politique de la libération des otages peu de temps avant l’élection présidentielle de 1988. L’argent dû à l’Iran lui est rendu, ainsi que le personnel diplomatique inquiété après les attentats de Paris. Les otages au Liban sont libérés en échange. Il est alors mis fin aux opérations militaires de démonstration dont le but principal, et atteint, avait bien été de permettre un abandon plus facile derrière un masque de fermeté. Un traité définitif, équivalent à un traité de paix, est signé par la France et l’Iran en 1991.

Au bilan, la France s’est lancée dans une guerre de fait contre l’Iran avec une grande naïveté, y compris d’ailleurs dans l’espoir aussi que Saddam Hussein allait pouvoir financer toutes ses commandes (c’est le contribuable français qui assurera la différence aux entreprises). En réalité, l’Iran n’était pas, et n’est toujours pas, une menace pour la France, et ses exigences dans le cadre du contentieux Eurodif étaient somme toute assez légitimes. Cette guerre était donc inutile, sinon pour plaire à nos alliés américains et locaux, alors qu’il aurait été possible, à la manière russe, de se placer en intermédiaire diplomatique et double fournisseur. Il est vrai que nous avons un peu joué ce dernier rôle, puisque la France (comme les États-Unis d’ailleurs) a également livré des obus à l’Iran de 1982 à 1986, ce qui a permis de financer le Parti socialiste. À tout le moins, si on décide d’aller à la confrontation il faut anticiper les réactions de l’ennemi et donc au minimum le connaître, et s’en préserver autant que possible. Rien de tout cela n’a été fait sérieusement.

jeudi 13 juin 2019

Batailles pour Bagdad (2006-2008)


Ligne de front n°59, janvier 2016

Capitale administrative et économique, représentant un quart de la population totale du pays, Bagdad est le cœur multiculturel de l’Irak entre les provinces sunnites au Nord et les provinces chiites au Sud. Son contrôle constitue donc l’enjeu essentiel du conflit depuis 2003. Durant l’année 2005, les forces de la Coalition se sont retirées de la ville laissant la place aux forces de sécurité nationales au service d’un nouveau pouvoir, provisoire d’abord puis issu des élections législatives de décembre. Ce nouveau pouvoir, dominé par les grands partis chiites, tarde cependant à former un nouveau gouvernement et les forces de sécurité sont encore très fragiles. Entre temps, Bagdad est devenue la capitale de la violence.

Bagdad chaos

Le vide est alors occupé par deux grands mouvements radicaux qui se disputent les quartiers : l’armée du Mahdi ou Jaysh Al-Mahdi (JAM), le grand mouvement chiite nationaliste mené par l’ayatollah Moqtada al-Sadr, et les organisations radicales sunnites dominées par Al-Qaïda en Irak (AQI). L’Armée du Mahdi a pour base l’immense quartier de Sadr City au nord de la ville. Elle bénéficie de très nombreuses complicités dans la police locale et ses bandes terrorisent les habitants sunnites pour qu’ils quittent les zones de peuplement mixtes. De son côté, AQI recherche délibérément la guerre civile et le chaos afin de couper définitivement la communauté sunnite du nouveau pouvoir et d’assurer son contrôle sur elle. AQI multiplie les attentats contre la population chiite.

L’un d’entre eux, la destruction le 22 février 2006 de la mosquée d’or de Samarra, l’un des hauts lieux saints du Chiisme, provoque une flambée de violence dans tout le pays. Dès lors, plus de cent civils sont tués en moyenne chaque jour en Irak. Chaque mois, plus de 200 000 irakiens quittent le pays et 200 000 autres fuient leur région. Beaucoup se réfugient dans des conditions précaires à Bagdad où ils tombent souvent sous l’influence des plus extrémistes, seuls capables de leur venir en aide efficacement. Les milices chiites, souvent sous couverture policière, n’ont plus aucune retenue. Bagdad et sa périphérie, où s’exercent les deux-tiers des violences, devient alors le centre d’une guerre civile qui peut conduire à l’éclatement du pays. En juin 2006, l’ambassadeur américain Zalmay Khalilzad adresse une note qui dépeint un tableau terriblement sombre de la vie quotidienne des Bagdadis, entre coupures d’électricité, pénurie d’essence et peur des représailles pour comportement « non-islamique » ou collaboration avec les « Croisés ». La politique de retrait dans les bases des forces américaines n’est plus tenable dans ses conditions et alors qu’un gouvernement irakien vient enfin d’être formé en mai sous la direction de Nouri al-Maliki, les GIs doivent revenir en première ligne pour reconquérir le terrain perdu.

L’opération de sécurisation de Bagdad, baptisée « En avant ensemble », est lancée par le gouvernement Maliki à la mi-juin. Le principe est de nettoyer les quartiers les uns après les autres de toute présence criminelle, d’y affecter ensuite une brigade de police et d’y relancer l’économie. Les Américains y engagent deux brigades aux côtés des Irakiens et 600 millions de dollars dans un fond d’aide économique. L’opération débute par les quartiers mixtes de Dura, Ghazalia et Amiriyah, et semble donner de bons résultats. Sous la pression de Washington, le nouveau gouvernement tente de réorganiser la police. Les crimes diminuent et une vie normale semble reprendre. Les arrestations sont cependant rares et la progression du nettoyage est très lente. Au début du mois d’août 2006, deux nouvelles brigades américaines arrivent dans la capitale, avec plus de 6 000 nouveaux soldats irakiens, ce qui donne un total de 40 000 soldats à Bagdad.

L’ensemble reste insuffisant pour obtenir la densité de quadrillage nécessaire pour une ville de cette importance. Les Américains persistent à consacrer la plus grande partie de leur énergie à leur autoprotection et rechignent à faire autre chose que des patrouilles en véhicules blindés. Du côté irakien, la police très largement noyautée par les Mahdistes ne fait rien de sérieux contre eux et les militaires, en majorité chiites, sont non seulement maladroits dans ces missions  de contrôle urbain mais sont aussi très réticents à s’engager contre les quartiers sadristes les plus durs. La ville continue donc de subir chaque jour plusieurs dizaines d’attentats, tirs de mortier ou fusillades et après une légère décrue, le nombre de morts violentes à Bagdad remonte à 2 600 au mois de septembre.

L’opération « En avant ensemble » est donc restée superficielle et son échec est patent à la fin de l’année. Avec plus de cent soldats américains et deux cents irakiens tombés, c’est même le plus grand revers de la Coalition dans cette guerre. Son principal effet a sans doute été d’avantager les Mahdistes. A la fin de l’année, ceux-ci contrôlent les deux-tiers de la capitale. Malgré tous les quadrillages, les commandos mahdistes sont rapidement apparus comme les seuls vrais défenseurs des Chiites et les principaux bourreaux des Sunnites. Par de multiples actions, ces « groupes spéciaux » sont parvenues à « purifier ethniquement » plusieurs secteurs mixtes et à mettre en place toute une économie de prédation qui, à son tour, a permis de venir en aide à la population chiite, notamment celle des réfugiés. Les bureaux mahdistes remplacent ainsi les services gouvernementaux absents. Leur puissance est alors devenue telle qu’elle intimide les forces de sécurité irakiennes.

Cela n’empêche pas ce qui est devenu en octobre 2006 l’Etat islamique en Irak (EII) de riposter par des attentats très violents. Le 4 novembre 2006, 202 personnes sont tuées de 256 autres blessées dans quatre attaques suicide à la voiture piégée et des tirs de mortiers dans le quartier de Sadr City. C’est l’attaque la plus meurtrière en Irak depuis avril 2003. Juste avant les explosions, une centaine d’hommes masqués ont attaqué le ministère de la Santé, dirigé par des partisans de Sadr, jusqu’à l’intervention de l’armée irakienne.

Au 31 décembre 2006, plus de 16 000 Bagdadi ont été tués en douze mois et les sondages révèlent que deux tiers des Américains ont le sentiment que le pays régresse dans ses efforts pour établir la sécurité et la démocratie en Irak. Après la tentation dans la classe politique américaine d’un retrait plus ou moins progressif d’Irak, l’administration Bush annonce finalement le 10 janvier 2007 son intention contraire de renforcer les effectifs américains en Irak de 20 000 hommes afin de stabiliser la situation, à Bagdad en premier lieu. Cette nouvelle approche, dite du Sursaut (Surge) bénéficie alors de deux tendances politiques plus favorables, tendances que cette décision, alors très critiquée, tend encore à renforcer.

La progression mahdiste a atteint semble-t-il son point culminant. Au début de 2007, beaucoup de groupes spéciaux ont échappé à l’autorité de  Moqtada al-Sadr et sont devenus de simples gangs criminels qui, maintenant que les sunnites ont fui, commencent à s’en prendre à la population chiite. Le leader mahdiste s’en désolidarise, adopte dès décembre 2006 une posture de neutralité et se rapproche de Nouri al-Maliki.

D’un autre côté, un front anti-EII s’est mis en place qui tend à regrouper la plupart des tribus et organisations sunnites qui s’opposaient jusque-là aux Américains. Ce mouvement prend une ampleur particulière au printemps 2007 avec la formation du Conseil du Réveil (Sahwa) de la province d’Anbar et l’assassinat par l’EII de plusieurs chefs de mouvements nationalistes sunnites. La plupart de ces groupes basculent alors et deviennent ouvertement alliés de la Coalition contre AQI qu’ils ont fini par détester encore plus que les Américains. L’expérience du Sahwa est alors étendue à d’autres provinces sunnites puis chiites. Les Américains acceptent de financer plus de 300 groupes locaux regroupant 80 000 « fils de l’Irak », selon la nouvelle appellation. Plus de 20 000 d’entre eux sont engagés à Bagdad. Non seulement l’adversaire principal des Américains depuis 2003 disparaît mais il a rejoint ses rangs. Cette conjonction de facteurs permet dès lors de concentrer tous les moyens contre l’EII avant d’envisager la neutralisation de l’armée du Mahdi.

L’étouffement de l’Etat islamique en Irak

Une nouvelle opération de sécurisation, baptisée « Restaurer la loi » (Fardh al-Qanoon) débute le 13 février 2007. Les forces de sécurité irakiennes, où cette fois c’est l’armée qui domine, représentent 18 brigades, soit un total de 50 000 hommes avec les policiers.

De son côté, le corps multinational (un des deux grands commandements de la Coalition avec celui de la formation de l’armée irakienne), sous le commandement du général Odierno est désormais fort de dix brigades américaines (35 000 hommes) soit presque le quart du total des brigades de l’US Army, auxquels s’ajoutent les OCF-I (Other Coalition Forces in Iraq) autrement dit la Central Intelligence Agency et les unités qui y sont rattachées dont les 2 000 hommes de la nouvelle brigade irakienne des forces spéciales. Ces effectifs, encore insuffisants, sont complétés par les sociétés militaires privées qui assurent la protection des infrastructures et surtout par les « fils de l’Irak ». Ce renfort des miliciens sunnites permet de suppléer une police peu fiable pour occuper le terrain une fois le nettoyage des zones effectué par les unités de combat américano-irakiennes.

Un décret du gouvernement Maliki désigne le général Abboud Qamba comme responsable de la sécurité dans la capitale avec autorité sur toutes les forces militaires et policières irakiennes. Ses troupes peuvent perquisitionner les domiciles privés, écouter toutes les communications et imposer toutes les restrictions nécessaires dans les lieux publics. Le décret donne aussi deux semaines à ceux qui se sont emparés des maisons des Bagdadis déplacés par la terreur pour quitter les lieux. Inversement, une incitation financière de 200 dollars est offerte aux familles qui acceptent de revenir dans leur logement d’origine. Toute la population est ensuite progressivement recensée et fichée, avec des papiers d’identité peu falsifiables en anglais et en arabe. Ce recensement facilite grandement la distinction entre les milices autorisées et celles qui ne le sont pas.

De leur côté, les Américains ne sont pas sous les ordres directs du général Qamba, mais sous celui d’Odierno et au-dessus de lui du général Petraeus. Le nouveau commandant en chef de la Coalition depuis février trouve là l’occasion de mettre en application la nouvelle doctrine de contre-insurrection concrétisée par un manuel édité en décembre 2006 et dont il est un des principaux inspirateurs.

Un commandement commun américano-irakien est installé dans chacun des neuf districts de sécurité et un réseau de 75 « stations mixtes de sécurité », du niveau du bataillon, ou de postes de combat plus petits. Seul les quartiers de Sadr City sont provisoirement épargnés même s’ils sont étroitement surveillés.

Des barrières de sécurité, murs de béton de trois ou quatre mètres de haut ou réseaux barbelés, sont érigées autour des quartiers. Le premier mur est édifié à Bhazaliyah, à l’ouest de la ville. Ses 15 000 habitants sont soumis à un couvre-feu et ne peuvent entrer et sortir que par un seul point de contrôle. L’expérience s’avérant concluante, elle est renouvelée, malgré les protestations, le 10 avril dans le quartier beaucoup plus vaste et difficile d’Adhamiyah, fief populaire sunnite sur la rive orientale du Tigre et voisin de Sadr City. La guérilla y est bien implantée et les habitants ont constitué leur milice d’auto-défense contre l’armée du Mahdi toute proche et la police, ce qui pour eux revient au même. La vague de protestation a cependant été telle que le mur a finalement été remplacé par un dispositif plus léger à base de réseaux barbelés et quelques ouvrages bétonnés. Ces gated communities (communautés fermées) sont constituées dans toute la ville, à l’exception de Sadr City. A l’intérieur, les forces de sécurité, associant les moyens techniques des Américains et la connaissance du milieu des Irakiens, combinent la fois un îlotage étroit fait de présence permanente dans les rues, d’aide à la population, et de raids de forces spéciales.

La capitale elle-même est isolée du reste du pays. Trois brigades américaines sont établies au sud et au sud-est de la ville pour y interdire la communication avec les couronnes. La ville est ainsi soumise à un bouclage constitué d’un cordon intérieur (empêchant toute exfiltration) et d’un cordon extérieur (interdisant toute infiltration). La frontière avec la Syrie est fermée le 10 février.

A cette évolution dans les zones de combat, il faut ajouter la campagne originale du général Douglas Stone à l’intérieur des prisons de Bagdad où pendant l’année 2007 le nombre de rebelles détenus passe de 14 000 à 25 000. Le général Stone, arabophone et fin connaisseur du coran, a pris l’initiative d’un programme d’éducation pour plusieurs milliers de prisonniers récupérables, avec l’aide des autorités religieuses et des chefs de tribus. Ce programme discret s’avère aussi finalement un grand succès. A partir de la fin de 2007, plus de cinquante détenus, pour la très grande majorité sunnites, seront libérés chaque jour avec très peu de cas de récidives.

Riposte et impuissance de l’Etat islamique en Irak

Pour tenter de contrer cet étouffement Al Qaïda en Irak multiplie les attaques terroristes.  Dès le 12 février 2007, un attentat frappe pour la septième fois le marché chiite de Chorja provoquant 67 morts et 155 blessés. Pendant plus d’un mois, Bagdad subit au moins une explosion chaque jour jusqu’à ce que le quadrillage commence à produire ses effets. Le nombre mensuel d’attentats passe de 36 à 20. Ceux-ci peuvent néanmoins être encore très violents comme le 18 avril (190 morts) dans le quartier de Sadriyah, le 11 mai, détruisant un pont de la ville ou le 29 mai (40 morts) à Amil. Pour augmenter encore l’effet de terreur, des bombonnes de chlore sont souvent placées dans les véhicules piégés. Le chlore s’avère peu mortel mais il terrifie, provoque beaucoup de blessés et complique l’organisation des secours. A partir du 20 février et pendant trois mois, on compte une douzaine d’attentats au chlore. Un contrôle strict des dépôts de chlore, la faible létalité des nuages de chlore trop peu denses et encore réduite par quelques mesures simples inculquées à la population et surtout les coups portés aux réseaux de l’EII, qui en était le principal utilisateur et plutôt contre les Sunnites ralliés aux Américains, mettent fin à cet emploi.

Après l’emploi des gaz, la guérilla cherche un autre créneau d’innovation en améliorant ses embuscades anti-hélicoptères, combinant missiles portables, roquettes et mitrailleuses. Il fallait 49 embuscades en 2004 pour toucher un hélicoptère, puis 25 en 2005 et seulement 7 au début de 2007. Huit appareils sont abattus entre le 20 janvier et le 1er mars 2007, suscitant une forte inquiétude tant ce moyen de transport est important, surtout depuis que les mouvements terrestres sont entravés par les engins explosifs improvisés (Improved Explosive Devices, IED). Les Américains réduisent les vols non indispensables, remplacent les hélicoptères par des drones pour les missions de renseignement, établissent de nouvelles procédures de vols moins prévisibles, augmentent les vols de nuit et combinent l’emploi des voilures tournantes avec celles d’avions, mieux équipés en contre-mesures. Par ailleurs, ils traquent particulièrement les cellules rebelles anti-aériennes et offrent de fortes récompenses pour toute information sur une préparation d’embuscade. Ils font ainsi rapidement face à cette nouvelle menace.

La dernière direction d’attaque des rebelles vise à démontrer l’impuissance du gouvernement irakien par des actes symboliques. Le 22 mars 2007, un tir de mortier interrompt la conférence de presse du Premier ministre Maliki et du Secrétaire général des Nations Unies Ban Ki-Moon. Le lendemain, l’adjoint du Premier ministre est grièvement blessé. Le 12 avril, un kamikaze vêtu d’une veste piégée parvient à pénétrer dans la zone verte et à tuer deux députés à l’intérieur de la cafétéria du Parlement irakien.

Avec plus de 300 morts durant les mois d’avril, mai et juin 2007, les pertes américaines sont les plus importantes depuis le début de la guerre mais cette prise de risque permet d’obtenir des résultats. Au bout de cinq mois le nombre d’assassinats a été divisé par cinq dans la ville et le nombre d’attentats par deux. A partir du mois de juin 2007, le quadrillage est assez fort pour permettre de concentrer des moyens à  une série d’opérations de nettoyage sur les abords occidentaux, méridionaux et orientaux de Bagdad en direction de ses rocades (Opération Phantom Thunder). Plus de 120 opérations de niveau bataillon sont lancées aboutissant, pour la perte de 120 soldats américains et 240 soldats et miliciens irakiens tués, à l’élimination de presque 8 000 rebelles tués ou prisonniers dont Abou al-Masri, le chef l’EII, la destruction d’un millier de caches d’armes et le démantèlement des infrastructures de fabrication des voitures piégées. Terminée à la mi-août, Phantom Thunder est prolongée par l’opération Phantom Strike qui, à partir de l’automne, vise à nettoyer les sanctuaires situés au sud-ouest, au nord-est, au nord et à l’ouest de la capitale.

L’EII est alors chassée de la capitale et de ses abords. Les attaques dans Bagdad passent de 1 278 en juin à moins de 300 à partir de novembre. Les pertes américaines elles-mêmes diminuent rapidement à partir de la fin de l’été 2007. La première bataille est gagnée.

La troisième guerre mahdiste

Le deuxième acte de la sécurisation de Bagdad concerne le quartier de Sadr City. Au début de l’opération « Restaurer la loi », approuvée officiellement par Moqtada al-Sadr, l’immense quartier qui regroupe un tiers de la population de Bagdad, est cependant isolé et des raids y sont réalisés contre les groupes spéciaux mais aussi contre les dirigeants de la JAM. Sadr se réfugie alors en Iran avec ses principaux lieutenants, tout gardant le contrôle de son organisation. Le 8 août, cependant les tirs de deux hélicoptères d’attaque Apache provoquent la mort de 32 personnes par des tirs d’hélicoptères. L’émotion est forte dans la population chiite tandis que Nouri al-Maliki, qui a toujours besoin du soutien politique des Mahdistes, en particulier de leurs 32 députés, marque sa forte réprobation des méthodes américaines. Le 29 août, Moqtada al-Sadr décrète néanmoins une « suspension immédiate et pour six mois de toutes les activités militaires » de l’armée du Mahdi, suspension qu’il prolongera encore de six mois en février 2008.

L’édit du guide est immédiatement suivi d’effet. Les milliers de combattants mahdistes en tenue noire disparaissent des rues ou n’y apparaissent plus armés tandis que le nombre de victimes dans la capitale diminue considérablement. Les assassinats ciblés, les enlèvements et attentats se poursuivent dans les quartiers sunnites environnants mais à un rythme très inférieur. Les raids des forces spéciales américaines se poursuivent également mais de manière plus discrète parfois même avec l’aide de la direction mahdiste, qui se débarrasse ainsi des éléments qu’il ne contrôle plus. En octobre 2007, le gouvernement obtient la relève par des Irakiens des troupes américaines des approches de trois quartiers de Sadr City : Ishbiliya et Habbibiya au sud et l’immense Tharwa au nord. Les deux quartiers sud et particulier Ishbiliya qui comprend, à Jamila, le plus grand marché à l’est de l’Euphrate, sont le poumon économique de l’armée du Mahdi à Bagdad. Tharwa est un bloc de 5 km sur 6,8 très densément peuplé. En se repliant du secteur, les Américains en perdent aussi la connaissance. 

La situation évolue au mois de mars 2008. Le gouvernement irakien se sent alors assez fort pour se passer de l’alliance mahdiste et entreprend, sans avertir la Coalition, de reprendre par la force le contrôle de la ville de Bassorah, où la JAM est très présente. Le 23 mars, deux jours avant la date de l’offensive prévue sur Bassorah, les Mahdistes tentent de faire pression pour l’empêcher en multipliant les tirs de roquettes sur la zone verte, y compris les ministères irakiens et les ambassades étrangères. Dans les deux jours qui suivent, plusieurs checkpoints des forces de sécurité irakiennes autour de Sadr City sont occupés, parfois avec la complicité de la police, ou isolés. Le 25 mars 2008, le gouvernement irakien engage le combat contre les Mahdistes à Bassorah. A Bagdad, la JAM riposte immédiatement en lançant des salves de roquettes et de mortiers sur la zone verte et l’aéroport. Les troupes irakiennes sont chassées de la plupart des check points qu’elles occupaient autour du quartier de Sadr City. Des centaines de policiers et quelques militaires irakiens rejoignent les rangs mahdistes alors que les accrochages font de nombreuses victimes aux abords de l’immense quartier chiite.

La 3e brigade de la 4e division d’infanterie américaine (ou 3-4 Brigade Combat Team, BCT) reçoit alors pour mission, en liaison avec les troupes irakiennes et la 4e brigade de la 10e division d’infanterie de montagne américaine (4-10 BCT) qui tient les abords Est, de neutraliser la milice mahdiste et de faire cesser les attaques de roquettes. La 3-4 BCT est formée de deux bataillons lourds : le 1-6e régiment mécanisé et le 1-68e régiment blindé, dotés tous deux de chars M1 Abrams et de véhicules de combat d’infanterie M2 Bradley mais dans des proportions différentes. Il dispose aussi du 1er bataillon du 2e Régiment de cavalerie sur véhicules à roues Stryker (1-2 SCR), unité entièrement numérisée et disposant d’un grand nombre de soldats débarqués. La brigade dispose également d’unités d’appuis, une compagnie de génie et une unité de destruction d’engins explosifs (Explosive Ordnance Disposal), et de soutien.

Après deux affrontements de plusieurs mois à chaque fois en 2004, la lutte reprend directement contre la JAM. Il ne s’agit plus cette fois de déceler et détruire des réseaux clandestins criminels et terroristes mais de mener une guerre conventionnelle sur quelques kilomètres carrés contre un proto-Etat. S’il n’est pas question, ni sans doute possible, de négocier avec l’EII, il est possible de le faire avec Moqtada al-Sadr. Au lieu de chercher à détruire la JAM, tâche considérable, on s’efforcera donc plutôt d’imposer sa volonté à ce dernier. Le mode d’action opérationnel sera donc plus conventionnel et moins « policier » que contre l’Etat islamique en Irak. Il visera d’abord à interdire toute liberté d’action aux forces mahdistes et en particulier leur capacité de tir indirect sur le reste de la capitale, puis à user suffisamment le mouvement par des pertes importantes et un blocus économique. En parallèle, la négociation politique est maintenue via l’Iran et le gouvernement chiite de Bagdad.

Bataille d’usure à Sadr City

Dans une première phase, qui débute dès le 26 mars, mais qui prend surtout de l’ampleur à partir du 5 avril, la 3-4 BCT, rejointe par la 11e division d’infanterie irakienne entreprend, de prendre le contrôle des quartiers de Habbibiya et Ishbiliya au sud de Sadr-City afin de repousser suffisamment les tirs de roquettes vers le nord pour qu’ils ne puissent plus frapper la « zone verte ». C’est l’opération Strike Denial (Interdiction des tirs). Le bataillon 1-2 SCR est chargé de cette mission tandis que le 1-68 prend le contact en bordure Ouest de Sadr City afin d’attirer et de détruire le maximum de miliciens ennemis. Le 1-2 SCR, aidé des forces irakiennes, prend position dans les rues, occupant en particulier les zones favorables aux équipes de roquettes et mortiers mahdistes. Les combats sont violents avec les fantassins mahdistes mais ceux-ci, motivés mais médiocres combattants, sont repoussés. Les tirs de lance-roquettes RPG-7 et les engins explosifs endommagent néanmoins six véhicules Stryker en une semaine, ce qui impose un renforcement avec des M1 Abrams et M2 Bradley du 1-68, lourds et encombrants mais presque invulnérables aux armes de l’ennemi. Striker Denial se termine le 14 avril par la prise de contrôle de la grande rue Al-Quds, baptisée axe Gold, qui sépare les deux quartiers sud du grand quartier Tharwa. La zone à contrôler fait néanmoins cinq kilomètres de large et on s’aperçoit rapidement qu’il est encore difficile d’empêcher des infiltrations mahdistes et la poursuite de tirs sporadiques.

Une deuxième phase,

3rd BCT/4th ID
 
baptisée Gold Wall (Mur doré) commence alors le 15 avril qui vise à interdire toute possibilité de passage entre les deux quartiers sud et Tharwa par la construction d’un mur tout le long de l’axe Gold. Le 769e bataillon du génie entreprend la pose de 3 000 blocs T-Wall de 9 tonnes et 3,5 m de haut en partant du sud-ouest et en remontant, au rythme de 100 à 150 m par jour, vers le nord-ouest. Les Irakiens ayant pris en compte le contrôle des abords ouest de Tharwa, le bataillon blindé 1-68 se consacre à la protection de la construction du mur, tandis que le 1-2 SCR et le 1er bataillon du 14e régiment de montagne, aidés de forces irakiennes, contrôlent les sept kilomètres carrés d’Habbibiya et Ishbiliya. Ils seront rejoints le 4 mai par le bataillon mécanisé 1-6.

Comme cela avait été prévu, et souhaité, la construction du mur a aussi pour effet d’attirer les combattants mahdistes qui tombent sur les coups des blindés placés chaque jour en point d’appui mobiles cent mètres en avant du mur ou sur ceux des équipes de tireurs d’élite de l’Army et des forces spéciales, dont Chris Kyle, héros du film de Clint Eastwood, American sniper, qui opèrent depuis les bâtiments en arrière du mur. Dans cette bataille glissante le long du mur, les Mahdistes comprennent très vite l’impossibilité d’aborder à découvert ces lignes de feu. Ils tentent alors de profiter des tempêtes de sable qui réduisent considérablement les capacités de surveillance aérienne ainsi que les possibilités de tir à longue distance. Une première survient le 17 avril. Les Mahdistes tentent de s’emparer d’un poste irakien mais sont repoussés après avoir perdu vingt-deux hommes. Le 27 avril, profitant à nouveau d’une nouvelle tempête, plusieurs centaines de Mahdistes tentent une grande attaque sur les abords du mur. Ils sont à nouveau repoussés, perdant quarante-cinq hommes pour quatre soldats américains tués. Le lendemain, le bataillon Stryker organise un raid de contre-attaque de quelques centaines de mètres dans Tharwa. Au moins, vingt-huit miliciens sont encore tués six Américains blessés et plusieurs véhicules endommagés. Au total, 818 obus de 120 mm et 15 000 obus de 25 mm seront utilisés dans cette bataille d’un mois, contre les miliciens et pour détruire les IED que ceux-ci tentent de placer pour freiner la progression du mur. De manière plus discrète, la bataille du mur est aussi l’occasion du plus grand combat de snipers de la guerre. En parallèle de la progression de la construction du mur, les affaires civiles américaines reconstruisent et participent activement à la reprise de la vie économique des quartiers d’Ishbiliya et Habbibiya.

La bataille des roquettes

Pendant que se déroule cette bataille du mur, la brigade s’efforce de neutraliser les tirs de roquettes qui proviennent désormais de l’intérieur de Tharwa. Cette mission de contre-batterie est même la mission principale du très impressionnant dispositif ISR (Intelligence, Surveillance, Reconnaissance) qui a été mis en place. Le ciel est occupé en permanence par deux aérostats de surveillance (système Rapid Aerostat Initial Deployment -RAID) dotés de caméras de grande précision ; de quatre couches de drones, depuis les petits RQ-11 Raven lancés à la main et qui peuvent voler pendant une heure et demi jusqu’à 5 000 mètres d’altitude jusqu’au très haut Global Hawk et les deux MQ-1 Predator en passant par les trois RQ-7B Shadow, capables de rester en l’air pendant quatre à cinq heures. D’autres moyens stratégiques, comme des appareils de surveillance et d’écoute, ou même un satellite, ont pu également être déployés, le tout pour surveiller un peu plus de trente kilomètres carrés.

Ce dispositif de surveillance est associé à un dispositif capable de frapper instantanément et avec une grande précision les cibles décelées. Trois équipes de deux hélicoptères AH-64 Apache, dont les missiles Hellfire peuvent frapper tout Sadr-City sont en position d’artillerie volante autour du secteur. Ils peuvent éventuellement utiliser leur canon de 30 mm, notamment sur les toits plats du quartier, et qui sont, de fait, interdits à toute présence ennemie. On privilégie cependant les drones Predator, invulnérables aux quelques missiles portables Sa-7 dont disposent les mahdistes, et qui disposent aussi de deux missiles Hellfire, ou encore du lance-roquettes, qui dispose aussi d’un excellent radar de contre-batterie, et peut lancer des roquettes guidées. Pour frapper les bâtiments, on fait appel aux bombes guidées de 250 ou 500 livres de l’US Air force.

Cette double capacité d’acquisition de cibles et de frappes permet de faire face à un ennemi pourtant très fluide et furtif. Les tirs de roquettes, devenus risqués, incapables de frapper des cibles stratégiques et privés de munitions cessent pratiquement au bout de quelques semaines. La JAM ne peut, à l’instar du Hezbollah lors de la guerre de l’été 2006 contre Israël, continuer à tirer uniquement pour montrer la persistance de sa volonté de résistance.

Pendant tous les combats, la négociation continue via l’Iran, interlocuteur privilégié à la fois du gouvernement irakien et de Moqtada al-Sadr. Celui-ci accepte finalement de déposer les armes et d’accepter la présence militaire du gouvernement mais refuse toute intrusion américaine dans les quartiers de Sadr City et exige le démontage du mur sur la rue Quds. Ces conditions sont acceptées par les Américains. Le 11 mai, Moqtada al-Sadr, pressé par l’Iran, ordonne un cessez-le feu unilatéral qui est effectif le lendemain. A ce moment-là, l’armée du Mahdi a perdu au moins 470 miliciens tués et plus d’un millier de blessés. Américains et Irakiens déplorent respectivement 22 et 17 morts, ainsi qu’une centaine de blessés, chiffres étonnement faibles au regard de la violence des combats et qui témoignent de de la différence considérable de moyens, de protection notamment, mais aussi de compétence entre les combattants. Le nombre de civils touchés dépasserait 2 000 tués et blessés selon les sources.

Le 20 mai, cinq bataillons irakiens des 1ère et 11e divisions d’infanterie et un bataillon de T-72 chars de la 9e division blindée, 10 000 hommes au total, occupent Tharwa sans combat. Les Américains, qui avaient déjà construit 80 % du mur prévu, le démontent, puis quittent à nouveau la zone. 

Conclusion

La sécurisation de la ville de Bagdad a ainsi été obtenue au bout de quinze mois d’effort et au prix d’au moins 600 soldats américains tués, dans deux batailles très différentes. Cette lenteur témoigne du pouvoir d’absorption de ces mégalopoles modernes où la population, équivalente à celle de petites nations, ne peut être évacuée et où les petites armées occidentales peuvent s’engluer. Ce succès témoigne néanmoins du degré de maîtrise des opérations complexes au milieu des populations atteint alors par les forces américaines. Conjugué au retournement d’alliance sunnite et à la neutralisation mahdiste, il a permis d’organiser le retrait du théâtre irakien dans de meilleures conditions.

lundi 10 juin 2019

Une brève histoire du retour d'expérience


Je remercie la Brigade des Sapeurs-Pompiers de Paris de m'avoir demandé d'écrire ce texte pour servir de préface au règlement sur le retour d'expérience. 

L’idée d’analyser ce que l’on a fait pour en tirer des enseignements n’est évidemment pas nouvelle. Placés dans des conditions très proches de celles de la bataille de Crécy en 1346, les chevaliers français combattent très différemment dix ans plus tard  à Poitiers. Il y a donc eu entre les deux un processus d’adaptation, c’est-à-dire une description des faits sélectionnant les plus intéressants, une réflexion sur les changements à apporter et enfin une intégration de ces changements.
Une armée, c’est d’abord une Pratique, c’est-à-dire une association de façons les voir les choses (culture), de méthodes, de structures et d’équipements. Faire évoluer une armée, c’est donc faire évoluer sa Pratique, avec cet inconvénient que celle-ci est largement implicite. Une première façon de faire évoluer ce qui est d’abord une somme d’habitudes consiste simplement à l’enrichir par l’expérience personnelle. La seconde consiste à expliciter cette expérience (faire un « retour » sur elle) par le biais comptes rendus oraux ou écrits, d’articles, de livres, de conférences, etc. afin de réfléchir sur ce qu’il est souhaitable de faire. Une fois ce souhaitable clairement établi par une autorité reconnue, il devient doctrine elle-même traduite en ordres et règlements. Par l’apprentissage, l’explicite de la doctrine se transforme à la fin en de nouvelles habitudes et la boucle est bouclée.
Après Crécy, le choc de l’ampleur du désastre et du massacre de 1 500 chevaliers, dont onze de haute noblesse, a déclenché ce processus d’explicitation, ou « retour d’expérience ». L’évènement a fait écrire les chroniqueurs, chanter les troubadours et parler toute la chevalerie française jusqu’au Conseil du Roi. Réunis à nouveau près de Poitiers, les chevaliers ont adopté une nouvelle manière de faire : ils combattront désormais à pied avec des lances coupées à la main. La bataille est à nouveau un désastre. Il y a bien eu retour d’expérience, mais celui-ci a été faussé par un biais socioculturel : les chevaliers français se sont beaucoup plus intéressés à leurs homologues anglais, qui effectivement combattaient à pied, qu’aux roturiers qui leur lançaient des flèches. Il ne suffit pas d’analyser les choses, il faut aussi en tirer les bonnes conclusions.
La bataille de Poitiers est donc un nouveau choc, c’est-à-dire une surprise non pas issue de la manœuvre de l’ennemi mais simplement de la supériorité de sa Pratique. Il induit un nouveau processus, plus centralisé cette fois car organisé par le roi Charles V et son connétable du Guesclin, et plus pertinent. En transformant les méthodes françaises (refus du combat, terre brûlée, refuge derrière les fortifications, guérilla et usure de l’ennemi), l’armée du roi retrouve la victoire. Le processus d’évolution dépend alors étroitement des hommes, de leur compréhension des choses et de leur autorité pour imposer de nouvelles manières. Que les hommes changent et tout est souvent à refaire. L’armée du roi de France s’effondre à nouveau piteusement au début du XVe siècle avant de se transformer encore grâce à de nouvelles personnalités.
Le processus de retour d’expérience, ou retex, qui est un processus d’analyse des Pratiques et en premier lieu de la sienne, prend une forme plus rationnelle avec le développement parallèle de l’esprit scientifique, des administrations et de l’imprimerie, qui permet une circulation rapide de l’information. Les planches de dessin de Jacob de Gheyn qui décrivent dans le détail les gestes des soldats du début du XVIIe siècle témoignent de cette approche visant à observer les choses afin de les optimiser. Avec les «Lumières militaires» françaises, le règne de la «raison» rencontre l’humiliation de la guerre de Sept Ans (1757-1763) pour produire une réflexion très riche de la part de philosophes-militaires comme Guibert ou Bourcet. Ce dernier publie notamment Mémoires historiques de la guerre que les Français ont soutenue en Allemagne depuis 1757 jusqu’en 1762, un des premiers vrais documents de retex militaire. Pierre Joseph de Bourcet est aussi un des premiers concepteurs de l’organisateur des états-majors modernes. Ce n’est pas un hasard. Pour lui la guerre n’est ni un art ou une science, mais une discipline, comme la médecine, qui s’apprend et qui évolue en même temps. Cette discipline dépend cependant beaucoup du degré de liberté que l’on accorde à la réflexion des sachants et praticiens. De fait, elle s’éteint sous la Restauration lorsque la «servitude» l’emporte sur la «grandeur» militaire.
Le retour d’expérience revient en grâce avec la Révolution industrielle et l’avènement du changement permanent des sociétés. Le Grand état-major prussien y est l’organisme le plus sensible, car l’armée qu’il est censé diriger en temps de guerre est pour l’essentiel une armée de mobilisation. Non seulement il faut régler avec précision l’appel, la réunion, l’équipement, le mouvement et la logistique de centaines de milliers d’hommes et de chevaux, mais il faut désormais anticiper que toute cette machinerie changera en permanence en nombre et en qualité. On invente sans cesse de nouvelles armes, la voie ferrée et le télégraphe électrique révolutionnent le transport des choses et des informations. La production, l’hygiène, l’éducation, tout évolue très vite autour de soi et dans les sociétés de l’ennemi. Il convient pour ne pas se faire dépasser de tout observer, de le prendre en compte dans les plans et de l’actualiser.
La tâche du Grand état-major prussien est d’autant plus délicate qu’il faut faire évoluer les méthodes et l’organisation de son armée alors que celle-ci ne fait pas la guerre, au contraire de ses adversaires potentiels. Il lui donc apprendre à la faire sans la faire. Dans l’esprit des sciences expérimentales de l’époque et par le principe de l’observation des faits dont on déduit des enseignements, on substitue au front réel un «front virtuel» fait de simulation tactique, d’exercices, mais aussi de recherche historique et d’observation des guerres étrangères. De tous ces faits collectés, on établit des hypothèses qui, après confirmation par un nouveau passage dans le virtuel des exercices et simulations, obtiennent force de «loi» sous la forme d’un règlement. Le règlement est un guide pour tous, mais c’est aussi un «état de l’art» et à ce titre il doit être régulièrement réactualisé.
Ce circuit institutionnel prussien montre son efficacité avec les victoires étonnantes contre l’Autriche et la France. Il est donc rapidement imité, en particulier par la France, à ce détail que c’est plutôt l’École Supérieure de Guerre qui y dirige le processus en temps de paix et le Grand-Quartier général (GQG) lorsque débute la Grande Guerre. Dès le début des combats, le processus de retex français fait preuve d’une grande efficacité. Chaque opération fait l’objet d’une petite analyse et la hiérarchie synthétise tous les comptes rendus qui se dirigent vers le 3e Bureau. Ce processus de remontée d’informations se double en parallèle d’officiers de liaison du GQG qui viennent directement constater les faits, communiquer par téléphone «en boucle courte» les enseignements les plus urgents et vérifier aussi l’honnêteté des comptes rendus. Dès la fin du mois d’août 1914, le GQG est ainsi capable de diffuser des notes qui décrivent très clairement les enseignements des premiers combats et les moyens de remédier aux défauts observés. Ce processus de retex officiel se double aussi d’un processus officieux et horizontal, celui des camarades qui partagent leurs informations et idées. Il est tout aussi important et la combinaison des deux donne des résultats remarquables. Le «miracle» de la victoire de la Marne en septembre 1914 est une victoire du courage, mais aussi du retour d’expérience et de l’apprentissage rapide, tant l’armée française s’est transformée en quelques semaines. Il s’agira là plus largement d’une des sources principales de la victoire française dans la Grande Guerre. Les règlements, le produit fini du retex, sont remplacés en moyenne tous les hivers, soit un rythme environ douze fois plus rapide qu’en temps de paix.
Pour qu’il y ait retour d’expérience, il faut d’abord qu’il y ait un «retour» c’est-à-dire un effort, et le besoin de cet effort peut paradoxalement se réduire avec l’«expérience» surtout si elle est réussie. On creuse ainsi un sentier de plus en plus profond dont il est difficile de sortir. On se pose de moins en moins de questions puisque le chemin est connu et facile. Le retour d’expérience paraît inutile, jusqu’au moment où le chemin ne va plus dans la bonne direction. Se séparer du retour d’expérience équivaut à supprimer de l’«élément de réserve» dans un dispositif. À court terme, on fait des économies, à long terme on est destiné à se faire surprendre durement.
Il est intéressant de noter que les armées qui organisent le mieux le retour d’expérience dans l’entre-deux-guerres sont celles qui sont le moins engagées et dont souvent les moyens sont limités. Elles compensent ces manques par beaucoup de réflexions, d’analyses du passé récent ou des guerres en cours et des expérimentations. L’armée allemande réduite à 100 000 hommes, étudie la Grande Guerre en détail, multiplie les réflexions et expérimente autant qu’elle peut, parfois avec des vélos à la place des chars. La marine américaine teste toutes les idées dans des jeux avec des maquettes dans un gymnase de Newport. L’amiral Nimitz expliquera que la plupart des innovations qui ont été mises en œuvre ensuite dans le Pacifique sont nées du retour d’expérience de ces jeux.
En France, en revanche on cesse d’analyser honnêtement les choses. Les analyses servent de plus en plus à confirmer la doctrine plutôt qu’à l’interpeller. Lorsqu’on se décide en 1938 à faire une simulation d’une guerre contre l’Allemagne, on finit par en changer les règles parce que les premiers résultats contredisent la doctrine. Le retour d’expérience ne se termine que lorsque les enseignements tirés sont intégrés, lorsque le terrain a rejoint à nouveau le terrain. Le retex sert à évoluer. Quand on ne veut pas évoluer, car on n’en ressent pas le besoin, il ne sert pas à grand-chose. Les Français disposent de nombreux enseignements tactiques de la campagne en Pologne en septembre 1939. Ils ne s’en servent pas pour adapter leurs propres méthodes. Comme en 1914, il faut qu’ils soient plongés dans l’action en mai 1940 pour véritablement enclencher un processus d’évolution. L’armée française qui combat en juin sur la Somme n’est effectivement plus la même que celle qui se battait devant les Ardennes un mois plus tôt. Il est alors trop tard et le désastre de 1940 est, pour la deuxième fois après 1870, qualifiée de «défaite intellectuelle».
Une armée qui pratique un retour d’expérience large et ouvert, c’est-à-dire qui observe honnêtement ce qu’elle fait et ce que font les autres en particulier ses ennemis, subit moins de chocs. Plusieurs méthodes efficaces sont mises en œuvre pendant la Seconde Guerre mondiale. En Union soviétique, à la manière de l’économie centralisée, l’état-major central de la Stavka centralise à Moscou des milliers de comptes rendus, et après leur exploitation refond d’un coup et en bloc toute la doctrine. Les règlements détaillés sont ensuite diffusés et mis en œuvre par tous. Ce processus piloté par l’arrière est méthodique, mais très cohérent. L’ensemble de l’armée soviétique évolue par «sauts». L’armée américaine de son côté fonctionne très différemment. La doctrine y est un cadre très général à l’intérieur duquel les unités de combat ont une marge d’expérimentation des méthodes et des techniques. Les cadres chargés du retour d’expérience, souvent des historiens ou des journalistes, ne sont pas à l’arrière à compiler des comptes rendus, mais plutôt sur le terrain à voir ce qui se passe, l’écrire, déceler les bonnes idées des divisions et à les diffuser. Ce processus décentralisé entraîne des différences d’efficacité, mais qui se corrigent par la diffusion horizontale de l’information. La méthode allemande est intermédiaire. Les points de réflexion sont plutôt des corps intermédiaires, des «fiefs» comme l’inspectorat des troupes blindées qui centralisent les comptes rendus et les nombreuses propositions de leurs unités.
Tout cela ne fonctionne pas toujours, en particulier lorsqu’il faut sortir de la simple amélioration pour envisage des ruptures fortes de la Pratique. Le système américain par exemple, très efficace dans un cadre culturel proche, peut être pris au dépourvu dans un contexte très inhabituel. La rencontre avec l’armée chinoise, très différente, en novembre 1950 en Corée est l’occasion d’un grand choc, qui impose non plus des améliorations continues, mais une rupture du modèle de forces. Il en est de même lorsqu’il faut passer d’une forme de guerre conventionnelle à la guerre au milieu des populations contre des organisations armées. Il faut «sortir du sentier» et trouver de nouveaux guides. Encore faut-il que ces guides aient été auparavant des explorateurs, c’est-à-dire qu’on ait laissé des gens visiter d’autres régions. Une autre difficulté intervient lorsqu’il faut introduire l’arme nucléaire dans l’équation. Pas de retour d’expérience possible de l’emploi de l’arme nucléaire, à part les bombardements de 1945, mais pure conceptualisation qui ne souffre pas par ailleurs de beaucoup de critiques possibles.
Les défis de la série des guerres de 1939 à 1962 suscitent beaucoup de réflexions françaises, deuxième période de bouillonnement intellectuel, institutionnel ou non, après celui de 1871 à 1918. Après la guerre d’Algérie, l’incitation à analyser, qui est implicitement une invitation à critiquer, au sens scientifique du terme, décline. L’expérience concrète des forces se limite à de petites opérations dont on ne veut généralement pas parler. Les troupes qui les mènent se débrouillent entre elles selon le processus d’accumulation d’expérience directe. Pour le reste, le nouveau modèle de forces et son emploi, inscrits dans le marbre du Livre blanc de 1972, semblent prévoir tous les cas de figure possibles. Les ressources enfin sont comptées et comme toujours dans ces cas-là, l’effort d’auto-analyse apparaît comme la première économie à faire. Comme toujours aussi, cela équivaut s’exposer aux mauvaises surprises.
La guerre au Tchad de 1969 à 1972 sort déjà du cadre prévu et il faut improviser. On parvient à l’emporter. En revanche, l’engagement à Beyrouth de 1982 à 1984 s’effectue sans véritable réflexion et processus d’amélioration. Il se termine par le plus grand désastre militaire depuis 1962. Il faut cependant l’«anomalie» de la guerre du Golfe en 1990-1991 et la révélation de nombreuses faiblesses du système de forces français pour enfin renouer, avec un processus de retour d’expérience dédié. L’armée de Terre en particulier crée une structure spécifique où des officiers analysent les exercices, les opérations en cours, sur place ou sur comptes rendus, et même ceux que font les Alliés. L’information est diffusée sous formes diverses au commandement et dans la structure de formation. Ce nouveau processus a été au cœur de l’innovation dans les forces françaises, malgré les pressions économiques dont il a fait l’objet. 
Le retour d’expérience est toujours le premier à mourir lorsque lorsqu’on a moins besoin des armées que l’on réduit leurs ressources, et le premier à ressusciter lorsque les difficultés surviennent. Entre temps, il y a généralement eu des mauvaises surprises et des pertes de temps, d’argent et parfois d’hommes pour y faire face dans l’urgence. Une organisation moderne constamment engagée dans des contextes changeants ne peut s’en passer sans s’exposer gravement.