Ligne de front n°59, janvier 2016
Capitale
administrative et économique, représentant un quart de la population totale du
pays, Bagdad est le cœur multiculturel de l’Irak entre les provinces sunnites
au Nord et les provinces chiites au Sud. Son contrôle constitue donc l’enjeu
essentiel du conflit depuis 2003. Durant l’année 2005, les forces de la Coalition se sont
retirées de la ville laissant la place aux forces de sécurité nationales au
service d’un nouveau pouvoir, provisoire d’abord puis issu des élections
législatives de décembre. Ce nouveau pouvoir, dominé par les grands partis
chiites, tarde cependant à former un nouveau gouvernement et les forces de
sécurité sont encore très fragiles. Entre temps, Bagdad est devenue la capitale
de la violence.
Bagdad chaos
Le vide est
alors occupé par deux grands mouvements radicaux qui se disputent les
quartiers : l’armée du Mahdi ou Jaysh Al-Mahdi (JAM), le grand mouvement
chiite nationaliste mené par l’ayatollah Moqtada al-Sadr, et les organisations
radicales sunnites dominées par Al-Qaïda en Irak (AQI). L’Armée du Mahdi a pour
base l’immense quartier de Sadr City au nord de la ville. Elle bénéficie de
très nombreuses complicités dans la police locale et ses bandes terrorisent les
habitants sunnites pour qu’ils quittent les zones de peuplement mixtes. De son
côté, AQI recherche délibérément la guerre civile et le chaos afin de couper
définitivement la communauté sunnite du nouveau pouvoir et d’assurer son
contrôle sur elle. AQI multiplie les attentats contre la population chiite.
L’un d’entre
eux, la destruction le 22 février 2006 de la mosquée d’or de Samarra, l’un des
hauts lieux saints du Chiisme, provoque une flambée de violence dans tout le
pays. Dès lors, plus de cent civils sont tués en moyenne chaque jour en Irak.
Chaque mois, plus de 200 000 irakiens quittent le pays et 200 000 autres fuient
leur région. Beaucoup se réfugient dans des conditions précaires à Bagdad où ils
tombent souvent sous l’influence des plus extrémistes, seuls capables de leur
venir en aide efficacement. Les milices chiites, souvent sous couverture
policière, n’ont plus aucune retenue. Bagdad et sa périphérie, où s’exercent
les deux-tiers des violences, devient alors le centre d’une guerre civile qui
peut conduire à l’éclatement du pays. En juin 2006, l’ambassadeur américain Zalmay
Khalilzad adresse une note qui dépeint un tableau terriblement sombre de la vie
quotidienne des Bagdadis, entre coupures d’électricité, pénurie d’essence et
peur des représailles pour comportement « non-islamique » ou
collaboration avec les « Croisés ». La politique de retrait dans les
bases des forces américaines n’est plus tenable dans ses conditions et alors
qu’un gouvernement irakien vient enfin d’être formé en mai sous la direction de
Nouri al-Maliki, les GIs doivent revenir en première ligne pour reconquérir le
terrain perdu.
L’opération de
sécurisation de Bagdad, baptisée « En avant ensemble », est lancée
par le gouvernement Maliki à la mi-juin. Le principe est de nettoyer les
quartiers les uns après les autres de toute présence criminelle, d’y affecter
ensuite une brigade de police et d’y relancer l’économie. Les Américains y
engagent deux brigades aux côtés des Irakiens et 600 millions de dollars dans
un fond d’aide économique. L’opération débute par les quartiers mixtes de Dura,
Ghazalia et Amiriyah, et semble donner de bons résultats. Sous la pression de
Washington, le nouveau gouvernement tente de réorganiser la police. Les crimes
diminuent et une vie normale semble reprendre. Les arrestations sont cependant
rares et la progression du nettoyage est très lente. Au début du mois d’août
2006, deux nouvelles brigades américaines arrivent dans la capitale, avec plus
de 6 000 nouveaux soldats irakiens, ce qui donne un total de 40 000
soldats à Bagdad.
L’ensemble reste
insuffisant pour obtenir la densité de quadrillage nécessaire pour une ville de
cette importance. Les Américains persistent à consacrer la plus grande partie
de leur énergie à leur autoprotection et rechignent à faire autre chose que des
patrouilles en véhicules blindés. Du côté irakien, la police très largement
noyautée par les Mahdistes ne fait rien de sérieux contre eux et les
militaires, en majorité chiites, sont non seulement maladroits dans ces missions de contrôle urbain mais sont aussi très
réticents à s’engager contre les quartiers sadristes les plus durs. La ville
continue donc de subir chaque jour plusieurs dizaines d’attentats, tirs de
mortier ou fusillades et après une légère décrue, le nombre de morts violentes
à Bagdad remonte à 2 600 au mois de septembre.
L’opération
« En avant ensemble » est donc restée superficielle et son échec est
patent à la fin de l’année. Avec plus de cent soldats américains et deux cents
irakiens tombés, c’est même le plus grand revers de la Coalition dans cette
guerre. Son principal effet a sans doute été d’avantager les Mahdistes. A la
fin de l’année, ceux-ci contrôlent les deux-tiers de la capitale. Malgré tous
les quadrillages, les commandos mahdistes sont rapidement apparus comme les
seuls vrais défenseurs des Chiites et les principaux bourreaux des Sunnites.
Par de multiples actions, ces « groupes spéciaux » sont parvenues à
« purifier ethniquement » plusieurs secteurs mixtes et à mettre en
place toute une économie de prédation qui, à son tour, a permis de venir en
aide à la population chiite, notamment celle des réfugiés. Les bureaux
mahdistes remplacent ainsi les services gouvernementaux absents. Leur puissance
est alors devenue telle qu’elle intimide les forces de sécurité irakiennes.
Cela n’empêche
pas ce qui est devenu en octobre 2006 l’Etat islamique en Irak (EII) de
riposter par des attentats très violents. Le 4 novembre 2006, 202 personnes
sont tuées de 256 autres blessées dans quatre attaques suicide à la voiture
piégée et des tirs de mortiers dans le quartier de Sadr City. C’est l’attaque
la plus meurtrière en Irak depuis avril 2003. Juste avant les explosions, une
centaine d’hommes masqués ont attaqué le ministère de la Santé, dirigé par des
partisans de Sadr, jusqu’à l’intervention de l’armée irakienne.
Au 31 décembre
2006, plus de 16 000 Bagdadi ont été tués en douze mois et les sondages
révèlent que deux tiers des Américains ont le sentiment que le pays régresse
dans ses efforts pour établir la sécurité et la démocratie en Irak. Après la
tentation dans la classe politique américaine d’un retrait plus ou moins
progressif d’Irak, l’administration Bush annonce finalement le 10 janvier 2007
son intention contraire de renforcer les effectifs américains en Irak de
20 000 hommes afin de stabiliser la situation, à Bagdad en premier lieu. Cette
nouvelle approche, dite du Sursaut (Surge)
bénéficie alors de deux tendances politiques plus favorables, tendances que
cette décision, alors très critiquée, tend encore à renforcer.
La progression
mahdiste a atteint semble-t-il son point culminant. Au début de 2007, beaucoup
de groupes spéciaux ont échappé à l’autorité de Moqtada al-Sadr et sont devenus de simples
gangs criminels qui, maintenant que les sunnites ont fui, commencent à s’en
prendre à la population chiite. Le leader mahdiste s’en désolidarise, adopte
dès décembre 2006 une posture de neutralité et se rapproche de Nouri al-Maliki.
D’un autre côté,
un front anti-EII s’est mis en place qui tend à regrouper la plupart des tribus
et organisations sunnites qui s’opposaient jusque-là aux Américains. Ce
mouvement prend une ampleur particulière au printemps 2007 avec la formation du
Conseil du Réveil (Sahwa) de la
province d’Anbar et l’assassinat par l’EII de plusieurs chefs de mouvements
nationalistes sunnites. La plupart de ces groupes basculent alors et deviennent
ouvertement alliés de la Coalition contre AQI qu’ils ont fini par détester
encore plus que les Américains. L’expérience du Sahwa est alors étendue à d’autres provinces sunnites puis chiites.
Les Américains acceptent de financer plus de 300 groupes locaux regroupant 80
000 « fils de l’Irak », selon la nouvelle appellation. Plus de
20 000 d’entre eux sont engagés à Bagdad. Non seulement l’adversaire
principal des Américains depuis 2003 disparaît mais il a rejoint ses rangs. Cette
conjonction de facteurs permet dès lors de concentrer tous les moyens contre l’EII
avant d’envisager la neutralisation de l’armée du Mahdi.
L’étouffement de l’Etat islamique
en Irak
Une nouvelle
opération de sécurisation, baptisée « Restaurer la loi » (Fardh al-Qanoon) débute le 13 février
2007. Les forces de sécurité irakiennes, où cette fois c’est l’armée qui
domine, représentent 18 brigades, soit un total de 50 000 hommes avec les
policiers.
De son côté, le corps
multinational (un des deux grands commandements de la Coalition avec celui de
la formation de l’armée irakienne), sous le commandement du général Odierno est
désormais fort de dix brigades américaines (35 000 hommes) soit presque le
quart du total des brigades de l’US Army, auxquels s’ajoutent les OCF-I (Other Coalition Forces in Iraq)
autrement dit la Central Intelligence Agency et les unités qui y sont
rattachées dont les 2 000 hommes de la nouvelle brigade irakienne des forces
spéciales. Ces effectifs, encore insuffisants, sont complétés par les sociétés
militaires privées qui assurent la protection des infrastructures et surtout par
les « fils de l’Irak ». Ce renfort des miliciens sunnites permet de
suppléer une police peu fiable pour occuper le terrain une fois le nettoyage
des zones effectué par les unités de combat américano-irakiennes.
Un décret du
gouvernement Maliki désigne le général Abboud Qamba comme responsable de la
sécurité dans la capitale avec autorité sur toutes les forces militaires et
policières irakiennes. Ses troupes peuvent perquisitionner les domiciles
privés, écouter toutes les communications et imposer toutes les restrictions
nécessaires dans les lieux publics. Le décret donne aussi deux semaines à ceux
qui se sont emparés des maisons des Bagdadis déplacés par la terreur pour
quitter les lieux. Inversement, une incitation financière de 200 dollars est
offerte aux familles qui acceptent de revenir dans leur logement d’origine. Toute
la population est ensuite progressivement recensée et fichée, avec des papiers
d’identité peu falsifiables en anglais et en arabe. Ce recensement facilite
grandement la distinction entre les milices autorisées et celles qui ne le sont
pas.
De leur côté,
les Américains ne sont pas sous les ordres directs du général Qamba, mais sous
celui d’Odierno et au-dessus de lui du général Petraeus. Le nouveau commandant
en chef de la Coalition depuis février trouve là l’occasion de mettre en
application la nouvelle doctrine de contre-insurrection concrétisée par un
manuel édité en décembre 2006 et dont il est un des principaux inspirateurs.
Un commandement
commun américano-irakien est installé dans chacun des neuf districts de
sécurité et un réseau de 75 « stations mixtes de sécurité », du niveau du bataillon, ou de postes
de combat plus petits. Seul les quartiers de Sadr City sont provisoirement
épargnés même s’ils sont étroitement surveillés.
Des barrières de
sécurité, murs de béton de trois ou quatre mètres de haut ou réseaux barbelés,
sont érigées autour des quartiers. Le premier mur est édifié à Bhazaliyah, à l’ouest
de la ville. Ses 15 000 habitants sont soumis à un couvre-feu et ne
peuvent entrer et sortir que par un seul point de contrôle. L’expérience
s’avérant concluante, elle est renouvelée, malgré les protestations, le 10
avril dans le quartier beaucoup plus vaste et difficile d’Adhamiyah, fief
populaire sunnite sur la rive orientale du Tigre et voisin de Sadr City. La
guérilla y est bien implantée et les habitants ont constitué leur milice
d’auto-défense contre l’armée du Mahdi toute proche et la police, ce qui pour
eux revient au même. La vague de protestation a cependant été telle que le mur
a finalement été remplacé par un dispositif plus léger à base de réseaux
barbelés et quelques ouvrages bétonnés. Ces gated
communities (communautés fermées) sont constituées dans toute la ville, à
l’exception de Sadr City. A l’intérieur, les forces de sécurité, associant les
moyens techniques des Américains et la connaissance du milieu des Irakiens,
combinent la fois un îlotage étroit fait de présence permanente dans les rues,
d’aide à la population, et de raids de forces spéciales.
La capitale
elle-même est isolée du reste du pays. Trois brigades américaines sont établies
au sud et au sud-est de la ville pour y interdire la communication avec les
couronnes. La ville est ainsi soumise à un bouclage constitué d’un cordon
intérieur (empêchant toute exfiltration) et d’un cordon extérieur (interdisant
toute infiltration). La frontière avec la Syrie est fermée le 10 février.
A cette
évolution dans les zones de combat, il faut ajouter la campagne originale du
général Douglas Stone à l’intérieur des prisons de Bagdad où pendant l’année
2007 le nombre de rebelles détenus passe de 14 000 à 25 000. Le général Stone,
arabophone et fin connaisseur du coran, a pris l’initiative d’un programme
d’éducation pour plusieurs milliers de prisonniers récupérables, avec l’aide
des autorités religieuses et des chefs de tribus. Ce programme discret s’avère
aussi finalement un grand succès. A partir de la fin de 2007, plus de cinquante
détenus, pour la très grande majorité sunnites, seront libérés chaque jour avec
très peu de cas de récidives.
Riposte et impuissance de l’Etat
islamique en Irak
Pour tenter de
contrer cet étouffement Al Qaïda en Irak multiplie les attaques terroristes. Dès le 12 février 2007, un attentat frappe
pour la septième fois le marché chiite de Chorja provoquant 67 morts et 155
blessés. Pendant plus d’un mois, Bagdad subit au moins une explosion chaque
jour jusqu’à ce que le quadrillage commence à produire ses effets. Le nombre
mensuel d’attentats passe de 36 à 20. Ceux-ci peuvent néanmoins être encore
très violents comme le 18 avril (190 morts) dans le quartier de Sadriyah, le 11
mai, détruisant un pont de la ville ou le 29 mai (40 morts) à Amil. Pour
augmenter encore l’effet de terreur, des bombonnes de chlore sont souvent
placées dans les véhicules piégés. Le chlore s’avère peu mortel mais il terrifie,
provoque beaucoup de blessés et complique l’organisation des secours. A partir
du 20 février et pendant trois mois, on compte une douzaine d’attentats au
chlore. Un contrôle strict des dépôts de chlore, la faible létalité des nuages
de chlore trop peu denses et encore réduite par quelques mesures simples
inculquées à la population et surtout les coups portés aux réseaux de l’EII,
qui en était le principal utilisateur et plutôt contre les Sunnites ralliés aux
Américains, mettent fin à cet emploi.
Après l’emploi
des gaz, la guérilla cherche un autre créneau d’innovation en améliorant ses
embuscades anti-hélicoptères, combinant missiles portables, roquettes et
mitrailleuses. Il fallait 49 embuscades en 2004 pour toucher un hélicoptère,
puis 25 en 2005 et seulement 7 au début de 2007. Huit appareils sont abattus
entre le 20 janvier et le 1er mars 2007, suscitant une forte
inquiétude tant ce moyen de transport est important, surtout depuis que les
mouvements terrestres sont entravés par les engins explosifs improvisés (Improved Explosive Devices, IED). Les
Américains réduisent les vols non indispensables, remplacent les hélicoptères
par des drones pour les missions de renseignement, établissent de nouvelles
procédures de vols moins prévisibles, augmentent les vols de nuit et combinent
l’emploi des voilures tournantes avec celles d’avions, mieux équipés en
contre-mesures. Par ailleurs, ils traquent particulièrement les cellules
rebelles anti-aériennes et offrent de fortes récompenses pour toute information
sur une préparation d’embuscade. Ils font ainsi rapidement face à cette
nouvelle menace.
La dernière direction d’attaque des rebelles vise à
démontrer l’impuissance du gouvernement irakien par des actes symboliques. Le
22 mars 2007, un tir de mortier interrompt la conférence de presse du Premier
ministre Maliki et du Secrétaire général des Nations Unies Ban Ki-Moon. Le
lendemain, l’adjoint du Premier ministre est grièvement blessé. Le 12 avril, un
kamikaze vêtu d’une veste piégée parvient à pénétrer dans la zone verte et à
tuer deux députés à l’intérieur de la cafétéria du Parlement irakien.
Avec plus de 300 morts durant les mois d’avril, mai
et juin 2007, les pertes américaines sont les plus importantes depuis le début
de la guerre mais cette prise de risque permet d’obtenir des résultats. Au bout
de cinq mois le nombre d’assassinats a été divisé par cinq dans la ville et le
nombre d’attentats par deux. A partir du mois de juin 2007, le quadrillage est
assez fort pour permettre de concentrer des moyens à une série d’opérations de nettoyage sur les
abords occidentaux, méridionaux et orientaux de Bagdad en direction de ses
rocades (Opération Phantom Thunder).
Plus de 120 opérations de niveau bataillon sont lancées aboutissant, pour la
perte de 120 soldats américains et 240 soldats et miliciens irakiens tués, à
l’élimination de presque 8 000 rebelles tués ou prisonniers dont Abou
al-Masri, le chef l’EII, la destruction d’un millier de caches d’armes et le
démantèlement des infrastructures de fabrication des voitures piégées. Terminée
à la mi-août, Phantom Thunder est
prolongée par l’opération Phantom Strike qui,
à partir de l’automne, vise à nettoyer les sanctuaires situés au sud-ouest, au
nord-est, au nord et à l’ouest de la capitale.
L’EII est alors chassée de la capitale et de ses
abords. Les attaques dans Bagdad passent de 1 278 en juin à moins de 300 à
partir de novembre. Les pertes américaines elles-mêmes diminuent rapidement à
partir de la fin de l’été 2007. La première bataille est gagnée.
La troisième guerre mahdiste
Le deuxième acte de la sécurisation de Bagdad
concerne le quartier de Sadr City. Au début de l’opération « Restaurer la
loi », approuvée officiellement par Moqtada al-Sadr, l’immense quartier
qui regroupe un tiers de la population de Bagdad, est cependant isolé et des
raids y sont réalisés contre les groupes spéciaux mais aussi contre les
dirigeants de la JAM. Sadr se réfugie alors en Iran avec ses principaux
lieutenants, tout gardant le contrôle de son organisation. Le 8 août, cependant
les tirs de deux hélicoptères d’attaque Apache provoquent la mort de 32 personnes
par des tirs d’hélicoptères. L’émotion est forte dans la population chiite
tandis que Nouri al-Maliki, qui a toujours besoin du soutien politique des
Mahdistes, en particulier de leurs 32 députés, marque sa forte réprobation des
méthodes américaines. Le 29 août, Moqtada al-Sadr décrète néanmoins une « suspension
immédiate et pour six mois de toutes les activités militaires » de l’armée
du Mahdi, suspension qu’il prolongera encore de six mois en février 2008.
L’édit du guide est immédiatement suivi d’effet.
Les milliers de combattants mahdistes en tenue noire disparaissent des rues ou
n’y apparaissent plus armés tandis que le nombre de victimes dans la capitale
diminue considérablement. Les assassinats ciblés, les enlèvements et attentats
se poursuivent dans les quartiers sunnites environnants mais à un rythme très
inférieur. Les raids des forces spéciales américaines se poursuivent également
mais de manière plus discrète parfois même avec l’aide de la direction mahdiste,
qui se débarrasse ainsi des éléments qu’il ne contrôle plus. En octobre 2007,
le gouvernement obtient la relève par des Irakiens des troupes américaines des
approches de trois quartiers de Sadr City : Ishbiliya et Habbibiya au sud
et l’immense Tharwa au nord. Les deux quartiers sud et particulier Ishbiliya
qui comprend, à Jamila, le plus grand marché à l’est de l’Euphrate, sont le
poumon économique de l’armée du Mahdi à Bagdad. Tharwa est un bloc de 5 km sur
6,8 très densément peuplé. En se repliant du secteur, les Américains en perdent
aussi la connaissance.
La situation évolue au mois de mars 2008. Le
gouvernement irakien se sent alors assez fort pour se passer de l’alliance
mahdiste et entreprend, sans avertir la Coalition, de reprendre par la force le
contrôle de la ville de Bassorah, où la JAM est très présente. Le 23 mars, deux
jours avant la date de l’offensive prévue sur Bassorah, les Mahdistes tentent
de faire pression pour l’empêcher en multipliant les tirs de roquettes sur la
zone verte, y compris les ministères irakiens et les ambassades étrangères.
Dans les deux jours qui suivent, plusieurs checkpoints des forces de sécurité
irakiennes autour de Sadr City sont occupés, parfois avec la complicité de la
police, ou isolés. Le 25 mars 2008, le gouvernement irakien engage le combat
contre les Mahdistes à Bassorah. A Bagdad, la JAM riposte immédiatement en
lançant des salves de roquettes et de mortiers sur la zone verte et l’aéroport.
Les troupes irakiennes sont chassées de la plupart des check points qu’elles
occupaient autour du quartier de Sadr City. Des centaines de policiers et
quelques militaires irakiens rejoignent les rangs mahdistes alors que les
accrochages font de nombreuses victimes aux abords de l’immense quartier
chiite.
La 3e brigade de la 4e division
d’infanterie américaine (ou 3-4 Brigade
Combat Team, BCT) reçoit alors pour mission, en liaison avec les troupes
irakiennes et la 4e brigade de la 10e division
d’infanterie de montagne américaine (4-10 BCT) qui tient les abords Est, de
neutraliser la milice mahdiste et de faire cesser les attaques de roquettes. La
3-4 BCT est formée de deux bataillons lourds : le 1-6e régiment
mécanisé et le 1-68e régiment blindé, dotés tous deux de chars M1
Abrams et de véhicules de combat d’infanterie M2 Bradley mais dans des
proportions différentes. Il dispose aussi du 1er bataillon du 2e
Régiment de cavalerie sur véhicules à roues Stryker (1-2 SCR), unité
entièrement numérisée et disposant d’un grand nombre de soldats débarqués. La
brigade dispose également d’unités d’appuis, une compagnie de génie et une
unité de destruction d’engins explosifs (Explosive
Ordnance Disposal), et de soutien.
Après deux affrontements de plusieurs mois à chaque
fois en 2004, la lutte reprend directement contre la JAM. Il ne s’agit plus
cette fois de déceler et détruire des réseaux clandestins criminels et
terroristes mais de mener une guerre conventionnelle sur quelques kilomètres
carrés contre un proto-Etat. S’il n’est pas question, ni sans doute possible,
de négocier avec l’EII, il est possible de le faire avec Moqtada al-Sadr. Au
lieu de chercher à détruire la JAM, tâche considérable, on s’efforcera donc
plutôt d’imposer sa volonté à ce dernier. Le mode d’action opérationnel sera
donc plus conventionnel et moins « policier » que contre l’Etat
islamique en Irak. Il visera d’abord à interdire toute liberté d’action aux
forces mahdistes et en particulier leur capacité de tir indirect sur le reste
de la capitale, puis à user suffisamment le mouvement par des pertes
importantes et un blocus économique. En parallèle, la négociation politique est
maintenue via l’Iran et le gouvernement chiite de Bagdad.
Bataille d’usure à Sadr City
Dans une première phase, qui débute dès le 26 mars,
mais qui prend surtout de l’ampleur à partir du 5 avril, la 3-4 BCT,
rejointe par la 11e division d’infanterie irakienne entreprend, de
prendre le contrôle des quartiers de Habbibiya et Ishbiliya au sud de Sadr-City
afin de repousser suffisamment les tirs de roquettes vers le nord pour qu’ils
ne puissent plus frapper la « zone verte ». C’est l’opération Strike Denial (Interdiction des tirs). Le
bataillon 1-2 SCR est chargé de cette mission tandis que le 1-68 prend le
contact en bordure Ouest de Sadr City afin d’attirer et de détruire le maximum
de miliciens ennemis. Le 1-2 SCR, aidé des forces irakiennes, prend position
dans les rues, occupant en particulier les zones favorables aux équipes de
roquettes et mortiers mahdistes. Les combats sont violents avec les fantassins
mahdistes mais ceux-ci, motivés mais médiocres combattants, sont repoussés. Les
tirs de lance-roquettes RPG-7 et les engins explosifs endommagent néanmoins six
véhicules Stryker en une semaine, ce qui impose un renforcement avec des M1
Abrams et M2 Bradley du 1-68, lourds et encombrants mais presque invulnérables
aux armes de l’ennemi. Striker Denial
se termine le 14 avril par la prise de contrôle de la grande rue Al-Quds,
baptisée axe Gold, qui sépare les
deux quartiers sud du grand quartier Tharwa. La zone à contrôler fait néanmoins
cinq kilomètres de large et on s’aperçoit rapidement qu’il est encore difficile
d’empêcher des infiltrations mahdistes et la poursuite de tirs sporadiques.
Une deuxième phase,
baptisée Gold Wall (Mur doré) commence
alors le 15 avril qui vise à interdire toute possibilité de passage entre les
deux quartiers sud et Tharwa par la construction d’un mur tout le long de l’axe
Gold. Le 769e bataillon du génie entreprend la pose de 3 000
blocs T-Wall de 9 tonnes et 3,5 m de haut en partant du sud-ouest et en
remontant, au rythme de 100 à 150 m par jour, vers le nord-ouest. Les Irakiens
ayant pris en compte le contrôle des abords ouest de Tharwa, le bataillon
blindé 1-68 se consacre à la protection de la construction du mur, tandis que
le 1-2 SCR et le 1er bataillon du 14e régiment de
montagne, aidés de forces irakiennes, contrôlent les sept kilomètres carrés
d’Habbibiya et Ishbiliya. Ils seront rejoints le 4 mai par le bataillon
mécanisé 1-6.
|
Comme cela avait été prévu, et souhaité, la
construction du mur a aussi pour effet d’attirer les combattants mahdistes qui
tombent sur les coups des blindés placés chaque jour en point d’appui mobiles
cent mètres en avant du mur ou sur ceux des équipes de tireurs d’élite de
l’Army et des forces spéciales, dont Chris Kyle, héros du film de Clint
Eastwood, American sniper, qui
opèrent depuis les bâtiments en arrière du mur. Dans cette bataille glissante
le long du mur, les Mahdistes comprennent très vite l’impossibilité d’aborder à
découvert ces lignes de feu. Ils tentent alors de profiter des tempêtes de
sable qui réduisent considérablement les capacités de surveillance aérienne
ainsi que les possibilités de tir à longue distance. Une première survient le
17 avril. Les Mahdistes tentent de s’emparer d’un poste irakien mais sont
repoussés après avoir perdu vingt-deux hommes. Le 27 avril, profitant à nouveau
d’une nouvelle tempête, plusieurs centaines de Mahdistes tentent une grande
attaque sur les abords du mur. Ils sont à nouveau repoussés, perdant quarante-cinq
hommes pour quatre soldats américains tués. Le lendemain, le bataillon Stryker
organise un raid de contre-attaque de quelques centaines de mètres dans Tharwa.
Au moins, vingt-huit miliciens sont encore tués six Américains blessés et plusieurs
véhicules endommagés. Au total, 818 obus de 120 mm et 15 000 obus de 25 mm
seront utilisés dans cette bataille d’un mois, contre les miliciens et pour
détruire les IED que ceux-ci tentent de placer pour freiner la progression du
mur. De manière plus discrète, la bataille du mur est aussi l’occasion du plus
grand combat de snipers de la guerre. En parallèle de la progression de la
construction du mur, les affaires civiles américaines reconstruisent et
participent activement à la reprise de la vie économique des quartiers
d’Ishbiliya et Habbibiya.
La bataille des roquettes
Pendant que se déroule cette bataille du mur, la
brigade s’efforce de neutraliser les tirs de roquettes qui proviennent
désormais de l’intérieur de Tharwa. Cette mission de contre-batterie est même
la mission principale du très impressionnant dispositif ISR (Intelligence,
Surveillance, Reconnaissance) qui a été mis en place. Le ciel est occupé en
permanence par deux aérostats de surveillance (système Rapid Aerostat Initial Deployment -RAID) dotés de caméras de grande
précision ; de quatre couches de drones, depuis les petits RQ-11 Raven lancés à
la main et qui peuvent voler pendant une heure et demi jusqu’à 5 000 mètres
d’altitude jusqu’au très haut Global Hawk et les deux MQ-1 Predator en passant
par les trois RQ-7B Shadow, capables de rester en l’air pendant quatre à cinq
heures. D’autres moyens stratégiques, comme des appareils de surveillance et
d’écoute, ou même un satellite, ont pu également être déployés, le tout pour
surveiller un peu plus de trente kilomètres carrés.
Ce dispositif de surveillance est associé à un
dispositif capable de frapper instantanément et avec une grande précision les cibles
décelées. Trois équipes de deux hélicoptères AH-64 Apache, dont les missiles
Hellfire peuvent frapper tout Sadr-City sont en position d’artillerie volante autour
du secteur. Ils peuvent éventuellement utiliser leur canon de 30 mm, notamment
sur les toits plats du quartier, et qui sont, de fait, interdits à toute
présence ennemie. On privilégie cependant les drones Predator, invulnérables aux
quelques missiles portables Sa-7 dont disposent les mahdistes, et qui disposent
aussi de deux missiles Hellfire, ou encore du lance-roquettes, qui dispose
aussi d’un excellent radar de contre-batterie, et peut lancer des roquettes
guidées. Pour frapper les bâtiments, on fait appel aux bombes guidées de 250 ou
500 livres de l’US Air force.
Cette double capacité d’acquisition de cibles et de
frappes permet de faire face à un ennemi pourtant très fluide et furtif. Les
tirs de roquettes, devenus risqués, incapables de frapper des cibles
stratégiques et privés de munitions cessent pratiquement au bout de quelques
semaines. La JAM ne peut, à l’instar du Hezbollah lors de la guerre de l’été
2006 contre Israël, continuer à tirer uniquement pour montrer la
persistance de sa volonté de résistance.
Pendant tous les combats, la négociation continue
via l’Iran, interlocuteur privilégié à la fois du gouvernement irakien et de
Moqtada al-Sadr. Celui-ci accepte finalement de déposer les armes et d’accepter
la présence militaire du gouvernement mais refuse toute intrusion américaine
dans les quartiers de Sadr City et exige le démontage du mur sur la rue Quds. Ces
conditions sont acceptées par les Américains. Le 11 mai, Moqtada al-Sadr,
pressé par l’Iran, ordonne un cessez-le feu unilatéral qui est effectif le
lendemain. A ce moment-là, l’armée du Mahdi a perdu au moins 470 miliciens tués
et plus d’un millier de blessés. Américains et Irakiens déplorent
respectivement 22 et 17 morts, ainsi qu’une centaine de blessés, chiffres
étonnement faibles au regard de la violence des combats et qui témoignent de de
la différence considérable de moyens, de protection notamment, mais aussi de
compétence entre les combattants. Le nombre de civils touchés dépasserait
2 000 tués et blessés selon les sources.
Le 20 mai, cinq bataillons irakiens des 1ère
et 11e divisions d’infanterie et un bataillon de T-72 chars de la 9e
division blindée, 10 000 hommes au total, occupent Tharwa sans combat. Les
Américains, qui avaient déjà construit 80 % du mur prévu, le démontent, puis
quittent à nouveau la zone.
Conclusion
La sécurisation
de la ville de Bagdad a ainsi été obtenue au bout de quinze mois d’effort et au
prix d’au moins 600 soldats américains tués, dans deux batailles très
différentes. Cette lenteur témoigne du pouvoir d’absorption de ces mégalopoles
modernes où la population, équivalente à celle de petites nations, ne peut être
évacuée et où les petites armées occidentales peuvent s’engluer. Ce succès
témoigne néanmoins du degré de maîtrise des opérations complexes au milieu des
populations atteint alors par les forces américaines. Conjugué au retournement
d’alliance sunnite et à la neutralisation mahdiste, il a permis d’organiser le
retrait du théâtre irakien dans de meilleures conditions.
Merci mon Colonel pour cet article.
RépondreSupprimerJe constate que pour une telle opération de contre-insurrection, de nombreux moyens humains et matériels ont été consentis, ainsi qu'un effort dans la durée, et surtout qu'une politique franchement "impopulaire" a été clairement acceptée (j'ai le souvenir d'articles assassins contre cette opération dans la presse française lors de son déroulement). Je constate aussi que le renseignement a besoin de "masse" (de capteurs et de traitants) pour être efficace pour les forces sur le terrain. Par contre, je crains qu'une telle opération ne soit hors de portée des armées européennes, même si pour l'instant elles n'y ont pas été confrontées.
Pour faire un parallèle avec une opération française, y a-t-il eu des différences/similitudes avec la bataille d'Alger ? L'armée française a-t-elle procédé différemment contre le FLN dans cette ville ? Et surtout, sachant que le général Petraeus était un admirateur de Galula, est-ce que cette première bataille a inspiré les forces américaines pour leur action à Bagdad ?
Respectueusement.
Le contexte est très différent de celui de la bataille d'Alger. Le volume d'engagement est au moins dix fois plus important à Bagdad qu'à Alger, la ville est l'objet d'une lutte entre deux puissantes factions et, pour les Américains il s'agit d'une capitale d'un pays étranger et souverain. Maintenant au niveau tactique, il a y a bien sûr des similitudes dans les méthodes de quadrillage.
SupprimerBonjour,
RépondreSupprimeren tant que néophyte je me permet cependant un petit commentaire : si monsieur Al maliki n'avait pas décidé de combattre sa propre population au lieu de négocier avec monsieur Sadr, sous couvert de différences religieuses à l'intérieur d'une même religion, il aurait peut-être pu éviter ces affrontements coûteux en vies de civils et militaires?
Bien entendu il s'agit de problèmes d'ordre politique et non militaire.
A part ce petit commentaire je me permet de souligner qu'en tant que citoyen je soutiendrais toujours l'armée qui nous défend comme tout citoyen normal de tout pays, et que j'apprécie beaucoup votre blog.