vendredi 15 décembre 2023

La foudre et le cancer- Retour dans le futur des années 1980-2

Et maintenant, le cancer

On sera plus bref, car on a déjà beaucoup parlé sur ce blog. Ce qu’il faut d’abord retenir de La foudre et le cancer, c’est qu’on n’a pas attendu la « guerre hybride » pour parler des formes d’affrontement autres que la guerre ouverte. Profitons-en pour re-tuer cette expression de « guerre hybride » qui ne veut pas dire grand-chose car ce que l’on désigne généralement ainsi n’est pas de la guerre et ensuite parce que la guerre elle-même est toujours hybride, au sens où on y combine toujours des actions militaires et civiles.

Pour ma part, je parle toujours de « confrontation » par référence à la Confrontation de Bornéo de 1962 et 1966, exemple parfait d’opposition « avant la guerre » entre le Royaume-Uni et l’Indonésie. On pourra utiliser si on préfère le terme « contestation » situé entre la compétition et l’affrontement dans le Concept d’opérations des armées de 2021. En 1939, le capitaine Beaufre parlait de « paix-guerre » dans la Revue des deux mondes pour décrire cet état intermédiaire entre la paix totale et la guerre totale qui caractérisait les évènements en Europe depuis 1933.

Dans ce champ, rappelons-le tout est possible, y compris l’emploi des forces armées, du moment que l’on modifie favorablement le comportement politique de l’adversaire du moment sans franchir le seuil de la guerre ouverte. La seule limite est l’imagination.

Si on veut classifier les choses, il y a d’abord l’emploi de la force armée à des fins de dissuasion (empêcher un comportement hostile) ou de coercition (modifier un comportement hostile) mais toujours sans (trop de) violence. Ne nous étendons pas, c’est bien connu. Le blocus de Berlin (1948-1949) par l’armée soviétique et la réponse alliée par le pont aérien en est un exemple parfait. Les pays occidentaux savent faire aussi comme lors du « conflit de la langouste » en 1963 lorsque le général de Gaulle engage la marine nationale pour protéger les langoustiers français au large du Brésil ou à plus grande échelle lors du couple d’opérations Manta-Epervier (1983-1987) pour protéger le sud du Tchad contre la Libye de Kadhafi. De temps en temps, ces oppositions peuvent déboucher sur quelques accrochages et quelques frappes aériennes, mais la violence reste limitée. Étrangement, le général Delaunay ne parle pas de cet aspect ou cela m’a échappé, de la même façon qu’il ne parle pas de notre soutien aux armées et groupes armés qui servent nos intérêts, en Afrique en particulier comme l’armée tchadienne ou l’UNITA en Angola.

L’auteur s’intéresse beaucoup plus à ce qu’on appelle alors la « guerre révolutionnaire ». En fait, on l’a un peu oublié mais le terrorisme est le problème sécuritaire majeur des années 1970-1980. Il y a alors en Europe quelques groupes d’extrême-droite comme Charles-Martel en France mais surtout des organisations « rouges », Fraction armée rouge, Brigades rouges, Action directe et quelques autres, qui pratiquent attentats à la bombe et assassinats. Ces groupes rouges s’associent aussi régulièrement aux groupes palestiniens comme le FPLP, les FARL, ou Septembre Noir dans leurs actions, mais aussi aux groupes indépendantistes, tous également classés « révolutionnaires », comme l’ETA, l’IRA mais aussi le FLNC ou le FLNKS. Les attentats sont souvent moins meurtriers que les attentats djihadistes du XXIe siècle, mais très nombreux. Il n’y pas un mois, voire une semaine, à cette époque où on n’entend pas parler d’un attentat à la bombe ou d’un assassinat politique ou tentative d’assassinat. Tous ces groupes ont des motivations diverses, mais Delaunay voit la main de Moscou derrière la plupart d’entre eux, de la même façon que l’URSS soutient la plupart des groupes armés du Tiers-Monde luttant contre leurs États, selon le principe qu’il faut simplement soutenir tout ce qui peut faire du mal à l’adversaire.

Il n’évoque qu’avec quelques mots la menace islamiste montante depuis 1979, qu’elle soit salafiste ou chiite. La France est pourtant dans les années 1980 en confrontation non seulement avec la Libye – rappelons que l’attentat du vol UTA 772 en 1989, 170 morts dont 54 Français, est la plus grande attaque terroriste contre la France jusqu’en 2015 - mais aussi contre l’Iran et le Syrie. Les deux alliés nous ont déjà attaqués au Liban via des groupes libanais sous différentes formes – otages, assassinat de l’ambassadeur, attaques contre le contingent à Beyrouth – mais l’Iran va également porter le fer à Paris quelques mois après la publication de La foudre et le cancer, avec 11 attentats de 1985 à 1986 (13 morts, 303 blessés). La première vague de terrorisme jihadiste viendra d’Algérie quelques années plus tard.

Ce qu’il faut retenir à la lecture de La foudre et le cancer, c’est que le terrorisme est finalement presque une normalité dans l’histoire et la période relativement calme - sauf en Corse - de 1997 à 2012, apparait comme une anomalie. Le terrorisme apparaît comme l’expression violente d’idéologies politiques extrémistes. Son effacement est certes le résultat d’une action répressive, dont on constate à la lecture du livre qu’elle a mis beaucoup de temps à s’organiser et continue visiblement à poser problème, mais aussi et peut-être surtout de l’effacement parallèle des idéologies-mères et des sponsors étrangers. La Chine de Deng Xiaoping, au pouvoir à partir de 1982, a d’autres priorités. L’Iran gagne la confrontation contre nous. L’URSS disparaît. On négocie avec les indépendantistes. On peut donc croire ce cancer-là est endormi au milieu des années 1990, ce qui va certainement endormir la vigilance.

L’autre cancer décrit est l’« orchestre rouge », c’est-à-dire toutes les actions clandestines possibles de l’Union soviétique, comme le sabotage qui reste surtout à l’état de préparation en attente du Grand soir et de la grande offensive, mais qui pensait-on pouvait être très destructeur. Notons que dans les années 1980, on parle déjà de lutte informatique comme dans le roman Soft War (1984) de Denis Beneich et Thierry Breton. L’Union soviétique pratique surtout à grande échelle l’espionnage et l’infiltration des réseaux politiques. On pratique aussi à l’époque bien sûr, la contrainte économique (et de souligner dans le livre que les Soviétiques ont « barre sur nous en nous vendant du gaz »), l’instrumentalisation du sport avec les boycotts de part et d’autre des jeux olympiques de 1980 et 1984 ou des matchs qui virent à l’affrontement politique comme le match de hockey entre les Etats-Unis et l’URSS à Lake Placid en 1980 qui a marqué les esprits. Bref, en la matière les années 2020 n’ont pas inventé grand-chose.

Elles n’ont même pas inventé ce qu’on appelle aujourd’hui l’« influence » mais qu’on baptisait « subversion » jusqu’à la fin des années 1980, lorsque là encore on a cru que c’était terminé avec la fin de l’URSS. Paru en 1982, Le montage de Vladimir Volkoff fait un tabac chez les militaires, dont le top management a fait les guerres d’Indochine et d’Algérie - Delaunay y a été grièvement blessé - et y revenu à la fois imprégné par cette idée de subversion et frustré de ne pas pouvoir en parler, après le fiasco de la « guerre psychologique » en Algérie.

Comme beaucoup, le général Delaunay est persuadé qu’il y a dans notre pays, une entreprise délibérée de corrosion des valeurs afin de l’affaiblir. Il n’est pas loin de penser, d’autres ont moins de retenue, que les militaires voient cela mieux que les autres et qu’il est leur devoir de proposer une contre-offensive psychologique. Je crois pour ma part que les sociétés changent vite en fonction des circonstances (à la suite d’un débat en1933, les étudiants d’Oxford votent que jamais ils n’iront « mourir pour le Roi et la Patrie » et en 1939 ils se portent volontaires en masse pour intégrer la RAF) et qu’il est un peu vain, comme en stratégie, de tracer des lignes de fuite trop lointaines sur l’évolution des sociétés car elles seront forcément démenties et parfois brutalement. Je ne suis par certain non plus que les militaires soient plus légitimes et compétents que les autres, ni moins d’ailleurs, pour évaluer et faire évoluer la société. Après tout, les « colonels » ont pris le pouvoir en Grèce en 1967 au nom de la lutte contre la subversion et le retour des valeurs (interdiction de mini-jupe et des cheveux longs) et cela s’est terminé en pantalonnade sept ans plus tard car ils n’avaient aucunes compétences pour gouverner. Mais c’est un autre débat. Les chapitres que le général Delaunay sur le sujet, la majeure partie du livre, sont tout à fait intéressants et intelligents. Je rejoins totalement tout ce qui est dit sur l’expression libre et large nécessaire sur les questions de Défense ou encore sur la gestion économique de cette Défense.

Le défaut d’un historien est souvent de ne rien trouver de nouveau dans les situations du moment puisqu’il y aura toujours dans le passé quelque chose qui y ressemblait. C’est évidemment trompeur car il y a toujours aussi des choses inédites dans les évènements du jour, mais c’est un défaut utile pour l’action. Il est donc lire et relire les écrits d’un passé que l’on croit ressemblant à notre époque, on y trouve toujours de quoi éclairer celle-ci.

jeudi 14 décembre 2023

La foudre et le cancer- Retour dans le futur des années 1980-1

En parallèle de l’écriture de mon prochain livre (teasing), en fait la synthèse et l’actualisation de mes notes d’analyse militaire sur le conflit entre Israël et le Hamas depuis dix-sept ans, je m’efforce de faire un peu de «rétro-prospective». Cela rend humble et cela permet aussi de retrouver des éléments utiles pour analyser les choses de notre époque. Aujourd’hui on va parler de La foudre et le cancer du général Jean Delaunay, écrit il y a presque 40 ans et publié en1985. Comme il y a beaucoup de choses à dire, on fera ça en deux fois.

Aujourd’hui, la foudre

Ce qu’il faut retenir, c’est d’abord le titre qui décrit bien la distinction entre les deux formes d’affrontement moderne : sous le seuil de la guerre ouverte et au-delà. C’est une distinction ancienne mais qui a été exacerbée par l’existence des armes nucléaires, car entre «puissances dotées» le franchissement du seuil de la guerre amène très vite à frôler celui, totalement catastrophique, de l’emploi des armes nucléaires. Autrement dit, le seuil de la guerre ouverte entre puissances nucléaires est un champ de force qui freine les mouvements à son approche et peut les accélérer après son franchissement, du moins le croit-on car on n’a jamais essayé. Dans cette situation l’affrontement ne peut être que long et peu violent ou bref et terrible.

Dans la première partie de son livre, présenté sous forme de faux dialogues, le général Delaunay expose d’abord sa conception de la foudre. L’ennemi potentiel de l’époque est alors clairement identifié : l’Union soviétique.

Le monde n’est pourtant pas alors aussi bipolaire qu’on semble le croire aujourd’hui. La Chine populaire mène alors son jeu de manière indépendante, après un franchissement de seuil contre l’URSS en 1969-1970 qui a failli virer à la guerre nucléaire. Le Petit livre rouge fait un tabac dans les universités françaises. Jean Yanne réalise Les Chinois à Paris de Jean Yanne (1974). Il y a des guérillas maoïstes partout dans le Tiers-Monde, on ne dit pas encore «Sud-Global», et certains pays comme la Tanzanie s’inspirent de la pensée du Grand timonier. Pour autant, l’étoile rouge palie quand même pas mal à la fin des années 1970 alors que le pays est en proie à des troubles internes, un phénomène récurrent, et vient de subir un échec militaire cinglant contre le Vietnam. Dans les années 1980, on parle beaucoup du Japon, non pas comme menace militaire ou idéologique, mais comme un État en passe de devenir la première puissance économique et technologique mondiale. Le voyage au Japon est alors un passage obligé pour tout décideur en quête de clés du succès, avant que le pays ne fasse pschitt à son tour quelques années plus tard. Et puis il y a les États-Unis qui ont été eux aussi secoués par des troubles internes dans les années 1960-1970 en parallèle de la désastreuse guerre au Vietnam et à qui on prédisait un long déclin mais qui reviennent sur le devant de la scène politique internationale avec Reagan. Comme quoi, décidément, il faut se méfier des projections sur l’avenir des nations. Après tout, on parlait aussi dans les années 1960 d’un «miracle français», on n’en parle plus dans les années 1980.

Tout cela est une digression. La foudre ne peut alors vraiment venir que de l’URSS ainsi d’ailleurs que le cancer le plus dangereux, on y reviendra plus tard. Il faut bien comprendre que l’époque est aussi très tendue et que la guerre est présente dans le monde sous plusieurs formes, au Liban, entre l’Argentine et le Royaume-Uni, entre l’Iran et l’Irak, en Ulster, en Afghanistan, en Angola ou au Mozambique, sur la frontière de la Namibie où s’affrontent notamment Cubains et Sud-Africains, entre la Somalie et l’Éthiopie où survient également une famine terrible, en Syrie, et dans plein d’autres endroits du Tiers-Monde en proie à des contestations internes. C’est l’époque aussi de grandes catastrophes écologiques et industrielles comme à Bhopal, Tchernobyl ou les grandes marées noires.

Foudre rouge

Il y a surtout la menace nucléaire. L’horloge de la fin du monde ou horloge de l’Apocalypse (Doomsday Clock) est mise à jour régulièrement depuis 1947 par les directeurs du Bulletin of the Atomic Scientists de l’université de Chicago. De 1984 à 1987, elle indique trois minutes avant le minuit de l’emploi de l’arme nucléaire, du jamais vu depuis 1953. Plus précisément, depuis la fin des années 1970, on s’inquiète beaucoup du développement par les Soviétiques d’un arsenal nucléaire de grande précision, en clair les missiles SS-20 capables de frapper non plus seulement les larges cités mais aussi désormais de petites cibles comme des silos de missiles ou des bases aériennes.

Le premier scénario que décrit Jean Delaunay et auquel on pense alors beaucoup est donc celui d’une attaque nucléaire désarmante en Europe. Dans ce scénario, les Soviétiques provoquent une grande explosion à impulsion électromagnétique au-dessus de la France puis après une série de frappes nucléaires précises, des raids aériens et des sabotages parviennent à détruire ou paralyser la majeure partie des capacités nucléaires en Europe. Il ne resterait sans doute vraiment de disponibles que les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) qui auraient maintenu la communication.

A ce stade, l’arsenal nucléaire américain en Europe serait largement mis hors de combat. Les Américains ne pourraient utiliser le nucléaire que depuis leur territoire et avec la certitude qu’une riposte soviétique les frapperait aussi sur ce même territoire. On peut donc considérer qu’ils seraient beaucoup plus dissuadés de le faire que s’ils tiraient de République fédérale allemande (RFA) avec riposte en RFA.

Quant aux pays européens dotés, leur force de frappe attaquée dans ses bases militaires et ces centres de communication aura été très affaiblie mais sans que la population soit beaucoup touchée. Ce qui restera de cette force ne sera peut-être plus capable de franchir les défenses soviétiques, et de toute façon il s’agira surtout de missiles tirés de sous-marins trop peu précis pour frapper autre chose que des cités et là, retour à la case départ : si tu attaques mes cités, je détruis les tiennes, d’où là encore une forte incitation à ne pas le faire. Bref, on serait très embêté et très vulnérable à la grande offensive conventionnelle qui suivrait.

Pour faire face à ce scénario, les États-Unis ont proposé en 1979 de déployer des armes nucléaires, non pas «tactiques» — celles-ci ont été largement retirées, car peu utiles et déstabilisatrices — mais de «théâtre» ou encore «forces nucléaires intermédiaires, FNI» tout en proposant à l’URSS un dégagement simultané d’Europe de ce type d’armes. L’URSS tente d’empêcher ce déploiement en instrumentalisant les mouvements pacifistes sur le thème «s’armer c’est provoquer la guerre» ou «plutôt rouges (c’est-à-dire soumis) que morts !». Les manifestations sont impressionnantes de 1981 à 1983 mais les États de l’Alliance atlantique ne cèdent pas. En 1985, cette crise des «Euromissiles» est pratiquement terminée et ce risque d’attaque désarmante se réduit beaucoup. Gorbatchev, à la tête du Comité central depuis le mois de mars, accepte de négocier et l’accord sur les FNI deux ans plus tard marque le début véritable de la guerre froide.

La guerre des étoiles

Un autre sujet dont on parle beaucoup en 1985 est l’initiative de défense stratégique (IDS) lancée par Reagan en mars 1983, popularisée sous le nom de «Guerre des étoiles», en clair la mise en place d’un bouclier infranchissable antimissile utilisant notamment massivement des «satellites tueurs» armés de puissants lasers. Entre bluff et volontarisme américain sur le mode «conquête de la Lune en dix ans», on ne sait pas très bien dans quelle mesure les initiateurs du projet y croyaient vraiment, mais on ne parle que cela à l’époque. Le général Delaunay a tendance à croire cela comme très possible à terme, ce qui ne manquera pas d’avoir des conséquences très fortes sur toutes les stratégies d’emploi du nucléaire. Ce sera d’abord très déstabilisant, car l’URSS se trouvera désarmée devant ce bouclier, d’où peut-être la tentation d’agir avant qu’il ne soit effectif. Ce sera ensuite paralysant pour la France, car on imagine alors que les Soviétiques feront de même et disposeront aussi de leurs boucliers antimissiles antibalistiques. Delaunay en conclut que : «L’arme nucléaire, qui a préservé la paix pendant quarante ans une certaine paix ne pourra bientôt plus être considérée comme la panacée en matière de défense». Il ne voit pas d’avenir aux SNLE au-delà de vingt ans, mais privilégie le développement des missiles de croisière, moins coûteux et considérés comme invulnérables pendant longtemps.

Le général Delaunay exprime en fait de nombreux doutes sur la priorité absolue accordée au nucléaire (alors à peu près un cinquième du budget de Défense) au détriment du reste des forces. Chef d’état-major de l’armée de Terre depuis 1980, Delauany avait démissionné en 1983 afin de protester contre la faiblesse des crédits accordée à son armée. Il privilégie alors l’idée de «dissuasion par la défense», en clair en disposant d’abord d’une armée conventionnelle forte, plutôt que «par la terreur». Cela nous amène au deuxième scénario, auquel on croit alors en fait beaucoup plus qu’au premier, trop aléatoire.

Moisson rouge

La menace de «foudre» qui inquiète le plus à l’époque est «l’attaque éclair aéromécanisée» conventionnelle. L’idée est simple : «rompre l’encerclement agressif des pays de l’OTAN et préserver l’acquis du socialisme» en conquérant un espace tellement vite que les pays occidentaux n’auront pas le temps de décider de l’emploi l’arme nucléaire. Delaunay décrit un scénario où depuis l’Allemagne de l’Est les Soviétiques essaieraient d’atteindre la côte atlantique de Rotterdam à La Rochelle en cinq jours. Cela paraît à la fois très long et très ambitieux. D’autres scénarios de l’époque comme celui du général britannique Hackett (La troisième guerre mondiale, 1979 ; La guerre planétaire, 1983) décrivent une opération sans doute plus réaliste limitée à la conquête fédérale allemande en deux ou quatre jours, je ne sais plus. Je ne sais plus non plus quel alors est le scénario de Tempête rouge de Tom Clancy (1987) mais il doit être assez proche.

On voit cela comme une grande offensive en profondeur essayant de s’emparer de tout ou presque en même temps : sabotages et partisans dans la grande profondeur, parachutistes et héliportages sur les points clés comme les passages sur le Rhin, groupes mobiles opérationnels (GMO) perçant les lignes le long de la frontière de la RDA et armées blindées les suivant sur les grands axes. Dans le même temps et utilisant tous les moyens possibles, en particulier une flotte de près de 300 sous-marins d’attaque, les Soviétiques s’efforceraient d’entraver autant que possible le franchissement de l’Atlantique aux Américains. Une fois l’objectif choisi «mangé», l’Union soviétique arrêterait ses forces, «ferait pouce !», et proposerait de négocier une nouvelle paix.

Delaunay, comme tout le monde à l’époque et moi compris, croit alors en la puissance de l’armée rouge. Les chiffres sont écrasants, mais la qualité reste floue. Il y a alors un autre livre dont on parle beaucoup, c’est La menace — La machine de guerre soviétique d’Andrew Cockbur (1984) qui donne une image peu reluisante de l’armée soviétique. Tout le monde alors l’a lu, dont le général Delaunay qui l’évoque avec scepticisme. Certains parlent même alors de maskirovka, une habile tromperie. Il est vrai qu’il est toujours aussi difficile de mesurer la valeur d’une armée avant un combat que celle d’une équipe de sport avant son premier match depuis des années. On observe à l’époque que les Soviétiques ne sont pas franchement à l’aise en Afghanistan où ils se signalent surtout par leur immense brutalité, justifiée à l’époque par certains en France de nom de la lutte contre l’impérialisme américain et de la libération des Afghans. C’est cependant un conflit très différent de ce qu’on imagine en Europe. On aurait été très surpris, voire incrédules, si on nous avait présenté des images d’un futur très proche, 1994, montrant des troupes russes humiliées et battues à Grozny par quelques milliers de combattants tchétchènes. On aurait aussi tous dû aussi relire La menace avant la guerre en Ukraine.

Revenons à notre guerre éclair. La menace était donc réelle et elle l’est toujours, puisque c’est ce qui après de nombreux exemples de l’histoire soviétique a été fait en Crimée en février 2014 et tenté à grande échelle en février 2022 à l’échelle de l’Ukraine tout entière. La possession de l’arme nucléaire ne suffit pas à dissuader complètement de tenter des opérations éclair. Même si l’Ukraine avait disposé de l’arme nucléaire en 2014, la Crimée aurait quand même été conquise par les Russes. On peut se demander aussi ce qui se serait passé si au lieu de foncer vers l’Ukraine les forces russes réunies en Biélorussie en 2021 s’étaient retournées contre les petits Pays baltes ou la Pologne. En fait, l’offensive éclair (russe, pas de l’OTAN) est le seul scénario de guerre contre la Russie sur lequel on travaille sérieusement, et avec beaucoup d’incertitudes.

L’affrontement entre puissances nucléaires est un affrontement entre deux hommes armés d’un pistolet face à face, avec cette particularité que celui qui se fait tirer aura quand même toujours le temps (sauf frappe désarmante, voir plus haut) de riposter et tuer l’autre avant de mourir. À quel moment va-t-on tirer en premier ? Au stade des insultes ? Des jets de pierre ? Des coups de poing ? etc. ? Personne ne le sait très bien, mais a priori il faut avoir peur pour sa vie. Le meilleur moyen de dénouer cette incertitude terrible est non seulement de disposer d’une arme mais aussi d’être suffisamment fort, musclé, et maîtrisant les arts martiaux pour repousser le moment où se sentira menacé pour sa vie. En clair, avoir une force conventionnelle puissante et là je rejoins les conclusions du général Delaunay en 1985.

Comment être fort dans les années 1980

En fait dans les années 1980, et même avant, tout le monde est à peu près d’accord là-dessus : si on doit franchir le seuil de la guerre, il faut disposer d’une force conventionnelle suffisamment puissante pour au moins pour retarder l’arrivée au seuil du nucléaire.

Un courant représenté en France en 1975 par Guy Brossolet avec son Essai sur la non-bataille ou encore par le général Copel dans Vaincre la guerre (1984) mais aussi par beaucoup d’autres en Europe, privilégie alors la mise en place d’un réseau défensif de «technoguérilla». L’histoire leur donnera plutôt raison en termes d’efficacité mais ce modèle est jugé trop passif et trop peu dissuasif par la majorité, à moins qu’il ne s’agisse de simple conservatisme.

Le général Delaunay, qui a fait toute sa carrière dans l’Arme blindée cavalerie, est logiquement partisan d’un corps de bataille de type Seconde Guerre mondiale, et le modèle du moment — 1ère armée française, Force d’action rapide et Force aérienne tactique — pour aller porter le fer en République fédérale allemande lui convient très bien. Il aimerait simplement qu’il soit plus richement doté afin de «dissuader par la défense» et si cela ne suffit pas de gagner la bataille sans avoir à utiliser la menace de nos gros missiles thermonucléaires. Il est en cela assez proche de la doctrine américaine volontariste et agressive AirLand battle mise en place en 1986 et déclinée ensuite, comme d’habitude, en doctrine OTAN.

Point particulier, s’il est sceptique sur le primat absolu du nucléaire «stratégique» (pléonasme), le général Delaunay aime bien les armes nucléaires qu’il appelle encore «tactiques». Il a bien conscience que les missiles Pluton qui ne frapperaient que la République fédérale à grands coups d’Hiroshima présentent quelques défauts, surtout pour les Allemands. Leurs successeurs qui ne seront jamais mis en service, les missiles Hadès d’une portée de 480 km permettraient de frapper plutôt en Allemagne de l’Est, avec si je me souviens bien, des têtes de 80 kilotonnes d’explosif (4 à 5 fois Hiroshima), ce qui est quand même un peu lourd pour du «tactique». La grande mode du milieu des années 1980, ce sont les armes à neutrons, des armes atomiques à faible puissance explosive mais fort rayonnement radioactif qui permettraient de ravager des colonnes blindées sans détruire le paysage. Cela plait beaucoup à Delaunay comme à Copel et d’autres, mais on n’osera jamais les mettre en service. On commence aussi à beaucoup parler des armes «intelligentes», en fait des munitions conventionnelles précises au mètre près, dans lesquelles on place beaucoup d’espoir, cette fois plutôt justifié. Vous noterez que c’est pratiquement le seul cas parmi toutes les grandes innovations techniques qui sont évoquées depuis le début.

De fait, il y a un effort considérable qui est quand même fait pour moderniser les forces occidentales. Par les Américains d’abord et massivement, avec un effort de Défense de 7,7 % du PIB en 1985, mais par les Européens aussi, y compris les Allemands qui ont alors une belle armée et les Français qui lancent de nombreux grands programmes industriels, du Rafale au char Leclerc en passant par le porte-avions Charles de Gaulle. Le problème est que tout cet appareillage doctrinal et matériel que l’on met en place pour affronter le Pacte de Varsovie, ne servira jamais contre le Pacte de Varsovie qui disparaît seulement six ans après La foudre et le cancer, mais de manière totalement imprévue contre l’Irak.

Le Hic, c’est X

Ce que ne voit pas le général Delaunay, comme pratiquement tout le monde en France, c’est que le modèle de forces français n’est pas transportable hors d’Europe, ou si on le voit, on s’en fout car cela ne sera jamais nécessaire. Personne n’imagine alors en France avoir à mener une guerre à grande échelle et haute intensité contre un État hors d’Europe. En juillet 1990 encore, le général Forray, chef d’état-major de l’armée de Terre du moment, nous expliquait que le modèle d’armée français permettait de faire face à toutes les situations. Trois semaines plus tard, le même général Forray annonçait qu’il fallait faire la guerre à l’Irak qui venait d’envahir le Koweït, mais comme on ne voulait pas y engager nos soldats appelés on ne savait pas comment on allait faire.

Il n’est, étonnamment, quasiment jamais question des opérations extérieures dans La foudre et le cancer, alors que celles-ci sont déjà nombreuses et violentes, au Tchad et au Liban en particulier. On sent que ce n’est pas son truc et qu’il considère cela comme une activité un peu périphérique et à petite échelle pour laquelle quelques régiments professionnels suffisent. Il ne remet jamais en question le principe de la conscription et du service national, bien au contraire, et comme le général Forray, ne voit pas comment cela pourrait poser problème.

Et c’est bien là le hic. Il est très étonnant de voir comment des grands soldats comme Forray ou Delaunay qui avait 17 ans en 1940, a combattu pendant les guerres de décolonisation, a vu arriver les arsenaux thermonucléaires capables de détruire des nations entières en quelques heures, puissent imaginer que la situation stratégique du moment — qui dure à ce moment-là déjà depuis plus de vingt ans — se perpétue encore pendant des dizaines d’années. De fait, il était impossible à quiconque de prévoir les évènements qui sont allés de l’arrivée de Mikhaïl Gorbatchev à la tête du comité central en mars 1985 jusqu’à la décision de Saddam Hussein d’envahir le Koweït en 1990, à peine cinq ans plus tard. Un simple examen rétrospectif sur les deux derniers siècles, montre de toute façon que jamais personne n’a pleinement anticipé les redistributions brutales des règles du jeu international, et donc de l’emploi de la force, qui se sont succédées tous les dix, vingt ou trente ans, ce qui est un indice fort que c’est sans doute impossible.

La seule chose à admettre est que les arbres ne montent pas jusqu’au ciel et que l’on connaîtra forcément une grande rupture au moins une fois dans sa carrière militaire. Le minimum à faire est de se préparer à être surpris et de conserver en tête ce facteur X dans nos analyses. En 1990, les Américains n’ont pas plus que les autres prévus ce qui allait se passer mais ils s’étaient dotés armée puissante supérieurement équipée et entièrement professionnelle, donc projetable partout. Après le blanc-seing du Conseil de sécurité des Nations-Unies, impensable quelques années plus tôt, il leur a suffi de déplacer leur VIIe corps d’armée d’Allemagne, où il ne servait plus à grand-chose, en Arabie saoudite. Pour nous, qui n’avions pas fait le même effort, l’espoir de peser sur les affaires du monde est resté un espoir.

(à suivre)