dimanche 26 juillet 2020

Horizons incertains-Un bulletin de victoire poétique de Doc Merlin

Avant-propos

"Comme un nageur venant du profond de son plonge, tous sortent de la mort comme l'on sort d'un songe" Agrippa d'Aubigné


Le cœur humain est le point de départ et d’arrivée de toutes choses à la guerre. Devenir soldat, c’est se porter volontaire pour pénétrer dans des cercles de violence dont le centre est la mort. Comme un objet à très forte gravité qui déforme les lois de la physique à son approche, la présence de la mort transforme l’univers autour d’elle. Le monde n’est plus le même lorsqu’on sait que l’on peut tuer ou être tué dans les minutes qui viennent. Son aspect physique est différent, agrandi à certains endroits comme par une loupe et flou par ailleurs. Le temps ne s’écoule plus non plus de la même façon, accéléré parfois, ralenti souvent, sans que l’on ne sache jamais le mesurer correctement.

Tout cela n’est évidemment qu’illusion et il suffit que chacun décrive sa propre expérience au même endroit pour comprendre que l’on vient tous de vivre un mauvais rêve différent. Près de la mort, ce n’est pas le monde qui bouge mais l’homme qui danse de l’intérieur.

S’approcher de la mort c’est donc accepter d’être éventuellement frappé dans sa chair et d’être transformé à coup sûr dans son âme. S’en écarter, c’est essayer de reconstituer un être normal. Et puis, il faut recommencer, replonger, ressortir, et ainsi de suite, pendant des mois, parfois des années et sur des théâtres différents. À force de se plier et se déplier, cela finit parfois par casser. Nul n’est exempté de ce risque qu’ils soient jeunes ou vétérans, qu’il soit combattant, mais aussi médecin, car ce n’est pas parce que l’on veut éviter la mort et réduire les souffrances des autres qu’on les réduit forcément pour soi-même.

Commence alors une autre campagne, souvent plus longue encore que celle qui a causé la déchirure de l’âme et qui est surtout une campagne intérieure. Dans ce nouveau combat, les mots sont souvent des munitions pour repousser les démons. Autant qu’ils soient beaux, autant qu’ils soient forts. C’est le cas d’Horizons incertains qui doit se lire aussi comme une campagne intérieure ou comme un récit de voyage depuis le profond sombre jusqu’au retour à la surface de la vie. Sa publication est comme un bulletin de victoire. Un sombre et beau bulletin de victoire. 

lundi 13 juillet 2020

Gardiens ou guerriers-La sécurité au milieu des populations

Il existe fondamentalement deux manières pour une force armée régulière militaire ou policière de protéger une population contre des éléments hostiles qui vivent en son sein. La première, qu’on qualifiera d’externe, ne s’intéresse qu’aux hostiles, leur détection et leur élimination, par mise hors d’état de nuire par une opération de va-et-vient, un raid, depuis une base extérieure. La seconde, interne, s’intéresse d’abord à cet environnement dont sont issus les hostiles et dont on espère que le contrôle permettra soit d’empêcher leur apparition soit de permettre de les neutraliser facilement. Dans les deux cas, qui ne sont pas totalement incompatibles, l’attitude de la population et en particulier la perception qu’elle a des uns et des autres, de leur légitimité et de leur pouvoir réel, est un facteur clé.

Dans les faits, l’histoire donne plutôt raison à la seconde approche. Elle est pourtant peu utilisée et en premier lieu car elle est contre-intuitive. Elle suppose de privilégier le long terme et impose souvent une prise initiale de risques, quand on décide par exemple de sortir de la protection des bases pour vivre au milieu de la zone hostile. Selon le principe de la courbe d'efficience en J, les premiers temps peuvent être difficiles et les pertes augmenter avant de voir les choses s’améliorer. Des décideurs politiques ambitieux qui ne restent en poste que quelques années préféreront invariablement des résultats visibles, c’est-à-dire souvent chiffrés, et rapides à présenter dans leur bilan. Dans la mesure enfin où elle demande souvent des ressources humaines importantes pour occuper réellement le terrain cette manière apparaît également peu compatible avec la recherche de «productivité budgétaire». On préfèrera là encore la réduction du nombre et des coûts de fonctionnement visibles et chiffrables aux gains économiques futurs et flous que produirait plus de sécurité dans un environnement.

Au printemps 2007, le basculement américain d’une stratégie de patrouilles externes et de raids à Bagdad à celle d’une présence permanente dans les rues à partir d’un quadrillage de petits postes partagés avec des forces irakiennes a commencé par susciter de nombreuses critiques. Pendant les premiers mois, les pertes américaines ont commencé par augmenter très sensiblement. Beaucoup de militaires jugeaient aussi négativement cette nouvelle pratique, moins confortable que la vie dans les bases, plus ingrate, moins «guerrière» également puisqu’il était consacré beaucoup plus de temps au contact avec la population locale qu’au combat. Les militaires ne sont cependant pas syndiqués et ces jugements n’ont entravé en rien l’action. La courbe en J de l'efficience est descendue fortement (coûts élevés /peu de résultats) mais est remontée très vite au bout de quelques mois. La situation s'est retournée spectaculairement, l'Etat islamique en Irak a été chassé de Bagdad et l'année suivante l'armée du Mahdi a été neutralisée. Dans le même temps les pertes américaines ont atteint leur niveau le plus bas depuis 2003. Toutes les critiques se sont alors tues.

Au bilan, en privilégiant le visible et l’immédiat, une institution va souvent préférer l’intervention à la prévention. En s’intéressant surtout à ses critères internes de satisfaction, elle tendra aussi à se couper de l’environnement qu’elle est censée servir. Si les choses ne se passent pas bien, que les résultats ne sont plus au rendez-vous et que l’environnement tend de plus en plus vers le rejet, il ne reste généralement que deux solutions : la fuite en avant en réclamant plus de ressources pour continuer comme avant et attendre la crise majeure de manière consciente ou remettre les choses à plat et se transformer, ce qui demande en revanche un difficile effort de remise en cause.

Reprenons un exemple américain et policier cette fois, celui de Camden, ville très moyenne de 27 km2 et 74000 habitants du New Jersey. Pourquoi Camden? D’abord parce que cette ville a reçu à plusieurs reprises depuis le début du XXIe siècle le titre peu enviable de « ville la plus dangereuse des États-Unis ». Sur le fond classique parfaitement décrit dans la série The Wire de trafic de drogue et de cloisonnement social, avec une population pauvre trois fois plus importante que la moyenne nationale et très majoritairement noire dans cette région, Camden connaissait un nombre de crimes violents par rapport à sa population particulièrement élevé.

Ensuite parce que ce n’est plus du tout le cas. On reste dans une ville américaine et il y a encore une vingtaine d’homicides chaque année, mais on est très loin de 2012 où il y avait eu 69 meurtres, presque un pour mille habitants. D’une manière générale au-delà des homicides, la criminalité violente a diminué de plus de la moitié en l’espace de six ans. C’est un résultat surprenant et comme tous les résultats surprenants il mérite d’être examiné.

Tout a commencé, comme souvent, par une situation de paralysie organisationnelle. Avant 2013, le département de police de Camden (CDP) cumulait un grand nombre de plaintes de la part des habitants et avait une très mauvaise réputation. Selon le directeur exécutif du comté, qui englobait Camden, «les policiers étaient connus pour leur absentéisme, leur corruption, leur paresse. Ils restaient à leur bureau. Il régnait dans le service un état d’esprit du type “eux contre nous” et les habitants avaient peur des policiers (ref)». Rien n’allait, mais rien ne changeait non plus en grande partie parce que le syndicat dominant si opposait. Il avait obtenu un système très avantageux pour les policiers n’imposant que peu de présence sur le terrain et beaucoup de récupérations, ce qui autorisait tacitement souvent la possibilité d’un deuxième travail.

On demandait peu de présence sur le terrain, mais on demandait aussi des résultats chiffrés d’arrestations de délinquants et criminels, à la base de primes et de gratifications symboliques. La manière dont ce «bilan de chasse» était établi importait relativement peu. De fait, l’action était d’autant plus brutale que bien souvent les abus restaient peu sanctionnés et qu’on s’intéressait peu à l’image que la police pouvait avoir auprès de l’«environnement de traque» jugé par principe hostile. Vu de l’intérieur, il n’y avait aucune raison et donc aucune volonté de changer. Si les problèmes s’obstinaient à persister, voire à s’aggraver, c’était toujours la faute à des paramètres extérieurs : le manque de moyens, de considération, l’hostilité naturelle d’une partie de la population, etc. 

Cela aurait pu continuer ainsi longtemps, mais à partir de 2011 l’État du New Jersey décida d’effectuer des coupes sévères dans ses services publics. Le comté de Camden n’eut plus les moyens de financer une police aussi peu efficiente et il trouva alors la force de tout remettre à plat, de dissoudre le CDP et de licencier tous ses membres, pour de le reconstituer en 2013 un sous la direction d’un nouveau chef Scott Thomson et avec l’aide d’un nouveau syndicat. La transformation ne s’est pas effectuée d’un seul coup. La nouvelle police a évidemment fait l’objet de critiques de la part de l’opposition politique et syndicale, l’accusant évidemment de mollesse coûteuse, mais les autorités ont tenu bon et il y avait cette fois une volonté d’adaptation.

Le premier effort a concerné la présence réelle de la police sur le terrain. Les effectifs ont augmenté de 50 %, mais il a surtout été demandé beaucoup plus d’heures de présence dans les rues. Les patrouilles plus nombreuses ont été complétées par un réseau dense de surveillance par caméras, mais aussi l’aide d’une centaine d’«ambassadeurs» civils, des points de contact avec la population, gérés par une société privée. La politique était alors celle du «carreau cassé» ou de «tolérance zéro», c’est-à-dire la traque de la moindre infraction en espérant ainsi limiter le nombre des grandes. Les résultats n’ont pas été forcément au rendez-vous, du moins n’étaient-ils pas très différents du reste de l’État.

Après la mise en place du quadrillage, le vrai changement de méthode est intervenu en 2015. Les «metrics» et le jugement sur le nombre de contraventions, désastreuses pour les petits salaires dans la population, ont été abandonnés pour s’orienter plutôt vers la vie de la cité et l’impression des habitants honnêtes. Tous les policiers du CDP ont été formés à la désescalade, à l’emploi minimal de la force, et tout simplement moins d’agressivité. Les relations avec la population, notamment la communauté noire, se sont beaucoup améliorées. Les habitants se sont habitués à voir des policiers dans l’espace public : les patrouilles déployées à pied, à vélo, en voiture, les policiers jouant au football avec les jeunes des quartiers ou toquant aux portes pour se présenter et les assurer de leurs services. La population s’est montrée beaucoup plus coopérative et a aidé la police à résoudre un certain nombre de problèmes, notamment avec l’aide des services sociaux et religieux envers les adolescents à risque, source d’un tiers des actes de violence.

Après plusieurs années de cette nouvelle approche, les résultats ont enfin été au rendez-vous. Le nombre de meurtres et de crimes violents a chuté, un phénomène général dans le New Jersey mais amplifié à Camden. La ville reste dangereuse, minée par le trafic de drogue et 37 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, mais elle connaît un niveau de sécurité inédit depuis le début du siècle et qui ne se dément pas. Les plaintes contre la police, très nombreuses en 2012, ont quasiment disparu. Peut-être est-on là au maximum de ce que peut offrir la police, compte tenu de tous les facteurs économiques et sociaux qu’elle ne maitrise pas.

Ce résultat a nécessité un investissement important, humain et financier, afin d’atteindre la masse critique nécessaire au succès. Le CDP de 2020 coûte plus cher que celle de 2012, mais ses résultats sont incomparablement supérieurs et à comparer aux coûts en tous genres que représentent la criminalité pour une société. Au bilan, un investissement très rentable car le problème initial était également très important. Il le serait évidemment moins dans des endroits plus calmes. Surtout, il a impliqué un changement des méthodes et des mentalités, et c’est bien cette association entre les moyens et l’approche-population qui a fait la différence. Le principal investissement demandé était cependant surtout celui du courage des politiques qui a accepté d’octroyer des moyens sans attendre de bénéfice électoral immédiat, des policiers surtout qui ont accepté de se remettre en cause et de prendre des risques différents.

dimanche 5 juillet 2020

La "vraie guerre"


Saviez-vous que le Royaume-Uni et l’Indonésie se sont opposés dans un conflit qui a fait plus de 2000 tués et blessés? Cela s’est passé de 1962 à 1966 et on a appelé cela la «confrontation de Bornéo». Pourquoi «confrontation» et non «guerre»? Parce que dans le contexte de la guerre froide et sous le regard attentif des États-Unis qui voulaient éviter toute escalade aucun des deux camps n’a souhaité déboucher sur une guerre ouverte. Les choses sont donc restées discrètes lorsqu’elles étaient violentes et au contraire très visibles lorsqu’elles ne l’étaient pas. Et pourquoi en parler maintenant? Parce que lors d’une émission, on m’a demandé si c’était le retour de la «guerre à l’ancienne», sous-entendu du genre des guerres mondiales, j’ai répondu que oui puisque ce que l’on fait semblant de découvrir avec la supposée «doctrine Gerasimov » n’est qu’un retour  à ce qui était une norme de la guerre froide.  

Retour dans la jungle de Bornéo. L’objet de la confrontation est alors le sort des provinces nord de Sarawak et de Sabah administrés par les Britanniques ainsi que du Sultanat de Brunei, territoires que l’Indonésie et la fédération malaise avec l’appui du Royaume-Uni se disputent.

Dans un premier temps, en décembre 1962, l’Indonésie du président Soekarno soutient la révolte organisée au sultanat de Brunei par l’«armée nationale de Kalimantan Nord» (TNKU). Le Sultan demande l’aide du Royaume-Uni qui engage cinq bataillons d’infanterie qui reprennent le terrain conquis avec l’aide d’une milice de 2000 volontaires Dayaks commandés par des civils britanniques et l’ancien général et ethnologue Tim Harrison. Entre les rebelles communistes encadrés par l’armée indonésienne et la force britannico-dayak, difficile de déterminer la plus «hybride», régulière-irrégulière.  

En avril 1963, quelques mois avant le rattachement de Sarawak et de Sabah à la Malaisie et le maintien de l’indépendance de Brunei, les rebelles du TNKU sont chassés et se réfugient au Kalimantan, la partie indonésienne de Bornéo. À partir de bases de l’armée indonésienne et avec le renfort de «volontaires», ils mènent pendant un an une guérilla permanente le long de 1500 km de frontière (l’île de Bornéo est plus grande que la France). Dans le même temps, l’Indonésie organise des manifestations «spontanées» contre les emprises diplomatiques britanniques et malaisiennes, et tente de porter la question aux Nations-Unies.

Le Royaume-Uni répond avec la mise en place de plusieurs bataillons d’infanterie et deux ou trois compagnies du Special Air Service, reformé pour l'occasion, le long de la frontière, avec pour mission de se rendre maitres de la jungle qui la borde. Les opérations «sous la canopée» sont menées dans le plus grand secret. On ne les appelle pas encore «petits hommes verts», mais comme les «volontaires» indonésiens les soldats du Commonwealth ne portent sur eux aucun élément d’identification, sont soumis à un contrôle strict de leur expression et ont la consigne absolue de n’abandonner ni corps, ni prisonnier à l’ennemi. Les forces britanniques, australiennes et néo-zélandaises sont sous le commandement politique de la Malaisie et de Brunei et agissent en étroite collaboration avec les autorités civiles et les forces de sécurité locales, qui ont des représentants jusqu’au niveau de chaque bataillon. Les bataillons eux-mêmes sont renforcés de supplétifs des tribus locales, un appui indispensable dans la maitrise de la jungle et que l’on achète directement par les enrôlements ou indirectement par les «actions civilo-militaires». Rompus au combat de jungle et bénéficiant du décryptage des codes de chiffrement indonésiens, les Britanniques et leurs alliés dominent rapidement le terrain forestier et mettent fin aux raids ennemis.

En 1964, devant ce nouvel échec l’armée indonésienne prend en totalité en compte la lutte le long de la frontière avec plus de 30000 «petits hommes verts». Elle tente également de porter la guérilla sur la péninsule malaise en y introduisant par air ou par mer des petites unités de combat. Le Royaume-Uni répond en déployant sur place un escadron de bombardiers et de chasseurs. La flotte basée à Singapour est portée à 18 bâtiments, dont le porte-avions Victorious. La Malaisie se déclare de son côté prête à invoquer l’article 51 de la charte des Nations-Unies et demander l’aide britannique. L’Indonésie renonce alors à poursuivre l’escalade. Dans le même temps et plus discrètement le contingent du Commonwealth à Bornéo est porté à 18 bataillons et 14000 hommes, qui reçoivent également l’autorisation de pénétrer en Indonésie jusqu’à dix kilomètres au-delà de la frontière.

En parallèle, le «Département de recherche sur l’information» du Military Intelligence, section 6 (MI6) organise une campagne habile de propagande contre le Président Soekarno. Celui-ci manque d’être renversé une première fois en septembre 1965 par une faction militaire de gauche puis l’est effectivement quelque temps plus tard par le général Suharto. En mai 1966, le nouveau pouvoir met fin au conflit.

On a là une bonne partie des ingrédients, propagande, action clandestine, action militaire discrète non attribuable, démonstrations au contraire très visibles de forces, emploi des foules, diplomatie, etc. de ces fameuses «guerres grises» ou «sous le seuil» (de la guerre ouverte) ou encore «hybrides» que certains croient visiblement être nés avec la «confrontation», je préfère ce terme, entre la Russie et de l’Ukraine en 2014. On avait visiblement oublié les crises turco-soviétique des détroits ou irano-soviétique, le blocus de Berlin, la crise de Suez, les deux crises du détroit de Taïwan, la crise de Cuba, les combats entre l’Union soviétique et la Chine le long du fleuve Amour, la guerre mosaïque en Angola, et d’autres.

La guerre froide était effectivement pleine de ces confrontations plus ou moins violentes, plus ou moins camouflées et mettant en œuvre les moyens les plus divers pour imposer sa volonté, en évitant d’aller trop loin. En fond de tableau, il y avait toujours la peur du nucléaire et les puissances atomiques évitaient de s’en prendre l’une à l’autre ouvertement. Mais la dissuasion conventionnelle jouait aussi le rapport des forces des armées de pays non atomiques étant plutôt équilibré entre les États équipés à l’occidentale et ceux qui l’étaient par l’URSS. Hors l’intervention unilatérale d’un des deux grands comme en Corée, au Vietnam ou en Afghanistan, on assistait donc plutôt à des guerres ouvertes brèves entre voisins, y compris entre la France et la Tunisie en 1961 par exemple, ou donc des confrontations « sous le seuil », comme celle de la France avec l’Iran, la Libye ou encore avec la Syrie au Liban.

La «guerre sans la déclarer» n’a pas complètement cessé avec la fin de la Guerre froide, on peut regarder par exemple ce qui s’est passé entre le Congo, l’Ouganda et le Rwanda au tournant du siècle, mais elle s’est beaucoup raréfiée. Dans le «Nouvel ordre mondial» et le moment unipolaire américain, plusieurs blocages à l’emploi de la force avaient disparu au profit du camp occidental. La guerre contre l’Irak en 1990-91 par exemple aurait sans doute été inconcevable quelques années plus tôt. Le conseil de sécurité des Nations-Unies aurait été bloqué par un véto soviétique et les alliés européens auraient de toute façon hésité à se découvrir en Europe. N’oublions qu’à peine quatre ans plus tôt le Tempête rouge de Tom Clancy était considéré comme un scénario vraisemblable.

Non seulement les puissances occidentales, les États unis pour être plus clair, disposaient d’une grande liberté d’action mais leurs moyens militaires, notamment aériens, n’étaient plus contrebalancés. Ce fut donc l’époque des coalitions sous une direction américaine et des guerres de punition des «États voyous», une tous les quatre ans environ. Cette ère stratégique s’est probablement terminée avec la guerre contre la Libye en 2011. Le régime d’Assad dont les exactions auraient immédiatement suscité les foudres d’une coalition dans les années 1990 n’a jamais été attaqué de cette façon, mais de manière beaucoup plus indirecte et peu réussie. Il y avait une forme de lassitude, en particulier après les enlisements afghan et irakien, mais aussi le retour des blocages et des contrepoids au plus haut niveau.

La Russie et la Chine, dont on oublie au passage l’interventionnisme discret des années 1960 et 1970, sont de retour dans le jeu des puissances et elles viennent aussi avec des moyens militaires qui à nouveau dissuadent de s’en prendre à eux et sont également susceptibles de nourrir leurs alliés étatiques ou non. Le contexte stratégique est donc de nouveau favorable à des affrontements plus limités mais aussi sans doute plus nombreux. La brève confrontation entre la France et la République de Côte d’Ivoire en novembre 2004 relevait déjà de ce type de conflit avec sa combinaison d’emploi de la force, d’agressions de «jeunes patriotes» contre des ressortissants français, de manipulations de l’information et d’actions en justice. Il n’est pas certain d’ailleurs que la France soit alors sortie gagnante de cette opposition.

Quand on parle de «vraie guerre», l’inconscient collectif pense immédiatement «guerre mondiale» avec ses lignes de front et ses armées gigantesques. C’est compréhensible, mais pour autant le sol français n’a pas connu de présence d’une armée ennemie depuis 75 ans, ce qui doit constituer un record historique et on ne voit pas très bien, sauf basculement soudain de l’histoire, comment il ne pourrait en être autrement pendant encore longtemps. Depuis 1945, nous avons en réalité mené plusieurs autres formes de conflits au cours de cinq périodes stratégiques, souvent deux à la fois entre guerre ouvertes contre des États ou contre les organisations armées et les confrontations.

Nous ne leurrons, l’époque actuelle, dans laquelle nous sommes plongés depuis quelques temps déjà est celle de ces deux dernières formes. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la préoccupation du chef d’état-major de l’armée de Terre dans son plan stratégique, qui parle de combat de haute-intensité mais aussi d’élargissement du spectre des affrontements. Haute-intensité n’est pas synonyme de guerre mondiale et confrontation n’est pas synonyme de non-violence, une compagnie d'infanterie ou une patrouille d’avions de combat engagées dans un combat isolé sont en haute-intensité. Les Britanniques ont eu plus de morts en trois ans de combat invisible dans la jungle de Bornéo que la France dans tous ses engagements ouverts contre des États depuis 1956.

Il reste à avoir pleinement conscience de ce nouvel état du monde et se mettre, enfin, en ordre de bataille. La France maîtrise plutôt bien l’emploi ouvert, discret ou clandestin de la force armée, mais on pourrait faire encore mieux avec plus une armée de hackers, de forces locales encadrées et soldées, de sociétés militaires écrans, de «tigres volants», de forces spéciales et clandestines, mais aussi de forces régulières rapidement projetables de raids et de frappes, voire de saisie, à la manière de Manta-Epervier au Tchad.

Mais une confrontation dépasse largement le champ militaire, il n’y a même aucune limite, y compris dans la légalité, du moment que l’on peut faire pression sur l’ennemi, c’est-à-dire concrètement que l’on est capable de lui faire mal. Il y a suffisamment d’exemples juridiques, commerciaux, techniques, ou autres américains ou chinois pour avoir des idées à notre tour, une fois que l’on aura compris une bonne fois pour toutes quelle est la «vraie guerre» dans laquelle nous sommes engagés et encore pour quelque temps.