Il
existe fondamentalement deux manières pour une force armée régulière militaire
ou policière de protéger une population contre des éléments hostiles qui vivent
en son sein. La première, qu’on qualifiera d’externe, ne s’intéresse qu’aux
hostiles, leur détection et leur élimination, par mise hors d’état de nuire par
une opération de va-et-vient, un raid, depuis une base extérieure. La seconde,
interne, s’intéresse d’abord à cet environnement dont sont issus les hostiles
et dont on espère que le contrôle permettra soit d’empêcher leur apparition
soit de permettre de les neutraliser facilement. Dans les deux cas, qui ne sont
pas totalement incompatibles, l’attitude de la population et en particulier la
perception qu’elle a des uns et des autres, de leur légitimité et de leur
pouvoir réel, est un facteur clé.
Dans
les faits, l’histoire donne plutôt raison à la seconde approche. Elle est
pourtant peu utilisée et en premier lieu car elle est contre-intuitive. Elle
suppose de privilégier le long terme et impose souvent une prise initiale de
risques, quand on décide par exemple de sortir de la protection des bases pour
vivre au milieu de la zone hostile. Selon le principe de la courbe d'efficience en J, les
premiers temps peuvent être difficiles et les pertes augmenter avant de voir
les choses s’améliorer. Des décideurs politiques ambitieux qui ne restent en
poste que quelques années préféreront invariablement des résultats visibles, c’est-à-dire
souvent chiffrés, et rapides à présenter dans leur bilan. Dans la mesure enfin
où elle demande souvent des ressources humaines importantes pour occuper
réellement le terrain cette manière apparaît également peu compatible avec la recherche
de « productivité budgétaire ». On préfèrera là encore la réduction du nombre et des coûts
de fonctionnement visibles et chiffrables aux gains économiques futurs et flous
que produirait plus de sécurité dans un environnement.
Au
printemps 2007, le basculement américain d’une stratégie de patrouilles
externes et de raids à Bagdad à celle d’une présence permanente dans les rues à
partir d’un quadrillage de petits postes partagés avec des forces irakiennes a
commencé par susciter de nombreuses critiques. Pendant les premiers mois, les
pertes américaines ont commencé par augmenter très sensiblement. Beaucoup de
militaires jugeaient aussi négativement cette nouvelle pratique, moins
confortable que la vie dans les bases, plus ingrate, moins « guerrière » également puisqu’il
était consacré beaucoup plus de temps au contact avec la population locale qu’au
combat. Les militaires ne sont cependant pas syndiqués et ces jugements n’ont
entravé en rien l’action. La courbe en J de l'efficience est descendue fortement (coûts élevés /peu de résultats) mais est remontée très vite au bout de quelques
mois. La situation s'est retournée spectaculairement, l'Etat islamique en Irak a été chassé de Bagdad et l'année suivante l'armée du Mahdi a été neutralisée. Dans le même temps les pertes américaines ont atteint leur niveau le plus bas depuis 2003. Toutes les critiques se
sont alors tues.
Au
bilan, en privilégiant le visible et l’immédiat, une institution va souvent
préférer l’intervention à la prévention. En s’intéressant surtout à ses
critères internes de satisfaction, elle tendra aussi à se couper de
l’environnement qu’elle est censée servir. Si les choses ne se passent pas bien,
que les résultats ne sont plus au rendez-vous et que l’environnement tend de
plus en plus vers le rejet, il ne reste généralement que deux solutions :
la fuite en avant en réclamant plus de ressources pour continuer comme avant et
attendre la crise majeure de manière consciente ou remettre les choses à plat
et se transformer, ce qui demande en revanche un difficile effort de remise en
cause.
Reprenons
un exemple américain et policier cette fois, celui de Camden, ville très
moyenne de 27 km2 et 74 000 habitants du New Jersey. Pourquoi
Camden ? D’abord parce que cette ville a reçu à
plusieurs reprises depuis le début du XXIe siècle le titre peu
enviable de « ville la plus dangereuse des États-Unis ». Sur le fond
classique parfaitement décrit dans la série The
Wire de trafic de drogue et de cloisonnement social, avec une population
pauvre trois fois plus importante que la moyenne nationale et très
majoritairement noire dans cette région, Camden connaissait un nombre de crimes
violents par rapport à sa population particulièrement élevé.
Ensuite
parce que ce n’est plus du tout le cas. On reste dans une ville américaine et
il y a encore une vingtaine d’homicides chaque année, mais on est très loin de
2012 où il y avait eu 69 meurtres, presque un pour mille habitants. D’une
manière générale au-delà des homicides, la criminalité violente a diminué de
plus de la moitié en l’espace de six ans. C’est un résultat surprenant et comme
tous les résultats surprenants il mérite d’être examiné.
Tout
a commencé, comme souvent, par une situation de paralysie organisationnelle. Avant
2013, le département de police de Camden (CDP) cumulait un grand nombre de plaintes
de la part des habitants et avait une très mauvaise réputation. Selon le
directeur exécutif du comté, qui englobait Camden, « les policiers étaient
connus pour leur absentéisme, leur corruption, leur paresse. Ils restaient à
leur bureau. Il régnait dans le service un état d’esprit du type “eux contre
nous” et les habitants avaient peur des policiers (ref) ».
Rien n’allait, mais rien ne changeait non plus en grande partie parce que le
syndicat dominant si opposait. Il avait obtenu un système très avantageux pour
les policiers n’imposant que peu de présence sur le terrain et beaucoup de
récupérations, ce qui autorisait tacitement souvent la possibilité d’un
deuxième travail.
On
demandait peu de présence sur le terrain, mais on demandait aussi des résultats
chiffrés d’arrestations de délinquants et criminels, à la base de primes et de
gratifications symboliques. La manière dont ce « bilan
de chasse » était établi importait relativement peu. De
fait, l’action était d’autant plus brutale que bien souvent les abus restaient
peu sanctionnés et qu’on s’intéressait peu à l’image que la police pouvait
avoir auprès de l’« environnement de traque » jugé par principe hostile. Vu de l’intérieur, il n’y avait
aucune raison et donc aucune volonté de changer. Si les problèmes s’obstinaient
à persister, voire à s’aggraver, c’était toujours la faute à des paramètres
extérieurs : le manque de moyens, de considération, l’hostilité naturelle
d’une partie de la population, etc.
Cela
aurait pu continuer ainsi longtemps, mais à partir de 2011 l’État du New Jersey
décida d’effectuer des coupes sévères dans ses services publics. Le comté de
Camden n’eut plus les moyens de financer une police aussi peu efficiente et il
trouva alors la force de tout remettre à plat, de dissoudre le CDP et de
licencier tous ses membres, pour de le reconstituer en 2013 un sous la
direction d’un nouveau chef Scott Thomson et avec l’aide d’un nouveau syndicat.
La transformation ne s’est pas effectuée d’un seul coup. La nouvelle police a
évidemment fait l’objet de critiques de la part de l’opposition politique et syndicale,
l’accusant évidemment de mollesse coûteuse, mais les autorités ont tenu bon et
il y avait cette fois une volonté d’adaptation.
Le
premier effort a concerné la présence réelle de la police sur le terrain. Les
effectifs ont augmenté de 50 %, mais il a surtout été demandé beaucoup
plus d’heures de présence dans les rues. Les patrouilles plus nombreuses ont été
complétées par un réseau dense de surveillance par caméras, mais aussi l’aide
d’une centaine d’« ambassadeurs » civils, des points de contact avec la population, gérés par
une société privée. La politique était alors celle du « carreau cassé » ou de « tolérance zéro », c’est-à-dire la traque
de la moindre infraction en espérant ainsi limiter le nombre des grandes. Les
résultats n’ont pas été forcément au rendez-vous, du moins n’étaient-ils pas
très différents du reste de l’État.
Après
la mise en place du quadrillage, le vrai changement de méthode est intervenu en
2015. Les « metrics » et le jugement sur le nombre de contraventions, désastreuses
pour les petits salaires dans la population, ont été abandonnés pour s’orienter
plutôt vers la vie de la cité et l’impression des habitants honnêtes. Tous les
policiers du CDP ont été formés à la désescalade, à l’emploi minimal de la
force, et tout simplement moins d’agressivité. Les relations avec la
population, notamment la communauté noire, se sont beaucoup améliorées. Les
habitants se sont habitués à voir des policiers dans l’espace public : les patrouilles
déployées à pied, à vélo, en voiture, les policiers jouant au football avec les
jeunes des quartiers ou toquant aux portes pour se présenter et les assurer de
leurs services. La population s’est montrée beaucoup plus coopérative et a aidé
la police à résoudre un certain nombre de problèmes, notamment avec l’aide des services
sociaux et religieux envers les adolescents à risque, source d’un tiers des
actes de violence.
Après
plusieurs années de cette nouvelle approche, les résultats ont enfin été au
rendez-vous. Le nombre de meurtres et de crimes violents a chuté, un phénomène
général dans le New Jersey mais amplifié à Camden. La ville reste dangereuse,
minée par le trafic de drogue et 37 % de la population vit sous le
seuil de pauvreté, mais elle connaît un niveau de sécurité inédit depuis le
début du siècle et qui ne se dément pas. Les plaintes contre la police, très
nombreuses en 2012, ont quasiment disparu. Peut-être est-on là au maximum de ce
que peut offrir la police, compte tenu de tous les facteurs économiques et
sociaux qu’elle ne maitrise pas.
Ce
résultat a nécessité un investissement important, humain et financier, afin d’atteindre
la masse critique nécessaire au succès. Le CDP de 2020 coûte plus cher que celle
de 2012, mais ses résultats sont incomparablement supérieurs et à comparer aux
coûts en tous genres que représentent la criminalité pour une société. Au
bilan, un investissement très rentable car le problème initial était également
très important. Il le serait évidemment moins dans des endroits plus calmes.
Surtout, il a impliqué un changement des méthodes et des mentalités, et c’est
bien cette association entre les moyens et l’approche-population qui a fait la
différence. Le principal investissement demandé était cependant surtout celui
du courage des politiques qui a accepté d’octroyer des moyens sans attendre de
bénéfice électoral immédiat, des policiers surtout qui ont accepté de se
remettre en cause et de prendre des risques différents.
C'est un débat qui a lieu chez nous avec l'armement ou pas des policiers municipaux, mais qui est bien plus aigu aux États-Unis:
RépondreSupprimerhttp://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr/archive/2020/06/03/le-programme-1033-21213.html
Merci mon Colonel pour cet exemple instructif. Il aurait été bien utile à un ancien président qui ne jurait que par la politique du chiffre (et son ministre de l'Intérieur par des "actions coup de poing"). Et ce sera une éventuelle leçon pour nos futures opérations de stabilisation, même si la mission est autrement plus difficile en raison du faible nombre de soldats déployés et du fait que la force sera toujours perçue comme étrangère par la population locale.
RépondreSupprimerUne question cependant: sait-on s'il y a un effet bénéfique sur l'activité économique du fait d'une plus grande sécurité ? Si c'était le cas, cela justifierait alors totalement cette approche, car l'investissement deviendrait doublement rentable, en terme de profits à long termes autant que de perception des forces de l'ordre, et partant en terme d'attractivité.
Respectueusement.
Je suppose que les coûts directs (frais de justice, emprisonnement, etc.) et indirects de l'insécurité et de la criminalité ont dû être mesurés, et je suppose qu'ils doivent être importants, mais c'est toujours plus flou et incertain qu'un budget bien visible.
SupprimerLa Police de proximité, comme toujours.
RépondreSupprimerDommage que cette forme ne soit pas reconnue. Passe pas bien à la TV, sans doute.
Cela revient cycliquement:
Supprimerhttps://lessor.org/mot-de-lediteur/police-de-proximite-le-modele-de-la-gendarmerie/
Monsieur GOYA, vous faites un parallèle entre deux pays, deux justices, deux systèmes politiques qui n'ont rien à voir.
RépondreSupprimerLa FRANCE à une politique centralisée. Les USA non.
La FRANCE à une justice laxiste. les USA non.
Je ne parlerais pas des systèmes éducatifs, du sentiment d'appartenance à la nation, du sens civique de la population en générale..
Il me semble que la bonne volonté des policiers dans l'application de la politique de polprox n'a pas a être remise en cause. Les fonctionnaires ont fait ce qu'ils pouvaient avec les moyens qu'ils avaient, sur un terrain qui n'avait pas été nettoyé avant. Il me semble qu'avant de gagner les cœurs et les esprits, il faut nettoyer le terrain des éléments hostiles (je précise mon propos, je parle ici de délinquant, de sauvageons, et par nettoyage j'entend l'application des décisions de justice). Est ce que la justice était prête à cette exercice j'en doute, hier comme maintenant.
Toute l'attention médiatique, politique et populaire est sur les forces de l'ordre.. sauf que ce n'est pas là que le bat blesse. Pas dans leur bonne volonté, dans leurs prises de risque, pas dans leurs syndicats. Le problème est judiciaire et éducatif. C'est la base de tout, et ces piliers de la société sont défaillants.
Donc effectivement, des moyens, une volonté politique, mais également une énorme remise en question de la politique pénale et éducative de notre pays.
Ca me fait penser à la police québecoise.
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