mercredi 31 mai 2023

Un ours et un renard sont dans un livre

Après quelque temps préoccupé par d’autres affaires me voici de retour sur La voie de l’épée.  Avant de revenir très vite sur la situation guerrière quelque part dans le monde, et plus particulièrement en Ukraine, commençons par un peu d’auto-promotion.

L’ours et le renard est née d’une idée de Jean Lopez, qui après le succès de La conduite de la guerre écrit avec Benoist Bihan, m’a proposé en septembre dernier d’utiliser la formule du dialogue pour parler du conflit ukrainien. Comment refuser ? J’étais un fan du « Rendez-vous avec X » de France Inter et je trouvais que cette manière de procéder était finalement à la fois la plus didactique qui soit et la plus agréable à lire alors que l’on parle de choses somme toutes complexes. Après avoir songé à compiler les articles de ce blog consacré à la guerre en Ukraine, à la manière d’Olivier Kempf et de ses chroniques hebdomadaires, c’était sans doute aussi la seule manière possible d’écrire un essai un peu complet sur un sujet aussi vaste en aussi peu de temps.  

Nous avons donc commencé aussitôt un jeu de questions-réponses quasi quotidien pour accoucher d’une histoire, car les historiens, comme leur nom l’indique, sont d’abord des gens qui racontent des histoires. Et en bons historiens, nous avons commencé par le début et finit par la fin selon le bon conseil que l’on trouve dans Alice au pays des merveilles. Bien entendu, comme l’écriture du manuscrit a commencé en septembre, il a fallu faire un premier bond dans le temps pour expliquer les racines politiques longues du conflit jusqu’à la guerre de 2014-2015, que l’on peut considérer aussi comme la première phase de la guerre russo-ukrainienne. Cela a été alors l’occasion d’entrer en peu dans la machinerie militaire tactique (la manière de mener les combats) et opérationnelle (la manière de combiner une série de combats pour approcher de l’objectif stratégique). Il a fallu décrire ensuite les évolutions militaires entre 2015 et 2022, jusqu’à la position et la forme des « pièces au départ du coup » en février 2022. Je mesurais une nouvelle fois à cette occasion qu’à condition d’avoir un peu plus travaillé cette période au préalable, il aurait été possible de moins se tromper sur les débuts du conflit.  

L’Histoire immédiate ne commence en fait qu’à la page 125 et au passage « Histoire immédiate » n’est pas un oxymore. Il s’est bien agi à ce moment-là d’analyser des faits récents avec suffisamment de sources et d’informations disponibles (le militaire parlera plutôt de « renseignements ») pour faire une analyse approfondie en cours d’action. Il aurait été impossible pour un historien de faire un tel travail il y a quelques dizaines d’années par manque justement d’informations disponibles. Maintenant c'est possible et il faut comprendre « Histoire immédiate » comme Histoire comme pouvant se faire avec des sources immédiatement disponibles. Comme avec Le Logrus du cycle des Princes d’Ambre chacun peut faire venir à soi de l’information en masse pour simplement se renseigner sur quelque chose, sélectionner ce qui corrobore nos opinions pour les militants et enfin faire un travail scientifique pour ceux qui ont le temps, l’envie et la méthode, 

Pour ma part, j’ai commencé à faire de l’analyse de conflits - de la guerre du feu à la guerre en Ukraine - en 2004 en étant doctorant en Histoire et après été breveté de l’Ecole de guerre, car au passage le militaire n’est pas seulement un spécialiste du combat comme j’ai pu le lire, mais aussi un spécialiste des opérations, et doit être capable aussi de réflexion stratégique, même s’il n’en a pas le monopole évidemment. Ce n’est pas une certitude d’infaillibilité, mais simplement une assurance pour que - si possible – les prévisions tombent juste à 70 %. Les vatniks (ceux qui gobent la propagande du Kremlin depuis l’Union soviétique) s’acharneront évidemment comme des piranhas sur les 30 % restants. Si l’un d’entre eux fait l’effort de lire L’ours et le renard, ce qui est peu probable, il pourra collecter des éléments (quitte à les déformer un peu ou simplement les décontextualiser) susceptibles de nourrir les autres.

Avoir pris le temps d’analyser les choses par écrit régulièrement sur ce blog m’a permis de répondre aux questions et aux commentaires de Jean à temps. Cela m’a permis aussi de m’auto-analyser rétrospectivement, un exercice toujours salutaire, et de voir si je m’approchais de la norme de 70 %. Quand ce n’était pas le cas, je me suis efforcé de rester dans l’esprit du moment pour comprendre il y avait eu erreur. A cet égard, l’intérêt d’un blog réside aussi dans les commentaires et que s’il ne m’est pas possible de les lire tous et encore moins d’y répondre, constitue quand même une source inestimable d’informations brutes ou simplement de ressentis, ce qui constitue aussi des informations. Il appartiendra aux historiens du futur, peut-être Jean et moi d’ailleurs, de compléter et de corriger cette histoire immédiate grâce à l’accès à d’autres sources, ou simplement en allant sur le terrain des combats.

Entre temps, la forme de cette guerre scandée en périodes assez différenciées de quelques semaines à quelques mois a permis de chapitrer assez facilement le livre : blitzkrieg, première offensive du Donbass, contre-offensive ukrainienne, seconde offensive du Donbass. La seule (petite) difficulté comme souvent aura été de concilier la description d’opérations séquentielles au sol et celle des opérations pointillistes et quasi permanentes dans les espaces dits « communs ». On a résolu le problème comme d’habitude en insérant un chapitre spécifique entre deux chapitres d’opérations terrestres.

Si le point de départ était à peu près clair, il a fallu déterminer ensuite où s’arrête ce qui suffit selon un vieux précepte bouddhiste. Cette fin nous l’avons finalement fixé au 6 avril 2023, avec évidemment le risque d’un décalage avec les évènements au moment de la publication le 25 mai. Le hasard des guerres a fait que finalement le livre ne se trouve pas dépassé dès sa sortie. Si le livre rencontre un public, et il semble que ce soit le cas, il y aura forcément un numéro deux. Nous sommes donc preneurs de remarques et corrections qui permettront de faire mieux la prochaine fois.

Dernier point : en voyant le titre proposé, je me suis immédiatement demandé qui était l’ours et qui était le renard entre Jean Lopez et moi. J’endosse volontiers le rôle de l’ours.

Michel Goya, Jean Lopez, L'ours et le renard

Perrin, 2023, 346 p.

dimanche 7 mai 2023

Petite histoire d'un armistice


Extraits de Michel Goya, Les vainqueurs, Tallandier, 2018.

...

Le 29 septembre 1918, à l’annonce de l’armistice bulgare, Ludendorff déclare au gouvernement qu’il faut demander un armistice mais aux Etats-Unis seulement. On espère qu’ils autoriseront d’abord le retour de l’armée allemande intacte et, en fondant le processus de paix sur les Quatorze Points proclamés par le président Wilson le 8 janvier 1918, que la paix sera plus clémente pour l’Allemagne que dans les projets du Royaume-Uni et surtout de la France. Wilson ayant déclaré qu’il ne s’adresserait qu’à un réel régime démocratique, l’initiation de ce processus doit être précédée de changements institutionnels. Il faut nommer un nouveau chancelier et rendre celui-ci uniquement dépendant de la confiance du Reichstag. C’est ce nouveau gouvernement qui gérera le processus de paix, déchargeant ainsi le commandement militaire de la responsabilité de la défaite.

Le 3 octobre, le prince Max de Bade, connu pour son libéralisme, devient chancelier et forme un gouvernement de majorité. Ludendorff lui décrit une situation stratégique catastrophique dont est exclue toute responsabilité de l’armée. Par l’intermédiaire de la Suisse, le nouveau chancelier envoie un message au Président Wilson dans la nuit du 4 au 5 octobre. L’accusé de réception arrive le 9, Wilson n’exige alors que l’évacuation des territoires occupés comme préalable à un armistice. Ludendorff fait alors un exposé beaucoup plus rassurant au gouvernement. L’ennemi n’a pas réalisé de percée et piétine désormais, gêné par ses problèmes logistiques. Même si la Roumanie rompait le traité de paix, ce qui couperait l’Allemagne de sa principale ressource en hydrocarbures naturels, l’armée pourrait résister encore deux ou trois mois. Le 12, le gouvernement allemand répond qu’il est prêt à l’évacuation de France et de la Belgique mais demande au préalable la cessation des hostilités.

Pendant toute cette période, les Alliés européens se sont inclus dans le processus de négociation en cours entre les Etats-Unis et l’Allemagne. Furieux de ne pas avoir été consultés, ni même informés par le Président Wilson, ils lui adressent un message lui demandant de tenir compte de l’avis technique des commandants en chef avant d’entamer toute négociation. Wilson accepte. Dans le même temps, contre toute logique diplomatique, la marine allemande poursuit sa campagne sous-marine. Le 4 octobre déjà, le navire japonais Hirano Maru a été coulé au sud de l’Irlande provoquant la mort de 292 personnes. Le 10, c’est au tour du Leinster, avec 771 personnes à bord, d’être coulé par un sous-marin qui est accusé par ailleurs d’avoir tiré aussi sur les canots de sauvetage. L’indignation est énorme et contribue à durcir la nouvelle réponse de Wilson, le 14 octobre. Le Président des Etats-Unis condamne la guerre sous-marine et les destructions dans les territoires occupés. Il exige cette fois des garanties sur le maintien de la suprématie militaire des Alliés et la suppression de tout « pouvoir arbitraire ».

La note de Wilson provoque l’indignation allemande mais les militaires sont à nouveau optimistes lorsque le ministre de la guerre, von Scheuch, déclare, hors de toute réalité, qu’il est possible de mobiliser encore 600 000 hommes. Ludendorff déclare ne plus craindre de percée et espère tenir jusqu’à l’hiver. Malgré les évènements récents et la perte des bases des Flandres, l’amiral Von Scheer se refuse de son côté à interrompre la guerre sous-marine. Le 20 octobre, le gouvernement allemand, à qui la réalité stratégique aura toujours été cachée, répond à Wilson qu’il ne saurait être question de négocier autre chose que l’évacuation des territoires envahis et tout au plus consent il à limiter la guerre sous-marine. Cela suffit à mettre en colère l’Amirauté contre ce gouvernement bourgeois et démocrate qu’elle déteste.

Le 23, la réponse est cinglante. Wilson laisse aux conseillers militaires le soin de proposer des conditions d’armistice « rendant impossible la reprise des hostilités par l’Allemagne » et suggère que le kaiser doit abdiquer. La proposition soulève un tel tollé que le haut commandement allemand lance le 24 octobre un ordre de jour appelant « à combattre jusqu’au bout » et songe à une dictature militaire imposant la guerre totale. Max de Bade exige alors le départ d’Hindenburg et de Ludendorff. Le 26, Guillaume II accepte que ce dernier soit remplacé par le général Wilhelm Grœner. Le 27, le gouvernement allemand déclare à Wilson qu’il accepte ses conditions de négociation.

Le 26 octobre, après avoir consulté les commandants en chef, Foch a terminé de rédiger le projet de conditions d’armistice. Toute la difficulté était de définir ce qui pourrait être acceptable par l’Allemagne tout en interdisant à celle-ci de reprendre éventuellement les opérations en cas de désaccord sur les négociations de paix. Le texte prévoit l’évacuation, sans destruction, des zones occupées et de l’Alsace-Lorraine dans les 15 jours qui suivront la signature. Il prévoit également deux garanties : la livraison d’une grande partie de l’arsenal (150 sous-marins, 5 000 canons, 30 000 mitrailleuses, 3 000 mortiers de tranchées, 1 700 avions) et des moyens de transport (500 locomotives, 15 000 wagons et 5 000 camions) ; la démilitarisation de toute la rive gauche et d’une bande de 40 km sur la rive droite du Rhin. Les Alliés doivent également occuper militairement la région ainsi que trois têtes de pont d’un rayon de 30 km doivent être occupées par les Alliés à Mayence, Coblence et Cologne.

Le projet est ensuite discuté par les différents gouvernements. Il est durci par les Britanniques qui exigent de plus de livrer des navires de surface. Le texte définitif est établi le 4 novembre et envoyé à Wilson. A aucun moment, il n’est demandé de capitulation militaire et la crainte est plutôt que face à des demandes aussi dures, les Allemands ne refusent. Les jours qui suivent agissent comme un grand révélateur de la faiblesse de l’Allemagne, mais on ne modifie par le projet.

Le 5 novembre, le général Grœner ordonne le repli général sur la position Anvers-Meuse mais son armée n’en peut plus. L’infanterie allemande a perdu un quart de son effectif en un seul mois. Le général Hély d’Oissel note alors dans son carnet, qu’il n’y a plus en face de lui de résistance organisée : « nous n’avons plus devant nous qu’un troupeau de fuyards privés de cadres et incapable de la moindre résistance ».

Les estimations du nombre de réfractaires et déserteurs allemands varient de 750 000 à 1,5 million, déserteurs que l’administration militaire renonce à traquer et même à comptabiliser. Il existe des poches entières de « manquants », y compris en Allemagne comme à Cologne ou à Brême où une « division volante » pille la région. Lorsque les Britanniques arrivent à Maubeuge le 9 novembre, ils ont la surprise d’y trouver 40 000 déserteurs. Cinq jours plus tard, plusieurs camps de soldats allemands en Belgique se mutinent et plus d’une centaine d’officiers sont tués.

L’effondrement est aussi matériel. Du 15 juillet au 15 novembre, les Alliés ont pris plus de 6 000 canons et 40 000 mitrailleuses, le nombre d’avions en ligne a été divisé par deux et le carburant manque désespérément pour les mettre en œuvre. La production de guerre s’est effondrée. Plus 3 000 canons avaient été produits en mars 1918, moins de 750 en octobre.

La progression des Alliés n’a plus de limites sinon celle des destructions des territoires évacués, qui freinent l’avancée de la logistique et de tous les moyens lourds, et de la grippe espagnole qui fait alors des ravages, en particulier chez les Américains et à la 4e armée française. Depuis le 11 octobre, le 8e corps d’armée français perdait plus de 1 000 tués et blessés chaque semaine mais il n’en perd que sept dans la dernière semaine de guerre alors qu’il avance de dix kilomètres par jour. Le 8 novembre, le corps apprend le début des négociations d’armistice et reçoit l’ordre de contourner et de simplement bombarder les résistances rencontrées. Le 9 novembre, la ville de Hirson est prise sans combat. Le 11 novembre, la 1e armée française est à 20 km à l’intérieur de la Belgique après avoir parcouru 150 km depuis le 8 août. Parallèlement, la 5e armée atteint Charleville le 9 novembre, alors que la 4e est enfin à Mézières et à Sedan. Le dernier combat intervient lors du franchissement de la rivière à Vrigne-Meuse qui coûte 96 morts et 198 blessés en trois jours au 163e RI dans la plus parfaite inutilité des deux côtés.

La décomposition intérieure allemande est accélérée par les décisions de l’Amirauté, toujours aussi peu inspirée en cette fin de guerre. Le 28 octobre, sans même prévenir le gouvernement, l’amiral von Scheer donne l’ordre à la flotte de Wilhelmshaven de partir au combat. Il espère attirer la flotte britannique dans un traquenard de mines et de sous-marins pour l’attaquer ensuite avec ses navires de ligne et obtenir au mieux une victoire, au pire un baroud d’honneur. Le 29 octobre, les équipages n’acceptent de n’aller qu’à Kiel. Les drapeaux rouges sont hissés sur les navires. La mutinerie se rend maîtresse de la ville, puis des détachements de marins parcourent le pays. Des bandes de pillards s’attaquent aux dépôts de l’armée. Les émeutiers occupent les gares.

Le 28 octobre, les socialistes demandent l’abdication du Kaiser pour faciliter la paix. Guillaume II se rend à Spa où il envisage un temps avec Hindenburg la possibilité de rétablir l’ordre par la force de l’armée. Guillaume II abdique finalement et se réfugie le 10 novembre aux Pays-Bas.

Le 5 novembre, Groener explique au gouvernement que la résistance de l’armée ne peut plus être que de très courte durée et il invoque les mauvaises influences de l’intérieur propres à « précipiter l’armée dans l’abîme ». Le 6, Max de Bade envoie la délégation de négociation des conditions de l’armistice. Le 7, les plénipotentiaires allemands pour signer l’armistice se présentent à la Capelle devant la 1ère armée française.

La délégation allemande est présidée par le ministre d’Etat Matthias Erzberger. Il est accompagné par le comte Oberndorff représentant le ministère des affaires étrangères, le général von Winterfledt ancien attaché militaire à Paris et le capitaine de vaisseau Vanselow, mais c’est bien le civil Erzberger qui porte la responsabilité de la convention d’armistice. Il le paiera de sa vie en 1921.

Les conditions d’armistice sont présentées le 8. Le 10, le Kaiser abdique et se rend aux Pays-Bas. Le 11 à 5h du matin, le texte de la convention d’armistice est signé. La seule modification concerne la réduction de 5 000 du nombre de mitrailleuses à fournir, afin d’armer les forces de l’ordre en Allemagne. A 11h, le soldat Delaluque du 415e RI sonne le cessez-le-feu. L’armistice est conclu pour 30 jours. Le 7 décembre, ce seront les mêmes mais avec quelques officiers supplémentaires qui iront à Trèves pour le renouvellement de l’armistice. Mais Foch ne veut recevoir que les quatre plénipotentiaires du 8 novembre. Le haut commandement allemand n’apparait donc toujours pas. La débâcle militaire allemande est réelle mais le commandement parvient à la cacher en faisant rentrer les unités en apparent bon ordre, oubliant des poches entières de déserteurs en Belgique. Ces troupes sont saluées par le chancelier Ebert comme n’ayant « jamais été surpassées par quiconque ». L’idée du « coup de poignard dans le dos » de l’armée allemande comme responsable de la défaite est déjà là et fera plus tard la fortune de la propagande nationaliste et nazie. Dans l’immédiat ce n’est pas la préoccupation première des Alliés qui sont déjà satisfaits que l’armée allemande, dont ils surestimaient eux aussi la force, ne puisse pas reprendre le combat.

Les discussions préalables au traité de paix avec l’Allemagne sont beaucoup plus difficiles et longues que prévu, les Alliés ayant des visions divergentes. Elles n’aboutissent qu’en mai 1919. Il faut encore plus d’un mois pour faire accepter le traité à l’Allemagne, traité qui n’entre en vigueur que 10 janvier 1920. En droit, la guerre avec l’Allemagne ne s’arrête qu’à ce moment-là.

dimanche 30 avril 2023

Mai 1978, le mois de la foudroyance

Publié le 22 mai 2021

Savez-vous quel est le mois où les soldats français se sont le plus violemment battus depuis la fin de la guerre d’Algérie? C’est le mois de mai 1978, plus exactement de la dernière semaine d’avril jusqu’au 31 mai 1978. Pendant cette quarantaine de jours, la France a conduit deux grands raids aériens et gagné quatre combats au sol dans trois pays.

Mai 1978, ce sont d’abord les deux derniers raids de la 11e escadre de chasse lors de l’opération Lamantin en Mauritanie. Lamantin a été lancée en décembre 1977 à la demande du gouvernement mauritanien après plusieurs raids motorisés du Front Polisario venant d’Algérie pour attaquer le train évacuant le minerai de fer de Zouerate vers le port de Nouadhibou.

Les forces du Polisario sont déjà organisées en colonnes de 200 à 300 combattants armés sur le modèle KRS, Kalachnikov AK-47 ou dérivées, lance roquettes RPG-7, missiles sol-air SA-7, portées par une cinquantaine de pick-up armés. Un modèle de forces toujours en vigueur aujourd’hui dans les guérillas de la région. En décembre 1977, le Polisario vient également de tuer des ressortissants et de prendre des otages français. Le président Giscard d’Estaing, jusque-là plutôt hésitant et peu interventionniste, accepte alors la demande mauritanienne. C’est le début de ce que l’amiral Labouérie va appeler «le temps de la foudroyance», cette courte période de 1977 à 1979 pendant laquelle on multiplie les interventions audacieuses.

La force Lamantin est, hors la Force aérienne stratégique porteuse de l’arme nucléaire, la première force de frappe aérienne à longue distance de la France. La surveillance puis le guidage vers les objectifs est assurée en l’air par un Breguet-Atlantic de la Marine nationale et au sol près de la frontière algérienne par une «compagnie saharienne» de ce que l’on n’appelle pas encore les Forces spéciales (FS). La frappe est assurée par une dizaine de nouveaux avions d’attaque Jaguar A envoyée à Dakar, à 1500 km de la zone d’action, et aux ravitailleurs en vol KC-135, une première. La conduite des opérations s’effectue dans un poste de commandement aérien dans un avion de transport C-160 Transall dès que l’ennemi est décelé. Les Jaguar atteignent l’objectif après deux heures de vol.

Le point faible du dispositif est la lourdeur de la chaîne de décision d’ouverture du feu qui remonte jusqu’à l’Élysée. Cette procédure, d’autant plus inutile qu’en l’absence de satellites de télécommunications les communications sont lentes, fera échouer au moins un raid de tout en mettant en danger les pilotes français. Il arrivera même un jour, au Tchad, où cette centralisation inutile causera la mort d’un pilote. Dans tous les autres cas, les Jaguar brisent trois raids du Polisario en décembre 1977 et deux en mai 1978, détruisant entre un tiers et la moitié de la colonne à chaque fois.

Lamantin n’est pas encore terminée que survient une nouvelle crise, dans la province du Katanga, ou Shaba, au sud du Zaïre. L’ennemi cette fois et Front national de libération du Congo (FNLC) basé en Angola. Le FNLC lance une grande offensive en mai 1978 avec une force d’environ 3000 «Tigres katangais». La troupe s’empare de Kolwezi, une ville de 100000 habitants, dont 3000 Européens, et point clé du Shaba au cœur des exploitations minières. Les exactions contre la population et notamment les Européens commencent aussitôt. Ce qui n’était qu’une crise intérieure devient alors une affaire internationale. La France et la Belgique décident d’une intervention, mais ne parviennent pas à se mettre d’accord sur la manière de faire. Les Français prônent la prise d’assaut de la ville et la destruction de la force du FNLC alors que les Belges penchent pour une simple évacuation des ressortissants.

Le 17 mai, les légionnaires du 2e Régiment étranger parachutiste (REP) et quelques dragons-parachutistes sont transportés de la base de Solenzara en Corse jusqu’à Kinshasa. C’est l’opération Bonite. Le 19 et le 20 mai 1978, ils sont largués directement sur Kolwezi. L’unité est réduite, à peine 700 hommes, très légèrement équipée et ne dispose d’aucun appui extérieur. Elle fait face à une fraction de la brigade du FNLC qui dispose de la supériorité numérique, de quelques blindés légers et d’un armement individuel supérieur à celui des légionnaires. Le 2e REP gagne pourtant la bataille en écrasant l’ennemi et en le chassant de la ville. Le FNLC se replie en Angola. Les légionnaires ont perdu 5 soldats tués et 25 blessés. L’ennemi a perdu au total 274 combattants tués et 165 prisonniers, très largement du fait des Français, l’action des forces zaïroises puis belges arrivées sur les lieux ayant été très limitées.

Entre temps, la guerre a repris au Tchad où la 2e armée du Front de libération nationale (Frolinat) de Goukouni Oueddei, aidé par la Libye, vient d’écraser les forces de l’Armée nationale tchadienne (ANT) dans le nord du pays. Les forces du Frolinat sont organisées comme celles du Polisario et elles peuvent lancer des opérations puissantes et à longue distance. Goukouni Oueddei lance une offensive vers N’Djamena. Le gouvernement tchadien, qui avait réclamé le départ des forces françaises quelque temps auparavant demande maintenant leur retour urgent. La France accepte.

L’opération Tacaud est lancée en mars mais très progressivement, car cela coïncide avec les élections législatives en France. La nouveauté tactique est la mise en place des premiers groupements tactiques interarmes (GTIA) modernes, c’est-à-dire des bataillons, d’environ 400 hommes à l’époque, formés d’unités de régiments différents. La formule générale est de disposer d’un, parfois deux, escadron(s) sur automitrailleuses légères (AML) de 60 ou de 90 mm, du Régiment d’Infanterie Chars de Marine (RICM) ou du 1er Régiment étranger de cavalerie (REC), d’une compagnie d’infanterie portée sur camions venant du 3e puis du 2Régiment d’infanterie de marine (RIMa) ou du Groupement opérationnel de Légion étrangère, et d’une batterie de canons de 105 mm ou de mortiers de 120 mm du 11e Régiment d’artillerie de marine (RAMa) ou du 35e Régiment d’artillerie parachutiste (RAP).

Quatre GTIA seront formés pour Tacaud, travaillant en coordination étroite avec l’Aviation légère de l’armée de Terre qui déploie au total une vingtaine d’hélicoptères et une escadre aérienne mixte de transport et de chasse qui se met en place fin avril 1978 avec notamment dix Jaguar. L’ensemble représentera au maximum 2 300 soldats français.

On en est pas encore là lorsque le premier GTIA formé est engagé le 16 avril à Salal, un point clé au nord de Mossouro. Il n'y alors qu'un escadron du RICM et une section de mortiers en pointe d'un détachement de l'ANT. Quelques semaines avant le combat de Kolwezi, on s’aperçoit que les rebelles sont nombreux et surtout mieux équipés que les Français. Les hommes du Nord tchadien sont aussi des combattants courageux. Les appuis aériens sont gênés par la météo et surtout l’armement antiaérien de l’ennemi. Un Skyraider de l’armée tchadienne, piloté par un Français, est abattu par un missile portable SA-7. Après trois jours de combat, le GTIA franco-tchadien est replié. Le RICM a perdu deux morts et dix blessés. L'attaque est relancée le 25 avril avec un GTIA français complet avec en particulier un escadron du REC et une compagnie du 3e RIMa. Le Frolinat est chassé de Salal avec de lourdes pertes. Un marsouin du 3e RIMa est tombé dans les combats.

Des renforts sont engagés, jusqu’à pouvoir former trois GTIA supplémentaires. Des fusils d’assaut SIG 542 ont été achetés en urgence en Suisse pour remplacer les fusils et pistolets mitrailleurs français face aux AK-47 Kalashnikov. Les GTIA français doivent s’emparer des villes du centre du pays afin de casser l'offensive du Frolinat et de protéger le «Tchad utile».

Un premier accrochage intervient le 12 mai à Louga au sud-est de N’Djamena. Les rebelles sont mis en déroute facilement par les Français. L’engagement le plus sérieux survient une semaine plus tard à Ati en plein Centre-Sud du Tchad. Le 19 mai, le GTIA français donne l’assaut, une compagnie du 3e RIMa en tête, à une position très solidement défendue. Les combats sont très violents, mais la combinaison de la qualité des troupes au sol et de l’appui aérien des Jaguar ou des hélicoptères armés permet de chasser l’ennemi. Les combats reprennent le lendemain et le Frolinat est définitivement chassé. Une centaine de rebelles et trois soldats français, deux marsouins et un légionnaire du REC, ont été tués et cinq autres blessés. 

Le 31 mai, une force rebelle de 500 combattants accompagnés de conseillers libyens est repérée à Djedda 50 km au nord d’Ati. Le GTIA manœuvre comme à Ati et détruit la bande rebelle en deux jours. On compte à nouveau plus de 80 morts rebelles. Un Jaguar en revanche a été abattu par la défense antiaérienne, mais le pilote est sauvé. Les combats au sol sont terminés, mais la force aérienne française continue un temps de frapper les dépôts et les bases du Frolinat.

Au total, dans ce grand mois de combat il y a 45 ans, douze soldats français ont été tués pour au moins 500 combattants ennemis. Le Polisario a libéré les otages français et a stoppé ses raids. Il va négocier la paix avec la Mauritanie dans les mois qui suivent. Les habitants de Kolwezi et notamment les nombreux Français ont été sauvés et les Tigres katangais chassés du territoire. Le Frolinat a été stoppé au Tchad. 

Tous ces résultats ont été obtenus, non par une supériorité de matériels sauf dans le cas des raids aériens, quoique les Jaguar doivent toujours faire face à des tirs de mitrailleuses et de missiles. Deux avions sont ainsi abattus lors de Tacaud. Cela n’a pas été non plus une question de nombre, toujours à l’avantage de l’adversaire, ni même de courage, un paramètre indispensable mais partagé entre les deux camps. La vraie différence s’est trouvée dans la somme de compétences techniques et tactiques individuelles et collectives accumulées par les Français et la qualité de leur structure de commandement, notamment à l’échelon des sous-officiers.

Mais les guerres se gagnent d’abord dans les choix stratégiques, la France gagne alors parce qu’on ose au niveau politique. Ce mois de mai 1978 marque cependant le sommet de l’audace française. Après il y encore un combat très violent au Tchad, lorsque le GTIA en place à Abéché, armé par le 3e RIMa, le RICM et le 11e RAMa, doit faire face le 5 mars 1979 à un bataillon léger motorisé et bien équipé de 800 combattants du Conseil démocratique révolutionnaire (CDR), nouvel allié de la Libye. Au bout d’une journée de combat, le bataillon du CDR est entièrement détruit, avec peut-être plus de 300 combattants tués, une quarantaine de véhicules détruits et une grande partie de son équipement lourd détruit ou capturé. Les Français comptent deux marsouins tués, au RIMa et au RICM. C’est le dernier engagement direct au combat d’une unité terrestre française avant 1991.

Comme Superman face à la kryptonite, les forces armées françaises en Afrique sont invincibles sauf face à deux éléments qui effraient l’échelon politique à Paris. Le premier est la sempiternelle accusation de néo-colonialisme dès qu’un soldat français combat en Afrique, que cette accusation soit locale (après que la situation ait été sauvée par les soldats français, rarement avant), régionale ou en France même. Le second est la peur des pertes humaines, françaises au moins, et la croyance que cela trouble l’opinion publique. Ces deux kryptonites ont commencé à agir dès le début des interventions françaises, mais elles prennent une ampleur croissante à la fin des années 1970. Les opérations extérieures françaises sont alors très critiquées par l’opposition de gauche comme autant d’ingérences militaristes et néocoloniales. François Mitterrand parle du président Giscard d’Estaing comme d’un «pompier pyromane» ajoutant du désordre à l’Afrique par les interventions militaires. 

Giscard d’Estaing bascule. L’opération Tacaud se termine en mission d’interposition, donc mal, et il accepte même la formation d’un bataillon français sous Casque bleu au sein de l’éternelle Force intérimaire des Nations-Unies au Liban. On y meurt tout autant, deux soldats du 3e RPIMa y sont tués également dans le même mois de mai 1978 et treize autres blessés dans une embuscade organisée par les Palestiniens, mais ce n'est plus la guerre et ce ne sont que les premiers d'une longue série de morts dans des missions stériles. En mai 1981, L’ancien «pompier pyromane» laisse la place à un «pompier qui craint le feu». Le temps des opérations audacieuses est bien terminé pour longtemps.