
Il
y a la paix, il y a la guerre et il y a l’espace entre les deux, cet endroit où
on se confronte, on se dispute et on veut imposer sa volonté à l’autre mais
sans franchir le seuil de la guerre ouverte. Écartons les expressions galvaudées
ou peu utiles de « guerre hybride » ou de « guerre grise », ne serait-ce justement parce que ce n’est pas la guerre.
Parlons plutôt de « contestation » pour reprendre le terme officiel dans les armées ou de « confrontation », utilisée sans doute
pour la première fois pour qualifier le conflit qui a opposé le Royaume-Uni et
l’Indonésie de 1962 à 1964 au sujet du rattachement à la Malaisie des provinces
nord de Bornéo. Ce qu’il faut retenir de ce conflit, c’est que pour des raisons
diverses les deux États, cinq en fait avec la Malaisie, l’Australie et la Nouvelle-Zélande
alliées au Royaume-Uni, ne voulaient en aucun cas entrer en guerre ouverte. Ils
ont donc utilisé tout le panel des moyens à leur disposition, civils ou
militaires, pour faire plier l’autre sans franchir le fameux seuil de l’affrontement
généralisé. Le conflit s’est finalement terminé lorsqu’un coup d’État militaire
a porté au pouvoir en Indonésie un groupe favorable à la solution britannique.
Les
moyens civils utilisables dans ce genre de situation sont bien connus, depuis
les ruptures ou les interpellations diplomatiques jusqu’aux sanctions économiques
en passant par les cyberattaques, les sabotages, le terrorisme, les jeux d’influence
politique interne, la désinformation ou les boycotts symboliques d’évènements.
Les seules limites sont les moyens, la volonté et l’imagination. Ce qui nous
intéressera ici ce sont plutôt les moyens militaires, car c’est avec eux que l’on
peut éventuellement franchir le seuil et basculer dans une autre dimension, éventuellement
apocalyptique lorsqu’il y des armes thermonucléaires dans le paysage.
Dans
le cadre d’une confrontation, on utilise le plus souvent les moyens militaires
pour impressionner, ce qui ne fonctionne que pour ceux qui veulent bien l’être.
Il est vrai que parfois ce n’est pas l’adversaire que l’on cherche à
impressionner, en se déployant sur son propre sol par exemple, mais son opinion
publique. Dans ce cas, l’adversaire, soulagé, a plutôt tendance à applaudir de
cette fixation inutile. On ne peut avoir d’effet dans la démonstration de force
que si l’adversaire est persuadé que l’on n’hésitera pas à s’en servir contre
lui pour défendre quelque chose de précis. De 1961 à 1963, le Brésil a contesté
aux pêcheurs français l’usage de zones au large de ses côtes. Le général de
Gaulle a fini par engager les bâtiments de la Marine nationale devant les
langoustiers français menacés, plaçant ainsi le Brésil directement devant le choix
de l’affrontement ou du renoncement. Le Brésil a cédé. On ira beaucoup plus
loin en 1983 au Tchad et face à la Libye en déployant très rapidement une escadre
aérienne à N’Djamena et Bangui, un groupement aéronaval au large des côtes
libyennes des groupements interarmes au centre du pays juste au sud du 15e
degré de latitude défini comme seuil de la guerre ouverte. On a donc plaqué un
seuil au cœur d’une guerre en cours en en faisant un bouclier derrière lequel
on a aidé les forces armées tchadiennes à chasser elles-mêmes les troupes
libyennes présentes dans le nord du territoire et même au-delà.
C’est
la stratégie du « tapis » au poker, avec la même nécessité d’être crédible dans sa détermination
et avec cette différence que l’on voit les moyens sur la table, qui ont donc
intérêt à être puissants. Quand ces moyens sont très puissants, par exemple
thermonucléaires, il n’y a parfois même pas besoin de les déployer comme le
président Nixon plaçant toutes les forces américaines nucléaires et conventionnelles
au niveau d’alerte maximale en octobre 1973. C’est cette combinaison du
déclaratoire et des moyens qui constitue la force de cette dissuasion active et
projetée, défensivement pour contrer une menace — par exemple une intervention
militaire soviétique contre Israël dans le cas de la décision de Nixon — ou offensivement
pour se saisir d’un avantage et placer l’adversaire devant le fait accompli —
comme le débarquement turc à Chypre en 1974 ou l’annexion de la Crimée par la
Russie en 2014. Cela ne fonctionne pas toujours. L’adversaire peut ne pas se
coucher et relever le défi, comme lors du blocus de Berlin de 1948 par exemple contré
par le pont aérien ou de la crise de Cuba de 1962 avec cette fois un blocus naval
américain.
Le
bras de fer peut alors être long et la dissuasion peut même faire place à des affrontements
qui tant qu’ils restent limités, c’est-à-dire à petite échelle ou discrets, ne
débouchent pas pour autant sur une guerre ouverte. La confrontation de la France
contre la Libye de Kadhafi et ses alliés au Tchad s’est accompagnée de quelques
raids aériens de part et d’autre ou même de franchissements discrets de la
ligne rouge, d’un côté pour prendre un otage français et de l’autre pour aider
les forces tchadiennes. Elle s’est surtout accompagnée d’un attentat de vengeance
contre le vol UTA 772 en 1989 (170 morts) sur lequel on a fermé les yeux. Derrière
les démonstrations navales à Singapour, la confrontation de Bornéo a été aussi
l’objet d’une guérilla permanente dans la jungle qui a fait 830 morts parmi les
combattants. À côté de l’embargo ou des cyberattaques, les États-Unis ont tué
ouvertement le général iranien Soleimani en janvier 2020, les seconds ont
riposté par quelques tirs de missiles sur une base américaine. Cela peut même
arriver entre puissances nucléaires, comme l’Inde et le Pakistan en février-mars
2019, l’Inde et la Chine en juin 2020 ou encore deux ans plutôt entre des
soldats russes— via le groupe Wagner — et américains à Koucham en Syrie en
février 2018. On peut dont s’affronter, mais un peu, car tout le monde a
conscience de l’extrême dangerosité d’aller plus loin surtout entre puissances
nucléaires.
Tout
cela nous amène évidemment à la situation actuelle où nous assistons en superposition
de la guerre tout à fait classique en Ukraine à une confrontation gigantesque
entre ce que les Américains appellent le « monde libre », et la Russie. Le prétexte de cette confrontation est l’agression
dont a été victime l’Ukraine en contradiction flagrante avec le droit international,
comme lorsque le Koweït avait été envahi par l’Irak en 1990, mais avec cette
différence que l’Irak n’était pas une puissance nucléaire et suscitait moins de
sympathie que la Russie dans de nombreuses parties du monde et même, par antiaméricanisme,
en Occident.
Au
déclenchement de la guerre, faute d’avoir pu dissuader Vladimir Poutine de se
lancer dans cette guerre, il s’est agi surtout de montrer que l’on faisait
quelque chose. Mais à l’inverse de 1990 contre l’Irak, il n’était pas question —
règle n° 1 — d’affronter une grande puissance nucléaire. On a donc regardé
les instruments disponibles sur étagères, les sanctions économiques et l’aide
militaire à l’Ukraine étant les plus évidents, et on a adopté ensuite la seule stratégie de
confrontation disponible : faire payer cette guerre le plus cher possible à la
Russie de manière à ce qu’elle renonce devant un rapport coût-utilité qui
deviendrait négatif. Il y a deux cependant deux petits problèmes à cette
stratégie. Le premier est que bien évidemment, elle suscite la réciproque. Le
second est qu’elle ne fonctionne pas très bien.
En
premier lieu, on ne sait pas très bien quels sont les objectifs de Vladimir
Poutine. Il est donc difficile de mesurer ce qu’il est prêt à payer pour les
atteindre, d’autant que ces choses-là — les coûts et les bénéfices — sont
fluctuantes. Une fois que l’action est engagée et que l’on en paye le prix, ce
prix payé augmente aussi la valeur de l’enjeu. Quand on a perdu son fils à la
guerre, on en veut d’abord à ceux qui l’ont tué et on veut au moins qu’il ne soit
pas mort pour rien. C’est seulement lorsqu’on considère qu’il est mort pour
rien ou pour une cause injuste et absurde que l’on peut commencer à en vouloir
à ceux qui l’ont envoyé là-bas. Il en est de même si la vie devient plus
difficile du fait des sanctions économiques. Tous les sacrifices augmentent d’abord
la perception de l’utilité que ce que l’on fait. Ce qui importe alors c’est l’espoir
que cela serve et que l’on a des chances d’atteindre quelque chose qui
ressemble à une victoire. C’est ainsi, comme pendant la Première Guerre
mondiale, que les nations continuent à se battre avec détermination alors que
les sacrifices ont dépassé de très loin tous les gains politiques que tous les
camps pouvaient espérer au départ. On peut regretter d’avoir engagé cette
guerre mais tant qu’il y a l’espoir d’une victoire on continue quand même.
Gagner
c’est donc d’abord tuer l’espoir de gagner de l’autre. Clausewitz parlait
d’une remarquable trinité entre le peuple, l’armée et la direction politique. Dans
son esprit, détruire l’espoir de vaincre de l’adversaire dans la guerre
classique signifiait surtout battre son armée sur le terrain. Ainsi désarmée et
rendu impuissante, la direction politique n’a alors pas d’autre choix que de se
soumettre et le peuple d’obéir à cette décision. Et puis, les choses se sont un
peu compliquées. À défaut de la vaincre complètement une armée sur le champ de
bataille, il est possible de la faire imploser moralement, comme l’armée russe
en 1917, l’armée allemande en 1918 ou le corps expéditionnaire américain au
Vietnam, ce qui équivaut à une capitulation en rase campagne et à une victoire inéluctable.
Mais surtout, le peuple, ou opinion publique, a également voix au chapitre. Que
l’espoir de victoire se tarisse dans l’opinion et la poursuite de la guerre,
surtout une guerre lointaine et à faible enjeu, et la guerre est perdue. Encore
faut-il que cette opinion sache ce qui se passe et qu’elle ait une influence,
deux paramètres évidents dans les démocraties ouvertes et beaucoup moins dans
les systèmes autoritaires, mais même les systèmes fermés ont des fissures. Dans
tous les cas, cela peut prendre beaucoup de temps. Il a fallu trois ans à
partir de l’engagement de 1965 pour que l’opinion publique américaine devienne majoritairement
hostile à cette guerre et encore cinq pour dégager complètement les soldats du
théâtre d’opérations.
Dans
tous les cas, à partir du moment où une confrontation se superpose à une
guerre, c’est le champ de bataille qui décide avant tout du sens des évolutions
de l’espoir. Le reste n’est que freinage ou amplification.
Lorsque
la guerre commence le 24 février, l’anticipation dominante est celle d’une victoire
rapide de l’armée russe contre l’armée ukrainienne. La coalition occidentale s’engage
et cherche quoi faire sans franchir le seuil de la guerre ouverte avec la
Russie. Le seuil est toujours placé là où les troupes d’un des deux camps qui
ne veulent pas s’affronter se trouvent en premier. On aurait pu imaginer, jeu
dangereux mais possible, que ce fussent celles de l’OTAN qui soient déployées
en premier en Ukraine afin de dissuader la Russie de l’envahir. Cela n’a pas
été le cas. Ce sont désormais les Russes qui occupent le terrain et en excluent
donc automatiquement les forces de l’OTAN, au moins ouvertement.
Pas
de troupes en Ukraine donc mais on peut les mettre sur la « muraille » de la frontière de l’OTAN.
En soi, cela n’aide en rien l’Ukraine, mais cela montre que l’on fait quelque
chose et puis on craint à ce moment-là que l’armée russe victorieuse veuille
aller plus loin. La protection ne va quand même pas jusqu’aux pays devant la
muraille comme la Moldavie. Pas de troupes en Ukraine mais des armes, projetables
et utilisables rapidement donc plutôt légères y sont envoyées très vite, ce qui
présente l’avantage de ne pas être trop visible et intrusif afin de ne pas énerver
les Russes. Par précaution, on qualifie aussi ces armes de « défensives », ce qui évidemment ne
veut rien dire militairement, mais contribue à atténuer l’implication. Dans le même
temps, on lance un Rolling Thunder de paquets de sanctions, dont on
espère qu’il fera céder Poutine, déclenche une révolte des oligarques, une révolution
de palais, un mécontentement de la population ou tout autre changement peu
probable.
A
l’étonnement général, le peuple ukrainien fait preuve d’une grande détermination
patriotique, un concept un peu oublié, et son armée résiste. Visiblement
surpris à la fois par la résistance ukrainienne et la réaction de cet Occident jugé
faible, le pouvoir russe ne réagit pas vraiment. Peu ou pas de contre-attaques sous
le seuil contre les pays occidentaux hormis couper le gaz à la Pologne et à la
Bulgarie ou nourrir de contrefaits les partisans de la Russie, en particulier
au moment des révélations des méfaits de ses soldats. Il n’y a pratiquement pas
de cyberattaques non, sans doute concentrées sur l’Ukraine. La seule action
visible contre les Occidentaux est l’agitation régulière et totalement irréaliste
de la menace nucléaire. Il n’y a là rien qui puisse sérieusement contrer le
camp occidental. Aucune action réelle n’est même conduite en Ukraine pour
couper l’aide occidentale hormis des frappes sur le réseau routier et
ferroviaire.
Finalement tant que la victoire militaire en Ukraine reste possible même d’une ampleur plus
réduite qu’imaginée, peu importent sans doute les sanctions économiques dont
les effets ne seront de toute façon pas visibles avant plusieurs mois et par
ailleurs à double tranchant. Peut-être se dit-on que ce seront les opinions
publiques occidentales qui seront également pénalisées, en particulier par les
coupures d’hydrocarbures, qui craqueront les premières.
Mais
puisqu’il n’y a pas de ligne rouge précise et peu de moyens de pression réalistes,
la confrontation s’élargit. On multiplie les paquets de sanctions et surtout on
multiplie l’aide militaire à l’Ukraine, mais dans ce jeu les États-Unis ont
bien plus de capacités que les autres, ne serait-ce que parce qu’ils ont fait l’effort
de s’en doter depuis de nombreuses années. Comme dans toutes les coalitions occidentales,
ce sont donc eux, par ailleurs largement protégés par les possibles
contre-attaques russes, qui prennent de loin le leadership. Il n’y a donc pratiquement
plus de limite à l’aide matérielle américaine directe ou indirecte, via des
pays tiers aidés. Cet appui matériel s’accompagne d’une aide moins visible mais
tout aussi importante dans le domaine du renseignement et de la formation, et
ce toujours en restant sous le seuil de la guerre ouverte et même du petit
affrontement.
Avec
cette aide de plus en plus importante et la mobilisation ukrainienne, face à
une armée russe qui n’a pas la même capacité de montée en puissance, les perceptions
changent. Les Ukrainiens commencent à envisager que non seulement ils peuvent
résister mais qu’ils peuvent reprendre du terrain, comme autour de Kiev. Si les
objectifs russes tendent à se réduire à la prise du Donbass et au contrôle du
sud du Dniepr, ceux des Ukrainiens tendent au contraire à augmenter et on commence
à imaginer de ce côté de chasser complètement les Russes du pays. Les deux
camps continuent donc à la fois à être insatisfaits de la situation et avoir un
espoir de victoire. La guerre continue donc malgré les souffrances des peuples.
Dans
ce nouveau contexte, qu’elle a contribué à créer, la coalition dirigée par les États-Unis
n’a plus pour objectif de faire renoncer Vladimir Poutine par un calcul coût-utilité
mais de le vaincre sur le champ de bataille ou au moins de saigner à blanc son
armée. C’est un grand retour aux pratiques de la guerre froide, mais les
Américains ont le mauvais goût de le dire haut et fort, ce qui ne peut que stimuler
la Russie.
En
résumé, en lançant cette guerre la Russie a présenté le flanc, de manière
totalement prévisible, à des attaques sous le seuil. Point positif pour elle, la
réprobation a été limitée au seul Occident élargi à quelques pays comme le
Japon. Point négatif, cette réaction occidentale a été très forte, et plutôt
intelligemment conduite, alors qu’étonnamment la Russie a été plutôt paralysée.
Maintenant, les confrontations modernes durent toujours des années et la Russie
qui en réalité avait commencé la confrontation avec nous depuis longtemps,
notamment en Afrique, n’a pas dit son dernier mot. Cela fait longtemps que l’on en
parle, il serait temps de s’organiser maintenant vraiment en France pour cette nouvelle
période stratégique.