Un bon officier d’état-major
s’efforce toujours de regrouper les possibilités décrites dans le champ de
manipulation cognitive de son chef, pas plus de cinq objets et parfois moins pour
certains chefs. On va se contenter de trois scénarios pour la suite des
évènements qui, comme les mousquetaires, sont en fait quatre.
1 Reconquista
La campagne de
frappes s’enraye face à la montée en puissance de la défense anti-aérienne et faute
de munitions russes. Grâce à l’aide occidentale, qui ne faiblit pas, la
mobilisation intérieure et un bon processus d’innovations, les forces aéroterrestres ukrainiennes restent supérieures aux forces russes. Elles le sont suffisamment
pour infliger des coups décisifs et des dislocations de dispositifs, a priori d’abord
dans les provinces de Louhansk et de Zaporijjia. L’armée russe ne parvient pas
à arrêter l’armée ukrainienne qui enveloppe les républiques du Donbass et s’approche
de la Crimée. Ces défaites et cette approche de zones très sensibles provoquent
forcément un grand stress du côté russe.
Écartons l’hypothèse
du stress paralysant. On pouvait imaginer lors des succès ukrainiens de
septembre-octobre que le Kremlin reste en situation d’inertie consciente,
paralysée par la peur des conséquences intérieures de l’implication de la société
russe dans la guerre, seule issue possible pour contrer l’armée ukrainienne. Il
n’en a rien été, Vladimir Poutine ordonnant une mobilisation partielle des
hommes et de l’industrie, le raidissement de la discipline et procédant même à
l’annexion des conquêtes. Ce saut a provoqué quelques troubles, en particulier
une fuite massive intérieure et extérieure des mobilisables, mais le test a
finalement été réussi. Il n’y a eu aucune révolte sinon très ponctuelle en « Russie
périphérique » lors de l’annonce de la mobilisation et la stratégie « Hindenburg
1917 » - rigidification du front + frappes sur la profondeur stratégique de
l’ennemi – a permis de stopper, au moins provisoirement, les Ukrainiens. Le
surcroît de pertes provoqué par l’engagement massif de mobilisés mal formés,
pourtant d’un coefficient de sensibilité politique plus grand que celui des
contractuels, n’a pas non plus engendré de troubles sérieux. Dans ces conditions,
pourquoi s’arrêter là ?
Dans le champ
extérieur, la Russie peut essayer d’accentuer la pression sur les pays occidentaux
afin qu’ils cessent enfin leur aide, condition sine qua non de la victoire de l’Ukraine.
La menace directe de rétorsion s’avérant inefficace, la Russie peut être tentée
par des opérations clandestines en Europe occidentale (cyberattaques, sabotages),
« niées mais pas trop » afin de délivrer quand même un message. L’inconvénient
de ce mode d’action qui vise à provoquer un stress paralysant peut au contraire
produire un stress stimulant, mais contre la Russie. Notons qu’il peut en être
de même à l’inverse pour les actions occidentales clandestines ou non menées contre
la Russie. La Russie peut jouer sur une mobilisation accrue de ses sympathisants.
Mais là encore on semble loin de foules scandant « plutôt Poutiniens que
mort », comme les « rouges » en puissance des années 1980, qui
quoique plus nombreux n’avaient pas non plus modifié les politiques du moment. Dans
tous les cas de figure, les effets stratégiques à attendre dans cette voie seraient
sans doute trop lents à survenir pour enrayer la « reconquista »
ukrainienne, qui elle-même a plutôt tendance à renforcer le soutien occidental,
car on voit que l’aide fournie est utile et efficace, ce qui est plus stimulant
que lorsqu’on imagine que c’est à fond perdu.
À défaut de
démobiliser les pays occidentaux et bien sûr l’Ukraine, le Kremlin jouera donc
la carte de la mobilisation accrue de la société russe. Après la première
tranche de 150 000 hommes déjà engagée en Ukraine fin 2022 puis la deuxième
bientôt, rien n’interdit désormais d’envoyer de nouvelles classes dans le
brasier au fur et à mesure de l’avancée ukrainienne, pour au moins la freiner
et au mieux la stopper. Si cela réussit, on basculera dans les scénarios 2 ou
3.
Cela peut aussi échouer
parce que les problèmes de l’armée russe sont trop structurels pour que l’envoi
de mobilisés ou de conscrits y change vraiment les choses. Dans ce cas, Les
défaites continueront, l’armée russe reculera et le doute augmentera dans la société
russe par l’accroissement des sacrifices qui apparaissent en plus comme inutiles
ainsi qu’au Kremlin où on s’inquiètera aussi de la perte possible du Donbass
mais surtout de la Crimée. Dans un pays où on ne pardonne pas les désastres
extérieurs, la politique de Vladimir Poutine sera forcément remise en cause. La
guerre en Ukraine se doublera alors de troubles en Russie, peut-être dans les
rues de Saint-Pétersbourg comme en 1917 et/ou plus sûrement entre les tours du
Kremlin. Vladimir Poutine peut alors se retirer en douceur, à la manière de Khrouchtchev
en 1964, mais c’est peu probable. Il tentera plus probablement de se maintenir
au pouvoir à tout prix.
1 bis, Crimée châtiment
Cette tentative
peut passer par une « stalinisation » accrue à l’intérieur, purges et
dictature, à condition de pouvoir s’appuyer sur un appareil sécuritaire de
confiance, le FSB ou la Rosgvardia, et une escalade vis-à-vis de l’extérieur
avec l’emploi de l’arme nucléaire, très probablement d’abord par une frappe d’avertissement
en mer Noire ou en haute altitude. Il est certain que ce recours au nucléaire accentuera
considérablement le stress en Russie et contribuera probablement aux troubles
au sommet de la part de groupes ou d’individus puissants qui ne souhaitent pas
être entraînés dans un processus qui apparait désastreux pour la Russie et donc
in fine et peut-être surtout pour eux-mêmes.
Si le processus d’engagement
des forces nucléaires en riposte d’une attaque de même type peut se faire en très
en petit comité du fait de l’urgence de la situation, et dans ce cas-là il n’y a
guère de doutes sur la décision, on peut supposer qu’il n’en serait pas de même
en cas d’emploi en premier. Dans le seul cas à ce jour, la décision d’Harry
Truman d’utiliser l’arme atomique contre le Japon en 1945 a été précédée de
longues discussions. Alors que toutes les conditions étaient réunies pour une
décision favorable – pas de riposte japonaise possible, niveau de violence déjà
inouï à ce moment-là de la guerre, possibilité d’accélérer la fin de la guerre
et d’impressionner l’Union soviétique, etc. – Truman a pourtant hésité. On peut
imaginer qu’une décision similaire dans une Russie beaucoup plus menacée et vulnérable
susciterait quelques débats et quelques doutes au sein de l’appareil d’État. Il
est probable qu’un tel « aventurisme », pour reprendre l’accusation
portée à Khrouchtchev au moment de son éviction, susciterait, sans doute même
avant la fin du processus de décision, quelques réactions parmi les tours et pas
forcément dans le sens d’un suicide collectif. Mais nous sommes là dans une
zone extrême où les prévisions comportementales sont difficiles. Si Poutine est
empêché, il parait difficile cependant de l’imaginer toujours au pouvoir le
lendemain.
Admettons qu’il
ne soit pas empêché et lance un avertissement nucléaire. Le recours en premier
au nucléaire, même sous forme d’avertissement, entraînera immanquablement une condamnation
internationale et la perte des quelques alliés, en particulier la Chine. Dans une
hypothèse optimiste pour Poutine, on peut cependant imaginer que Joe Biden fasse
comme Barack Obama face à Bachar al Assad en 2013 et se dégonfle finalement
devant l’emploi d’armes de destruction massive. L’Occident ne bouge pas et l’Ukraine
prend peur et accepte de négocier ou du moins d’aller plus loin. Nous voilà
plongés dans le scénario 3.
Dans un second cas,
le plus probable, la Russie frappe mais n’empêche rien. Les pays de l’OTAN
entrent en guerre. Profitons en au passage pour tuer cette idée de cobelligérance
instillée par le discours russe et qui n’a en aucun sens dans le cas de la
guerre en Ukraine. On est en guerre ou on ne l’est pas. Si on mène deux guerres
parallèles contre le même ennemi, là on se trouve en cobelligérance. Dans le
cas présent, seule l’Ukraine est en guerre contre la Russie, pas les pays
occidentaux qui se contentent de la soutenir et la taille ou la puissance des
armements fournis n’y change rien.
En revanche, l’emploi
de l’arme nucléaire par la Russie entraîne des frappes conventionnelles de
grande ampleur contre les forces russes en Ukraine. L’armée russe se trouve encore
plus en difficulté et il n’y a pas d’autre choix pour Vladimir Poutine dans ce
poker que de « monter » pour essayer d’obtenir quand même cette
paralysie ou de « se coucher » ou d’« être couché ». Alors
que son entourage ne peut plus ignorer dans quel engrenage il se trouve
impliqué, il est probable qu’il intervienne à un moment donné pour imposer le
plus tôt possible la deuxième solution, ce qui, on y revient, implique sans aucun doute le retrait de Poutine. Le nouveau pouvoir –qu’il soit radical ou non et
changeant avec le temps, peu importe du moment qu’il renonce à l’emploi de l’arme
nucléaire - devra bon gré mal gré admettre la défaite et le retrait forcé de l’Ukraine.
Comme il est exclu que l’Ukraine poursuive son avantage sur le sol russe, les
choses peuvent en rester là sous une forme de guerre froide prolongée, scénario
3, ou déboucher sur un vrai traité de paix et une normalisation progressive des
rapports avec l’Ukraine et les pays occidentaux.
Comme en politique
les courbes se croisent rarement deux fois dans les guerres. On y assiste
généralement à des flux qui se terminent par une victoire rapide ou par un
inéluctable reflux si l’ennemi attaqué prend le dessus. Mais un croisement peut
arriver. La guerre de Corée est ainsi pleine de flux et reflux en 1950 et 1951
et Séoul y change quatre fois de main.
Renverser le
rapport de forces en Ukraine suppose d’abord un épuisement ukrainien par les
pertes militaires trop lourdes, la ruine du pays et l’essoufflement de l’aide
occidentale par manque de volonté ou simplement de moyens une fois les stocks
disponibles épuisés. De l’autre côté, il faut imaginer au contraire une
mobilisation des ressources humaines et industrielles russe qui réussit ainsi
qu’une bonne réorganisation des forces et des innovations. En résumé, le
processus que l’on a connu dans les six premiers mois de la guerre mais au
profit des Russes cette fois. Le rapport de forces redevient favorable aux
Russes. Qu’en faire ? Trois hypothèses sont possibles.
La Russie peut
décider de verrouiller le statu quo, en considérant que ce serait déjà une victoire
même si largement en deçà de ce qui était espéré au départ. Vladimir Poutine
sauve son pouvoir. Il peut espérer obtenir une paix négociée mais il est infiniment
plus probable que l’on se tourne vers le scénario 3 de longue guerre.
La Russie peut
renouveler sa tentative avortée de s’emparer de tout le Donbass, la « libération »
du Donbass de la « menace ukronazie » étant après tout le prétexte de
la guerre. On sera donc reparti pour une nouvelle offensive jusqu’à la prise de
Kramatorsk, Sloviansk et Pokrovsk. Soit la nouvelle supériorité russe est importante
et les choses se feront rapidement, soit et c’est le plus probable, elle n’est
pas suffisante pour éviter à nouveau de très longs mois de minuscules combats
et de progressions qui se mesurent en mètres. Ce serait la prolongation des
tensions et des incertitudes intérieures sur une durée indéterminée, avec la perspective
d’un éventuel nouveau croisement des courbes.
Si la supériorité
est vraiment écrasante, Vladimir Poutine peut peut-être renouer avec les objectifs
initiaux de destruction de l’armée ukrainienne, de conquête de Kiev puis d’occupation
du pays. En admettant que cela soit possible, on voit mal comment, alors que la
société ukrainienne est militarisée, déterminée et simplement qu’il y ait des
armes partout, cette situation ne déboucherait pas sur une Tchétchénie
puissance 10 qui serait au bout du compte forcément désastreuse pour la Russie.
Que ce soit clandestinement, à partir d’un réduit à l’ouest ou depuis la Pologne,
le pouvoir ukrainien actuel pourrait continuer à conduire une résistance centralisée,
mais celle-ci peut s’effectuer aussi « à l’afghane » de manière dispersée
mais toujours soutenue par les Occidentaux. Ce serait à nouveau le scénario 3
de longue guerre mais sous sa forme sans doute la plus terrible pour tous. A ce
stade, c’est quand même la moins probable.
3 Ni victoire,
ni paix
Dans ce scénario,
l’effort ukrainien de reconquête se trouve contrebalancé par l’effort russe de
mobilisation. Les deux adversaires sont en position d’équilibre sans jamais
parvenir à modifier significativement le rapport de forces à leur avantage. La
consommation de soldats et de matériels, qu’ils soient produits ou importés, dépasse
très largement leur production et les combats diminuent en intensité entre
adversaires épuisés. Comme cela a été évoqué plus haut et même si la
probabilité en est faible, on peut imaginer aussi que le sentiment d’être au seuil
d’un basculement nucléaire, peut aussi contribuer au calme des ardeurs.
Le conflit gelé devient
alors comme celui du Donbass de 2015 à 2022 mais à plus grande échelle. Notons
que, comme cela a été dit plus haut, l’éviction des troupes russes de tous les
territoires ukrainiens, peut aussi déboucher sur un conflit gelé. Les Russes se
satisferaient plutôt de la première solution, moins de la seconde, mais dans
les deux camps on ne pourra sans doute pas échapper à un état de guerre permanent
des sociétés pendant de longues années. À l’instar d’Israël, cela n’empêche pas
la démocratie et le dynamisme économique. Sur la longue durée, la victoire de l’Ukraine
sur la Russie ou au moins sa sécurité passe en premier lieu par ce dynamisme
économique nécessairement supérieur à celui de la Russie. En attendant, tout
est à reconstruire.
Avant même toute alliance
militaire, il y a toute une architecture de soutien à l’Ukraine, humanitaire d’abord
et économique ensuite, à organiser sur la longue durée. L’Union européenne peut
être cette structure. L’institution européenne a de gros défauts, mais c’est une
machine à développement. Le niveau de vie des Ukrainiens était équivalent à
celui des Polonais en 1991, il était devenu quatre fois inférieur avant le
début de la guerre. Or, l’Ukraine quatre fois plus riche qu’au début de 2022 serait
quatre fois plus puissante face à la Russie. L’Ukraine en paix ou du moins sans
combats, c’est aussi un marché où ceux qui ont le plus aidé le pays précédemment
et qui ont su en profiter pour se placer en toucheront les dividendes, pour leur
bien et celui des Ukrainiens qu’ils aident. À ce jeu-là, les entreprises allemandes
sont souvent les premières et les françaises, par manque d’audace et par manque
de coopération diplomatico-économique, les dernières.
Il faut penser
aussi à une architecture de sécurité où la priorité ne sera pas de ménager une
Russie hostile, mais au contraire de s’en préserver. Qu’on le veuille ou non et
quel que soit en fait le scénario, la rupture avec la Russie est consommée et
elle le restera tant qu’un régime démocratique et amical ne sera pas en place à
Moscou. En attendant, et cela peut être
long, la confrontation avec la Russie sera un état permanent. Les sanctions et
les embargos continueront, les actions clandestines également ainsi que les
jeux d’influence.
Cela implique
aussi une remise en ordre de bataille de nos forces armées, de notre industrie de
Défense et de nos divers instruments de puissance (c’est-à-dire tout ce qui
peut nuire à la Russie ou à toute autre puissance qui nous ennuierait) et arrêter d’affirmer que le dialogue est
la solution à tous les problèmes, ou alors on dialogue avec un gros bâton à la
main. Cette nouvelle puissance doit en premier lieu aider l’Ukraine qui se retrouve
en première ligne face à l’adversaire principal comme l’était la République
fédérale allemande pendant la guerre froide. Cette politique de puissance européenne
doit, comme pour la reconstruction, nous aider aussi à nous placer et engranger
des gains politiques. Pour l’instant, dans ce contexte-là, ce sont les
Américains qui raflent la mise, mais ils se sont dotés, eux, des moyens de le
faire.
En conclusion, aucun des scénarios exposés n’est satisfaisant pour qui que ce soit, mais c’est ainsi. Faire des choix en temps de guerre, c’est toujours gérer du difficile.