La multiplication des raids et des frappes depuis un mois avec une accélération ces derniers jours indiquait clairement que l’on entrait dans une autre séquence de la guerre. Nous y sommes désormais complètement.
Le
retour de la guerre de corsaires
Il y a eu d’abord
la multiplication des raids profonds dans la 3e dimension (3D), avec
du côté russe près de 200 drones Shahed, qu’il faut considérer comme des
missiles de croisière low cost à faible puissance, et une centaine de missiles,
soit les quelques dizaines de missiles de première catégorie fabriqués dans le
mois et des missiles « reconvertis », dont surtout des S300 utilisés
pour frapper près de la frontière.
La « campagne
V » contre le réseau électrique ukrainien lancée en octobre 2022 jusqu’au
mois de mars 2023 est définitivement terminée et, comme c’était largement
anticipé, a échoué. S’il faut toujours considérer les bilans de victoire
ukrainiens avec précaution, le taux d’interception de missiles est désormais
très élevé et en conjonction avec une capacité de frappes de missiles de première
catégorie limitée à ce qui est produit, cela donne au bout du compte désormais
très peu de coups au but. Pourquoi s’obstiner alors puisque cela paraît stérile
avec une charge totale explosive arrivant sur cible qui ne doit pas dépasser 10
tonnes en un mois ? Parce que parfois cela passe et permet d’infliger quelques
coups, comme sur le QG de l’état-major des armées à Kiev ou le dernier navire un
peu important de la flotte ukrainienne à Odessa, et que cela peut peut-être gêner
la préparation de l’opération offensive ukrainienne.
Il s’agit peut-être
surtout d’épuiser la défense aérienne et fixer dans la défense des villes et
des bases des moyens à courte portée qui pourraient être utilisées sur le front.
L’affaiblissement de la défense faute de munitions donnerait peut-être plus de
liberté d’action aux forces aériennes russes (VKS), ce qui pourrait changer la donne,
les VKS étant encore un actif sous-utilisé. Peut-être faut-il voir l’insistance
ukrainienne à obtenir et engager des avions F16 comme un moyen de renforcer la
défense aérienne avec des plateformes de tir volantes et dont les munitions air-air
sont abondantes.
Les Ukrainiens
ne sont pas en reste avec une série de frappes utilisant là encore tous les
moyens disponibles, depuis de vieux missiles Tochka-U jusqu’aux modernes
missiles Storm Shadow en passant par les drones ou l’artillerie à longue
portée. L’objectif principal de cette campagne est clairement vers le bas (le
2D) avec une série de destructions d’infrastructures (voie ferrée, dépôt,
bases, etc.) à Mélitopol, Berdiansk, Marioupol, Crimée (par drones) ou même le
territoire russe à Krasnodar ou Belgorod. L’attaque sur Moscou le 30 mai par plusieurs
dizaines de drones, avec de très faibles charges explosives, visait sans doute plutôt
la 5e couche (5D) de la communication et de l’influence pour reprendre
la classification du Centre de doctrine et d'enseignement du commandement
(CDEC). Autrement dit il s’agissait surtout de frapper les esprits russes (« vous
n’êtes pas défendus ! ») et ukrainiens (« nous pouvons rendre aux
Russes la monnaie de leur pièce ! »). Il en est de même pour le faux
discours de Poutine de quarante minutes diffusé sur certains écrans russes le 5
juin dernier en piratant les antennes TV et radio de la Mir (4D, électromagnétique,
à destination de la 5D)
Il en est de
même au sol (2D) avec les raids dans la région de Belgorod. Dans l’absolu, les
Ukrainiens seraient tout à fait légitimes à attaquer le territoire russe puisqu’ils
ont eux-mêmes été envahis. On aurait pu même imaginer une prise de gages en
Russie, visiblement plus faciles à conquérir que le territoire ukrainien à libérer,
en vue d’un échange éventuel de territoires par négociations. Dans le cadre de
leur confrontation avec la Russie, les Occidentaux – les Américains surtout -
ont peur de rétorsions russes sur leur propre territoire et d’une escalade directe
entre les deux camps, aussi sont-ils très réticents à ce que la guerre sorte du
territoire ukrainien, surtout si cela s’effectue avec les équipements majeurs
qu’ils ont fournis aux Ukrainiens. Ces derniers ont contourné le problème une
première fois en lançant des opérations purement clandestines du service de
renseignement extérieur ukrainien (SZR) ou des Forces spéciales, puis en ne
frappant le territoire russe qu’avec des matériels made in Ukraine, et
enfin en utilisant des auxiliaires, des milices russes en l’occurrence pour
lancer des raids ouverts. L’emploi de cette nouvelle carte opérationnelle paraît
plutôt habile puisqu’on ne peut reprocher à des Russes d’être en Russie et que
cela témoigne de l’existence d’une opposition interne armée à Vladimir Poutine
et bien sûr, malgré la discrétion officielle, tout cela est organisé par l’armée
ukrainienne et appuyé par son artillerie. Les effets militaires sont faibles,
sauf à obliger les forces russes à détourner des moyens du front ukrainien pour
protéger le nouveau front russe, mais les effets dans la couche médiatique sont
importants. On oublie la prise de Bakhmut par les Russes et l’entrée facile d’assaillants
sur le sol russe est évidemment une humiliation. Pour autant, cela nourrit
aussi le discours officiel d’une grande menace justifiant la guerre préventive
et défensive lancée depuis février 2022. Il n’est jamais question cependant dans
les discours du fait qu’il s’agit de Russes, mais simplement d’Ukrainiens (ce
qui est faux) nazis (ce qui est en partie vrai). Le plus étonnant est la persistance
de ces raids, qui n’ont d’ailleurs pas commencé le 22 mai, et la création d’un
véritable nouveau front. Peut-être les Ukrainiens peuvent-ils effectivement continuer
à alimenter ce front tout en restant en arrière en engageant de nouveaux
volontaires russes, l’action actuelle faisant office d’« opération d’appel »,
et surtout en engageant d’autres unités de la région, tchétchènes, géorgiennes,
etc. ou en utilisant des sociétés privées dont on nierait connaître les
activités. Après avoir mis le pied dans la porte et si ce front perdure
peut-être finiront-ils aussi de l’accoutumance par y engager aussi et ouvertement
des unités régulières.
Encore une fois
tout cela relève de la guerre de corsaires, faite de coups et non de conquête du
terrain. Cela peut constituer une stratégie en soi visant à l’usure de l’adversaire
et le renforcement de son propre moral ou de celui des Alliés, avec le risque d’une
montée aux extrêmes par la spirale attaques-représailles. L’expérience historique
tend à montrer que cela suffit rarement à gagner une guerre, mais on y reviendra
peut-être par défaut si le front reste figé. En attendant, tous ces coups et
ces frappes s’inscrivent dans la préparation ou la contre-préparation de l’opération
offensive ukrainienne, que l’on a baptisé X, visant à percer le front quelque
part.
Rendez-vous avec
X
On a déjà beaucoup
spéculé sur la zone où pourrait être porté l’effort principal ukrainien, pour
aboutir à la conclusion qu’il ne pourrait y avoir que deux zones possibles :
la province de Louhansk et celle de Zaporijjia. Par l’ampleur des obstacles (Dniepr)
et des fortifications (province de Donetsk), il paraît impossible en effet de
percer ailleurs, or on le rappelle une nouvelle fois les Ukrainiens sont
obligés de percer le front pour espérer atteindre leur objectif stratégique de
libération complète du territoire. Cela n’empêche pas de préparer des opérations
secondaires en périphérie de l’effort principal afin de leurrer, fixer des
forces russes ou de profiter d’un affaiblissement ennemi au profit de la zone
principale.
Les attaques
ukrainiennes au nord et au sud de Bakhmut s’inscrivent sans doute dans ce
cadre, en profitant peut-être justement de l’affaiblissement du secteur
russe par la relève de Wagner par des unités qui ne connaissent pas le terrain
et sont peut-être de moindre qualité tactique. Peut-être y a-t-il là la possibilité
d’une victoire de substitution en cas d’échec de l’offensive X sur la zone
principale.
Une autre option
périphérique pourrait être l’occupation éclair de la Transnistrie, cette région
de Moldavie occupée par une toute petite armée russe. L’intérêt serait d’infliger
sans engager beaucoup de moyens une défaite facile aux Russes et de récupérer
des stocks considérables de munitions. Bien entendu cela ne pourrait se faire
qu’à la demande du gouvernement moldave et en coopération de la petite armée moldave.
Cela constituerait cependant l’élargissement de la guerre à un pays voisin alors
que, encore une fois, les Américains s’efforcent de contenir autant que possible
les opérations en Ukraine. Cette carte pourrait aussi être jouée en cas d’échec
de X.
Bien entendu, le
camp russe a également tout intérêt à mener à son tour des opérations de contre-préparation.
On peut même se demander sur l’opération que l’on avait baptisée Donbass 2 en
pensant qu’il s’agissait de conquérir complètement le
Donbass n’était pas une vaste opération de contre-préparation visant simplement
à solidifier le front russe en occupant notamment des bases de départ possibles
pour une offensive ukrainienne. On peut difficilement expliquer autrement l’obstination,
toujours mise en échec, à s’emparer de Vuhledar.
C’est
logiquement dans le cadre de cette contre-préparation qu’il faut comprendre le
sabotage du barrage de Nova Kakhovka, même s’il n’est pas complètement exclu qu’il
s’agisse d’un accident. L’inondation est un procédé défensif aussi vieux que les
digues. Les Ukrainiens l’ont utilisé, à petite échelle, au tout début de la
guerre dans le nord-ouest de Kiev afin d’entraver la progression des 35e
et 36e armées russes. Le barrage de Nova Kakhovka, dont on rappellera
qu’il est tenu et surveillé par les forces russes depuis le mois de mars 2022, est
tel par ses dimensions et sa configuration qu’il ne peut être détruit par un
projectile aérien ou d’artillerie. Tout au plus peut-on espérer un tel effet
par une série de frappes, dont on ne voit pas comment elle aurait pu échapper à
l’attention des Russes. La destruction que l’on a pu constater n’a pu être
réellement effectuée que par le placement précis d’une très forte charge d’explosif,
ce qui réduit quand même largement le champ des possibles coupables. Tout cela
avait déjà été évoqué au mois d’octobre lors du repli russe de la tête de pont de
Kherson. Les Russes s’étaient alors contentés de détruire la route d’accès sur
la rive ouest et de préparer le sabotage du barrage en cas d’approche ukrainienne.
La destruction
du barrage leur permet finalement de neutraliser militairement le secteur en empêchant
toute manœuvre un tant soit peu importante à travers la zone inondée. Cela les
soulage d’une opération secondaire ukrainienne de raids à travers le fleuve ou le
long de la côte, ou peut-être de pouvoir joindre, à partir de la région de Nova
Kakhovka justement, une offensive ukrainienne venant de Zaporijjia en direction
de la centrale nucléaire d’Enerhodar. Cela crée par ailleurs et à court terme
un désastre humanitaire à gérer pour les Ukrainiens, puis à plus long terme la
ruine d’une partie de l’agriculture ukrainienne très dépendante de l’irrigation
depuis l’immense lac artificiel formé par le barrage. Le prix à payer, la coupure
de la fourniture en eau potable de la Crimée par le canal de Crimée du Nord, relevant
plus de la gêne que du sacrifice, les Russes ayant appris à se passer de cette
eau, qui n’arrivait depuis des années que par intermittence et même plus du tout
depuis 2019.
Ce sabotage
intervient logiquement alors que la phase d’assaut de X commence.
X à Zaporijjia
Tout indique désormais
que les Ukrainiens ont choisi de porter leur effort principal dans le secteur
central du front entre le Dniepr et Vuhledar, que pour simplifier on appellera
secteur de Zaporrijia même s’il déborde sur la province de Donetsk.
On avait déjà identifié
la mise en place d’une dizaine de brigades en arrière du secteur éclaté en
bataillons dans les rares forêts et nombreuses localités de la région. On
retrouve désormais certaines de ces unités en renforcement des brigades de
première ligne, signe clair que les choses sérieuses ont commencé.
Rappelons rapidement
le défi : le secteur de Zaporijjia est tenu par quatre armées russes et un
corps d’armée, totalisant a priori 26 brigades/régiments de combat et neuf
brigades/régiments d’artillerie. Cet ensemble est organisé en trois niveaux :
une première position de plusieurs lignes (une ligne = échiquier de points d’appui
au cœur d’obstacles, mines, tranchées, etc.) de densité croissante sur
plusieurs kilomètres de profondeur ; une deuxième position reliant les
points clés arrière comme Mykhaïlivka, Tokmak, Polohy
et enfin la réserve arrière à Mélitopol. Le tout peut encore bien sûr être
appuyé en avant de la ligne de contact par l’artillerie à longue portée et
drones ainsi que par des forces aériennes toujours actives sur la ligne de
front.
La phase
actuelle est donc celle du bréchage. Tous les axes du secteur sont attaqués
simultanément depuis deux jours par une douzaine de groupements tactiques
(bataillons renforcés) ukrainiens. Tout cela est conforme à l’opération prévue.
Ce qui est important est de constater est qu’il s’agit d’attaques surtout menées
par les unités en ligne, avec néanmoins le renfort de plusieurs brigades de la
réserve de manœuvre dont la 33e Méca équipée de Léopard 2 et peut-être
aussi la 3e brigade blindée (3e BB) à côté de la 1ère
BB, la plus puissante unité ukrainienne déjà sur place. La présence de la 3e
BB, si elle est confirmée, indiquerait clairement qu’il s’agit du secteur
principal puisqu’elle était stationnée jusque-là près de la province de
Louhansk, l’autre option envisagée. Le deuxième échelon n'est pas encore
complètement engagé. Les combats sont durs, comme c’était prévisible et il
faudra attendre au moins une semaine pour commencer à estimer une tendance.
La progression ukrainienne
est plutôt conforme aux normes attendues, mais les images montrant une embuscade
d’artillerie réalisée sur une compagnie blindée-mécanisée ukrainienne, sans doute
de la 33e brigade mécanisée, approchant de la ligne de contact est
beaucoup plus inquiétante. On y voit en effet une colonne de chars de bataille Léopard
2 et de véhicules de combat d’infanterie à quelques mètres seulement de distance
les uns des autres coincés sur une route de part et d’autre de zones minées. La
colonne n’était pas protégée des drones de l’artillerie russe qui a pu ainsi
effectuer frapper les engins groupés. Les pertes sont relativement limitées, un
Léopard 2 et sans doute deux M 113, mais le plus important est que cette
affaire montre qu’une des compagnies les plus puissantes de l’armée
ukrainienne, avec des Léopard 2, n’est pas commandée par un officier du
meilleur niveau tactique. Le capital principal d’une armée n’est pas son stock
matériel, mais son capital d’officiers et sous-officiers en nombre et en valeur.
On sait que ce capital de cadres a fondu du côté russe du fait de pertes
considérables ce qui explique la difficulté à organiser des opérations
complexes de ce côté. La chose est plus difficile à appréhender pour le côté
ukrainien et en cela, cette bataille en cours sera un révélateur de la
véritable valeur de l’armée ukrainienne.