mardi 21 avril 2020

Engager l'armée en sécurité intérieure : le cas irlandais


Publié le 1er janvier 2012.

Le 1er août 2007, les opérations militaires en Irlande du Nord ont officiellement pris fin après trente-huit ans. A une époque où la tentation est forte de plus intégrer les forces armées dans la sécurité intérieure, il n’est peut-être pas inutile de revenir sur cette période de « Troubles », où sont tombés 719 soldats britanniques soit plus que pendant que pendant tous les combats réunis de la guerre du Golfe, des Balkans, de l’Irak et de l’Afghanistan.
Une armée engagée sur sa bonne image
La crise a éclaté en Irlande du Nord lorsque les habitants de certains quartiers catholiques n’ont plus supporté d'être maintenus dans un état de prolétarisation et n’ont eu plus aucun espoir dans le processus politique démocratique. La seule réponse ayant été répressive pendant des années, la police (Royal Ulster Constabulary, RUC) était devenue insupportable et sa seule présence suffisait à déclencher des émeutes. Simultanément, les forces armées, professionnalisées depuis huit ans et fortes d’une expérience dans de nombreuses opérations extérieures, bénéficiaient d’une excellente image. Aussi lorsque les affrontements deviennent meurtriers à Londonderry et à Belfast en août 1969, l’intervention de l’armée apparaît-elle comme une bonne solution pour apaiser les esprits. Et effectivement dans un premier temps, les militaires sont bien accueillis dans les quartiers difficiles.

Cette « lune de miel » ne dure guère car la réussite de cette projection intérieure sert de substitut à de vrais décisions politiques. Or, contrairement à ce que croyaient certains « spécialistes », les savoir-faire nécessaires aux opérations de maintien de la paix sont différents de ceux du maintien de l’ordre. Les militaires, à qui cette mission répugne, ne sont pas préparés et la coopération avec la police s’avère délicate. Cette dernière est d’ailleurs si décrédibilisée qu’elle est engagée dans une profonde réorganisation. On se retrouve ainsi avec la juxtaposition d’une police compétente juridiquement mais ayant perdu toute légitimité et d’une armée admise mais incompétente. Refusant de se substituer à la police pour des missions qui ne relèvent pas de leur rôle dans la nation, les militaires se contentent de constituer un « cordon sanitaire » autour des poches de colère qui deviennent ainsi rapidement des zones de non droit puis des bases pour des organisations paramilitaires.
L’intervention militaire fait glisser les « troubles » vers la guerre
Ce gel de la situation locale ne s’accompagnant d’aucune mesure pour s’attaquer aux causes profondes du malaise, devient vite insupportable pour la population catholique qui voit désormais l’armée comme le nouvel instrument du maintien de son état. Les militaires sont alors la cible d’attaques de plus en plus violentes. Les troupes commencent à éprouver un profond sentiment d’impuissance, ce qui pousse le commandement à lancer des opérations offensives. Celles-ci sont d’une grande maladresse comme à Belfast, en juillet 1970, lorsque la fouille d’un quartier sensible se solde par la mort de cinq civils. La situation se dégrade alors très vite. Le 6 février 1971, le premier soldat est tué en service. Le 9 août 1971, contre l’avis des militaires, le ministre de l’Intérieur décide d’autoriser la détention sans jugement et lance une immense rafle de suspects. Cette mesure d’exception, les innombrables erreurs de cette opération mal préparée et les conditions de certains interrogatoires suscitent une réprobation générale, qui dépasse les frontières du pays. Le 30 janvier 1972, un bataillon parachutiste ouvre le feu, dans des conditions qui font encore polémique, sur une manifestation catholique illégale. Treize civils, pour la plupart mineurs, sont tués dans ce Bloody Sunday, inaugurant l’année la plus meurtrière des troubles. Le désastre dans l’opinion est immense d’autant plus que les militaires communiquent très mal sur cet événement.

Durant cette seule année 1972, plus de 1 500 bombes explosent sur un territoire à peine plus étendu que deux départements français et 108 soldats sont tués. Mais peu à peu, l’armée s’adapte et prend le dessus sur l’Irish Republican Army (IRA). Un régiment de réserve à recrutement local est formé. Toutes les zones de non droit sont occupées à la fin de 1972 et l’organisation du renseignement atteint un niveau qui autorise des opérations offensives efficaces. L’IRA demande une trêve dès 1972 tandis qu’une branche « provisoire » (PIRA) résiste jusqu’en 1976 pour abandonner alors le terrain de la guérilla et rejoindre celui du pur terrorisme. Sans que personne ne l’ait envisagé, l’engagement de l’armée a ainsi facilité le glissement vers une forme de guerre où elle s’est d’ailleurs retrouvée un peu plus à l’aise que dans le maintien de l’ordre.

L’armée de terre sous forte tension

Ce résultat a été acquis au prix de lourdes pertes et de fortes tensions, illustrant par là même les forces et les vulnérabilités d’une armée de métier occidentale moderne. Outre des pertes humaines qui vont atteindre au total le volume d’une brigade, l’armée de terre a été obligée d’accepter de perdre des compétences en matière de combat de haute intensité, à une époque où le Pacte de Varsovie représentait une menace majeure. Forte de 155 000 hommes, l’armée de terre a été obligée de maintenir 10 % de ses effectifs en Irlande du Nord pendant presque trente ans, en même temps qu’un corps d’armée en Allemagne. Comme de plus certaines unités (Gurkhas, bataillons irlandais) n’étaient pas engagés en Ulster, la pression qui s’est exercée sur les bataillons restants a été très importante. Le nombre de rotations et le caractère extrêmement frustrant, pour un militaire, des opérations de sécurité intérieure ont fortement pénalisé le recrutement et les rengagements, contribuant à la perte de mémoire tactique et obligeant à orienter une partie du budget de fonctionnement vers les soldes plutôt que vers l’entraînement. Pendant plus de dix ans, la British Army on the Rhine (BAOR), fer de lance de l’armée de terre, n’a pu effectuer d’exercice à grande échelle. Tout cela parce que 1,3 % de la population britannique était en colère.
Une victoire militaire impossible
Si les militaires obtiennent des succès tactiques, ils comprennent aussi qu’ils ne parviendront jamais à éradiquer les organisations clandestines tant que celles-ci bénéficieront du soutien d’une partie importante de la population locale. Les opérations s’engagent donc à la fin des années 1970 dans une phase d’endurance où l’objectif n’est plus que le maintien de la violence sous un seuil « acceptable », en attendant que les réformes sociales et politiques, enfin lancées, portent leur fruit. La police, reconstituée, est à nouveau en première ligne et l’armée passe en soutien, ce qui ne va pas sans poser de multiples problèmes de coordination. Un imposant quadrillage de surface (un militaire ou un policier pour trois catholiques d’âge militaire) permet de contrôler la zone tandis que des opérations ciblées démantèlent peu à peu les réseaux terroristes. Au milieu des années 1990, la population catholique, lasse de la violence et dont le sort s’est considérablement amélioré, se désolidarise de la PIRA, créant ainsi les conditions d’un règlement du conflit. Le dernier soldat britannique tombe en 1997. Le 10 avril 1998, le Belfast agreement est signé puis approuvé par référendum. En 2005, les effectifs militaires sont revenus à ce qu’ils étaient avant les troubles et depuis l’été 2007, l’armée n’a plus aucun rôle en matière de sécurité intérieure. 

Fiche au CEMA, 2008. Res Militaris.

mardi 14 avril 2020

Comment devenir un Mentat


Publié le 06/05/13

Dans l’univers de Dune, les Mentats sont des maîtres dans l’emploi de tous les moyens, généralement violents, pour atteindre un but stratégique face à des adversaires souvent très ressemblants. Ce sont les équivalents imaginaires des plus grands capitaines des siècles passés comme des actuels Grands maîtres internationaux (GMI) d’échecs ou des 9e dan de go. Par extension, on baptisera Mentat les super-tacticiens de classe internationale. En devenir un n’est pas chose aisée.


Un super-tacticien est-t-il intelligent ?


En première hypothèse, on pourrait imaginer que les Mentats bénéficient d’un quotient d’intelligence très supérieur à la moyenne, en entendant le QI comme la mesure de la capacité à utiliser la mémoire de travail [MT] pour résoudre des problèmes combinatoires. Cette hypothèse n’est en fait que très imparfaitement confirmée. Les différentes études réalisées sur les joueurs d’échecs n’établissent pas de corrélation nette entre le QI et le niveau d’expertise aux échecs. Certaines tendant même à démontrer une corrélation négative chez les débutants, les plus intelligents ayant tendance à moins s’entraîner que les autres. Ce n’est qu’au niveau Elo (du nom d’Apard Elo) le plus élevé qu’un lien semble être établi, mais sans que l’on sache trop si les capacités combinatoires sont indispensables pour atteindre ce niveau… ou si c’est la pratique assidue des échecs qui a développé ces capacités. En réalité, les deux facteurs, intelligence et niveau d’expertise, ne sont tout simplement pas indépendants l’un de l’autre.

Toujours d’un point de vue cognitif, on sait  depuis les années 1960 que les experts aux jeux d’échecs ou de go ne se distinguent pas des novices par une capacité à calculer de nombreux coups à l’avance, mais à organiser leurs connaissances pour analyser une configuration donnée et orienter la réflexion vers les meilleurs coups à jouer. En 1973, Wester Chase et Herbert Simon ont demandé à des joueurs d’échecs de niveau différents de regarder pendant 5 secondes des photos de configurations échiquéennes et de les restituer ensuite. Les configurations présentées étaient soit parfaitement aléatoires, les pièces étant placées au hasard, soit tirées de parties réelles. Dans le premier cas, on ne constata pas de différences notables dans les restitutions des différents joueurs. Novices, joueur de club et maîtres disposaient en moyenne correctement 4 pièces de l’échiquier, ce qui correspond sensiblement à la capacité de la mémoire de travail (manipulation maximum de sept objets). Dans le second cas en revanche, les novices placèrent toujours en moyenne 4 pièces, les joueurs de club 8 et le maître 16. L’apparition de «sens» dans ces configurations réelles transformait la vision des maîtres qui ne considéraient plus des pièces, mais des groupes de 2 à 5 pièces liées entre elles par des relations nécessaires, et baptisés chunks. C’est toute la différence entre mémoriser et restituer 32 chiffres aléatoires et 4 numéros de téléphone connus et étiquetés.

Reconnaître des chunks implique donc évidemment de les avoir parfaitement mémorisés auparavant. Le problème est que ceux-ci peuvent être incroyablement nombreux. Selon une autre étude de Simon, on ne peut prétendre à être grand maître d’échecs sans en connaître au moins 50000. Ces chunks assimilés presque toujours grâce à de parties vécues ou apprises sont également le plus souvent organisés en réseaux statiques ou en enchaînements. L’art du maître d’échecs consiste donc surtout dans l’appel judicieux à des enchaînements qui ressemblent à la situation à laquelle on fait face et à leur adaptation intelligente. Sous contrainte de temps, cette heuristique tactique combine un processus inconscient de recherche dans la mémoire profonde et un processus conscient d’analyse. Le processus inconscient lui-même s’accélère avec l’habitude et, de manière plus subtile, le succès. On sait, en effet depuis les travaux d’Antonio Damasio, que tous les souvenirs ont un marquant émotionnel (en fait chimique). Les souvenirs avec reçu un marquant de plaisir viennent plus facilement à la surface que les négatifs, qui, eux, ont tendance à être refoulés. Le succès est un soutien à la mémoire et donc au succès.

Au bilan, sur une partie d’échecs moyenne où chaque joueur joue environ 40 coups, il prend au maximum une dizaine de vraies décisions. Cela correspond sensiblement aux décisions d’un général dans une journée de bataille, en fonction de la souplesse de son armée, du chef antique qui prenait rarement plus de deux décisions (jusqu’à quatre pour Alexandre le Grand, un des premiers grands Mentats) jusqu’aux commandants de grandes unités blindées modernes qui ont pu aller jusqu’à 6 ou 7. Un processus de décision similaire a d’ailleurs été observé dans un très grand nombre de domaines tels que le sport, la musique, l’expertise médicale.

En soutien de la mémoire de travail, il faut donc aussi faire intervenir la mémoire et le travail, beaucoup de travail.

La gloire se donne au bout de 10000 heures de travail


Dans une étude d’Anders Ericsson sur les élèves de la prestigieuse Académie de musique Hanns Eisler de Berlin, trois groupes de musiciens ont été distingués en fonction de leur niveau. Ericsson calcula que les membres du groupe d’élite avaient une moyenne de 10000 heures de pratique, le second groupe 8000 et la 3e, 4000, avec pour chaque groupe des écarts-types assez réduits. Selon Ericsson qui appliqua ces résultats à plusieurs autres disciplines, il faut dix ans de travail quotidien pour devenir un expert. Pour être un expert international, il en faut certainement plus. En analysant, la carrière de 40 grands maîtres internationaux d’échecs, Nikolai Grotius a montré en 1976 qu’il leur avait fallu en moyenne 14 années pour atteindre ce niveau, avec un écart de 4 ans. Quand on demande à Gary Kasparov, un des six hommes ayant (depuis 1970) atteint ou dépassé le seuil des 2800 points Elo, comment il était devenu champion du monde, il répond habituellement qu’il lui a fallu apprendre 8000 parties par cœur. Il lui aura fallu dix ans depuis sa première inscription dans un club pour devenir GMI et quinze pour être champion du monde.

L’énorme investissement nécessaire pour parvenir d’expert de classe internationale pose évidemment un certain nombre de problèmes. Bien souvent, il impose de commencer dès l’enfance, ce qui implique un environnement favorable. Si Mozart était né dans une famille de paysans, il n’y aurait jamais eu de Don Giovanni. Comme Jean-Sébastien Bach, il est né dans une famille de musiciens et a largement bénéficié de l’aide de son père. Léopold Mozart a rapidement décelé les dons de son fils, l’a mis en présence de plusieurs instruments et l’a aidé à composer dès l’âge de six ans. Pour autant, la première œuvre personnelle qui soit considérée comme un chef-d’œuvre (numéro 9, K.271) n’a été réalisée qu’à 21 ans, dix ans après son premier concerto.

Jusqu’à l’ère des révolutions, la grande majorité des Mentats est issue d’un processus de formation familiale aristocratique. Outre son éducation intellectuelle  et physique très militarisée, le jeune Alexandre suit son père dans ses campagnes en Grèce et, à 17 ans, commande sa cavalerie à Chéronée. Il obtient son chef-d’œuvre contre Darius III à Gaugamèles en -331, à seulement 25 ans, mais aussi après un long apprentissage.

Les Mentats de l’époque classique apprennent très tôt la chose militaire et avec, pour la seule armée française, 174 batailles livrées pendant la période, trouvent toujours une occasion de s’illustrer. Turenne est envoyé à 14 ans et sur sa demande aux Pays-Bas pour y voir ce qui se fait de mieux alors en matière d’art militaire. Il reçoit un premier commandement à l’âge de 15 ans, mais ne dirige vraiment seul sa première bataille que dix ans plus tard. Il reçoit la distinction de Maréchal de France à 33 ans avec encore trente ans de service devant lui. À 13 ans, Maurice de Saxe a déjà un précepteur militaire particulier et arpente son premier champ de bataille. Il reçoit le commandement d’un régiment à l’âge de 15 ans et se bat pour la première fois l’année suivante. Il va connaître la guerre pendant encore pendant 36 années.

Ce mélange de talents, de chance, d’investissement personnel, d’environnement favorable et de multiples combats permet, malgré la faiblesse numérique de la population de recrutement, de former de nombreux Mentats au service, parfois changeant, des Princes. Dans un contexte très proche de celui de l’univers de Dune, l’époque classique sécrète aussi de grands diplomates qui peuvent être classés comme Mentats. Certains même cumulent les rôles comme le Maréchal de Villars. Il existe aussi des souverains Mentats comme Gustave-Adolphe Ier ou Frédéric II.

Le contrepoint de ce processus familial et monopolistique d’apprentissage est qu’il n’incite pas à mettre en place un système institutionnel de formation qui serait concurrent et pourrait s’ouvrir à d’autres classes. Les écoles militaires sont de fait plutôt réservées à la petite noblesse avec normalement peu de perspectives d’atteindre les plus hautes fonctions. Napoléon et beaucoup de ses maréchaux en sont issus.

Vainqueur de 32 batailles, capable de dicter simultanément à 4 secrétaires sur 4 sujets différents et dont l’abbé Sieyes disait : «il sait tout, il fait tout, il peut tout», Napoléon a dix ans lorsqu’il entre à l’école militaire de Brienne et seize à l’École des cadets de l’École militaire. Il ne s’y distingue pas par ses résultats  scolaires. Il est même plutôt médiocre, sauf en mathématiques, et on peut même estimer que vivant aujourd’hui, il n’aurait pas réussi le concours de Saint-Cyr. En revanche, c’est un énorme lecteur qui dévore tout ce qui a trait à la guerre dans la bibliothèque de l’école. Lorsqu’il connaît sa première gloire au siège de Toulon, en 1793 à l’âge de 24 ans, Napoléon connaît par cœur presque toutes les batailles de son temps. Celui qui disait que «l’inspiration n’est le plus souvent qu’une réminiscence», continue par la suite à accumuler les «chunks» en lisant et en pratiquant, le plus souvent, seul, la simulation tactique à l’aide d’armées de plomb. Toutes choses égales par ailleurs, la bibliothèque de Brienne a changé le monde.

Il est vrai aussi que cette même bibliothèque était ouverte à tous les autres élèves de l’école et que Napoléon est sans doute le seul qui y courait à chaque récréation. Comme le dira de Gaulle «la gloire se donne seulement à ceux qui l’on rêvé» et acceptent d’y consacrer au moins 10000 heures.

Peut-on être toujours habile face au changement permanent?


Avec ses 225 batailles françaises, la période de la révolution et l’Empire marque la fin d’un âge d’or des Mentats. La période qui suit est en effet moins favorable aux super-tacticiens.

Contrairement au jeu d’échecs dont les règles et le matériel ne changent pas, l’art de la guerre est, comme la médecine, une discipline dont les paramètres évoluent. Jusqu’aux révolutions politiques et économiques des XVIIIe et XIXe, ces paramètres évoluaient peu. On pouvait faire une carrière militaire complète avec les mêmes hommes, les mêmes armes et sensiblement les mêmes méthodes. À partir de cette époque, les sociétés, et donc les armées, se transforment à une vitesse inédite et perceptible. À partir de 1861, l’armée française change de règlement de manœuvre tous les douze ans en moyenne afin de tenter de rester adaptée aux évolutions multiples du temps. Désormais, les soldats ne font plus la guerre qu’ils jouaient lorsqu’ils étaient enfants et désormais ils devront se remettre en cause régulièrement, source de troubles et de tensions. Dans une époque qui détourne son regard du passé pour considérer le progrès et l’avenir, la lente maturation d’un apprentissage fondée dès l’enfance sur l’étude des classiques se trouve prise en défaut.

Partant de la nécessité politique et sociale de l’ouverture des carrières selon des principes d’égalité, mais aussi du postulat que les capacités à commander ne sont pas innées, mais acquises, les futurs Mentats sont progressivement presque tous recrutés sur concours. Le problème, en France particulièrement, est que ces épreuves ne servent qu’à juger de connaissances scolaires, comme si on sélectionnait les futurs champions d’échecs, voire des sportifs de haut niveau, à l’âge de 20 ans sur des épreuves de français ou de mathématiques. Cela importe peu dans l’esprit scientiste de l’époque.  La maîtrise des «lois» de la guerre, en fait des principes tactiques relativement évidents, et de méthodes de raisonnement tactique rigoureuses, doit permettre de résoudre tous les problèmes tactiques.

Il est vrai qu’avec des armées de plus en plus importantes en volume, avec une puissance de feu qui s’accroît sans cesse pour une mobilité tactique inchangée, les batailles ont tendance à se dilater dans l’espace et le temps. Les fronts évoluent sur des centaines de kilomètres, mais se rigidifient à chaque point de contact. La violence des combats impose une dispersion des forces et donc une décentralisation croissante. La capacité à raisonner une manœuvre descend progressivement du chef de bataillon en 1871 au sergent-chef de groupe en 1917. À l’autre bout de l’échelle, l’analyse rigoureuse des événements et la gestion de ces forces énormes imposent au sommet la création de machines pensantes appelées États-majors et d’une technocratie militaire.

Le processus institutionnel s’efforce de s’adapter à cette complexité croissante. Dans l’entre deux guerres 1871 -1914, à l’imitation des Prussiens, la France ajoute des étages (École supérieure de guerre puis Centre des hautes militaires) aux écoles initiales à son système de sélection et de formation. Un officier peut passer sept ou huit ans en école de formation. Cela n’empêche par le colonel de Grandmaison dans ses fameuses conférences de 1911 d’oublier complètement des choses comme les engins motorisés volants et terrestres ou les nouvelles technologies de l’information, éléments qui se sont développés dans les armées lorsqu’il était à l’École supérieure de guerre et à l’État-major de l’armée et qu’il ne connaît pas. Cela n’empêche pas non plus 40 % des généraux de 1914, dont les trois-quarts de commandants de corps d’armée, d’être limogés pour inaptitude manifeste. L’enseignement militaire de l’époque, même s’il hésite en permanence entre former des officiers d’état-major et des décideurs, a pourtant bien pris en compte la nécessité d’un apprentissage tactique en profondeur. Jamais les officiers ne autant fait d’exercices sur cartes ou sur le terrain que pendant cette période, mais cette spécialisation s’avère finalement néfaste à partir d’un certain seuil, car elle empêche de voir tout ce qui bouge autour de sa discipline et qui va avoir une influence sur elle. C’est ainsi qu’à force d’accumuler les connaissances sur un sujet donné nous devenons ignares (texte mentat, Dune) ou au moins peu adaptatifs.

Il suffit alors de quelques mois de la Grande Guerre pour rendre obsolètes toutes ces années d’enseignement tactique. On découvre alors que l’on a besoin d’officiers supérieurs qui soient capables de comprendre les évolutions de leur temps. La manœuvre n’est plus simplement la manipulation de pions tactiques sur un champ de bataille, c’est aussi la capacité à adapter ces mêmes pions à des contextes changeants, qu’il s’agisse des innovations autour de soi ou de la projection dans des milieux étrangers. Gallieni et Lyautey auraient pu montrer la voie avec leurs campagnes coloniales très éloignées de la manière «métropolitaine», mais celles-ci sont méprisées par les puristes. Le général Bonnal se moque des «opérations du fameux Balmaceda ou la retraite de Bang-Bo», tout en enseignant à l’École de guerre des «principes» qui vont s’avérer inefficaces et meurtriers. Pétain avait également une vue assez juste des évolutions de la guerre en Europe avant 1914  et c’est incontestablement celui qui s’y est le mieux adapté après. Il ne commande pourtant qu’une modeste brigade (et par intérim) et s’apprête à partir la retraite au moment où débute le conflit. La suite du XXe siècle consacre la revanche des hommes cultivés et imaginatifs sur les technocrates militaires.

Mentats et technocratie 


Le blocage de la Première Guerre mondiale est dépassé de deux manières qui constituent autant d’axes pour le renouveau de la manœuvre et donc de la tactique. Le premier axe concerne l’infanterie qui retrouve de la souplesse avec des méthodes de commandement décentralisées et de la puissance de feu portative. Cette voie est celle des Allemands, dont les divisions d’assaut de 1918 vont dix fois plus vite que les unités de 1916. Le deuxième est l’art opératif, qui est essentiellement français et s’appuie, entre autres, sur les premières unités motorisées. Celles-ci permettent de se déplacer plus rapidement d’un point à l’autre du front, et donc d’avoir une manœuvre à cette échelle, mais ne modifient guère le combat débarqué.

Les unités allemandes sont par la suite «dopées» par la généralisation d’engins de combat à moteur et de moyens de transmissions «légers». Les divisions d’assaut deviennent des panzerdivisions commandées par les héros de 1918 alors que l’art opératif français étouffe plutôt la recherche d’une excellence tactique. De Rommel à Sharon en passant par O’Connor et Leclerc pour les plus connus, on voit donc ainsi apparaître pendant un peu plus d’une trentaine d’années une nouvelle génération de super-tacticiens capables d’obtenir à nouveau des victoires spectaculaires, voire décisives. Le développement de parades antichars et l’intégration des unités motorisées redonnent aussi du lustre aux opératifs comme Patton, Slim, Mac Arthur ou, à une autre échelle, Joukov.

En parallèle de ces nouveaux hussards, la voie de la manœuvre de l’infanterie légère perdure avec les armées communistes asiatiques de Chu Teh, Lin Piao ou Giap. En terrain difficile, en Corée ou au Tonkin, ces fantassins l’emportent même à plusieurs reprises sur les «hussards» motorisés. En réponse, le Royaume-Uni et surtout la France développent à leur tour une manœuvre de l’infanterie légère, avec des maîtres comme Bigeard. On notera que beaucoup de ces nouveaux Mentats ne sont pas issus du processus institutionnel, mais sont des amateurs mobilisés ou volontaires qui se révèlent et apprennent autant au combat qu’au-dehors.

L’apparition des «atomiques» perturbe ce renouveau des Mentats. Malgré les réflexions sur le «champ de bataille atomique», il faut se rendre à l’évidence que cette arme est trop écrasante pour permettre une manœuvre cohérente. Elle est même confisquée par la politique aux militaires et paralyse pour un temps l’idée d’un affrontement en Europe semblable à celui de la Seconde Guerre mondiale. Cette transformation est particulièrement flagrante en France où le corps blindé-mécanisé est adossé dans une position sacrificielle et où notion de victoire tactique s’efface au profit de celle de dissuasion. Même lorsque Soviétiques et Américains renouvellent brillamment leurs doctrines tactiques dans les années 1970-80 pour envisager à nouveau le combat conventionnel, l’armée française refuse de s’y intéresser, tout en menant il est vrai de nombreuses, mais petites interventions  en Afrique.

La fin de la guerre froide laisse les armées occidentales dans une position de force relative qu’elle n’avait plus depuis le début de la Première Guerre mondiale. Si les États-Unis en profitent pour asseoir leur puissance, l’Union européenne saisit l’occasion pour désarmer à grande vitesse et satisfaire son désir d’impuissance. Entre les deux, l’armée française balance. Lorsque l’anesthésie domine, elle est engagée dans des opérations de maintien de la paix où il n’est nul besoin de tacticiens puisqu’il n’y a pas d’ennemi, avec les résultats que l’on sait. Lorsqu’il faut suivre les Américains, on revient à une conception plus classique de la force, mais soit dans un cadre dissymétrique, comme face à l’Irak, la Serbie ou la Libye de Kadhafi, où il s’agit plus de gérer sa supériorité de moyens que de conduire des manœuvres habiles, soit dans un cadre symétrique, comme en Afghanistan où on retrouve la nécessité d’une vision élargie des situations. Si certains officiers se distinguent à cette occasion, la structure fragmentée des opérations leur interdit pratiquement de renouveler les expériences victorieuses. Le chef actuel doit réussir du premier coup et au moindre coût. Il est difficile dans ces conditions de former des Mentats audacieux et riches d’expérience (ce qui revient un peu au même) et la tentation est très forte de les remplacer par un pilotage très étroit depuis Paris, comme si des membres de plus en plus petits impliquaient un cerveau de plus en plus gros. Il est à craindre que le dernier Mentat français s’appelle Centre de planification et de conduite opérationnelle (CPCO).

vendredi 3 avril 2020

Comment dire avec des mots simples à des gens de partir au combat avec vous


Amené à commenter la tactique dans les principales batailles de la série Game of Thrones, j’ai été frappé par l’usage abondant des discours de motivation avant ou pendant les combats. On notera que seuls les héros sympathiques en font, ce qui ajoute bien sûr à leur charisme. J’exclus évidemment l’Armée des morts de ce constat car si les Marcheurs blancs sont plutôt flegmatiques ils ne sont pas non plus insensibles aux émotions et donc à la peur, au contraire de leurs soldats.

Car bien sûr toute cette affaire tourne autour de la peur et de sa gestion, c’est-à-dire du contrôle de l’emballement créé par l’amygdale, cette petite sentinelle au cœur du cerveau qui organise la mobilisation générale en cas de danger. L’amygdale est puissante mais elle est bête, elle n’organise les choses qu’en fonction du passé (elle est intimement reliée à la mémoire) et non du présent. Pour analyser le présent, il faut utiliser son néocortex. Pas besoin heureusement d’être intelligent pour cela, il suffit simplement de pouvoir répondre à la question : « suis-je capable de faire face à la situation ? » Si la réponse est oui, il y a de fortes chances que vous vous transformerez en super-héros à la Jon Snow le temps de la bataille, si elle est négative l’emballement va s’accentuer jusqu’au moment de la paralysie avant la crise cardiaque.

En réalité, la plupart des membres d’un groupe placé dans une situation de stress auront du mal à répondre rapidement à la question, surtout si cette situation est surprenante et pas très claire. Quand les pulsations cardiaques montent trop vite, la réflexion devient difficile. C’est là qu’interviennent l’exemple et/ou le verbe. Sans l’un ou l’autre, on reste généralement « comme un con ».

L’exemple, c’est un modèle d’action qui se présente à soi. On voit quelqu’un qui va vers la menace (ou prétendue menace parfois, mais c’est une autre question) ou au contraire et plus fréquemment s’en éloigne et on le suit.

Le verbe, c’est l’épée qui tranche le nœud gordien. Il peut être intérieur (« Vas-y ! Bouge-toi ! »). On parle alors « d’écouter son courage », mais chez beaucoup il ne dit jamais rien. Le verbe est surtout extérieur, venant de quelqu’un qui, lui, a répondu « Je peux faire face » à la fameuse question et a entendu une autre voix intérieure qui lui disait « il faut que tu dises quelque chose à tous ceux qui sont dans l’expectative…c’est ton boulot de chef, ton devoir, tu ne t’en sortiras pas sans eux, etc.). Et voici donc, après ce long préambule Sa Majesté le discours de motivation.

Comme j’ai parlé de GoT en  introduction pour attirer l’attention en voici un très simple qui en est issu :

Soldats !

Je suis une moitié d’hommes, mais qu’êtes-vous donc ! Il y a une autre sortie, je vais vous montrer. Sortez derrière eux et foutez-leur dans le cul.
Ne combattez ni pour le Roi, ni pour le royaume, ni pour l’honneur ou la gloire, ni pour la fortune, vous n’aurez rien !
C’est votre ville que Stannis veut piller, vos portes qu’il veut enfoncer, s’il entre c’est vos maisons qu’il enfoncera, votre or qu’il volera, vos femmes qu’il violera !
Des hommes courageux frappent à notre porte. Allons les tuer !


Les initiés auront reconnu le discours de Tyrion au cœur de la bataille de la Néra (saison 2, épisode 9), alors que la situation est critique, que le roi vient de rejoindre sa maman et que tout le monde regarde la Main.

En voici un autre, historique et très connu :

Soldats, vous êtes nus, mal nourris; le Gouvernement vous doit beaucoup, il ne peut rien vous donner. Votre patience, le courage que vous montrez au milieu de ces roches sont admirables ; mais il ne vous procure aucune gloire, aucun éclat ne rejaillit sur vous. Je veux vous conduire dans les plus fertiles plaines du monde. De riches provinces, de grandes villes seront en votre pouvoir; vous y trouverez honneur, gloire et richesses. Soldats d'Italie manqueriez-vous de courage ou de constance ?

Il s’agit bien sûr de la Proclamation du général Bonaparte à l'armée d’Italie le 27 mars 1796. Bonaparte ne peut plus s’adresser directement aux dizaines de milliers d’hommes de son armée, mais il fait comme si en utilisant des intermédiaires.

Tous ces discours reposent en réalité sur des mécanismes simples que je m’empresse de vous dévoiler.  

En premier lieu, il ne s’agit à chaque fois que de deux choses : mobiliser (pour obliger à un comportement peu naturel) et/ou sécuriser (« ça va bien se passer »). On mobilise lorsque les choses paraissent faciles et qu’on risque de se faire surprendre ou au contraire lorsqu’elles sont difficiles et qu’il faut mobiliser toutes les ressources. On sécurise lorsqu’on veut persuader que la situation est grave mais pas désespérée et que la montagne est haute mais que son sommet est atteignable. Tout dépend donc de la situation de départ, et il ne faut évidemment pas se tromper. En général, un bon discours comprend un mélange des deux modes. Je conseille pour ma part un modèle club-sandwich PSSP (Pression-Sécurisation-Sécurisation-Pression) en trois ou quatre séquences commençant par une interpellation mobilisation, suivie d’une ou deux séquences de sécurisation et se terminant par une nouvelle mobilisation, éventuellement une injonction.

Quels sont les ingrédients à y mettre ? Reprenons les deux exemples. De quoi parle-t-on ? De soi ou de l’ennemi, dans le passé, maintenant ou dans le futur. Ce qui stimule : la honte d’un acte passé, une faiblesse actuelle par rapport à l’ennemi, un futur horrible si on échoue ou au contraire génial si on réussit. Ce qui rassure : les victoires passées, les points forts actuels, et une certitude raisonnable de réussite. Dans les deux cas, on peut jouer sur l’affectif (le très vintage « honneur » par exemple) ou la raison et des éléments objectifs (« On a un dragon et pas eux »). On peut employer tous les temps, mais l’impératif est intéressant pour donner un cadre.

Reprenons les exemples précédents. Tyrion fait un discours rapide en PSPP en interpellant, en décrivant une solution (une autre sortie et les moyens de les prendre à revers), une situation future fort déplaisante en cas d’échec, une petite valorisation de l’ennemi (des « hommes courageux ») et termine par un ordre. Notons le « Allons » qui induit que contrairement au Roi, il en sera. De son côté Bonaparte, fait un PSSP classique, mais efficace. Il commence par un point de situation négatif, reconnait le courage et la patience admirables (point sécurisation), enchaîne ensuite une promesse de richesse et de gloire (« vous y trouverez », nouvelle sécurisation presque autant que stimulation) et appel final à l’honneur (notons le courage qui passe de « stoïcien » au début à « homérique » à la fin).

Une fois que l’on a compris ces quelques principes, c’est assez simple. On peut faire un petit PSSP à la manière du maître Yoda en une minute : « Fort est Vador, mais la haine en lui je vois, le vaincre tu peux donc, et surtout le vaincre tu dois ». Ajoutez une voix un peu rapide pour la stimulation, plus lente pour la sécurisation et surtout claire et forte, je n’ose dire grave (Dieu dans Les dix commandements) pour ne pas passer pour sexiste, mais écoutez bien quand même la teneur et le débit des voix dans les publicités ou les reportages en vous demandant quel est l’effet recherché à chaque fois. Parlez naturellement (personne ne lit un papier devant les troupes dans GoT) et donc apprenez par cœur le texte ou au moins entraînez-vous à combiner les ingrédients.

Vous voilà prêts à vous faire suivre jusqu’à la mort. Dans GoT et tous les films américains, un discours se termine par un hourra spontané et des épées en l’air (sauf l’épisode où Theon Greyjoy prend un coup de masse juste après un beau discours). En réalité, c’est vous qui devrez provoquer ce hourra mobilisateur. Maintenant, si vous constatez simplement que tout le monde vous écoute et vous regarde avec attention sans jeter un coup d’œil à son smartphone, vous aurez déjà gagné.
Hourra !

Petit travail pratique : saurez-vous trouver la forme et les ingrédients utilisés dans cette autre proclamation de Bonaparte (26 avril 1796) ?

Soldats, vous avez en quinze jours remporté la victoire, pris 21 drapeaux, 55 pièces de canon, plusieurs places fortes, conquis la partie la plus riche du Piémont; vous avez fait 15000 prisonniers, tué ou blessé près de 10000 hommes.
Vous vous étiez jusqu'ici battus pour des rochers stériles. Dénués de tout vous avez supplée à tout. Vous avez gagné des batailles sans canons, passé des rivières sans pont, fait des marches forcées sans souliers, bivouaqué sans eau-de-vie et souvent sans pain. Les phalanges républicaines, les soldats de la liberté étaient seuls capables de souffrir ce que vous avez souffert.
Mais soldats, vous n'avez rien fait, puisqu'il vous reste encore à faire. Ni Turin, ni Milan ne sont à vous. La patrie a droit d'attendre de vous de grandes choses : justifierez-vous son attente ? Vous avez encore des combats à livrer, des villes à prendre, des rivières à passer. Tous brûlent de porter au loin la gloire du peuple français; tous veulent dicter une paix glorieuse, tous veulent, en rentrant dans leurs villages, pouvoir dire avec fierté: « J'étais de l'armée conquérante d'Italie!».

mercredi 1 avril 2020

Toyota-USA face à la crise de 2008-Résister sans licencier


Publié initialement le 26 juillet 2012

A l’heure où certaines grandes entreprises, et même des administrations, n’envisagent pas d’autres solutions à la crise que la suppression massive de postes, il n’est peut-être inutile de voir comment une entreprise comme Toyota est sortie de la crise économique, avec un déficit de 4 milliards de dollars en 2008, sans licencier un seul de ses employés.

La crise a été résolue…avant la crise

La crise de 2008 a pourtant été violente pour l’entreprise japonaise et plus particulièrement sa branche américaine, décrite ici, avec la conjonction de la contraction considérable du crédit et de l’augmentation du prix du pétrole. Les ventes en Amérique du Nord ont chuté d’un coup de 40 % y plongeant toute l’industrie automobile dans une situation critique. En juillet 2010, plus de 300 000 emplois avaient été supprimés dans ce secteur...sauf chez Toyota.

Toyota est une entreprise particulièrement résiliente. Cette résilience repose sur deux fondements : l’autonomie financière et une culture de l’amélioration permanente jusqu’aux plus bas échelons.

L’autonomie financière date de la crise de 1950 lorsque Toyota s’est trouvée incapable d’honorer les salaires (provoquant la seule grève prolongée de son histoire). Les prêteurs ont obligé la direction, qui a démissionné ensuite, à se séparer de 1 500 employés. Depuis, Toyota s’obstine à conserver des liquidités en propre (jusqu’à 40 milliards de dollars) plutôt que de les distribuer en somptueux dividendes ou en primes généreuses pour ses dirigeants.

Cette autonomie financière permet à l’entreprise de résister aux pressions extérieures et lui donne le temps d’analyser vraiment la situation afin d’appliquer ses propres solutions. Celles-ci sont lentes et peu visibles puisqu’il n’y a pas de destitution ou de grand plan social mais elles sont inexorables et surtout très efficaces.

C’est ainsi que lorsque survient la crise de 2008, le conseil de l’entreprise, composé uniquement d’anciens dirigeants, commence par faire une analyse approfondie de la situation. Il en découle un plan, Vision globale 2020, qui définit les axes d’investissements à long terme et sur lesquels il ne faut pas transiger (concentration sur des véhicules économes et respectueux de l’environnement, accent sur les technologies hybrides et les carburants alternatifs) et une décision stratégique pour faire face à la crise du moment : la rentabilité sera restaurée sans licenciement, ni fermeture d’usine. Les ouvriers expérimentés, formés à la résolution de problèmes et à l’amélioration continue (Kaïzen), sont un actif précieux. Ils ne sont donc pas considérés comme un problème mais comme la solution.

La gravité de la situation est clairement expliquée à tous jusqu’au plus modeste des employés américains et tout le monde doit se mettre au travail pour y trouver des remèdes.

L’appel à la responsabilité et l’intelligence de tous

Le premier axe d’effort étant celui de la réduction des coûts. Une partie de cette réduction est venue mécaniquement de la réduction de l’activité. La fin des heures supplémentaires a, en moyenne, représenté une perte de 10 % des revenus pour les employés. Par solidarité, les cadres ont vu également leurs primes réduites provisoirement, parfois jusqu’à 30 %. Des dizaines de cercle de qualité ont été formés dans les usines américaines pour travailler sur cette question qui ont passé au crible tout le fonctionnement des usines et ce en toute transparence. Depuis la fin des voyages en classe affaire pour les cadres jusqu’à l’économie d’électricité dans les bureaux, ces groupes ont traqué le Muda (gaspillage, même minime). Une équipe du Kentucky ont inventé une machine capable de démonter les transrouleurs (ils étaient jusque-là remplacés à chaque changement de modèle) et d’en recycler les éléments. Dans cette même usine du Kentucky, deux millions de dollars ont pu être économisés en 2009 dans une seule des deux chaînes d’assemblage.

Ces économies n’ont pas suffi à empêcher l’arrêt de chaînes d’assemblage, en particulier pour les gros véhicules produits dans l’usine du Texas et celle de l’Indiana. Pourtant, là encore, il n’a été procédé à aucun licenciement, ni même au chômage technique pour les ouvriers qui y travaillaient. L’immobilisation a été au contraire transformée en opportunité d’investissement humain. Les 900 ouvriers sans travail de l’Indiana ont été regroupés en équipes kaïzen, sous la direction de cadres et chefs de groupe eux-mêmes préalablement formés, pour étudier des problèmes concrets, notamment à partir des données collectées sur les problèmes rencontrés avant l’interruption de la chaîne. Ils ont surtout été formés à une multitude de sujets dont certains correspondants à des étudiants de deuxième année : outils statistiques pour le contrôle qualité, analyse ergonomique, prévention des accidents de travail, maintenance des équipements. L’autoformation a également joué à plein. Un chef de groupe, ancien policier, a développé des méthodes de recherche de défauts à partir des méthodes de recherche d’indices sur un lieu de crimes (photographies, signalisation, usage de plumeaux pour mieux voir les bosselures et éraflures, etc.) qui ont été appliquées ensuite à l’ensemble de la maison Toyota.

Cet investissement humain a donné des résultats remarquables lorsque les chaînes ont été réactivées. Le nouveau gros modèle, le Highlander, a été lancé en un temps record et avec très peu de défauts. D’une manière générale le taux de défauts dans l’ensemble des usines américaines de Toyota a diminué dans des proportions considérables. Elles ont également appris, en deux ans seulement, à être rentables à partir de 70 % d’emploi des capacités de production (contre 80 % auparavant et contre 85-90 % chez les concurrents).

Le même principe du respect et de la confiance a été appliqué aux fournisseurs, qui produisent 70 % des composants d’une victoire Toyota. Pour aider ces sous-traitants en difficulté, Toyota a accéléré ses paiements (là ou d’autres les ont au contraire retardés). Contrairement aux habitudes du juste-à-temps, les usines Toyota ont stocké également des pièces détachées afin, encore une fois, de soutenir l’activité de leurs fournisseurs mais aussi de se préserver de leur faillite. L’usine au Texas a même inclus les fournisseurs dans le plan de formation de ses employés.

En octobre 2009, Toyota a retrouvé les bénéfices, sans licencier, fermer les usines ni sacrifier les investissements, en faisant simplement confiance à ses employés.

Sources :
Jeffrey Liker, Timothy Ogden, Toyota, un modèle de gestion de crise, Pearson, 2011.
Koïchi Shilizu, Le toyotisme, La découverte, 1999.