jeudi 28 mai 2020

Les Combined Action Platoons-Une expérience réussie de contre-guérilla

La nouvelle étude publiée concerne une expérience américaine durant la guerre de Vietnam. La stratégie et l'art opérationnel américains au Vietnam sont rarement cités comme un modèle à suivre dans la lutte contre des organisations armées et pour cause. Il est difficile de faire des choix pires. 

Pourtant, au cœur du désastre, il y a eu quelques expériences réussies, et les Combined Action Platoons, ou "sections mixtes" est sans doute la plus intéressante. Le principe consistait à envoyer un groupe de combat de Marines et un infirmier dans une commune rurale et de le fusionner avec la section locale des Forces populaires.

Cela renvoyait évidemment à de nombreux exemples de l'époque coloniale, mais il s'agissait cette fois d'agir au sein d'un pays souverain et pour une durée qui se voulait limitée. Son deuxième intérêt est que contrairement aux modes d'action similaires de l'époque coloniale cette expérience originale dans la culture militaire américaine a fait l'objet d'analyses précises et chiffrées. Toutes permettent d'affirmer que ce mode d'action a été une réussite et c'est-là qu'intervient la troisième intérêt : malgré cette réussite, l'expérience est restée très réduite avec au maximum 2 000 Marines engagés en même temps dans les CAP sur un contingent de 540 000 Américains.

Pourquoi cette limitation ? En grande partie parce que ce mode d'action et son succès étaient contre-intuitifs. Les Marines vivant au milieu des Vietnamiens paraissaient vulnérables alors qu'en réalité ils couraient statistiquement moins de risques que les fantassins qui entraient et sortaient des bases. Ils paraissaient ne rien faire, alors qu'à la confluence de la traque locale des troupes Viet-Công et de l'aide à la population, ces jeunes Américains commandés par un sergent de 22 ans faisaient cela mieux que tout le monde. Ils vivaient loin des standards américains et pourtant alors que le moral général du contingent s'effondrait, deux Marines sur trois demandaient à prolonger de six mois leur séjour dans les CAP. Ils étaient peu coûteux, le tiers du surcoût d'un soldat américain engagé au Vietnam, mais les zones qu'ils tenaient n'ont jamais été conquises par l'ennemi. Du côté sud-vietnamiens, l'injection de Marines dans les sections de Forces populaires multipliaient leur efficacité par cinq, et faisaient entrer ces mal-aimées équipées de surplus de la Seconde Guerre mondiale parmi les meilleures unités de l'armée de la République du Vietnam.

Bref, il y avait là de quoi susciter l'horreur de beaucoup, depuis les généraux américains qui ne juraient que par les grandes opérations de recherche et destruction jusqu'aux autorités civiles qui s'arrogeaient le monopole de l'aide à la population, en passant par l'armée régulière sud-vietnamienne jalouse de voir des unités échapper à son contrôle et réussir là où elle avait échoué. 

On peut trouver cette note de vingt pages en version Kindle (ici) ou, mieux, sur l'icone à côté du texte. 


Les succès en contre-insurrection modernes sont rares, autant les étudier de près. Une nouvelle version de l'expérience française au Tchad (1969-1971) qui présente d'ailleurs des similitudes avec les CAP est également disponible (ici).

Toutes les autres études sont disponibles aussi sur Kindle. 

A défaut de Kindle passez par le bouton don en haut à droite et j'envoie en format pdf à l'adresse indiquée sur le message tout ce que vous m'y demandez. 

Si vous avez déjà une version ancienne, il suffit de me demander la nouvelle.

01-La guerre première. De la guerre du feu à l'empire de fer
02-La voie romaine. L'innovation militaire pendant la République romaine
03-L'innovation militaire pendant la guerre de Cent ans

04-Corps francs et corsaires de tranchées. La petite guerre des Français (1915-1918)
05-Innovations militaires en Indochine (1945-1954)
06-La victoire oubliée. La France en guerre au Tchad (1969-1972)
07-La guerre d'usure entre Israël et l'Egypte (1969-1970)

08-GI’s et Djihad. Les évolutions militaires pendant la guerre en Irak (2003-2008)
09-Sisyphe à Gaza. Israël contre le Hamas, enseignements opératifs et tactiques (2008-2014)
10-Levant violent. Une brève histoire militaire de la guerre en Syrie et en Irak (2011-2016)
11-Etoile rouge. L'engagement russe en Syrie (2015-2019)
12-Lutter contre les organisations armées en Afrique subsaharienne (avec Laurent Touchard)

13-L'art de la guerre dans Starship Troopers de Robert Heinlein

14-Théorie de la section d'infanterie
15-Régiment à haute performance
16-Une expérience de lutte contre les snipers (Sarajevo, 1993)
17-Retour sur les combats d'Uzbin (18 août 2008)

18-VE 1 Manager comme un militaire. Recueil de billets
19-VE 2 20 notes sur les organisations humaines. Recueil

mercredi 27 mai 2020

Le Mook-Dune en précommande


Peuples et Maisons de l'Imperium !

J'ai l'honneur de faire partie d'un sietch de cinquante auteurs, journalistes, universitaires et essayistes qui se sont associés pour analyser le Dune de Frank Herbert dans un exceptionnel Mook illustré.

Pour avoir plus d'informations et surtout le précommander, c'est ici :fr.ulule.com/dune/


lundi 25 mai 2020

Un trou dans l'espace-camp

Petit intermède : pourquoi les opinions collent-elles si fort ? Parce qu’on adore la cohérence, la cohérence de ce que se passe autour de nous, la cohérence de notre comportement et de nos choix au sein de cet environnement. Illustration en « remontant le Mékong ».

C'était à Mourmelon, faubourg de Châlons-en-Champagne, dans les jardins du parc à chars. Je suis sergent et jeune chef de groupe de combat. Je viens d'arriver avec ma compagnie au sémillant camp de Mourmelon, une première pour moi. Un soir le capitaine me dit : « Mission pour toi : demain pour 8h, amener, garder puis gérer les explosifs au polygone de tir du camp ».

Le lendemain à 7 h me voilà prêt au départ. J’ai mis tout le matériel dans un camion et m’apprête à partir. Je vois un autre camion de la compagnie passer devant moi avec un sergent dont je sais qu’il va dans un champ de tir pas loin du polygone de tir d’explosif, ma destination. Je ne suis pas bien réveillé et je dis au conducteur : « C’est pas compliqué, tu suis le camion devant nous, il va sensiblement au même endroit que nous ». Je garde ma carte du camp de Mourmelon dans la poche de pantalon de mon treillis F1 en faisant attention qu'elle ne le déchire pas (les anciens comprendront).

Nous voilà partis, je ne fais pas très attention. On passe par un petit village mais on se retrouve tout de suite sur la « route circulaire » qui boucle tous les camps. On a l’autre camion en ligne de mire. Et puis là, c’est le drame.

Le camion devant nous fait 1/2 tour. Je ne comprends pas pourquoi mon pote se fait discret en passant à notre hauteur. Là intervient le biais de cohérence pour la 1ère fois. Il me faut une explication. Je la trouve : il a dû oublier quelque chose. Ça colle à tous mes critères, je ne réfléchis pas plus loin.

Pour le coup, je suis obligé de sortir ma carte et de me repérer et c’est là qu’intervient (musique qui fait peur) la dissonance cognitive. J’ai un peu de mal à faire coller ce que je vois du terrain avec la carte. Qu’importe, il faut que ce soit cohérent : je plie donc ce que je vois à ce que je crois. Je finis par trouver des choses qui ressemblent à ce qu’il y a sur la carte, ou plus exactement je ne sélectionne que celles qui vont dans mon sens (biais de confirmation) et…j’arrive au polygone de tir.

Bon il n’est pas tout à fait au bon endroit mais ça peut coller en estimant que la carte est fausse. Solution que j’adopte immédiatement, il m’apparaît de toute façon impossible qu’il en soit autrement.

Je débarque le matériel et j’attends, j’attends. La 1ère section ne vient pas. Vite une mise en cohérence. Seule possibilité : « Ils sont en retard ».
Je reçois finalement un appel du chef de la 1ère section, mon chef :

- Tu es où ?
- Tu es où ?
-Ben au polygone.
-Non, on y est au polygone.

A ce stade, je suis tel l’adepte de la secte Keech qui s’aperçoit que contrairement à ses croyances, le monde n’a pas été englouti à minuit et qu’aucune soucoupe volante n’est venue le sauver (cf. Léon Festinger).

Il me faut vite une nouvelle explication. J’esquisse dans ma tête un « vous vous êtes plantés » (toujours justifier la cohérence de son action par l’incohérence de celle des autres) mais je n’ose la sortir. Je dissone complètement.
Mon chef me suggère alors une hypothèse :

-Tu ne serais pas au camp de Suippes, par hasard ?
-Le camp de ?
-Le camp de Suippes, celui qui colle au camp de Mourmelon.
-Je suis tenté par un « non » mais je me retiens.

Rétrospectivement, tout s’éclaire autrement.
Il m’en coûte mais je suis obligé de reconnaître cette fois que je me suis planté. Je rentre piteusement à Mourmelon. J’ai foutu en l’air la séance d’entrainement. Arrivé à la popote, le capitaine m’attend avec une boussole géante en carton qu’il me remet officiellement.

Une fois la honte bue, au sens premier. Je fais mon petit retex

Il peut donc y avoir deux camps accolés en France.
Ce que je sais n’est rien par rapport à ce que j’ignore.
Les opinions ça colle, les certitudes ça colle beaucoup.
Il y a plusieurs types de colle : l’autorité, la révélation, la preuve sociale (tout le monde le fait, c'est donc que c'est bien) et l’analyse. La dernière est la meilleure mais elle coûte cher en temps et efforts. On ne peut l’utiliser pour tout

dimanche 17 mai 2020

Comment fossiliser une grande armée-L'exemple de l'entre-deux-guerres

Publié le 8 juin 2014

Fiche au chef d’état-major des armées, 2008
De 1919 à 1924, la France conserve son rang par son armée qui impose la considération par sa puissance, son modernisme et sa capacité d’intervention. En cinq ans, on la voit « garder le Rhin, occuper Francfort, Düsseldorf, la Ruhr, prêter main forte aux Polonais, aux Tchèques, demeurer en Silésie, à Memel, au Schleswig,  surveiller Constantinople, rétablir l’ordre au Maroc, réduire Abd el-Krim, soumettre la « tâche » de Taza, s’opposer aux rezzous sahariens, prendre pied au Levant, pénétrer en Cilicie, chasser Fayçal de Damas, s’installer sur l’Euphrate et sur le Tigre, réprimer l’insurrection du djebel Druze, montrer la force en tous points de nos colonies d’Afrique, d’Amérique, d’Océanie, contenir en Indochine l’agitation latente, protéger au milieu des émeutes et des révolutions nos établissements de Chine » (Charles de Gaulle, Le fil de l’épée). Le rayonnement de l’armée française est à son comble et plusieurs Etats étrangers comme la Tchécoslovaquie, la Roumanie ou le Brésil font appel à son expertise et à son matériel pour réorganiser la leur.
Pourtant, à peine douze plus tard, en 1936, alors qu’Adolf Hitler envoie quelques bataillons « remilitariser » la Rhénanie, portant ainsi à nouveau la menace à la frontière de la France, cette même armée avoue sa totale impuissance. Il est vrai qu’entre temps, au nom de la disparition de l’ennemi majeur, des économies budgétaires et de la réticence à employer la force, le vainqueur de 1918 s’est replié sur lui même. La France vieillissante et traumatisée a été saisie de frilosité mais en croyant adopter une politique plus « sécurisante », elle a, en réalité, provoqué sa perte.

La fièvre obsidionale

Cette rupture a d’abord une origine militaire. Lors de la séance du 22 mai 1922 du Conseil supérieur de la Guerre, le maréchal Pétain insiste sur la recherche de l’ « inviolabilité absolue du territoire » par une stratégie purement défensive. Cela lui attire la réplique du maréchal Foch qui estime que : « Si l’on est victorieux, on assure par là même la conservation du territoire…Assurer l’inviolabilité du territoire n’est pas le but principal à donner aux armées : c’est un dogme périlleux ». Foch considère que, à choisir, l’épée apporte finalement plus de sécurité que le bouclier, par sa capacité à « réduire » au plus tôt les menaces (re)naissantes et à soutenir les alliés européens qui ont remplacé des Russes désormais hostiles et des Anglo-saxons redevenus distants.

La conception de Pétain finit pourtant par l’emporter car elle rencontre à la fois l’idéalisme de l’opinion publique et le souci d’économie des gouvernants. Pour beaucoup, en effet, la négociation et le droit international sont les vraies armes de la paix. En 1924, le Cartel des gauches met fin à l’occupation de la Ruhr, enclenchant ainsi le repli général sur le territoire national. En 1926, à la tribune de la société des nations, Aristide Briand lance son « Arrière les fusils, les mitrailleuses et les canons ! Place à la conciliation, à l’arbitrage, à la paix ». La France parraine alors l’adhésion de l’Allemagne à la SDN et Briand obtient le prix Nobel de la paix. En 1928, la France signe le pacte Briand-Kellog mettant la guerre hors la loi. Nombreux sont aussi ceux qui sont soucieux de toucher les « dividendes de la paix », comme Poincaré qui estime que « si nous sommes pour une dizaine d’années à l’abri d’aventures militaires, nous sommes, en revanche, pour cinq à six ans à la merci d’un accident financier » ou le ministre finances Lasteyrie qui déclare lors du vote du budget de 1922 : « Y a-t-il réellement une nécessité absolue de s’engager dans la voie d’armement aussi importants ? […] Nous sommes pour l’instant à l’abri du danger ».

Cette nouvelle vision se concrétise par la loi d’organisation de l’armée en 1927 qui explique que : « L’objet de notre organisation militaire est d’assurer la protection de nos frontières et la défense des territoires d’outre-mer ». En présentant la loi, Daladier, ministre de la Guerre, renchérit même : « la France ne déclarera la guerre à aucun peuple mais elle fermement résolue à défendre son territoire, et empêcher que la guerre y soit à nouveau portée ». Tout cela se traduit concrètement par une réduction drastique des programmes d’équipements « offensifs » (jugés « agressifs ») au profit du service de la dette, qui représente la moitié du budget et de la ligne Maginot, instrument premier de la sécurité, qui doit, en parant à toute surprise, nous donner le temps de mobiliser nos forces. En 1934, un an après l’arrivée au pouvoir d’Hitler, la France ne produit plus que trois chars.

En revanche, en cette période troublée (l’année 1934 est aussi celle des 15 morts et 1500 blessés des émeutes de février et de l’assassinat du ministre Barthou et du roi de Yougoslavie), les moyens de l’Intérieur sont sensiblement augmentés. Une garde républicaine mobile est créée pour assurer le maintien de l’ordre à la place d’une armée qui, depuis les « inventaires » et la répression des émeutes du Languedoc ou des mineurs du Nord avant 1914 garde un souvenir amer de son implication dans la sécurité intérieure. A l’époque, ces interventions avaient suscité un antimilitarisme virulent qui avait fait douter de la capacité de la France à se défendre et donc incité les Allemands à saisir l’occasion d’en finir. Dans les années 1920 et alors que le pacifisme se développe, on ne souhaite pas affaiblir la crédibilité de l’outil de défense en l’exposant à la critique de sa propre population.

Tous les instruments d’une sécurité en accord avec un effort budgétaire limité semblent en place : barrière défensive et dissuasive, augmentation des moyens de sécurité intérieure et, parallèlement, réduction de l’outil de défense mais avec la certitude de pouvoir le reconstituer en cas de retour d’une menace majeure.

L’endormissement

Ce repli initié par le ministère de la Guerre va finalement se retourner contre lui, transformant les armées françaises de force d’intervention en une structure nouvelle finalement apte à peu de choses. Voulant conserver des structures lourdes malgré une diminution rapide des effectifs (parallèle à la réduction de la durée du service à un an en 1928) l’armée de terre voit son commandement paralysé par la dilution de l’autorité et de la responsabilité entre de multiples personnes et organismes, tandis que les grandes unités (30 divisions) sont bien incapables d’être autre chose que des cadres de mobilisation. Selon le général Beaufre, « l’armée subsistait mais vivotait au rabais : les effectifs squelettiques mangés par les corvées et les gardes, l’instruction individuelle bâclée en quatre mois, puis tous les hommes disponibles transformés en employés  […] l’armée usait sa substance à flotter dans un habit trop large pour elle ». En 1930, le général Lavigne-Delville alerte l’opinion : « Que nous reste-t-il donc, l’évacuation [de la Rhénanie] faite, pour résister à l’agression possible allemande ? Des frontières sans fortifications, des fortifications sans canons, des canons sans munitions, des unités sans effectifs, des effectifs sans instruction ».

La loi de finances de 1933 qui prévoit la suppression de 5 000 postes d’officiers contribue encore à la dégradation de l’encadrement et du moral. « Tout se conjugue pour dérouter et désenchanter les officiers : situations médiocres, avenir incertain, sentiment d’inutilité, hostilité latente du pouvoir, impression d’isolement de la nation. A cela s’ajoute le sentiment très net que l’organisation nouvelle de l’armée les empêche de faire leur métier ». Les démissions se multiplient et le personnel d’active souffre d’un déficit de 60 000 hommes en 1933. Weygand écrit alors au président du Conseil Herriot : « L’armée risque de devenir une façade coûteuse et trompeuse. Le pays croira qu’il est défendu. Il ne le sera pas. »

Quelques voix proposent bien des alternatives plus offensives grâce à la motorisation. Elles sont immédiatement sanctionnées. Parlant du projet d’une force d’intervention moderne décrit par de Gaulle en 1934, le général Maurin, ministre de la Guerre, dévoile le piège logique : « Comment peut-on croire que nous songions encore à l’offensive, quand nous avons dépensé des milliards pour établir une barrière fortifiée ? Serions-nous assez fous pour aller au-devant de cette barrière de la ligne Maginot à je ne sais quelle aventure ». En 1935, Gamelin s’appuie sur un argument d’autorité : « Qu’il soit bien entendu que la seule autorité habilitée à fixer la doctrine est l’état-major de l’armée. En conséquence, tout article et toute conférence sur ces sujets devront lui être communiqués aux fins d’autorisation ». En 1938, le général Chauvineau écrit Une invasion est-elle encore possible ? et répond par la négative. Dans la préface, le maréchal Pétain écrit que : « L’expérience de la guerre a été payée trop cher pour qu’on puisse revenir aux anciens errements [c’est-à-dire les doctrines offensives] ». Selon une interprétation freudienne, l’armée est paralysée par la logique du Moi, l’autorité du Surmoi et un fort traumatisme Inconscient, tous trois se nourrissant mutuellement jusqu’à former, derrière l’apparence des certitudes, un sentiment d’impuissance.

Le réarmement raté

L’armée ne sortira jamais vraiment de cette torpeur jusqu’au choc de mai 1940. De 1933 à 1935, alors qu’Hitler au pouvoir ne cache pas ses intentions, le gouvernement français réduit d’un tiers les dépenses des ministères de la Guerre, de l’Air et de la Marine. La tendance s’inverse à partir de 1935 et surtout de 1936, avec le Front populaire mais sans que cela s’accompagne vraiment d’une revitalisation de l’outil de défense.

Les instances de décision militaires dispersées sont incapables de faire des choix rapides, recherchent trop la perfection et maîtrisent moins bien les procédures budgétaires que le ministère des finances qui multiplie les entraves (60 % des crédits allouées en 1935 doivent être reportés). On est ainsi incapable de produire un pistolet-mitrailleur moderne avant 1940, il faut dix ans pour faire passer le fusil successeur du Lebel du bureau d’étude à la fabrication en série et alors qu’un prototype de l’excellent char B est disponible depuis 1925, on est incapable de le produire en grande série. Il est vrai aussi que l’industrie de défense n’a plus aucun rapport avec celle de la victoire de 1918. Elle manque d’ouvriers qualifiés et de machines-outils modernes. Elle se méfie aussi de l’armée, client à la fois exigeant et peu fiable dont, jusqu’en 1936, elle n’a reçu que des commandes dérisoires et morcelées (comme les 332 prototypes d’avions imaginés de 1920 à 1930).

L’armée de l’air n’est créée qu’en 1934 après le constat de sa déliquescence sous la tutelle du ministère de la Guerre. Mais comme il lui faut à la fois lutter contre les autres armées qui contestent son autonomie, composer avec une opinion qui considère le bombardement comme trop agressif et tenter de dynamiser une industrie aéronautique sinistrée et paralysée par les troubles sociaux, elle est incapable de retrouver sa puissance perdue.

Seule la marine nationale a pu tirer son épingle du jeu dans la disette budgétaire pour constituer une force de protection des flux nécessaires au soutien d’une éventuelle guerre totale. A partir de 1935, elle peut initier la construction de bâtiments de ligne mais pratiquement aucun ne pourra être prêt à temps.

L’impuissance

En mars 1935, Léon Blum, alors dans l’opposition, estimait que la parade au danger hitlérien résidait dans le désarmement et s’opposait au passage du service à deux ans pour compenser l’arrivée des « classes creuses » estimant que « nous sommes bien au-delà des effectifs et des conceptions qu’exige la défense effective du territoire national ». Un an plus tard, les Allemands pénètrent dans une Rhénanie démilitarisée depuis les accords de Locarno (1925). L’affront et la menace sont évidents mais on découvre alors que la France est incapable de la moindre offensive sans lancer au moins une mobilisation partielle (soit le rappel d’un million de réservistes), et ce à quelques semaines des élections législatives (où le slogan vainqueur sera « Pain, paix, liberté »). La France renonce à toute action et donc aussi à toute crédibilité sur ses engagements. Les Alliés en prennent acte. La Pologne se rapproche du Reich et la Belgique dénonce le traité de 1920 préférant la neutralité à l’alliance française peu sûre, rendant d’un coup très incomplet notre système défensif.

En juillet 1936, le gouvernement du Front populaire, désireux d’aider la République espagnole en lutte contre Franco, ne peut aller au-delà de l’hypocrisie d’une « non intervention relâchée », là où l’Allemagne et l’Italie envoient des troupes. En 1938, Hitler reprend ses coups de force avec l’anschluss, puis par des revendications sur les Sudètes, menaçant cette fois directement un de nos Alliés. Avec les négociations de Munich où on abandonne la Tchécoslovaquie (accords approuvés par 57 % des Français et la grande majorité des intellectuels), c’est l’URSS qui comprend qu’il n’y à rien à attendre d’une alliance avec la France. Au même moment, tout en avouant une nouvelle fois la faiblesse de l’armée (faiblesse par ailleurs surestimée) le général Gamelin, déclare : « Toute la question est de savoir si la France veut renoncer à être une grande puissance européenne ».

En réalité, la France avait cessé d’être une puissance à partir du moment où, en renonçant à toute capacité d’intervention, elle s’était condamnée à n’être que spectatrice des évolutions du monde. A ramener trop près de son cœur son outil de défense, elle avait laissé les menaces extérieures grossir puis venir à elle, sans même le soutien d’amis qu’elle ne pouvait aider. Pour paraphraser Churchill, la France avait sacrifié son honneur, son rang et sa voix dans les instances internationales à l’illusion de la sécurité et d’un certain confort, moral et économique, pour finalement tout perdre en 1940.

Jean Doise, Maurice Vaïsse, Diplomatie et outil militaire, 1987.
Beaufre, Le drame de 1940, 1965.
Jean Feller, Le dossier de l’armée française, 1966.
Marc Bloch, L’étrange défaite, Gallimard, 1990.
Elizabeth Kier, Imagining War: French and British Military Doctrine Between the Wars, Princeton University Press, 1997.

mardi 12 mai 2020

Joe Blow


L’innovation sans doute la plus originale du Corps des Marines américains pendant la Seconde Guerre mondiale s’appelle «Joe Blow». C’est une innovation peu couteuse qui a probablement assuré la pérennité du Corps dans un environnement où il a toujours été bien plus menacé par les autres services, Army, Air Force et même Navy, que par n’importe quelle armée étrangère. 

Son principe est très simple. Lorsque la Seconde Guerre mondiale commence pour les États-Unis en décembre 1941, le général Robert Denig est nommé à la tête de la Direction des relations publiques (DRP) de l’US Marine Corps (USMC). Son premier réflexe est alors d’envoyer le sergent Chipman voir les principaux journaux de Washington D. C. pour y recruter des volontaires pour servir comme correspondants de guerre (CG). Il en trouve tout de suite dix, bientôt rejoint par beaucoup d’autres. Point important, il ne s’agit pas de civils accrédités mais bien de Marines enrôlés le temps de la guerre, avec comme seul avantage de recevoir directement un grade de sergent dès la sortie de leurs classes.

Car comme tout futur Marine ces journalistes commencent par être envoyés dans un des Boot camp, camps de formation initiale, du Corps. Ce passage de deux mois est essentiel. Il assure d’abord une formation militaire de base, ce qui sauvera la vie à un certain nombre d’entre eux et va leur permettre même parfois de participer à certaines missions. Un des plus talentueux parmi eux, le sergent Murphy, se trouvera ainsi le 20 novembre 1943 aux commandes d’un véhicule amphibie pendant le terrible débarquement de Tarawa. Ensuite, les futurs écrivains-combattants apprennent à vivre avec les simples soldats, à les connaître personnellement, à comprendre ce qu’ils peuvent ressentir et surtout à se faire accepter d’eux. Enfin, comme pour toutes les autres recrues, le Boot camp sert au moins autant à les attacher au Corps des Marines qu’à leur apprendre des savoir-faire techniques et tactiques.

Contrairement aux plus de 200 centres de formation de l’Army, les Marines n’ont que deux énormes camps, un pour chaque côte. La formation initiale y dure presque deux fois plus longtemps, car outre les compétences à acquérir, les drills instructors aux chapeaux caractéristiques ont également pour missions d’inculquer l’esprit de corps aux jeunes recrues, par l’apprentissage de l’histoire de l’USMC essentiellement, mais aussi d’être le plus dur possible. C’est bien sûr une manière de rendre les combats un peu moins difficiles, mais bien avant les travaux d’Elliot Aronson et de Judson Mills dans les années 1950, les Marines ont remarqué le lien entre une initiation difficile pour devenir membre d’un groupe et le degré d’attachement à ce même groupe. Les journalistes qui passent par ce moule sont, comme l’avouera l’écrivain William Styron, pour la plupart acquis pour le Corps et ce bien après leur retour dans la vie civile.

En 1942, les premiers correspondants de guerre du Corps sont envoyés dans le Pacifique. Ils seront 130 en 1945, dix fois plus nombreux en proportion que dans l’Army. Une blague circule alors disant que le groupe de combat d’infanterie de l’Army est de 13 soldats, celui de l’USMC de 12 fantassins et d’un correspondant. Ces correspondants n’ont qu’une seule mission : raconter des histoires, plein d’histoires, jusqu’à 30 par jour au total à partir de l’été 1944. Mais il ne s’agit pas de n’importe quelles histoires. Les journalistes accrédités qui suivent l’Army racontent les grandes batailles et parlent aux généraux, ceux de la Navy racontent des navires et des flottes, tous parlent beaucoup de technologies. Les correspondants de guerre dans le Pacifique eux ne parlent que des Marines, surtout des simples «private» avec qui ils vivent, les «joe Blow» ou «gens ordinaires». Ce sont des gens ordinaires mais avec des noms.

Les articles et photos sont envoyés ensuite à la DRP qui les centralise et les propose aux journaux des villes originaires des Marines cités. Les articles, de combat ou non, sont en général bien écrits, fournis gratuitement et ils mettent en avant des gens du cru. Ils sont presque toujours acceptés.

Le Corps est très attaché à plaire aux familles, ne serait-ce que parce qu’il recrute 60000 jeunes de moins de 18 ans pendant la guerre et qu’à cet âge-là, il faut l’assentiment des parents. Les histoires et les photos de Marines sont donc aussi systématiquement envoyées par courrier aux familles concernées.

La DRP des Marines est également la seule à accepter le projet de la libraire du Congrès qui propose d’enregistrer des chants de soldats sur le front. Avec le matériel fourni, le Corps enregistre peu de chants mais beaucoup d’entretiens et de messages personnels qui sont envoyés aux radios. Là encore, chaque fois que l’on sait qu’un Marine va passer à la radio, lors de l’émission The Halls of Montezuma par exemple, les familles sont averties. C’est-à-dire qu’il faut assurer un suivi personnalisé dans une entité qui en 1945 représente plus de deux fois le volume des forces armées françaises actuelles.

Tout cela plaît énormément. On entend parler des Marines jusque dans les coins les plus reculés des États-Unis et la «marque USMC» avec ses valeurs de droiture, courage, excellence, est universellement connue. Elle suscite beaucoup de volontariats, permet donc d’être sélectif, toujours aussi dur à l’entrainement et donc en retour d’être bons sur le terrain. C’est aussi un grand investissement pour l’avenir. Tout Marine est destiné à devenir un ancien Marine qui peut toujours combattre pour le Corps d’une autre manière.

Cette campagne de communications suscite beaucoup de retours qui nourrissent ce cercle vertueux. La DRP des Marines reçoit chaque mois des milliers de lettres de remerciements des familles mais aussi de plus en plus de demandes de la part des médias. Ces demandes qui témoignent de l’évolution des besoins sont synthétisées dans un bulletin mensuel qui est envoyé ensuite aux CG sur le terrain.

Les CG prennent également beaucoup de photos et de films, publiés dans les journaux ou exposés dans des galeries, parfois mobiles. La scène la plus célèbre est bien sûr celle de la montée du drapeau américain sur le mont Suribachi à Iwo Jima prise par Joe Rosenthal et filmée par Bill Genaust, qui périra dans la bataille avec six autres correspondants. La photo de Rosenthal sera la photo la plus reproduite dans le monde et à l’instar de celle du drapeau rouge planté sur le Reichstag a un impact considérable, assurant la survie du Corps des Marines pour 500 ans selon les mots du secrétaire de la Navy Joe Forrestal.

Bien entendu, il n’y aurait pas de communication possible s’il n’y avait pas un minimum de correspondance entre l’image et la réalité. Le Corps est à la hauteur des défis de la guerre. Les Marines sont partout victorieux dans des combats très difficiles contre les Japonais, ont deux fois plus de morts et blessés que la moyenne des forces armées américaines et cinq fois plus de Medal of Honor, le témoignage suprême de courage au combat. Ils méritent donc l’immense popularité dont ils font l’objet à la fin de la guerre, mais celle-ci serait incontestablement bien moindre sans «Joe Blow» et une popularité moindre pour l’USMC signifie la fin. En 1946 déjà les combats institutionnels reprennent. Les Marines sont alors sauvés par les familles et les vétérans. Le président Truman parlera à cette occasion d’«une machine de propagande presque égale à celle de Staline».

dimanche 10 mai 2020

Réactualisation du texte sur l'embuscade d'Uzbin et autres publications

J'ai complètement réécrit et considérablement enrichi le texte, en particulier dans la relation des combats le 18 août.

On peut le trouver en version Kindle (ici)

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01-La guerre première. De la guerre du feu à l'empire de fer
02-La voie romaine. L'innovation militaire pendant la République romaine
03-L'innovation militaire pendant la guerre de Cent ans

04-Corps francs et corsaires de tranchées. La petite guerre des Français (1915-1918)
05-Innovations militaires en Indochine (1945-1954)
06-La victoire oubliée. La France en guerre au Tchad (1969-1972)
07-La guerre d'usure entre Israël et l'Egypte (1969-1970)


08-GI’s et Djihad. Les évolutions militaires pendant la guerre en Irak (2003-2008)
09-Sisyphe à Gaza. Israël contre le Hamas, enseignements opératifs et tactiques (2008-2014)
10-Levant violent. Une brève histoire militaire de la guerre en Syrie et en Irak (2011-2016)
11-Etoile rouge. L'engagement russe en Syrie (2015-2019)
12-Lutter contre les organisations armées en Afrique subsaharienne (avec Laurent Touchard)


13-L'art de la guerre dans Starship Troopers de Robert Heinlein

14-Théorie de la section d'infanterie
15-Régiment à haute performance
16-Une expérience de lutte contre les snipers (Sarajevo, 1993)

17-VE 1 Manager comme un militaire. Recueil de billets
18-VE 2 20 notes sur les organisations humaines. Recueil

vendredi 8 mai 2020

Sang et or. La crise comme facteur de création de monstres

Publié le 27/11/2011


Il est souvent fait référence à la crise économique de 1929 pour décrire la dépression actuelle ; or, par un enchaînement tragique, la crise de l’époque a conduit, par ses conséquences sociales puis politiques, au désastre de la Seconde Guerre mondiale. Il paraît donc légitime, si on veut poursuivre l’analogie jusqu’au bout, de s’interroger sur le caractère belligène de la situation actuelle. Le capitalisme peut-il se sauver par l’impérialisme, selon les idées de Lénine ? Ne peut-on considérer, au contraire, que l’affaiblissement des puissances libérales peut stimuler l’agressivité de régimes hostiles ou conduire à des « implosions » qu’il sera impossible d’ignorer ? Pour appréhender ces rapports entre situation économique et situation stratégique, complexes mais pas nouveaux, il est intéressant d’interroger l’histoire.

La crise comme facteur de paix entre les peuples

Dans La prospérité du vice, l’économiste Daniel Cohen reprend les théories du temps long et les corrélations que certaines d’entre elles avaient établies entre les cycles économiques et les guerres, depuis les débuts de la Révolution industrielle (1). A la suite de Gaston Imbert (2), il distingue ainsi quatre grandes phases de 1815 à 1914. La période qui va, en France, du Ier Empire à la guerre de Crimée (1853-1856) se caractérise par un cycle long de dépression économique qui privilégie les conservateurs sur les progressistes et offre moins de ressources à l’Etat et à son armée. A partir des années 1840, la tendance économique s’inverse. L’Etat commence à disposer de ressources importantes qui lui permettent d’en consacrer une partie importante à des efforts collectifs et à poursuivre ses ambitions propres à l’extérieur. Le « concert européen » se délite et les grandes guerres européennes réapparaissent (Crimée, Italie, guerres « prussiennes »). En revanche, la « grande dépression » qui débute en 1873 s’accompagne d’une décroissance guerrière dans une Europe qui retrouve des règles collectives de gestion de crises. Au début du siècle suivant, le retour de la prospérité en Europe voit aussi le retour du nationalisme et la réapparition des conflits jusqu’à la Première Guerre mondiale. Loin du « doux commerce » évoqué par Montesquieu, la prospérité semble donc plus belligène que la dépression par la combinaison de confiance collective et de ressources qu’elle suscite.

La crise comme facteur de sécrétion de monstres

Comme dans Fondation, le roman d’Isaac Asimov, il arrive toutefois que les « lois » historiques soient violées par des « anomalies ». Dans la période qui suit la Première Guerre mondiale et la gestion de ses conséquences immédiates, la tendance est à la réduction drastique des armées et à la « mise hors la loi de la guerre ». La crise de 1929 accentue encore le phénomène de repli sur soi jusqu’à ce que les tensions internes qu’elles suscitent, toujours favorables à la recherche de boucs émissaires, conduisent à l’arrivée au pouvoir du parti nazi, en Allemagne. Ce nouveau régime totalitaire, qui porte en lui la guerre, peut consacrer des ressources importantes à son outil militaire, d’autant plus que, keynésien avant l’heure, il constate que « beurre et canon » ne sont pas forcément incompatibles, et surtout que les puissances adverses restent, elles, paralysées par la crise. Les politiques d’ « apaisement » ne font que stimuler l’agressivité d’Hitler jusqu’au désastre final qui voit également l’apparition d’une autre « anomalie » historique : l’arme nucléaire.

Des grandes guerres des « trente glorieuses » aux petites guerres des « trente piteuses »

Par un effet gravitationnel inverse qui tend à écarter le risque d’agression majeure de toute nation qui la possède, l’arme nucléaire permet de maintenir les deux blocs en apesanteur guerrière mais n’affecte pas ce qu’on désigne alors comme le Tiers Monde. L’affaiblissement des puissances européennes commence par profiter aux mouvements de décolonisation jusqu’à ce que la croissance retrouvée leur permette de retrouver des forces. Même si les enjeux n’y sont pas les mêmes, le contraste est flagrant entre la guerre d’Indochine (1946-1954), menée dans une certaine indifférence par la France, avec des professionnels équipés par les Américains, et la guerre d’Algérie (1954-1962), qu’elle finance seule et où elle engage le contingent. Cette même croissance permet ensuite à la France de transformer une nouvelle fois son armée en la dotant d’un arsenal atomique. L’intervention américaine au Vietnam, en parallèle de la coûteuse course à la Lune, conclut la période des « trente glorieuses ».

La crise économique qui suit voit le repli américain succéder au repli européen post-colonial et l’initiative passe aux Etats communistes (expédition chinoise au Vietnam et surtout soviétique en Afghanistan en 1979) ou pétroliers (invasion irakienne de l’Iran en 1980). Les tensions intérieures s’accroissent (terrorisme en Europe, coups d’état en Amérique latine, guerre civile libanaise) et débouchent parfois sur des affrontements interétatiques comme l’aventure argentine aux Malouines en 1982 face à un Royaume-Uni que l’on croit affaibli. Mais même en crise, les puissances capitalistes sont plus résistantes que leur adversaire communiste, dont le système économique finit par s’effondrer. Grâce, en partie, au « blocage nucléaire », cette crise communiste s’achève par la transformation de l’Union soviétique et de la Chine et non par une fuite en avant militaire. Les Etats-Unis triomphent par abandon mais ils sont quand même obligés de demander l’aide de leurs alliés pour financer leur première grande intervention militaire post-guerre froide, face à l’Irak en 1991.

Capitalisme partout, sécurité nulle part 

Fin des blocs, limitation des ambitions par faiblesse économique, « nouvel ordre mondial » structuré par la puissance américaine, les conditions semblent réunies en 1991 pour un apaisement du monde. Effectivement, les premières années 1990 sont celles des « dividendes de la paix » et de la diminution du nombre des conflits (de 40 % de 1991 à 2005 (3)) ainsi que les budgets militaires. L’hypothèse d’une « fin de l’histoire », par l’unité idéologique du monde, fait son apparition en même temps que la croissance pour les bénéficiaires de ce décloisonnement. Ce n’est pas un phénomène nouveau (4). Lors de la première mondialisation, à la fin du XIXe siècle, l’idée d’une communauté de culture entre les puissances et leur imbrication économique avait produit des visions similaires. En réalité, les nouveaux moyens de transport et de communications avaient exacerbé les identités (5). La première mondialisation a ainsi conduit à la Première Guerre mondiale.

Force est de constater que le monde des années 1990 n’est pas aussi « plat » que le souhaiterait certains et que des « saillants » apparaissent un peu partout, à l’intérieur même de ces Etats affaiblis et qui ne se font plus que rarement la guerre (6). Si on peut désormais se rendre dans n’importe quel pays, on ne peut que rarement s’y déplacer partout en toute sécurité tant les zones de non-droit se sont multipliées dans les banlieues, bidonvilles géants, ghettos ethniques, territoires occupés, zones tribales et mêmes espaces côtiers.

Ces « poches de colère (7)» sont propices au développement d’organisations non étatiques, le plus souvent locales et réactionnaires, mais parfois à vocation internationale comme Al Qaïda, qui introduit une nouvelle « anomalie » le terrorisme massif, finalement peu destructeur, mais à très forte charge émotionnelle. L’apparition de cette menace terrorisme déclenche à son tour le retour des grandes expéditions militaires américaines, rendues possibles par les bénéfices de cette même mondialisation. Mais ces opérations, comme celles d’Israël, révèlent aussi la résistance des organisations nichées dans les « poches de colère » comme le Hezbollah, les néo-talibans ou l’armée du Mahdi.

Simultanément, la croissance nouvelle offre des ressources à des nations émergentes qui n’ont certainement pas l’intention de se contenter d’un statut de « nouveau riche », à l’instar du Japon, et dont certains, comme la Chine ou la Russie doublent leur budget de défense tous les cinq ans.

La nouvelle guerre de trente ans

La crise actuelle réduit momentanément les ambitions. Les Etats-Unis ne peuvent plus se payer des guerres qui n’engagent pas des intérêts vitaux tout en coûtant deux milliards de dollars par semaine et le président Barack Obama se lance clairement dans un processus de désengagement. Al-Qaïda, de son côté, est victime de sa folie et de son rejet du monde arabe autant que des coups américains. L’élimination de ses derniers grands leaders lui porterait sans doute un coup fatal et faciliterait par là-même le repli américain. A court terme, la tendance semble donc plutôt à l’apaisement du monde même si, on l’a vu, le retrait des puissances occidentales peut aussi être une incitation à l’agressivité de certains Etats.

A plus long terme, tout le problème stratégique de la crise économique actuelle réside dans sa durée. S’il s’agit d’une parenthèse violente dans un cycle long de croissance, on verra se dessiner une nouvelle géopolitique multi-polaire, qui, sauf à établir un nouveau système de gestion collective des crises, aboutira dans un contexte de ressources limitées pour des puissances en plein développement, à des affrontements. Ceux-ci resteront, il faut l’espérer, contenus par le blocage nucléaire et seront donc très indirects. S’il s’agit au contraire du point de départ d’un long marasme, on peut anticiper des fortes tensions internes dans de nombreux pays et pour les plus instables, le chaos de type somalien ou la réapparition de régimes dangereux. Dans tous les cas, les opérations militaires auront lieu dans le « monde intermédiaire » entre les puissances, plus particulièrement dans ses « zones grises » et sous forme, dite encore, par habitude, « irrégulière » alors que cela tend à devenir la règle. La situation économique conditionnera simplement les rapports de force. 

Quoiqu’il advienne de la crise économique actuelle, le monde à venir sera plus dangereux pour une France dont le poids relatif économique et démographique décline inexorablement, au sein d’un ensemble européen qui semble lui-même de plus en plus vulnérable par son manque de dynamisme. Il n’est peut-être pas encore trop tard pour en tirer vraiment les conséquences pour notre outil de défense, qui, de variable budgétaire, peut devenir aussi le moteur intérieur et le garant extérieur de nos intérêts dans cette nouvelle « guerre de trente ans ».

(1) Daniel Cohen, La prospérité du vice, Albin Michel, 2009. Voir aussi Luigi Scandella, Le Kondratieff, Economica, 1998 et Bernard Wicht, Guerre et hégémonie : l’éclairage de la longue durée, Georg Editeur, 2002.
(2) Gaston Imbert, Des mouvements de longue durée Kondratieff, La Pensée Universitaire, Aix-en-Provence, 1959.
(3) Rapport de l’Human Security Center d’octobre 2005 repris par Philippe Bolopion, « Depuis la fin de la guerre froide, les conflits sont moins meurtriers », in Le Monde, 18 Octobre 2005.
(4) Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, Flammarion, 1993.
(5) De presque identiques au début du XIXe siècle, les costumes traditionnels de la Bretonne et de l’Alsacienne se différencient au fur et à mesure du « rapetissement » de la France par les nouveaux moyens de communication. Voir Christian Grattaloup, Géohistoire de la mondialisation : le temps long du Monde, Armand Colin, 2006.
(6) Thomas Friedman, La Terre est plate : une brève histoire du XXIe siècle, Saint-Simon, 2006.
(7) Arjun Appaduri, Géographie de la colère, Payot, 2007.