mardi 27 décembre 2022

Les joueurs du néant - Point de situation du 27 décembre

La stratégie n’est souvent qu’une résolution de problèmes successifs avec au loin une idée plus ou moins claire de la paix que l’on veut obtenir. La prolongation de la guerre en Ukraine a vu les deux camps accumuler les problèmes à résoudre avec des ressources différentes. Le vainqueur sera celui qui y parviendra le moins mal.  

Stalinisation partielle

Après deux mois et demi d’avancées rapides dans les provinces de Kharkiv et Kherson, l’offensive ukrainienne est désormais à l’arrêt, la faute à la météo d’automne avec ses pluies et sa boue qui gênent les manœuvres, la faute surtout à la nouvelle stratégie russe. Le 11 septembre dernier, on évoquait sur ce blog l’idée que les Russes ne pourraient jamais éviter une défaite cinglante sans un changement radical de posture. Ce changement radical a eu lieu.

Passons sur l’annexion des provinces conquises après un référendum surréaliste. Un tour de magie ne produit un prestige - le coup de théâtre final - que si l’illusion a été parfaite auparavant. Personne, sauf peut-être Vladimir Poutine, n’a pensé que transformer des terres conquises en terres russes allaient changer les perceptions de la population russe devenue, d’un seul coup ardente, à défendre la nouvelle mère patrie ou des ennemis et leurs soutiens qui auraient été dissuadés de provoquer une escalade en s’y attaquant. La carte « annexion » a fait pschitt et les choses sont revenues comme avant. Kherson, a été abandonnée quelques jours après avoir été déclarée « russe à jamais » et l’artillerie russe n’hésite pas visiblement à tuer ceux qui sont normalement des concitoyens. 

Non, le vrai changement a été la stalinisation de l’armée russe. Si la mobilisation de 300 000 réservistes, et l’envoi immédiat de 40 000 d’entre eux sur la ligne de front, en a constitué l’élément le plus visible, il ne faut pas oublier le durcissement de la discipline avec le retour de l’interdiction de se constituer prisonnier comme lors de la Grande Guerre patriotique ou encore l’obligation indéfinie de service une fois déployés en Ukraine. Les commissaires politiques sont déjà là depuis plusieurs années, mais la société privée Wagner a réintroduit récemment les détachements de barrage en deuxième échelon (la mort certaine si on recule contre la mort possible si on avance). Ce n’est pas encore la mobilisation générale, mais personne n’est dupe. Le Rubicon a été franchi.

La formation militaire russe s’effectue directement dans les unités de combat, or les unités et leurs cadres sont presque entièrement en Ukraine, laissant en arrière des conscrits jouant aux cartes ou astiquant le peu de matériel qui reste. Il aurait été logique lorsque l’Ukraine conquise est devenue russe de les envoyer sur place rejoindre leurs unités d’origine. Cela n’a pas été le cas et c’est très étonnant. Peut-être qu’envoyer au combat ces très jeunes hommes était plus délicat qu’envoyer des « vieux » réservistes. Ce non-engagement reste à ce jour un mystère. Maintenant, si on n’avait plus les moyens de former les classes de 130-160 000 conscrits, on en avait encore moins pour 300 000 réservistes. Là encore, peut-être croyait on que ces anciens militaires, en théorie, n’en avaient pas besoin.

Tout s'est fait dans le plus grand désordre, et, à la guerre, le désordre se paie avec du sang. C’est avec du sang et de lourdes pertes que la ligne Surovikine est tenue, mais elle l'est t le test est plutôt réussi politiquement. La « stalinisation partielle » a provoqué un grand exode extérieur ou intérieur, de nombreux incidents, des plaintes sur les conditions d’emploi mais toujours pas de révolte. Pourquoi s’arrêter là maintenant que la vie des soldats ne compte plus du tout ? Le sacrifice de la première tranche de mobilisés a sauvé la situation, l’arrivée de la seconde – les 150 000 hommes encore en formation en Biélorussie et en Russie - permettra soit de geler définitivement la situation, soit de reprendre l’initiative. Et si cela ne suffit pas, il sera toujours possible d’en envoyer plusieurs centaines de milliers de plus. Le pot des cartes « poitrines » est encore plein, même s’il y a sans doute une carte « seuil critique de mécontentement » qui peut surgir à tout moment, une carte qui peut devenir explosive si elle est posée sur un fond de défaites et de difficultés économiques.

Mais les hommes ne sont pas tout. L’armée russe est toujours « artillo-centrée » et ce d’autant plus qu’il faut compenser la médiocrité constante de la gamme tactique des bataillons par plus d’obus. Au mois de juin, on évoquait le point oméga, ce moment où il n’est plus possible d’attaquer à grande échelle faute d’obus, la consommation (et les destructions) dépassant alors largement la production. Nouveau problème pour l'armée russe : on semble s’approcher de ce point oméga. Les cadences de tir quotidiennes ont déjà été divisées par trois depuis l’été, tandis qu’on voit des vidéos de soldats réclamer des obus et des images de grands dépôts vides en Russie. Il est vrai que l’Ukraine éprouve les mêmes difficultés et comme c’était également annoncé, s’approche aussi du point oméga. Cela a contribué aussi à limiter les manœuvres ukrainiennes qui se seraient trouvées en bien meilleure position si elles avaient pu conserver les cadences de tir de l’été. De part et d’autre, on cherche partout des cartes « obus ». Celui qui en trouvera aura un avantage majeur sur son adversaire. Y parvenir est incertain mais influerait toutefois grandement sur la suite de la guerre.

Du sang et des armes

Le plus étonnant, dans ce contexte, est que les Russes maintiennent une attitude très agressive en multipliant les attaques, forcément petites, le long du Donbass comme si l’objectif de conquête complète annoncée le 25 mars n’avait pas été abandonné. Les Russes n’ont visiblement pas encore admis qu’ils cherchaient systématiquement à atteindre des objectifs démesurés pour leur main et qu’ils y épuisaient à chaque fois leur armée. La bataille de Kiev en février-mars (le fameux « leurre ») a cassé une première fois leur force terrestre. Les pertes matérielles russes documentées et donc sans doute également humaines de ce premier mois de guerre représentent au moins un quart du total des pertes à ce jour. C’est l’extrême érosion des quatre armées engagées autour de Kiev qui a imposé leur repli rapide. Les trois mois suivants de la bataille du Donbass ont à nouveau épuisé l’armée russe et l’ont rendu à nouveau vulnérable. Ne pouvant plus attaquer à grande échelle, ni même tout défendre avec des forces réduites, les Russes ont été obligés de faire l’impasse dans la province de Kharkiv, en partie pour défendre la tête de pont de Kherson. Ils ont fini par exploser à Kharkiv et au bout du compte à devoir abandonner aussi la tête de pont.

Ils viennent maintenant de sauver la situation et pourtant ils attaquent dans des conditions difficiles le long de zones fortifiées et sans espoir de disloquer l’ennemi, mais seulement de dégager la ville de Donetsk ou de s’emparer de Bakhmut, pour la plus grande gloire d’Evgueni Prigojine, à la tête de Wagner. D’une certaine façon, les Russes se créent eux-mêmes des problèmes en s’usant dans des attaques impossibles.

En attaquant à tout va, les Russes s’usent effectivement, mais ils espèrent aussi sans doute faire de même avec les Ukrainiens qui acceptent ce combat. Peut-être s’agit-il pour ces derniers de refuser à tout prix de céder du terrain, ce qui n’est pas forcément une bonne idée. Peut-être choisissent ils aussi ces combats justement pour à nouveau saigner à blanc l’armée russe afin de pouvoir également attaquer ensuite à grande échelle. Chercher simplement à tuer le maximum d’ennemis est le niveau zéro de la tactique, sauf si les pertes infligées sont suffisamment importantes pour empêcher l’ennemi de progresser par l’expérience. Compte tenu de l’actuelle structure de fabrication de soldats toujours aussi médiocre du côté russe et en tout cas inférieure à celle des Ukrainiens, c’est peut-être une bonne carte, sanglante, à jouer.

Créer des problèmes chez l’ennemi

Ce n’est tout de résoudre ses propres problèmes, encore faut-il en créer chez l’ennemi en fonction des cartes dont on dispose dans sa main. Depuis octobre, les Russes dilapident leur arsenal de missiles à longue portée pour ravager le réseau électrique ukrainien, en espérant entraver l’effort de guerre ukrainien, augmenter le coût du soutien occidental et affecter le moral de la population en la plongeant dans le noir et le froid. C’est l’exemple type de carte faible jouée par défaut, parce qu’il n’y en a pas beaucoup d’autres en main et sans trop croire à sa réussite. Là encore, cette campagne de missiles approche de son point oméga, probablement dans deux ou trois mois et là encore on cherche des cartes « drones et missiles », notamment du côté de l’Iran afin de pouvoir continuer les frappes.

Mais cette action a aussi pour effet de provoquer un renforcement de la défense aérienne ukrainienne par la livraison occidentale de systèmes à moyenne et longue portée. Ce renforcement est lent, car ces systèmes sont rares, mais inexorables. La mise en place d’une batterie Patriot Pac-2 permettra de protéger efficacement une grande partie du pays contre les missiles. Deux batteries protégeaient presque tout le pays. Le risque pour les Russes est de se voir interdire totalement le ciel dans la profondeur, mais aussi également de plus en plus sur la ligne de front. Associé à des moyens de neutralisation de défense aérienne russes, et à la livraison d’avions d’attaque comme les A-10 Thunderbolt que les Américains avaient refusé, cela peut changer la donne sur le front et compenser l’affaiblissement de l’artillerie.

Autre carte relativement simple à jouer : la diversion biélorusse. L’entrée en guerre de la Biélorussie est l’Arlésienne du conflit. Le président Loukachenko freine des quatre fers cette entrée en guerre dont il sait qu’elle provoquerait immanquablement des troubles dans son pays et peut-être sa chute. Il est cependant toujours possible de maintenir une menace en direction de Kiev afin au moins de fixer des forces ukrainiennes dans le nord. L’état-major de la 2e armée combinée a été déployé en Biélorussie avec plusieurs milliers d’hommes, l’équipement lourd de quelques bataillons et quelques lanceurs de missiles Iskander et des batteries S-400, peut-être à destination de l’OTAN. Dans les faits, la carte biélorusse est faible. L’armée biélorusse est très faible et sert surtout de stocks de matériels et de munitions pour les Russes. Quant aux milliers de soldats russes, il s’agit surtout de mobilisés utilisant la structure de formation biélorusse. Dans le pire des cas, une nouvelle offensive russe ou russo-biélorusse, forcément limitée par le terrain aux abords du Dniepr, aurait sans doute encore moins de chance de réussir que celle du 24 février.

Côté ukrainien, on joue la carte des frappes de drones en profondeur sur le territoire russe et en particulier par deux fois sur la base de bombardiers d’Engels, sur la Volga. Plusieurs TU-95 ont été endommagés, ce qui est loin d’être négligeable, mais les effets de cette mini-campagne sont encore plus symboliques que matériels. Si les Ukrainiens parvenaient seuls ou avec l’aide d’un allié à fabriquer en série ces nouveaux projectiles (drones TU-141 améliorés ou missile made in Ukraine) pourrait avoir une influence stratégique. Mais, méfiance, ces bombardements peuvent à leur tour alimenter le discours victimaire du gouvernement russe et la population se sentir réellement menacée. Il faut toujours se méfier des effets secondaires de ses actions.

Nous sommes actuellement dans un temps faible, faible au niveau stratégique parce qu’au niveau tactique les choses restent toujours aussi fortes pour ceux qui combattent. Il reste cependant des cartes à tirer au pot et des problèmes à créer jusqu’au moment où aucun des deux camps ne pourra plus les résoudre ou que le pot à cartes soit vide des deux côtés. Actuellement, les paris sont plutôt contre Poutine, avec l’inconnue de sa réaction et de celle de son entourage lorsqu’il ne pourra plus résoudre les problèmes de son armée.

jeudi 22 décembre 2022

Le cerveau du chef de groupe de combat comme priorité stratégique

Colloque "Pour une gestion optimale du stress"- 28 septembre 2022 Ecole du Val-de-Grâce

En 1997, alors commandant d’une compagnie d’infanterie de marine, je testais mes neuf groupes de combat d’infanterie. Sur un terrain profond de 500 mètres parsemé de trous et d’obstacles, chacun d’eux devait s’emparer d’un point d’appui tenu par trois hommes. Attaquants et défenseurs étaient équipés de « systèmes de tir de combat arbitré par laser » dont chaque coup au but entraîne une mise hors de combat.

A la première attaque, les performances furent très inégales suivant les groupes. Certains ont été étrillés dès le début de l’action alors que deux sont parvenus à réussir la mission, dont un avec des pertes très légères. Après un deuxième passage, le nombre de groupes ayant réussi la mission était passé à quatre, mais la hiérarchie des résultats restait sensiblement la même. Il y avait donc eu un apprentissage très rapide. Dans un troisième passage, les hommes ont été mélangés dans les différents groupes. L’efficacité moyenne a nettement diminué, mais la hiérarchie des chefs de groupe est restée sensiblement la même. J’en concluais que deux facteurs influaient la performance des groupes : la connaissance mutuelle et l’expertise du chef de groupe. Je m’intéressais ensuite plus particulièrement à la manière dont les meilleurs chefs de groupe avaient pris leurs décisions.  

Décider dans la peur

L’instrument premier du chef au combat est sa mémoire à court terme, sorte de « bureau mental » qui permet de réfléchir à partir d’objets mentaux rapidement accessibles. Ces objets sont des informations telles que la position réelle ou supposée des amis et des ennemis, leurs actions possibles, etc. On forme ainsi une vision de la situation. Cette vision est réactualisée en permanence en fonction des informations reçues par ses propres sens ou par les subordonnés, les chefs ou les voisins.

La fiabilité de cette vision par rapport à la réalité est forcément médiocre, très inférieure, par exemple, à celle du joueur d’échecs qui voit toutes les pièces de l’échiquier et dont la seule inconnue est la réflexion de son adversaire. Elle correspond en fait à celle qu’aurait ce joueur d’échecs s’il occupait lui-même la place du Roi, un Roi accroupi ou couché, alourdi d’une vingtaine de kilos d’équipements et évoluant dans le vacarme du champ de bataille. Cette vision est surtout influencée par le stress inévitable du combat, de la même façon qu’en retour elle influe aussi ce degré de stress.

La manière dont un individu réagit à un danger dépend de l’interaction de plusieurs systèmes nerveux. L’amygdale, placée dans le système limbique, est la sentinelle du corps. Lorsqu’elle décèle une menace, elle déclenche immédiatement une alerte vers des circuits nerveux rapides. Les ressources du corps sont alors automatiquement mobilisées par une série d’ordres bioélectriques et des sécrétions chimiques. Cette mobilisation se traduit par une concentration du sang sur les parties vitales au détriment des extrémités, ainsi que par une atténuation de la sensation de douleur. Surtout, elle provoque une augmentation du rythme cardiaque afin de permettre des efforts physiques intenses.

Quelques fractions de seconde plus tard, l’alerte de l’amygdale atteint le néocortex et c’est là que se forme une première vision de la situation et la réponse à cette question fondamentale : est-ce que je suis capable de faire face à la situation ?

Si la réponse oui. Il est probable que la transformation en restera là et sera positive. Si la réponse est non, le stress augmente et le processus de mobilisation s’emballe jusqu’à devenir contre-productif. Au-delà d’un premier seuil, l’habileté manuelle se dégrade et l’accomplissement de gestes jusque-là considérés comme simples peut devenir compliqué. Au stade suivant, ce sont les sensations qui se déforment puis les fonctions cognitives qui sont atteintes et il devient de plus en plus difficile, puis impossible de prendre une décision cohérente. Au mieux, on obéira aux ordres ou on imitera son voisin. Au stade ultime du stress, le comportement de l’individu n’a plus de lien avec la menace extérieure puisque c’est le corps lui-même, et particulièrement le cœur, qui sera la menace principale. Le réflexe est alors de bloquer l’amygdale afin de stopper ce processus de mobilisation générale devenu dangereux. L’individu peut alors rester totalement prostré face à quelqu’un qui va visiblement le tuer (1). Notons que comme l’amygdale est reliée à la mémoire profonde, c’est là qu’elle puise les indices de danger, son blocage souvent influe aussi sur la mémoire. Au mieux, la séquence qui a provoqué la terreur est effacée de la mémoire ; au pire, elle s’y incruste fortement et revient à l’esprit régulièrement.

En résumé, le stress introduit une inégalité de comportement en fonction sa confrontation avec la vision du danger à affronter.  Comme disait Montaigne, la peur de la mort donne des ailes ou plombe les pieds. C’est valable aussi pour les capacités cognitives.  

Alors qu’il était chef d’un poste isolé au nord de Sarajevo en 1995, le lieutenant Pineau reçoit par les Bosno-Serbes l’ultimatum de quitter la zone dans les dix minutes avant d’être attaqué. Il témoigne de son état : « Cœur qui s’emballe, un grand blanc, puis le sentiment d’avoir des capacités décuplées, une extrême clairvoyance ». J’ai eu moi-même exactement la même sensation de « flow » décrit par le psychologue hongrois Mihály Csíkszentmihályi, lors de mon arrivée dans la même ville deux ans plus tôt et le premier accrochage, avec des miliciens bosniaques cette fois. Quelques jours plus tard, je me trouvais dans l’axe de tir d’un sniper et me réfugiais derrière un bulldozer. Je me surpris alors à calculer à quelle distance pouvait se trouver le tireur en fonction des sons entendus, le temps qu’il faudrait à une balle 7,62 x 54 mm R pour parcourir cette distance, ma vitesse de course, la vitesse de réaction du tireur en me voyant, et au bout du compte combien de mètres je pouvais parcourir avec l'arrivée de sa balle. Tout cela en quelques secondes. Autre exemple, après l’explosion d’un engin explosif qui vient de tuer un de ses hommes en Afghanistan, le capitaine Hugues Roul se rend sur place :

Je ne me sens pas submergé par les émotions, et je me concentre sur les différentes tâches à effectuer : bouclage de la zone, reconnaissance afin de déceler un éventuel deuxième IED [Improvised Explosive Device, engin explosif improvisé] coordination avec la section d’alerte qui arrive avec le médecin et l’équipe EOD [Explosive Ordnance Disposal, équipe de neutralisation des explosifs], etc. Tellement concentré que je ne remarquerai même pas le chasseur qui passera en rase motte afin d’effectuer un « show of force », et que je serai incapable de dire combien de temps nous sommes restés sur zone. J’insiste également pour que les hommes qui n’ont pas vu le corps ne se rendent pas sur la zone, afin de les préserver de cette vision (2).

Mais on n’a pas toujours des ailes au cerveau. On peut répondre aussi « je ne sais pas trop » à la question « est-ce que je peux faire face » et se trouver alors dans une contradiction entre l’obligation et le désir d’agir d’un côté et la difficulté à décider de ce qu’il faut faire de l’autre.

Lorsqu’on est simple soldat et que l’on ne doit pas donner d’ordre, il suffit d’obéir pour résoudre cette contradiction. Pour le caporal Gaudy en 1918, « C’est un des bonheurs du soldat de n’avoir qu’à se laisser guider : il se repose sur le chef qui pense pour lui (3)». On se concentre alors sur ses seules actions afin d’accomplir la mission et survivre, mais même ainsi on simplifie aussi la situation pour se concentrer. La vision de beaucoup de combattants est focalisée par une sorte d’effet tunnel sur sa propre situation et son environnement immédiat. Cet isolement s’explique par le cloisonnement du champ de bataille (terrain, poussières, vacarme) et le refus inconscient de voir les dangers contre lesquels on ne peut rien faire. Dans cette réduction du bureau mental, l’esprit se concentre souvent sur une seule idée ou une seule image concrète : le chef, la menace ou l’objectif à atteindre. Dans son analyse des combats de sa compagnie à Bangui en mai 1996, le capitaine Marchand parle d’une « focalisation complète sur l’objectif qui fait rapidement oublier les autres directions potentiellement aussi dangereuses en localité (4)». Les évènements qui surviennent dans ce petit espace-temps sont grossis, ceux qui se déroulent loin sont ignorés. Après les faits, l’interview des combattants donne souvent l’impression qu’ils n’ont pas participé au même combat. D’où la nécessité de reconstituer le plus vite possible pour eux et avec eux le puzzle du combat qui vient de se dérouler.

Pour un chef, obligé de « cheffer » selon les mots de Jacques Chirac, une manière classique de résoudre la contradiction consiste à travailler en dessous de son niveau de responsabilité. L’homme est encore un acteur mais il accepte sciemment un second rôle. Le capitaine Marchand décrit ainsi la contraction du commandement qui se manifeste dans une partie de son encadrement, augmentant par ailleurs la charge de ceux qui restent à leur niveau de responsabilité. Il décrit également « la tendance à exagérer dans ses comptes rendus le volume de l’ennemi et la difficulté de la situation » ce qui perturbe fortement la capacité d’analyse lucide de la situation.

Docteurs en morts violentes

Parlons maintenant de cette analyse qui précède les ordres, y compris les ordres à soi-même. Une situation chaotique ne devient compréhensible que si on possède certaines clefs. De la même façon que Galilée voyait des lunes là où les autres ne voyaient que des tâches sur Jupiter, l’expert tactique qui reste concentré « voit » ainsi tout de suite des choses qui échappent au novice. Mais pour voir, il faut savoir, et en appui du bureau mental de la mémoire à court terme, il y a l’expérience profonde de l’individu, sa mémoire à long terme (5).

À partir de la fusion d’informations réalisée par la mémoire à court terme, le combattant construit son estimation de la situation puis « décide de décider ». Pour cela, il commence par choisir plus ou moins consciemment de la vitesse d’analyse en fonction de l’urgence ou de la complexité de la situation. Il peut choisir un cycle réflexe de quelques secondes pour des décisions simples (tirer, bondir, etc.) ou un cycle de réflexion qui peut durer jusqu’à plusieurs minutes, en fonction de la complexité de l’action à organiser.

Chacun de ces cycles est lui-même une combinaison de souvenirs et d’analyse en fonction des délais disponibles, souvent limités, et du degré d’expérience du combat. Lorsque la situation est familière, l’appel à la « mémoire tactique », va être immédiat et automatique. Or, les souvenirs contiennent des charges affectives émotionnelles. Ces charges ont des intensités différentes et un signe positif ou négatif. Si l’expérience passée a été négative, la charge indiquera que ce n’est pas une chose à faire. Son action sera plutôt inhibitrice. Inversement, si l’expérience passée a été un succès, les émotions pousseront à agir à nouveau de la même façon. Plus la banque de réponses typiques positives est riche, plus le combattant a de chances de trouver de bonnes réponses et, paradoxalement, plus cette recherche est rapide. Ce phénomène, parfaitement analysé par le neurobiologiste Antonio Damasio (6), explique pourquoi le combattant est désemparé devant l’inconnu (il ne peut être aidé par des expériences antérieures) et pourquoi il est préférable d’agir sur un large fond d’expériences positives.

Si la situation ne ressemble pas quelque chose de connu ou si la solution qui vient à l’esprit ne convient pas, l’analyse prend le relais. Or, cette réflexion logique est beaucoup plus longue et coûteuse en énergie que l’appel aux souvenirs. Le novice a donc tendance, soit à concentrer comme on l’a vu sur quelque chose de simple mais connu, au risque de ne pas être au niveau de la situation, soit à utiliser des cycles de réflexion plus longs que ceux de l’expert pour tout analyser. Ce faisant, il risque de s’épuiser plus vite et surtout de se trouver dans une position délicate face à des adversaires plus rapides.

De plus, comme nous l’avons vu, à délais de réflexion équivalents, les experts bénéficient d’une vision de la situation de meilleure qualité qui leur permet et d’un système d’aide à la décision à base de solutions « préenregistrées ». Dans une partie d’échecs officielle, les délais de réflexion sont identiques pour les deux adversaires. La différence se fait donc dans le choix du secteur de jeu sur lequel on fait effort, la confrontation avec des séquences similaires connues et dans la manipulation des solutions possibles. Quand on lui demandait comment il était devenu champion du monde d’échecs, Garry Kasparov répondait « J’ai appris 8 000 parties par cœur ». Son génie, comme celui de Napoléon, qui lui avait appris toutes les batailles de son temps, reposait sur l’art d’utiliser les innombrables situations analogues qui se présentaient dans son esprit face à une situation nouvelle, c’est-à-dire à choisir les plus pertinentes et à les adapter.

En situation de combat rapproché, où celui qui ouvre le feu efficacement le premier sur l’autre dispose d’un avantage considérable, ce choix de la vitesse est essentiel. Si on suit les analyses du major britannique Jim Storr, celui qui prend une décision qui a une chance sur deux d’être une bonne décision a également une chance sur deux de l’emporter, alors que celui qui prend une décision parfaite mais en second n’a qu’une chance sur quatre de gagner. Celui qui est très rapide et peut prendre une deuxième décision avant que son adversaire n’ait encore pris sa première l’emporte presque à coup sûr puisqu’il peut bénéficier des résultats et de l’expérience de la première action. Un des aspects les plus intéressants de ces travaux est par ailleurs de montrer que 80 % des informations nécessaires pour prendre une bonne décision sont souvent acquises très vite et que chercher à obtenir les 20 % manquants est le plus souvent une longue et dangereuse perte de temps (7).

L’analyse offre rarement plus de deux choix. Le choix est alors conditionné par quelques critères : réussir la mission bien sûr, mais également limiter les risques pour ceux dont a la responsabilité ou encore pour les civils, « être à la hauteur », mettre en confiance le groupe, etc. En situation de rationalité limitée et sous pression du temps, la solution choisie n’est pas forcément la meilleure, mais la première qui satisfait à tous ces critères.

Améliorer le fonctionnement du groupe de combat

Voilà sensiblement comme on prend des décisions sous le feu et constatons que dans le cas des chefs de groupe de combat d’infanterie évoqués en introduction, rien n’a été conçu pour leur faciliter la tâche.

Le groupe de combat a été inventé en 1917 afin de résoudre le problème du déplacement sous le feu intense de la guerre industrielle. La solution est venue de la conjonction de plusieurs innovations : l’apparition d’armes nouvelles (grenades à main, à fusil, fusils-mitrailleurs, etc.) qui ont augmenté d’un coup la puissance de feu portable et donc offensives, mais aussi, plus subtilement, l’interdépendance des hommes. La solidité au feu est aussi affaire sociale, et même si ce n’était pas le but recherché, on s’est aperçu que les soldats spécialisés qui dépendaient les uns des autres, s’impliquaient plus dans le combat que les soldats alignés, identiques et indépendants techniquement les uns des autres de 1914. Si on ne répond pas forcément mieux en 1917 qu’en 1914 à la question « Est-ce que je peux faire face ? » (en fait, la réponse est plutôt « oui » puisqu’on a des armes plus puissantes) on répond déjà plus positivement à la question « est-ce que je dois faire quelque chose ? », c’est-à-dire prendre plus de risques. La solidité au feu, c’est-à-dire le choix d’être acteur plutôt que figurant passif, est aussi affaire sociale, plus précisément c’est un mélange de confiance, en soi, ses moyens, ses chefs, ses camarades, et d’obligations, envers ses camarades, son corps d’appartenance, sa patrie. Si en plus, on a la certitude que prendre des risques sert à quelque chose, c’est encore mieux.

On forme donc deux puis trois groupes de combat d’une douzaine d’hommes par section d’infanterie, mais comme il n’est pas possible de multiplier par deux ou trois le nombre d’officiers, les sergents passent du rôle de « serre-rangs » se contentant de faire appliquer les ordres à celui de chef et de donneur d’ordres tactiques. Ce n’est pas parce qu’on travaille à un petit échelon que les choses sont simples. Le commandement d’un groupe de combat est au contraire très complexe, surtout sous le feu. En 1925, déjà, le capitaine Maisonneuve le décrivait ainsi :

Dans l’excitation et la fièvre du combat offensif de première ligne, au milieu de la multitude des sensations qui par tous les sens envahissent son cerveau, au milieu du bruit et de la fumée, ce chef de groupe devra diriger l’emploi, selon le terrain, selon les circonstances multiples du combat, d’un fusil-mitrailleur, d’un tromblon V.B., de grenades, de fusils, de baïonnettes (8). 

Les choses n’ont guère changé. Le chef de groupe de combat actuel doit combiner l’action d’un véhicule de combat et d’une troupe à terre avec sept armes différentes. L’apprentissage du commandement n’est pas non plus facilité par les rotations constantes de personnel et les changements permanents de structure. En seize ans de compagnie d’infanterie, j’ai rencontré quatorze structures différentes de groupes de combat, en fonction de l’évolution des armements, des réductions d’effectifs, de divers tâtonnements (binômes et/ou trinômes, équipes choc, feu, mixtes, « 300 », « 600 ») et surtout des missions extérieures, comme s’il était logique de changer de structure de parce qu’on change de territoire.

Le plus grave est surtout qu’oubliant la réalité psychologique des combats, on a conçu le commandement du groupe de combat de manière très cartésienne.  On a en effet découpé le travail du chef de groupe au combat en situations types et on a défini une check-list, ou cadre d’ordre, pour chacune de ces situations. Pour commander « suivant le manuel », le chef de groupe doit donc connaître par cœur douze cadres d’ordre différents : DPIF (pour « Direction-Point à atteindre-Itinéraire-Formation » pour se déplacer), FFH, MOICP, PMSPCP, HCODF, GDNOF, ODF, IDDOF, PMS, SMEPP, etc. Outre que leur mémorisation occupe une large part de l’instruction, ces ordres « récités à la lettre » ont surtout le défaut majeur de ralentir considérablement le groupe. Si on applique strictement les méthodes de commandement réglementaires, il faut par exemple 2 minutes pour qu’un groupe pris sous le feu puisse à son tour riposter, après avoir donc reçu potentiellement plusieurs centaines de projectiles.

Bien entendu en combat réel, voire en exercice un peu réaliste comme celui évoqué en introduction, toutes ces procédures explosent. Dans le meilleur des cas, le sergent utilise des procédures simplifiées de son invention, dans le pire des cas - le plus fréquent - on assiste à des parodies d’ordres, autrement dit des hurlements variés. Ajoutons qu’en rendant complexe la tâche du chef de groupe, on rend encore plus difficile son remplacement s’il est tué ou blessé. Le groupe comprend normalement deux chefs d’équipe et même désormais, semble-t-il, un adjoint. On s’aperçoit cependant que ces caporaux-chefs qui se retrouvent d’un seul coup placés en situation de commandement ont oublié en grande partie les IDOFF et autres HCODF péniblement appris dans le passé.

Pendant quinze ans, j’ai procédé à plusieurs expérimentations pour tenter de résoudre ce problème et faire en sorte que chaque chef de groupe puisse répondre plus facilement « oui » à la question : « est-ce que je peux faire face et prendre de bonnes décisions ? ».

Le premier axe d’effort a consisté à simplifier sa tâche. Le groupe est partagé en une équipe 300 m pour le combat rapproché et une équipe 600 pour le combat plus lointain. Le problème est que les deux fonctionnent rarement optimalement en même temps. Il est finalement plus rationnel de regrouper toutes les armes à longue portée dans un groupe d’appui au niveau de la section et de faire de chaque groupe de combat un groupe 300. Pour ce qui nous intéresse ici, cela a le mérite de simplifier la tâche du sergent, chef de groupe.

Le deuxième axe, le plus important, a consisté à imiter le commandement à la radio des « tankistes » en remplaçant tous les cadres d’ordre par un seul, applicable à toutes les situations sur le modèle : « voilà l’objectif et sa position, et voilà l’action à mener », c’est le modèle dit OPAC. Ce système, très simple, permet de s’adapter à toutes les situations, même les plus confuses, sans perdre de temps à essayer de se souvenir du cadre d’ordre réglementaire, raccourcit considérablement le processus de décision et augmente sa qualité puisqu’il laisse un peu plus de temps pour réfléchir sur les options.

Le troisième axe a consisté à soulager encore le travail du chef de groupe en responsabilisant ses deux chefs d’équipe. Le chef de groupe donne des ordres à deux ou trois chefs d’équipe, on reste ainsi sous la limite des 5 objets manipulable par la mémoire à court terme, et chaque chef d’équipe commande deux ou trois hommes avec la même méthode OPAC. Utilisant la même méthode simple, un chef d’équipe peut aussi plus facilement remplacer le chef de groupe.

Il s’est agi ensuite de multiplier l’apprentissage des parties, comme Garry Kasparov, afin de constituer la plus grande mémoire tactique possible. On a donc multiplié les simulations de combat, en saisissant toutes les occasions qui se présentaient et en s’efforçant de les rendre les plus réalistes possibles, avec l'emploi de laser et d'arbitres en particulier.

Après des années d’expérimentations, et donc des erreurs, et sans aucune innovation technique, le résultat a été saisissant puisque les groupes, et les sections d’infanterie, formés selon cette méthode l’ont emporté systématiquement dans des confrontations avec des unités classiques agissant selon le règlement INF 202. Toutes capacités à résister au stress par ailleurs, les groupes nouvelle formule fonctionnaient simplement vite et mieux. Dans un combat d’infanterie, fonctionner vite et mieux que l’ennemi, cela signifie au moins réduire les pertes qu’il peut nous infliger et au mieux le battre complètement. A une époque, où la mort de quelques soldats constitue un évènement et où la majorité de ces soldats français qui tombent sont justement des fantassins, on mesure l’importance stratégique que peut avoir le bon fonctionnement du cerveau de leurs chefs.

1 Christophe Jacquemart, Neurocombat. T. I Psychologie de la violence de rue et du combat rapproché, Paris, Fusion froide, 2012.

2 Les témoignages sont extraits de Michel Goya, Sous le feu - La mort comme hypothèse de travail, Tallandier, 2014.

3 Georges Gaudy, L’agonie du Mont-Renaud, Plon, 1921.

4 Rapport du capitaine Marchand, « Enseignements tirés de l'action menée sur la maison de la radio de Bangui (21 mai 1996) ».

5 Raphel, Stivalet et Esquivie, « La vulnérabilité de l’homme au combat : aspects psychologiques », in L’armement  n°53, juillet-août 1996.

6 Antonio Damasio, L’erreur de Descartes, Paris, Odile Jacob, 1985. Voir également son entretien dans Sciences Humaines, n°119, août-septembre 2001.

7 Jim Storr« Des commandants au contact des réalités », in Objectif Doctrine n°50, avril 2001. Jim Storr, The Human Face of War, Continuum Editions, 2011.

Paul-Henri Maisonneuve, L’infanterie sous le feu, Berger-Levrault, 1925.

jeudi 15 décembre 2022

Tumulte à Bakhmut

Depuis la reconquête de Kherson le 11 novembre, clôturant deux mois d’offensives et deux victoires spectaculaires ukrainiennes, les opérations semblent marquer le pas, ce qui ne veut pas dire qu’elles sont moins violentes. On meurt tout autant dans ces petits combats fragmentés que dans les grandes attaques, mais pour chaque soldat tombé de part et d’autre, il y a infiniment moins de terrain conquis.

Il ne s’agit sans doute là que d’une pause opérationnelle avec la reprise d’opérations d’ampleur lorsque les conditions – météo, logistique, reconstitution des forces, mise en place d’appuis, etc.- le permettront comme après l’arrêt de juillet-août. En attendant et par contraste avec l’absence de grands mouvements, les combats autour de la ville de Bakhmut, ont acquis le statut de bataille et c’est peut-être la principale surprise du moment.

La ligne Surovikine

La défaite cinglante des forces russes au début du mois de septembre dans la province de Kharkiv a agi comme un révélateur. Face à la supériorité désormais manifeste de l’armée ukrainienne, il n’était plus possible pour la Russie de continuer à faire la guerre de cette manière sous peine d’un effondrement militaire. S’il faut faire un parallèle historique, le changement opéré par les Russes à la fin du mois de septembre a ressemblé par de nombreux aspects à celui des Allemands à la fin de 1916 après les deux batailles géantes de Verdun et de la Somme : changement de direction militaire, création d’une grande ligne fortifiée, repli derrière cette ligne, mobilisation industrielle et reconstitution des forces en attendant de pouvoir reprendre l’offensive. Dans le même temps, les Allemands accentuent la pression sur les sociétés ennemies par les bombardements des capitales, le blocus économique du Royaume-Uni par la guerre sous-marine et le soutien aux révolutionnaires russes. En 2022, le Kremlin a ajouté une touche russe avec une mobilisation de réservistes anarchique et l’envoi immédiat au front de dizaines de milliers de poitrines sans formation ni équipements adaptés, mais encadrés par une législation d’inspiration stalinienne punissant par exemple par avance ceux qui se constitueraient prisonniers.

À partir du mois d’octobre, on creuse donc partout côté russe y compris devant la Crimée ou Marioupol, on colmate le front de Louhansk en formant une ligne frontière-Svatove-Kreminna, on se replie derrière le Dniepr dans la province de Kherson et on contre-attaque seulement le long de la province de Donetsk. Des salves hebdomadaires de missiles et de drones frappeurs s’abattent par ailleurs sur les infrastructures énergétiques, en particulier électriques, du pays afin d’entraver l’effort de guerre ukrainien et de saper le moral de la population.

La nouvelle stratégie russe a suscité, comme c’était attendu, quelques troubles intérieurs et en particulier une fuite massive des réfractaires, mais pas de révolte. Elle peut donc, du moins le croit-on au Kremlin, s’inscrire dans la durée en comptant sur un épuisement plus rapide des sociétés ukrainienne et même occidentales que du côté russe, afin d’obtenir au moins un statu quo, qui pourrait être présenté malgré les immenses pertes et dégâts comme une victoire par Vladimir Poutine, et au mieux la possibilité de reprendre l’offensive au début de 2023 avec une armée renouvelée.

Dans l’immédiat et au prix de pertes humaines considérables, cette stratégie semble porter ses fruits malgré la perte de Kherson. Contrariée également par la pluie et la boue de l’automne, l’offensive ukrainienne devant Svatove et Kreminna marque le pas, tandis que les attaques russes dans la province de Donetsk attirent l’attention. Tactiquement, ces attaques semblent étranges puisqu’elles s’effectuent dans des zones solidement tenues par l’ennemi, du fort au fort donc. C’est peut-être parce que la conquête complète de la province de Donetsk reste le dernier, au sens de seul, objectif terrain possible à atteindre pour les Russes. C’est sans doute aussi paradoxalement dans cette longue bande fortifiée que les forces russes sont le plus à même d’utiliser leur seul principal atout : l’artillerie. Ce terrain fortifié édifié depuis 2015 est le plus important au monde après celui qui sépare les deux Corées. Il avantage évidemment le défenseur et nous rappelle l’utilité de la fortification de campagne mais il oblige aussi à rester sur place. Or, coller au terrain, le tenir absolument, c’est offrir des cibles immobiles à la puissance de feu russe. L'artillerie russe est amoindrie par le harcèlement de sa logistique par les frappes ukrainiennes et simplement par la raréfaction des obus, mais même en tirant trois fois moins qu'au moins de juin, elle envoie encore en moyenne 20 000 obus par jour, contre peut-être 7 000 ukrainiens.

Les attaques russes de Donetsk ressemblent ainsi beaucoup à celles du trimestre avril-mai-juin mais en plus petits. Là où ils employaient encore des bataillons, ils n’utilisent plus que des détachements d’assaut de la taille maximale de compagnies - c’est le retour des « compagnies d’avant-garde » bien connues des soldats de la guerre froide – précédées de lourdes frappes d’artillerie pour s’emparer au mieux de quelques centaines de mètres en une journée, voire quelques dizaines dans les zones urbaines. Les détachements d’assaut sont parfois précédés de reconnaissances de « consommables », ceux dont les pertes comptent peu pour les Russes comme certains miliciens du Donbass ou des prisonniers recrutés par Wagner. Contrairement aux « expendables » de cinéma, ce ne sont pas des soldats d’élite et ils sont mal équipés, mais dans le cas des prisonniers de Wagner ils sont moralement soutenus par le plomb des pelotons de barrage. Employés parfois en masse ils ont pu surprendre et subjuguer les Ukrainiens sur quelques positions, mais ils servent surtout à indiquer à l’artillerie où sont les défenseurs. Si l’artillerie fait bien son travail sur ces positions décelées, le détachement d’assaut pourra alors peut-être occuper le terrain. Si ce n’est pas le cas, l’artillerie aura usé les forces ukrainiennes. Dans ces combats, les Ukrainiens tombent bien plus souvent par les éclats ou le souffle des obus et roquettes que par les balles d’AK-12. Un médecin franco-ukrainien déclarait récemment avoir vu passer des centaines de blessés en trois semaines dans son centre de triage dans la région mais pas un seul blessé par balle.

Petit Verdun

Parmi une petite dizaine de combats le long du Donbass, la bataille de Bakhmut est devenue emblématique de cette nouvelle campagne offensive russe. Après la prise de Severodonetsk le 25 juin et de Lysychansk le 3 juillet par les Russes, celle de Bakhmut apparaissait comme l’étape indispensable pour aborder Kramatorsk et Sloviansk par le sud-est. La ville de 70 000 habitants a été frappée sporadiquement depuis la fin du mois de mai et on pensait qu’elle serait subjuguée au mois de juillet, mais les choses avaient changé. Alors que leur avance paraît alors inexorable, les forces russes sont en fait épuisées par l’effort fourni depuis trois mois et frappées d’une sorte d’apathie offensive.

C’est le moment où le groupe Wagner, l’armée de l’entrepreneur Evgueni Prigogjine, saisit l’occasion de se montrer. Le groupe a alors des bataillons sur différents fronts, dont Kherson, mais la zone de Bakhmut est sa zone d’action principale. Il n’en faut pas plus pour décider de s’emparer de la ville, en déconnexion alors avec la tendance générale de l’armée russe et peut-être justement parce qu’en déconnexion avec cette armée alors très critiquée. Bakhmut est alors la plus grande ville prenable par les forces de la coalition russe. Et il ne faut sans doute pas chercher d’autre raison à ces attaques obstinées qui prennent de l’ampleur depuis le 1er août. De ce fait, la bataille devient connue et devient donc aussi un objet stratégique. C’est une sorte de bataille Potemkine qu’on ne peut se permettre de perdre sous peine de perdre aussi la face.

Tactiquement, les grandes villes sont difficiles à prendre. Toutes celles qui ont été prises en Ukraine par un camp l’ont été par surprise, comme Melitopol au début de la guerre, ou après un encerclement ou une menace d’encerclement, comme à Marioupol, Lysychansk voire Kherson. Même ainsi cela n’a pas été certain. Tchernihiv ou Soumy ont résisté en étant encerclées pendant des semaines avant le repli des forces russes. Aucune grande ville n’a pu être saisie alors qu’elle était reliée à son camp et que le défenseur pouvait toujours ravitailler et relever ses forces. Non que ce soit impossible, c’est simplement beaucoup plus difficile.

C’est la raison pour laquelle les Russes, avec Wagner en pointe avec des miliciens du Donbass et l’artillerie régulière, attaquent la ville de trois côtés simultanément, espérant comme au go couper toutes les « vies » de Bakhmut : par le nord via Soledar, le sud via Zaitseve puis Optyne et directement par l’est depuis Poproskve et la route T0504. On est loin des « offensives à grande vitesse ». La progression est millimétrique, de l’ordre parfois de 100 mètres par semaine, mais semble inexorable au moins dans le sud et à l’est. À ce jour, les Russes aborderaient enfin la ville de Bakhmut proprement dite, en particulier à l’est où ils se sont emparés de la zone industrielle le long de la rue Patrice Lumumba et semblent avoir pénétré dans le grand quartier résidentiel à l’est de la rivière Bakumukovka. Ils se seraient également emparés d’Optyne au sud, mais piétinent encore au nord.

Le plus étonnant est que les Ukrainiens ont accepté la bataille dans ce qui apparait pour eux surtout comme un piège à feux. Ils ont déployé une armée de six brigades renforcées de bataillons autonomes sur une douzaine de kilomètres de front, soit plus d’un homme par mètre de front. Les Ukrainiens ont organisé des rotations de brigades, ce qui témoigne de leur volonté de mener le combat sur la durée, un élément de comparaison de plus au-delà des images, des méthodes de combat et la valeur symbolique des combats, avec la bataille de Verdun en 1916. Il est possible que Bakhmut ait fait fonction d’aimant pour les Ukrainiens au détriment de l’attaque qu’ils semblaient organiser en direction de Kreminna ou peut-être dans la province de Zaporijia. Ce serait là un premier succès russe, le deuxième étant de « saigner à blanc » l’armée ukrainienne pour rester dans l’analogie avec Verdun et le troisième serait simplement de planter le drapeau russe (ou de Wagner) au centre de Bakhmut.

Pour autant, comme pour les Allemands en 1916 cette bataille peut aussi être un piège pour les Russes. En premier lieu, il n’est pas du tout certain que la bataille de Bakhmut soit le principal ralentisseur des opérations ukrainiennes. Si, comme le laissent entrevoir certains indices, les Ukrainiens attendent la solidification des sols pour tenter de percer dans la province de Zaporijjia, l’attaque de Bakhmut n’aura pas freiné les ambitions ukrainiennes et passera au second plan. Mais même en devenant la bataille principale, Les Russes subissent aussi des pertes terribles dans les combats autour de Bakhmut et en subiront sans doute encore plus à l’intérieur de la ville, là où le combat rapproché prend le pas sur le pilonnage d’artillerie. S’il est possible pour les Russes de couper la route M03 qui alimente la ville par le nord, un pont clé serait déjà détruit, il leur sera presque impossible de couper celui qui l’alimente par l’ouest. Autrement dit, il y aura toujours des soldats ukrainiens, renouvelés, bien équipés, motivés, souvent compétents dans la ville à moins de prendre chaque bâtiment. La prise de Bakhmut, maison par maison, est un défi majeur pour l’armée russe qui, rappelons-le, ne dispose pas du meilleur capital humain en nombre et qualités. Pire, si même ils parvenaient à prendre la ville, il sera difficile de la tenir puisqu’elle se trouve sous les feux des hauteurs de Tchassiv Iar 4 km à l’ouest.

Au bout du compte, en exagérant un peu Bakhmut peut aussi être le tombeau de l’armée russe et c’est peut-être pour cela que les Ukrainiens acceptent cette bataille, nouvelle surprise dans cette guerre qui n’en manque pas.

mardi 6 décembre 2022

Essai sur la non-bataille - Retour sur un livre culte

Essai sur la non-bataille est un des rares essais militaires que l’on peut qualifier de « culte », la faute à un titre mystérieux et aux conséquences négatives que cette œuvre à eu sur la carrière de son auteur, le commandant Guy Brossolet, et qui l’ont rendu immédiatement populaire dans les rangs. J’ai lu l’Essai sur la non bataille en 1985, dix ans après sa parution. J’étais alors sergent, chef de groupe de combat d’infanterie mécanisée, et le combat de commandos qu’il prônait pour affronter les divisions blindées-mécanisées soviétiques me plaisait plus que celui pour lequel je m’entrainais tous les jours.

Le relire 37 ans plus tard représente un étonnant retour dans l’ambiance des années 1970. J’avais oublié combien l’atome était alors présent dans les esprits. Au moment où Brossolet écrit son livre, entre 1972 et 1974 lors de son passage à l’École de guerre, la nouvelle armée française semble sortie de la phase fluide de sa reconstitution commencée après la décolonisation et la décision de disposer d’une force de frappe nucléaire autonome. Au centre, on trouve les forces nucléaires dites stratégiques, comme s’il pouvait en être autrement, et dont les composantes bombardiers-SNLE-missiles se mettent progressivement en place.

Leur protection ainsi que de celle de tous les points stratégiques du pays en cas de guerre absorbe aussi une partie des forces conventionnelles et de celles la défense opérationnelle du territoire (DOT) nouvellement créée pour faire face à des intrusions ennemies. Comme il faut également défendre les intérêts de la France dans le monde, on forme aussi une force spécifique d’intervention à base d’unités professionnelles.

Guy Brossolet évoque dans son livre la menace des crises, ce que l’on appelle maintenant improprement « guerre hybride » en faisant croire que c’est nouveau, et les guerres limitées, ce que l’on n’appelle pas encore à son époque « opérations extérieures ». Il considère que les forces d’intervention et la DOT suffiront à les traiter aidées éventuellement de groupements aéromobiles, qui présentent l’avantage d’être suffisamment mobiles pour contribuer à toutes les missions. La confrontation contre l’Iran dans les années 1980 et la guerre contre l’Irak en 1990 montreront que ce n’est pas le cas mais c’est une autre question.

Ce qui préoccupe alors vraiment les esprits est d’abord la perspective d’une attaque soviétique par missiles thermonucléaires intercontinentaux, une situation d’à peine une quinzaine d’années et évidemment parfaitement inédite dans notre histoire. La possession d’une capacité de seconde frappe thermonucléaire (être capable quoiqu’il arrive de ravager la puissance nucléaire qui nous aurait agressé de cette façon) semble nous préserver par dissuasion d’une telle menace. La seconde grande menace, l’invasion de l’Europe occidentale par les forces conventionnelles du Pacte de Varsovie, est finalement plus problématique.

Pour certains, comme le général Poirier je crois, la possession de l’arme nucléaire nous protège en soi de toute invasion. Peut-être mais si cette invasion est le fait d’une puissance nucléaire comme l’Union soviétique, les choses sont plus compliquées. Que faire si une armée soviétique traverse l’Allemagne et pénètre en France ? Faut-il lancer les missiles du Redoutable sur l’URSS au risque d’une riposte de même nature et la destruction du pays ou faut-il laisser les Soviétiques avancer et peut-être même occuper la nation ? En clair, pour reprendre un slogan de l’époque vaut-il mieux être rouge ou mort ? Valéry Giscard d’Estaing avoua dans ses mémoires qu’il aurait préféré une France occupée, sans aucun doute occupée puis libérée, à une France détruite par le feu nucléaire. Les autres présidents de la République ont maintenu l’ambiguïté derrière des discours réguliers mais flous de détermination absolue.

C’est pour repousser d’être confrontée à ce dilemme trop tôt et justifier plus facilement l’emploi du nucléaire en ayant caractérisée une menace réellement vitale et déjà meurtrière pour la France que l’on choisit de placer un étage conventionnel avant le seuil de l’apocalypse. En fait, on prend ce qui existe déjà et on baptise cela 1ère armée française et Force aérienne tactique (FATAC) associées dans un « corps de bataille ». Le problème est que ce corps de bataille ainsi que celui des autres alliés de l’OTAN (car la France fait toujours partie de l’OTAN) est très inférieur, du moins le croit-on, aux forces conventionnelles du Pacte de Varsovie, et même des seuls Soviétiques. Personne n’imagine alors à l’Ouest pouvoir vaincre les Soviétiques sur le champ de bataille conventionnel. Les Américains sortent difficilement de la guerre du Vietnam avec une armée très affaiblie et les Européens ne font pas d’effort suffisant. Notons au passage cette phrase de Brossolet : « L’utopie consiste peut-être aussi à croire qu’on peut édifier un système efficace de défense avec seulement 3% du PNB » et constatons simplement que si les États-Unis, qui se sont rapidement repris au tournant des années 1980 pèsent autant dans le monde occidental parfois lourdement, c’est bien parce qu’ils sont presque constamment et jusqu’à nos jours au-delà de ces 3 %. Comment espérer être complètement autonome dans une alliance quand même en regroupant vraiment, ce qui n’est pas le cas, on pèse moins que le membre principal ?

Revenons à la non-bataille. Pas de victoire possible donc, croit-on, sur le champ de bataille face aux Soviétiques. Quelle mission donner alors au corps de bataille ? Le Livre blanc de 1972 (en fait deux livres) explique qu’il devra « contraindre l’ennemi par la vigueur de notre résistance, à recourir à une attaque dont l’intensité justifierait à ses propres yeux, à ceux des Français et à ceux du monde le recours à la riposte nucléaire ». Il s’agit de combattre pour tester les intentions réelles de l’adversaire et gagner du temps avant le dilemme terrible.

Ce corps de bataille est alors aussi doté alors d’un arsenal d’armes nucléaires tactiques (ANT), conçu, toujours selon le Livre blanc, comme devant être employé « contre un adversaire qui ne pourrait plus être contenu autrement » et donner la possibilité de « signifier à cet adversaire que si sa pression militaire se confirmerait le recours à l’arme nucléaire stratégique serait inéluctable ». La 1ère Armée française dispose donc de missiles Pluton et la FATAC (puis l’Aéronavale) de bombes lisses, tous deux portant l’AN-52, une arme atomique de 25 kt de puissance (classe Hiroshima) et qui seront utilisés sur le champ de bataille dès lors que le Gouvernement le décidera. On s’en défend à l’époque et même peut-être toujours actuellement, mais tout cet étagement de signification – résistance conventionnelle, bataille atomique, frappes stratégiques, ressemble quand même très fort à la doctrine de riposte graduée américaine que l’on fustigeait lors de sa mise en place au début des années 1960 (en fait on lui reprochait surtout d’être américaine).

C’est le mélange des genres de la bataille atomique que critique d’abord Brossolet dans son livre, non pas qu’une étape de « signification » ne soit pas utile pour avertir l’ennemi que l’on est vraiment déterminé à aller jusqu’au bout, mais que transformer un champ de bataille conventionnel en champ de bataille atomique n’est pas la meilleure façon de le faire.

En premier lieu, l’usage des ANT n’a pas grand intérêt tactique. Il n’est pas du tout évident qu’au cœur de la bataille aérienne au-dessus de l’Allemagne et avec la densité des défenses soviétiques que les avions de la FATAC puissent trouver et frapper des cibles militaires justifiables d’une arme atomique. Ce n’est guère mieux pour les missiles Pluton de l’armée de Terre, certes invulnérables, mais d’une faible portée - 120 km - et d’une faible précision puisqu’un sur deux tombe à moins de 300 m de la cible. Les contraintes d’emploi sont alors telles : grande distance de sécurité pour nos forces, évitement des villes allemandes, cibles soviétiques mobiles, que le rendement tactique d’une telle artillerie serait finalement assez faible sur le terrain, au mieux un total de 15 bataillons soviétiques pour une centaine d’Hiroshima que l’on aura lancé sur un pays ami.

On suppose bien sûr que les Soviétiques n’ont pas utilisé d’armes nucléaire tactique jusque-là, auquel cas la décision d’emploi (politique) de nos propres ANT auraient été quasi automatique. Avant même le choix de lancer une seule arme thermonucléaire, l’Europe occidentale serait déjà criblée de centaines d’explosions atomiques. Mais en décidant d’employer nous-mêmes notre centaine d’ANT en premier, nous initions aussi cette bascule apocalyptique. On fait mieux pour clarifier la situation et donner des délais au gouvernement avant de décider de l’emploi de l’arme stratégique. En fait, on commence à comprendre partout que cette distinction tactique-stratégique n’a pas de sens, mais l’armée de Terre s’accroche à ses ANT. Sans elles, elle serait la seule à ne pas disposer de l’arme nucléaire, source de prestige et surtout prétexte à sanctuariser son budget.

C’est apparemment pour cette critique que l’armée de Terre en a beaucoup voulu à Brossolet et lui a fait payer. C’est pourtant sans doute le passage où il voit les choses le plus justement. Il préconise de ne plus parler d’armes nucléaire tactique mais d’« échelon de signification », on parlera en fait de « pré-strategique » et il fait remarquer qu’il n’est pas nécessaire de lancer une pluie de projectiles atomiques pour signifier que l’on est passé à un autre échelon : « si on demande à l’Atome d’être dissuasif ; c’est la première kilotonne qui compte. Le reste est, dans la plupart des cas, redondance ». Horreur pour les « Terriens », Brossolet estimera que l’emploi du Mirage IV est mieux adapté pour donner cet ultime avertissement que celui des missiles sol-sol à courte portée. Comme il faut quand même faire avec les Pluton qui ont déjà été construits, on décidera de les employer pour cet avertissement mais étrangement en les utilisant tous d’un coup sur des cibles militaires mobiles, soit une trentaine d’Hiroshima sur l’Allemagne pour au bout du compte détruire quatre bataillons soviétiques (général Copel dans Vaincre la guerre).

Avec le retrait des ANT, dont la construction est un parfait exemple du modèle de la corbeille à papier de James March (problèmes-solutions-décisions se rencontrent souvent par hasard et en décalage dans les grandes organisations), on reviendra à des choses plus claires. On décidera par ailleurs de ne pas remplacer le Pluton par le missile Hades, plus moderne et de plus grande portée. L’avenir et même l’actualité ukrainienne montrera qu'il était peut-être utile de disposer d’une force de bombardement sol-sol conventionnelle de presque 500 km de portée, mais ce n’était visiblement acceptable que dans le cadre d’emploi du nucléaire.

Mais, et c’est là où son livre a le plus marqué les esprits, Brossolet s’attaque aussi non pas à la fonction première du corps de bataille, tester l’ennemi par une action vigoureuse, mais à sa forme. Dans ses pages les moins rigoureuses sans doute, Brossolet considère l’obsolescence d’une 1ère armée française organisée et équipée comme celle du général de Lattre, trente ans plus tôt et qui constitue surtout selon lui un héritage des conceptions du général de Gaulle dans les années 1930.

Il considère cet instrument pré-atomique trop lourd d’emploi avec ses nombreux échelons de commandement (régiments-brigades-divisions-corps d’armée-armée), son empreinte sur le terrain et son énorme logistique. Brossolet préconise de se limiter à l’échelon de la brigade interarmes sous le commandement de l’armée. Cela sera le cas à la fin des années 1990. On notera juste qu’entre temps, on avait restructuré les forces armées en divisions légères et que ces unités étaient peut-être le meilleur compromis entre puissance et mobilité sur le théâtre d’opérations européen, mais ce n’est plus le sujet.

Brossolet fait ensuite grand cas de l’évolution des armements de l’époque et notamment du missile antichar, qu’il soit employé au sol ou depuis les hélicoptères. L’arrêt de l’offensive blindée nord-vietnamienne de 1972 par les hélicoptères antichars américains avait alors beaucoup marqué les esprits. Le missile guidé semble l’instrument miracle qui triomphe du char et rend inutile l’artillerie. L’auteur va clairement un peu vite en besogne oubliant qu’on trouve presque toujours des parades aux armes nouvelles, parades qui passent souvent par l’adaptation des armes anciennes. Après les déconvenues des premiers jours de la guerre du Kippour en 1973 face aux armes antichars égyptiennes, les unités israéliennes qui envahissent le Liban en 1983 sont des phalanges interarmes où l’artillerie mobile a le premier rôle.  

Passons, pour aborder la partie la plus originale de l’Essai sur la non-bataille, qui est justement la « non-bataille ».

Rappelons le postulat : le corps de bataille n’est pas là pour gagner la bataille, il n’en a pas les moyens. Il est là pour tester l’ennemi et montrer sa propre détermination. Pour réussir cette mission et au lieu de la manœuvre de grandes divisions blindées, Brossolet propose plutôt la mise en place d’un grand maillage de 60 000 km2 occupés par divers modules. Sur la plus grande partie, on trouverait des « modules de présence », 2 500 au total, fait à la manière des patrouilles SAS de la Seconde Guerre mondiale d’une quinzaine d’hommes en véhicules légers tout terrain et armés de missiles Milan, mortiers, mines et divers armement léger. La mission de ces modules, agissant chacun sur environ 20 km2, serait de renseigner sur l’action ennemie puis de détruire au moins trois véhicules avant de se replier à l’arrière. Entre les zones de ces modules de présence, on conserverait des couloirs de manœuvre pour les coups d’arrêt et les embuscades de régiments de chars autonomes, les modules lourds, et les formations d’hélicoptère, modules légers. Brossolet aime beaucoup les hélicoptères et imagine une flotte de 600 appareils dont 200 pour renseigner et 400 pour détruire. Le tout serait évidemment coordonnées par divers échelons de commandement de surface.

Guy Brossolet considère alors que cette organisation de « non-bataille » (en réalité ce serait une bataille quand même) permettrait de neutraliser quatre divisions blindées-mécanisées soviétiques et de réaliser ainsi la mission de manière plus rentable que les cinq divisions blindées dont dispose alors la France. L’auteur, qui exprime à presque toutes les pages le souci louable du meilleur coût-efficacité, considère que les sommes économisées pourraient servir à renforcer les forces d’intervention, notamment aéromobiles.

Le modèle décrit par Brossolet est alors dans l’air dans plusieurs pays européens. On parle notamment de techno-milice en Suède ou de techno-guérilla en Autriche. Il n’aura jamais été testé en Europe en situation réelle face aux forces soviétiques, et même pas sur le terrain ou en wargame en France, ne serait-ce d’ailleurs parce qu’on n’y faisait pas de wargame. On aurait sans doute eu trop peur de montrer que c’était efficace, comme l’avait été le système de défense finlandais face à l’armée soviétique dans l’hiver 1939-1940 ou comme le sera celui du Hezbollah face à Israël en 2006.

On est typiquement dans le cas d’une innovation non pas radicale, où on fait la même chose en beaucoup mieux, mais de rupture, où son adoption implique des changements tellement profonds dans la pratique (CEMS, culture- équipements-méthodes-structures) des organisations que beaucoup y renoncent. Sans même évoquer ceux qui redoutaient qu’un système de défense trop efficace puisse constituer une force de dissuasion conventionnelle pouvant remettre en cause l’existence de leur force nucléaire, beaucoup trop n’avaient pas envie d’abandonner ce qu’il avait connu toute leur carrière pour rejoindre cet inconnu. Par ailleurs, cet inconnu était par trop contre-intuitif, le léger et le mobile devant l’emporter sur le lourd et le blindé. Il n’était pas certain non plus que beaucoup d’officiers supérieurs ou généraux acceptent de décentraliser une partie de leur pouvoir de commandement au profit de cadres subalternes qu’il se serait agi simplement de coordonner.

Brossolet aurait gagné à proposer son système de maillage en plus du système existant inchangé et non à sa place et en utilisant des troupes spécifiques pour le mettre en œuvre, par exemple les bataillons de chasseurs à pied, qui pouvaient trouver là une filiation historique. Une fois en place et à force d’exercices, de démonstrations et de littérature, l’innovation aurait alors peut-être pu se développer. Une innovation est une greffe qui demande un peu de soin pour être accepté par un corps militaire par principe conservateur, car toute erreur – et les nouveautés sont une grande source d’erreurs - peut y peut avoir des conséquences très graves.

Le « système Brossolet » a finalement trouvé sa consécration en Ukraine dans la bataille de Kiev en février-mars 2022 alors qu’il y a été mis en œuvre de manière improvisée par des brigades territoriales ukrainiennes qui venaient juste d’être formées et des brigades de manœuvre qui ont appris sur le tas à combattre en petits groupes en association avec, et là c’est différent, aussi une guérilla de l’artillerie. On ne peut qu’imaginer ce qui se serait passé si tout cela avait solidement organisé depuis des années et sur toute la frontière.

lundi 28 novembre 2022

La guerre des missiles - Point de situation du 28 novembre 2022


Depuis le 10 octobre, les forces russes lancent une campagne de frappes de grande ampleur sur le réseau de production et d’alimentation électrique ukrainien. Plus d’un siècle après la Première Guerre mondiale et les premiers bombardements visant à grande échelle des objectifs purement civils, c’est la première campagne soviéto-russe vraiment douhetienne, cherchant donc à obtenir la soumission d’un Etat ennemi ou au moins son profond affaiblissement principalement par la voie des airs. Elle ne risque pas de réussir.

Hiroshima sur Dniepr

Il existe plusieurs moyens pour frapper des infrastructures civiles dans toute la profondeur d’un pays ennemi : commandos infiltrés, artillerie, hélicoptères et avions d’attaque, bombardiers, missiles balistiques et de croisière, et désormais aussi drones-frappeurs. En fonction de leur portée, on peut distinguer deux zones d’action principales.

La première est la Bordure, une bande large de 60 km qui borde la frontière avec la Russie et la ligne de front en Ukraine. C'est la zone où les projectiles de tout type peuvent tomber, en premier lieu ceux de l'artillerie. 

La seconde est le Pays des missiles où, comme son nom l'indique, les Russes n'engagent plus depuis des mois que des missiles de portée diverse et depuis peu des drones-frappeurs.

La puissance de feu projetée n'y est pas du tout la même. Depuis le début du mois d'avril, la Bordure a dû recevoir entre 15 et 30 kilotonnes d’explosifs au total. C’est sensiblement l’équivalent de l’explosion du 6 août 1945 à Hiroshima, à cette différence près que ces milliers de tonnes d’explosif ont été répartis dans l’espace et le temps et non concentrés sur un point précis densément peuplé. L’immense majorité des projectiles y sont lancés contre les positions militaires ukrainiennes, mais une part non négligeable d’entre eux tombe aussi sur les villes de la bordure, de Kharkiv à Kherson en passant par Sloviansk ou Nikopol.

Le Pays des missiles, qui représente 90 % de la superficie totale sous contrôle ukrainien, a dû recevoir de son côté entre 1 et 1,5 kilotonne d'explosif de missiles et, marginalement, de drones, autrement dit de machines volantes sans humains. Les Russes y ont bien effectué des raids d'aéronefs dans la phase initiale fluide de la guerre, celle où on tâtonne pour fixer des pratiques adaptées face à l’ennemi et s’accorder avec les autres composantes des forces amies. Ils y ont renoncé dès lors que le ciel de l’intérieur s’est avéré trop dangereux pour les humains volants.

L’incapacité russe à détruire très vite le système de défense aérienne (SDA) ukrainien, ou même à le neutraliser durablement, est la cause de cette éviction. L’attaque russe initiale a été trop faible, avec 163 missiles et quelques centaines de sorties aériennes peu précises en trois jours là où les Américains avaient lancé 500 missiles et 1 700 sorties sur l’Irak le seul 20 mars 2003. Surtout ces frappes n’ont pu frapper que ce qui n’avait pas bougé, les Ukrainiens alertés ayant eu le temps de déplacer et de camoufler tout ce qui pouvait l’être. Après quelques jours, le SDA ukrainien, à peine amoindri, était à nouveau opérationnel. Il a commencé par imposer aux aéronefs de voler très bas, et lorsque la défense de cet étage est devenu lui-même très dense avec l’arrivée des missiles à courte portée fournis par les pays occidentaux, tout est devenu très dangereux.

Au 28 novembre, le site néerlandais en sources ouvertes Oryx documentait la perte de 63 avions et de 71 hélicoptères. Ces pertes, évidemment inférieures à la réalité des aéronefs mis définitivement hors de combat sont survenues pour leur grande majorité avant la fin du mois d’avril. Depuis, avions et hélicoptères russes ne vont plus à l’intérieur du pays et restent aux abords de l'Ukraine ou dans la Bordure.

La réciproque est également vraie. La défense aérienne russe, guidée notamment par les deux grands radars Podlet-K1 en Biélorussie et dans la province de Kherson et avec ses batteries de S-400 entourant l’Ukraine et ses patrouilles de MIG-31 BM équipés de missiles R-37 portant à 400 km, interdit également le ciel russe, laissant toutefois parfois la place à quelques raids audacieux en très basse altitude. 

L’appel aux missiles

Ne reste donc pour réaliser des frappes en profondeur que la force russe de missiles conventionnels à longue portée. Cette force est un instrument stratégique patiemment développé à grands frais depuis le début des années 2000 afin notamment de compenser la supériorité militaire américaine. En 2019, l’Institut suédois FOI estimait que la Russie disposait de 1 300 missiles modernes, puissants et à longue portée : 9K720 Iskander balistiques sol-sol, Kh-101/Kh-555 croisière air-sol et 3M-54 Kalibr croisière mer-sol. En 2022, on était sans doute à plus de 1 900.

Dans l’attaque comme la défense, cette force de frappe constitue à la fois une force de bombardement susceptible de frapper puissamment tout ennemi dans la profondeur de son dispositif et un échelon stratégique prénucléaire. Elle constitue en effet un échelon de puissance intermédiaire qui permet d’éviter d’être placé trop tôt le dilemme de l’emploi de l’arme nucléaire en cas de défaite conventionnelle sur le sol russe. La plupart de ces missiles ou des versions adaptées peuvent d’ailleurs porter un projectile nucléaire le cas échéant.

Cet arsenal est au passage particulièrement coûteux (20 à 30 milliards d’euros de la conception à la mise hors service) pour un budget de Défense, il est vrai très sous-estimé, de 65 milliards avant-guerre. Il présente l'avantage de ne pas risquer la vie de pilotes mais souffre aussi de plusieurs contraintes. De tels engins, qui nécessitent de longues minutes de vol pour atteindre leur cible, ne peuvent être utilisés qu’une seule fois et seulement contre des objectifs acquis selon un processus assez lent passant par le centre opérationnel de Moscou qui transmet les informations sur les cibles aux quatre états-majors de districts militaires déployés qui organisent ensuite les missions. La mise en place tardive d’un commandement unique de théâtre a sans aucun doute donné plus de cohérence à l’organisation des frappes mais il n’est pas certain que le processus soit plus rapide. De fait, ces missiles ne sont utilisés que contre des infrastructures jugées critiques. Reste à déterminer lesquelles.

Après la première phase de recherche, vaine, de la suprématie aérienne, les états-majors russes tâtonnent dans le choix des cibles. En mars-avril, un effort particulier est fait sur les communications et l’industrie avec en plus quelques frappes d’opportunité sur des cibles militaires. Les Russes essayent, en liaison avec des cyberattaques, de couper les flux téléphoniques ou internautiques et les émissions de télévision ou de radio en s’attaquant aux tours émettrices. C’est un échec. Depuis 2014, les Ukrainiens se sont bien adaptés au champ de bataille quasi permanent du cyberespace et les Russes ne réussissent pas à couper les communications, qui dépendent désormais beaucoup de réseaux satellitaires qui leur échappent. De son côté, l’industrie de Défense ukrainienne s’est rapidement adaptée à la menace en protégeant, camouflant et dispersant ses sites. Les frappes d’opportunité ont eu plus de succès comme l’attaque massive le 13 mars de la base militaire de Yavoriv, camp de formation à l’extrême ouest de l’Ukraine et passage obligé pour les volontaires de la Légion des volontaires étrangers et d’une partie de l’aide matérielle étrangère. Quelques missiles hypersoniques Kh-47M2 Kinzhal ont également été utilisés dans cette période, sans autre but véritable au regard de leur coût d’emploi que de tester ces munitions en condition opérationnelle et d’impressionner.

D’autres frappes sont plus incompréhensibles, car elles ne peuvent que soulever l’indignation, comme celle contre l’université de Kharkiv et surtout celles frappant directement la population. Le 9 mars, un missile russe frappe l’hôpital pour enfants et la maternité de Marioupol et le 8 avril un autre largue des sous-munitions sur une foule devant la gare de Kramatorsk faisant 56 morts et le double de blessés.

Du côté ukrainien, la tentation est évidemment forte de frapper également des objectifs civils russes pour se venger ou pour dissuader l’adversaire de continuer. Les capacités ukrainiennes sont cependant limitées à un stock inconnu de missiles Tochka-U de 120 km de portée. Ils ont été utilisés pour frapper les bases aériennes russes de Millerovo et Taganrog ainsi que les navires russes dans le port ukrainien de Berdyansk. L’Ukraine nie en revanche toute frappe contre des objectifs civils, ce que contestent les autorités séparatistes qui déclarent que la ville de Donetsk a été frappée le 20 mars par un Tochka-U tuant 23 personnes. La frappe sur la gare de Kramatorsk quelques jours plus tard pourrait ainsi être une frappe de représailles pour cette attaque avec d’ailleurs le même type de missile sur lequel était inscrit en russe « Pour nos enfants ».

Si l’artillerie russe frappe désormais continuellement les villes de la Bordure, et si celle de l’armée ukrainienne est accusée d’avoir touché sept fois Donetsk, il n’y a plus, après le massacre de Kramatorsk de missiles lancés directement sur la population afin de provoquer sciemment un massacre. Cela n’empêche pas les pertes civiles, mais il faut considérer celles-ci comme des dommages collatéraux de l’attaque principale, comme lors de l’attaque de la gare de Tchaplino le 24 août qui vise un train militaire mais tue également dix civils. Il est vrai que les Russes font peu d’effort pour éviter ces victimes, mais par éthique ou par intérêt dans un contexte très médiatisé on évite désormais de trop indigner par des frappes très meurtrières.

À la fin du mois de mai, les Russes constatent qu’ils ont consommé environ 2 000 missiles pour un bilan assez maigre. Le stock de missiles modernes russes avait été largement caché et sous-estimé par les pays occidentaux mais il n’est pas non plus inépuisable. L’efficacité de la campagne est par ailleurs d’autant plus réduite que la défense ukrainienne fait des progrès constants passant d’une capacité d’interception de missiles de 30 % en mars à plus de 50 % en juin.

Pour tenir la distance, les Russes réduisent le rythme des frappes et font appel au deuxième cercle de missiles. Outre les vieux Tochka-U déjà évoqués et mis en œuvre dès la fin du mois de mars, les Russes détournent de leurs missions premières des missiles anti-navires et anti-aériens. Non seulement ils dilapident leur précieux stock de missiles dédiés au sol, mais ils réduisent aussi leurs capacités « anti-accès » du ciel et de la mer. 

À longue portée, les Russes lancent de vieux Kh-22 anti-navires, déclassés en 2007 ou leur version modernisée Kh-32 ainsi que les modernes P 800 Oniks tirés depuis le sol, soit un potentiel de plus de 800 engins. À courte portée, 120 km au maximum, et en parallèle de quelques Tochka-U, ils emploient également des petits Kh-35 lancés par air, et surtout des missiles anti-aérien S- 300 convertis à la frappe au sol. Ces S-300 sont nombreux et invulnérables à la défense ukrainienne du fait de leur grande vitesse.

D'une manière générale, les missiles de ce deuxième cercle sont moins puissants que ceux du premier, et surtout peu optimisés pour le tir au sol comme le montre l’attaque du 27 juin à Krementchouk avec deux Kh-22 qui aboutit par erreur à la destruction d’un centre commercial et la mort de 20 personnes. Ce deuxième cercle n'étant pas non plus inépuisable, les Russes commencent aussi à l’été à chercher des fournisseurs extérieurs, en particulier l’Iran qui pourrait leur fournir des missiles Fateh-110 (300 km de portée) et/ou des Zolfaghar (700 km).

Durant cette nouvelle phase qui début en juin, les cibles prioritaires sont l’alimentation en carburant et les voies ferrées. Cette nouvelle campagne de frappes ne fait cependant pas plus émerger d’effet stratégique que la précédente. Si la logistique ukrainienne est évidemment partiellement entravée, les missiles russes n’empêchent en rien l’armée ukrainienne de recevoir de nouveaux équipements occidentaux, de monter en puissance et même de dépasser en capacités les forces terrestres russes. Les Ukrainiens sont même capables de monter une attaque complexe de grande ampleur dans la province de Kharkiv en septembre et d’y infliger un coup sévère à la force terrestre russe. Ces succès s’accompagnent par ailleurs de raids et de frappes « corsaires » sur les bases arrière russes, y compris jusqu’en Crimée et même sur le pont de Kertch le 8 octobre.

V comme vain

Ce retournement de situation fait approcher le conflit de la guerre totale. Oubliant l’idée de destruction du régime de Kiev et de son armée, Vladimir Poutine recherche désormais l’acceptation ukrainienne du statu quo, objectif qui ne nécessite pas forcément d'opérations de conquête.

Face à l’armée ukrainienne, il s’agit désormais de tenir autant que possible en attendant peut-être de pouvoir reprendre l’offensive. La mobilisation partielle décrétée le 21 septembre est l’instrument principal de cet axe stratégique. Une première vague de 80 000 hommes est envoyée immédiatement en sacrifice en Ukraine afin de tenir les positions, ou même de les conforter, au prix de lourdes pertes. Une deuxième vague de 200 0000, soit un doublement des forces russes en Ukraine, doit les rejoindre après une meilleure préparation. Si cela ne suffit pas, d’autres poitrines viendront.    

Il s’agit ensuite dans un deuxième axe de persuader les opinions publiques occidentales de cesser d’aider l’Ukraine, en jouant sur les conséquences de la guerre sur la vie quotidienne (qui deviennent dans le discours prorusse « conséquences des sanctions contre la Russie »), la peur d’être entraîné dans un conflit mondial décidé par les États-Unis concepteurs du piège ukrainien et enfin la déconsidération des Ukrainiens et de leur président. C’est là encore un espoir de long terme pour Poutine.

Et il y a enfin une nouvelle campagne de frappes qui, dans cette posture générale défensive, devient l’instrument offensif et le seul susceptible, avec l’usure ukrainienne sur le front, d’obtenir une décision. Contrairement aux précédentes, cette nouvelle campagne qui vise prioritairement le réseau électrique ukrainien est décorrélée de ce qui se passe sur le front puisqu’elle n’affecte que marginalement l’armée ukrainienne. Le principal effet militaire en est sans doute la nécessité pour les Ukrainiens de retirer des moyens du front pour les consacrer à la défense des villes, notamment contre les drones.

Pour le reste, il s’agit simplement de créer une gigantesque crise humanitaire en privant la population d’électricité et de chauffage à l’arrivée de l’hiver. L’objectif, non affiché, est sans aucun doute de casser le moral de la population, le véritable centre de gravité clausewitzien ukrainien. Contrairement à la Russie, c’est l’opinion publique qui décide de la politique à suivre dans la guerre en Ukraine. Un cessez-le-feu suivi d’une négociation de paix n’a ainsi aucune chance de se réaliser contre l’avis contraire et très majoritaire d’une population ukrainienne par ailleurs volontiers contestataire contre un État dont elle se méfie. Il ne sert donc à rien de convaincre Volodymyr Zelensky, c’est la population qu’il faut pousser à renoncer en la faisant souffrir. Dans tous les cas, on ravagera l’économie ukrainienne pour longtemps et cela peut toujours servir si les choses doivent durer. On se trouve donc clairement dans un nouvel avatar des théories de Giulio Douhet, cherchant à obtenir la victoire par le ciel alors que le front terrestre est figé.

Techniquement, le ministre de la Défense ukrainien estimait que les Russes disposaient encore le 18 novembre de 630 missiles dans le premier cercle avec une capacité de production d’une trentaine par mois, ainsi qu’environ 500 anti-navires à longue portée. Il y a là de quoi réaliser encore une vingtaine de salves d’une cinquantaine de missiles, car l’usage de moyens désormais rares est plus rationnel en se concentrant sur un seul réseau jugé critique et en saturant les défenses par une série de blitz d’une journée, espacés de plusieurs jours de pause. On frappe ainsi également bien plus les esprits, le but ultime, qu’en saupoudrant continuellement le pays de quelques missiles. Si ces chiffres sont exacts et si la méthode ne change pas, les Russes peuvent ainsi continuer jusqu’au mois de février, peut-être mars et plus encore bien sûr s'ils réduisent les cadences de frappes et/ou si un autre pays, comme l'Iran, leur fournit de nouveaux missiles.

Une autre nouveauté est l’engagement simultané de drones- frappeurs iraniens, des Shahed 136 pour la grande majorité. Le principal intérêt des Shahed-136, employés pour la première fois le 1er septembre, est d’avoir des caractéristiques inverses et donc complémentaires de celles des missiles. Ils sont lents et portent une charge explosive six à dix fois inférieure à celle d’un missile, charge qu’ils ne peuvent envoyer à grande distance que sur une cible fixe. Ils sont en revanche peu coûteux et donc nombreux. La Russie pourrait ainsi en recevoir plus de 2 000 tout en proclamant les fabriquer elle-même sous le nom de Geran-2. Il faut les considérer comme des obus d’artillerie d’une portée de 1 000 km qui maintiennent le stress des habitants entre deux salves de missiles beaucoup plus destructeurs.

Cette nouvelle campagne a également introduit deux risques nouveaux qui peuvent dépasser les frontières : le risque nucléaire puisque les trois centrales en activité ont besoin d’électricité pour simplement ne pas provoquer d’accident grave et le risque d’incidents de frontière. Lorsqu’on lance des dizaines de missiles et d’anti-missiles à plusieurs centaines de kilomètres de portée avec une fiabilité qui ne peut être totale, on doit s’attendre à ce qu’il y ait des projections hors des frontières surtout lorsque l’attaque russe est juste à la limite. Cela a été le cas en octobre avec des fragments de missiles russes tombés en Moldavie et plus sérieusement, puisqu’il y a eu deux victimes, le 15 novembre dans un petit village polonais à quelques kilomètres de la frontière frappé accidentellement par la chute d’un missile S-300 ukrainien. L’incident a surtout été l’occasion de démonstrations politiques, plutôt heureuses du côté de l’OTAN où on a géré la chose avec calme et détermination, plutôt malheureuses du côté de Volodymyr Zelensky qui a accusé immédiatement et improprement les Russes sans se dédire vraiment par la suite. Dans un contexte médiatisé, les mots sont des munitions et les tirs fratricides peuvent exister aussi dans la communication.

Le problème majeur pour les Russes est cependant que leur stratégie a très peu de chances de réussir. Il n’y a en effet aucune campagne aérienne qui soit parvenue seule à abattre le moral d’une population dans le passé, et ce n’est pas celle des missiles russes qui va faire craquer des gens qui ont connu aussi la crise des années 1990. Même s’ils ont froid ou justement parce qu’ils ont froid, il est beaucoup plus probable que la détermination des Ukrainiens sorte plus renforcée qu’affaiblie de cette épreuve.

Cette campagne de frappes sans avions dans le ciel ukrainien, batteries, navires et bombardiers restants à distance de sécurité, ressemble plus que toute autre à celle des armes de vengeance V1 et V2 (Vergeltungswaffen, armes de vengeance) de l’Allemagne nazie à partir de 1944, un emploi de ressources rares pour frapper inutilement des villes parce qu’on ne sait pas quoi faire d’autre et que cela permet de montrer aux siens que l’on fait quelque chose. Il est vrai que les Alliés avaient fait bien pire aux villes allemandes, mais cela avait eu au moins une influence importante sur les opérations. Là, les frappes russes n’ont pas d’effet sur la ligne de front et il n’y a rien à venger sinon les humiliations, comme l’attaque du pont de Kertch, ou les défaites, comme la prise de Kherson par les Ukrainiens.

Ce n’est cependant pas parce qu’une stratégie ne va pas réussir qu’il ne faut rien faire. Il faut au contraire tout faire pour qu’elle échoue encore plus vite et plus complètement afin au moins d’éviter des souffrances inutiles. Les Soviétiques n’avaient pas hésité à se dépouiller de centaines de batteries anti-aériennes de toute sorte pour aider les Nord-Vietnamiens à abattre des avions américains, considérant que tout avion détruit au Vietnam n’aurait pas à l’être en Europe. À la même époque, ils n’avaient pas hésité non plus à déployer une division complète de défense aérienne, avec ses batteries de missiles et ses escadrilles de Mig-21 pour stopper la campagne aérienne israélienne, ce qui avait été l’occasion de quelques affrontements discrets avec les Israéliens mais avait permis de mettre fin à la campagne de frappes sur l’Égypte. Il ne s’agit pas pour les pays occidentaux de faire de même, sauf si la Russie franchit la première la ligne séparant la confrontation de la guerre, mais d’aider les Ukrainiens à surmonter cette campagne de frappes par l’aide humanitaire, l’aide à la reconstruction des réseaux électriques et au renforcement de la défense aérienne. Ce sera l’occasion pour nous d’apprendre comme faire face à toutes ces menaces.

À vrai dire, les stratégies de pression sur la population peuvent réussir, comme en 1918 en Allemagne où le moral s’est effondré après des années de privation mais surtout après une série de défaites militaires, ou encore en Russie un an plus tôt, après là aussi des défaites militaires mais surtout une incapacité de l’État à faire face aux besoins de la population. Ce ne sont pas les frappes allemandes, comme celles qui s’abattaient au même moment sur Londres et Paris, qui ont poussé les Russes à se soulever en février 1917, mais la faim, le froid et la nullité d’un gouvernement que l’armée effondrée n’a pas cherché à défendre, bien au contraire. Ce n’est pas la pression directe de l’étranger sur la population russe qui a fait craquer celle-ci, mais le spectacle des défaites de son armée et la gabegie de son administration. Un exemple à méditer dans ce long bras de fer que cherchent désormais les Russes.