samedi 18 février 2023

L’offensive d’hiver – Face B

Rappelons les bases : un affrontement politique, par exemple une guerre, suppose dans les deux camps d’avoir un but à atteindre et une stratégie pour y parvenir en fonction des moyens des uns et des autres. Dans le cadre de cette stratégie on met en œuvre ensuite des opérations dans différents domaines, militaire ou non, afin d’atteindre le but politique. On ajoutera le carburant essentiel de cette machinerie : l’espoir que cela serve à quelque chose.

Branloire pérenne en Ukraine

Tout cela comme disait Montaigne est « branloire pérenne », non pas au sens de spéculation vaine, mais de contextes toujours changeants. L’objectif politique ukrainien a pu ainsi évoluer de simplement survivre à l’invasion russe avec une stratégie défensive, puis l’espoir grandissant à partir de repousser l’ennemi jusqu’aux limites du 24 février, puis les victoires aidants de le chasser complètement de tout le territoire ukrainien dans ses limites de 1991.

Les ambitions russes, qui sont essentiellement celles de Vladimir Poutine, ont également évolué avec le temps dans le sens inverse de celui des Ukrainiens, la guerre étant un jeu à somme nulle. La stratégie actuelle, que l’on pourrait rebaptiser « Anaconda » si cet animal existait dans ces latitudes, est celle de la pression sur l’Ukraine et ses alliés dans tous les domaines jusqu’à ce que ça craque quelque(s) part(s) : le soutien des opinions publiques occidentales ou au moins des classes politiques, le soutien matériel, l’économie ukrainienne, la pouvoir de Volodymyr Zelensky, le corps de bataille ukrainien, le moral de la population, etc. avec possiblement un effet domino jusqu’à l’épuisement de tout espoir et donc in fine l’obligation de négocier défavorablement. On verra ensuite ce qu’il y aura à négocier, l’essentiel est de se présenter en vainqueur à la table. Cela peut prendre trois mois, trois ans ou dix ans, peu importe pour Poutine à partir du moment où l’« arrière » russe tient de gré ou de force.

C’est dans ce cadre-là que l’on peut interpréter l’opération militaire Donbass 2 en cours. En tenant compte de la médiocrité tactique de ses éléments de manœuvre mais de la supériorité de sa puissance de feu, et arguant de l’impossibilité de percer, le commandement russe exerce un martelage de la ligne de front avec un échelon unique. Cela ressemble quand même furieusement à l’opération Donbass 1 d’avril à début juillet, avec simplement plus d’hommes à sacrifier. On peut donc supposer, et les dosages d’efforts semblent le montrer, que l’objectif terrain de l’opération est le même qu’à l’époque : la conquête complète des deux provinces du Donbass.

Face à cela, et en considérant que les buts politiques n’ont pas varié, la stratégie occidentale dans la confrontation avec la Russie est également celle de la « pression craquante » par le biais des sanctions économiques, la recherche de l’isolement diplomatique et l’aide à l’Ukraine. Grâce en partie à cette aide, la stratégie ukrainienne est essentiellement militaire et vise à la destruction du corps expéditionnaire russe en Ukraine suivie de l’incapacité de la Russie à retenter l’expérience de l’invasion.

Pour détruire une armée, on ne connaît guère d’autres modes opératoires que l’attrition ou l’anéantissement. On se bat en essayant d’infliger bien plus de pertes à l’ennemi qu’à soi-même ou bien on essaie de disloquer le dispositif d’une grande unité afin de lui faire perdre sa cohérence. Dans les faits, les deux peuvent se combiner et l’opération d’attrition peut-être simplement une opération d’anéantissement qui n’a pas réussi et se prolonge. C’est un peu le cas de Donbass 1 qui visait à encercler les principales villes du Donbass encore sous contrôle ukrainien et s’est rapidement transformé en une grande bataille d’usure de gagne terrain et de matraquage d’artillerie sur des Ukrainiens qui ne voulaient rien lâcher. Avec l’unique percée de l’opération, à Poposna le 9 mai, la bataille a pu commencer à ressembler à une bataille d’anéantissement avec la possibilité d’un encerclement de forces ukrainiennes dans la poche de Lysychansk. Cela n’a pas été le cas, mais on a pu croire que le rapport de force se trouvait encore plus favorable aux Russes après la bataille du fait des lourdes pertes ukrainiennes.

C’est l’inverse qui s’est passé. Les pertes absolues russes ont été supérieures à celle des Ukrainiens. Les exemples historiques des combats de position tendant à montrer que les pertes des défenseurs sont le plus souvent plus importantes que celles des attaquants dans la phase initiale de la bataille – effet de surprise, emploi maximal de la puissance de feu – mais que les choses s’inversent si l’attaque n’a pas permis de conquérir la position ennemie et que l’on s’acharne malgré tout pendant des jours, des semaines voire des mois sur cette même position. La défense s’adapte, se renforcer, et engage des renforts de force ou de feu sur un ennemi de mieux en mieux connu, la part des feux directs s’accroît également et dans ce cadre-là frappe plus ceux qui ne sont pas enterrés.

Autrement dit, si l’objectif premier n’est pas de percer mais d’éliminer le maximum de combattants ennemis, il faut combiner une débauche d’obus dans un temps très court et une phalange qui puisse progresser protégée par le blindage et le terrain tout en projetant un maximum de feu direct – et dans ce cas mitrailleuses lourdes et canons mitrailleurs font la majorité du bilan – sur ceux qui cherchent à tenir le terrain. Une fois l’avance terminée, il faut immédiatement passer en mode défensif et verrouiller la zone tenue. C’était le principe des opérations américaines contre la ligne fortifiée en Corée au printemps 1951 dont les noms, « Tueur » ou « Eventreur », indiquent bien l’objet premier. Hors de ces conditions et s’il s’obstine, c’est l’attaquant qui finit par s’user comme lors de la bataille de la Somme en 1916.

Et puis les pertes sont relatives. Lancer Donbass 1 en avril sous cette forme alors que l’on ne dispose que de 180 000 hommes, déjà très éprouvés par le désastre de Kiev, sans renforts suffisants face à une armée ukrainienne qui a mobilisé la nation et fabrique ou renforce à tour des bras ses brigades est une aberration. On pourra arguer de la médiocrité tactique des unités russes qui ne permettait pas de faire autrement. On répondra qu’il fallait alors prendre le temps de mobiliser des forces à ce moment-là et de travailler à l’arrière pendant des mois avant de relancer une opération offensive. En croyant user l’armée ukrainienne, ce sont les Russes surtout qui se sont épuisés. Le croisement des « courbes d’intensité stratégique », pour reprendre l’expression d’Alexandre Svetchine, se sont finalement croisés encore plus tôt que prévu en faveur des Ukrainiens.

Héritant ainsi de la supériorité opérative, mélange de masse et niveau tactique moyen supérieur (NTM) les Ukrainiens ont pu contre-attaquer en menant cette fois deux opérations d’anéantissement sur les deux zones faibles de l’ennemi. Dans le premier cas dans la province de Kharkiv en septembre, ils ont pu faire une « Uzkub 1918 », c’est-à-dire une percée suivie d’une exploitation en profondeur disloquant le dispositif adverse. Dans le second cas dans la province de Kherson en octobre-novembre en faisant une « Soissons 1918 » en étouffant la tête de pont sur la rive droite du Dniepr. Ils auraient sans doute atteint leur objectif stratégique militaire s’ils avaient pu maintenir ce momentum et accumuler encore plusieurs autres batailles d’anéantissement à Louhansk ou Zaporijjia par exemple. Ils n’y sont pas parvenus, la faute à l’entropie propre des opérations qui a usé aussi les moyens ukrainiens, à la météo et aussi surtout à l’ennemi qui a su réagir. A ce stade, on peut simplement imaginer ce qui se serait passé si tous les moyens, dont les véhicules blindés de tout type, promis pour le printemps 2023 par la coalition de Ramstein avait été donné à l’été 2022.

Donbass, le retour

On se retrouve donc fin novembre au point de départ de l’été 2022 avec simplement une ligne fortifiée russe plus dense qu’à l’époque. Que faire ? Pour atteindre leur objectif stratégique actuel, les Ukrainiens n’ont d’autre choix que d’attaquer la ligne, et ce alors même que les Russes ont pris l’initiative d’une nouvelle opération offensive.

On pourrait imaginer dans l’absolu un combat mobile défensif mobile dans la profondeur. Les forces principales ne tiennent pas le terrain, mais freinent l’ennemi et lui infligent des coups dès que possible, une version à grande échelle de la « trame antichars » que l’on apprenait dans les années 1980, combinée à la corrosion de la guérilla sur les arrières. C’est ainsi que les Ukrainiens ont brillamment vaincu cinq armées russes autour de Kiev en février-mars, leur ont infligé des pertes importantes puis ont repris le terrain abandonné. Tactiquement, ce serait sans aucun doute à l’avantage des Ukrainiens, visiblement supérieur en capacités et moyens dans cette forme de combat. C’est probablement impossible pour des raisons politiques et psychologiques. Il n’est pas question de céder du terrain ukrainien, un peu comme en 1917-1918 lorsque beaucoup de généraux français refusaient de copier l’idée allemande de défense en profondeur. La bataille de Kiev a été une bataille subie.

Une autre option est de tenir fermement le terrain sur certains points mais d’attaquer ailleurs, en opération Killer ou en recherche de percée, à la manière de la résistance à l’« offensive de la paix » 15 juillet 1918 sur la Marne suivie de la contre-attaque de Villers-Cotterêts trois jours plus tard sur le flanc de l’attaque allemande. Cela suppose d’avoir les moyens de maintenir un groupe de forces, pas forcément en premier échelon, prêt à contre-attaquer sur un point faible décelé dans le dispositif adverse. Le problème est qu’on constate aussi une forte absorption des brigades ukrainiennes pour simplement tenir la ligne sous la pression russe et qu’on ne voit pas le deuxième échelon d’au moins dix brigades qui seraient nécessaires pour tenter une contre-attaque. On n’a pas forcément non plus identifié de point faible dans des positions russes qui paraissent plus solides que jamais.

La troisième option est l’usure et l’attente. Faire payer chaque mètre gagné par les Russes par des pertes très supérieures à celles des Ukrainiens, jusqu’affaiblir suffisamment l’armée russe et ensuite, et seulement à ce moment-là, reprendre l’initiative pour lancer à nouveau les batailles d’anéantissement qui seules permettent d’avancer vers la victoire. Cela demande de la patience malgré la pression ennemie, des moyens et du temps pour disposer de la masse critique nécessaire pour attaquer une ligne de défense solide. Cette masse critique est faite de moyens de feu et de choc qui doivent être très nettement supérieurs à ceux de l’ennemi dans la zone attaquée.

Il est difficile de lire dans l’articulation des forces ukrainiennes, peut-être encore plus que dans celles des Russes. Ce que l’on constate est une forte proportion des brigades de manœuvre ou territoriales engagées le long de la ligne de front et donc peu en deuxième échelon, dans la zone Poltava-Krasnohrad en particulier, pour rejoindre n’importe quel point de front, l’attaquer, percer et exploiter. Il est toujours nécessaire par ailleurs de couvrir face aux frontières russes et biélorusse, sans doute avec des brigades au repos/reconstitution. Ce que l’on constate aussi et surtout est un gros travail de fabrication de nouvelles brigades, dont une brigade blindée et huit mécanisées. Plus de 30 000 conscrits ont été appelés au service au mois de janvier, ce qui est très supérieur aux mois précédents. Contrairement aux Russes, et malgré l’urgence stratégique, il semble donc que les Ukrainiens ont apparemment choisi d’être patients avant de pouvoir réattaquer en force.

Il reste donc d’abord maintenir à déterminer si les Ukrainiens peuvent dans les trois mois à venir résister à Donbass 2 en ne perdant ni de terrain décisif (et Bakhmut n’est pas un terrain décisif), ni trop d’hommes, les deux critères rappelons-le n’était pas forcément compatibles. Le plus difficile est peut-être dans ces conditions de résister à l’idée de faire du Verdun partout, car si Verdun a montré aux Allemands la détermination française, cela a été payé de pertes supérieures chez les Français. L’essentiel dans cette phase est que Sloviansk et Kramatorsk ne tombent pas et qu’au moins deux russes tombent pour chaque ukrainien. Il restera ensuite à lancer enfin les deux ou trois batailles d’anéantissement qui manquent pour reprendre les terrains perdus depuis le 24 février et plonger l’armée russe dans l’impuissance et la Russie dans le doute. Cela demandera sans doute encore plus d’efforts que pour les victoires de septembre à novembre et bien plus que la question des véhicules, c’est l’insuffisance de l’artillerie ukrainienne qui est préoccupante.  

Si ces deux paris sont réussis, l’Ukraine se sera rapprochée de son objectif stratégique militaire de destruction de l’armée russe et de son objectif politique de libération totale de ses territoires. Elle se sera rapprochée aussi d’objets à « très forte gravité » politique comme les deux républiques séparatistes, la Crimée ou simplement l’ébranlement du pouvoir poutinien. Or, en politique comme en physique l’approche de la forte gravité transforme la physique à son approche. Nul doute que la branloire pérenne risque de bouger très fort à ce moment-là sans que personne à ce stade sache dans quel sens. Nul doute aussi que ces deux défis ne sont pas relevés, la branloire bougera également.

mardi 14 février 2023

L' offensive d'hiver

On évoque beaucoup la possibilité d’une nouvelle grande opération offensive russe, à l’occasion notamment de l’anniversaire du début de la guerre le 24 février prochain. Outre que les différentes dates attendues avec angoisse durant cette guerre n’ont guère été fertiles en évènements particuliers, il est quand même très probable que cette grande opération offensive a déjà commencé. Nous y sommes entrés progressivement par une augmentation graduelle du nombre d’attaques jusqu’à un seuil critique où la majorité des moyens sont engagés. Si l’habitude est respectée, nous en sortirons dans deux ou trois mois.

Contournement impossible, percée difficile

Cette offensive russe d’hiver ressemble tellement à celle d’avril à juin que l’on peut la baptiser « deuxième offensive du Donbass » avec probablement le même objectif de conquête complète de la province de Donetsk et toujours le même flou sur l’objectif politique recherché au-delà de cet objectif militaire.

Cette nouvelle offensive a lieu simplement sur une ligne de front plus réduite qu’en avril puisque la tête de pont de Kherson a disparu et que les Russes ont été presque entièrement chassés de la province de Kharkiv, mais elle a lieu uniquement « plein fer » sur cette ligne. Il est vrai qu’il est difficile pour les Russes, comme pour les Ukrainiens d’ailleurs, de faire autrement.

On ne peut projeter de forces par-dessus la ligne par une opération aéroportée ou héliportée, par manque de moyens de transport pour les Ukrainiens et surtout pour tous par la densité des défenses antiaériennes qui rendrait l’expérience extrêmement périlleuse. Il n’est pas possible non plus de contourner par la mer à la manière du débarquement américain à Inchon en Corée en septembre 1950. Là encore, les moyens manquent pour réaliser des opérations amphibies de grande ampleur et les côtes sont trop dangereuses d’accès. Et puis, même y parvenant, il faudrait par air ou par mer, être capable d’alimenter, tenir puis agrandir la tête de pont formée, et ce n’est pas évident. Un franchissement offensif du Dniepr d’un côté comme de l’autre engendrerait des problèmes similaires, tant l’obstacle est important. Les Russes y sont parvenus un peu par surprise au tout de début de la guerre, avant de se retrouver bloqués puis refoulés. Ils ne bénéficieraient plus, ni les Ukrainiens, de telles conditions favorables.

Les Russes peuvent enfin tenter de contourner la ligne de front en passant par leur frontière ou celle de la Biélorussie qui constituent des murs politiques infranchissables pour les Ukrainiens. L’état-major de la 2e armée a été installé en Biélorussie avec peut-être 8 à 10 000 hommes. On assiste aussi à une concentration de forces dans la province de Belgorod, sans doute sous le commandement de la 20e armée. À ce stade, c’est clairement insuffisant pour imaginer menacer à nouveau Kiev. Ces deux armées sont surtout des cadres de formation de troupes à l’heure actuelle, et dans le cas de la province de Belgorod participent à la promotion de l’idée que la Russie et même la Biélorussie sont menacées. D’un point de vue ukrainien, même si on agite cette menace, car il faut toujours stimuler l’attention des Occidentaux et leur désir d’aider, il est probable que l’on aimerait bien que les Russes tentent à nouveau de pénétrer en Ukraine par ces côtés afin de leur infliger presque à coup sûr une défaite majeure.

NTM en Ukraine

Car il n’y a pas que des questions de géographie ou d’équipements adaptés. Il y a aussi ce qu’une armée est réellement capable de faire face à un ennemi donné ce que l’on appeler la « puissance relative ». C’est fondamentalement l’association d’une masse de moyens et de compétences. Ces compétences elles-mêmes peuvent évoluer selon plusieurs facteurs. L’un d’entre eux est l’incitation à apprendre, s’adapter, innover. Cette incitation évolue en fonction de l’ampleur des défis à résoudre et de la confiance que l’on a à y parvenir. Sans stress organisationnel, disons en temps de paix, l’incitation à évoluer est beaucoup plus faible qu’alors qu’il y a des missions dangereuses et des défis multiples à résoudre. Autrement dit, les leçons sont plus chères, mais on apprend et on évolue beaucoup plus vite lorsqu’on combat pour de vrai, justement parce que les leçons sont chères. Le niveau tactique moyen (NTM) progresse et si en parallèle le nombre d’unités augmente, la puissance relative de l’armée augmente au carré.

Bien évidemment, cette incitation va produire des effets plus ou moins importants en fonction de l’écosystème d’apprentissage. Face à des défis similaires, certaines armées vont plus progresser et plus vite que d’autres selon, sans entrer dans le détail, leur capacité interne à susciter, promouvoir puis imposer des idées nouvelles. À cet égard, et même s’il ne faut pas l’idéaliser dans ce domaine, l’armée ukrainienne a incontestablement une plus grande propension à apprendre et innover que l’armée russe. Après un an de guerre, ce constat est inchangé.

Un autre facteur essentiel est le niveau de pertes. Il est difficile de capitaliser une expérience collective quand trop de membres meurent ou disparaissent parce que blessés ou mutés ailleurs. En mars et en mai 1918, les divisions mobiles allemandes percent les lignes de défense britanniques puis françaises et il faut donc les affronter en terrain libre hors de la zone des tranchées. Face à ce nouveau défi, les artilleurs français s’en sortent plutôt bien car il y a encore parmi eux beaucoup de vétérans de 1914. Innover, c’est parfois se souvenir et il leur suffit de puiser dans les expériences passées analogues pour trouver des solutions. Les fantassins français en revanche, qui subissent depuis le début des pertes très supérieures à celle des artilleurs, n’ont de leur côté plus de vétérans de 1914. Ils ne connaissent que le combat de tranchées et il leur faut tout réinventer sous le feu.

Pourquoi parler de cela à l’occasion de cette offensive d’hiver en Ukraine ? Parce que le NTM est une donnée stratégique suprême. L’armée russe en Ukraine est maintenant plus nombreuse qu’à l’été avec l’arrivée des mobilisés, les mobiks. Elle dispose même peut-être de 180 bataillons de manœuvre, mais le taux de perte et de turn over a été tél que ces bataillons, certes très hétérogènes entre un bataillon de mobiks et une unité de Wagner + (hors ex-prisonniers), restent d’une qualité tactique médiocre. Quand une unité, pourtant d’élite au départ, comme la 155e brigade d’infanterie navale doit être reconstituée deux fois, on peut imaginer qu’elle a eu du mal à capitaliser sur son expérience ou par exemple que les soldats formés au feu et qui auraient pu constituer de bons sous-officiers ne sont simplement plus là. Le NTM conditionne largement la forme des combats. Avec des soldats, des cadres et des états-majors bien formés on peut organiser des combats ou des batailles complexes, sans cela c’est impossible. Dans ce cas, il n’y a que deux solutions, soit on attend pour rehausser le niveau tactique moyen et pouvoir ensuite organiser des opérations plus ambitieuses, soit on attaque tout de suite mais très pauvrement tactiquement.

Face aux offensives ukrainiennes de l’automne, les Russes ont réussi une « Hindenburg 1917 », du moins ils en ont réussi les premières phases avec la mise en place d’une solide ligne de défense sur le front et la mobilisation des forces en arrière. À l’abri de ce bouclier, les Allemands avaient alors tenté d’étouffer le Royaume-Uni par la guerre sous-marine à outrance. On peut la comparer à la campagne des missiles sur le réseau énergétique ukrainien. Mais ils ont surtout travaillé. Après avoir récupéré des forces du front russe, ils ont durant l’hiver 1917-1918 la patience de reconstituer une masse de manœuvre à base de divisions recomplétées, réorganisées et entraînées pendant des semaines sur de nouvelles méthodes. Le problème pour eux est que les Alliés ont également beaucoup travaillé dans cette période. Les opérations de 1918 se trouvent de part et d’autre d’un niveau de complexité impossible à atteindre avec les compétences de 1916 à l’époque des batailles de Verdun ou de La Somme. Il est d’ailleurs probable que dès les années 1920, après la démobilisation des forces on ne soit déjà plus capable de les organiser.

Bref, devant ce dilemme, par pression politique ou pour prendre l’initiative les stratèges russes ont décidé d’attaquer tout de suite et donc très pauvrement à base, comme d’avril à juin, d’assaut de bataillons sous appui d’artillerie, mais avec peu de fantassins compétents et trois fois moins d’obus. Disons-le tout de suite, cela se paye mécaniquement de lourdes pertes, trois fois plus chaque jour que pendant la première bataille du Donbass selon les chiffres ukrainiens, il est vrai à prendre toujours avec précautions. Les Russes restent donc sciemment dans une trappe à incompétence.

L’assommoir arithmétique

Ces attaques ont lieu sur l’ensemble du théâtre d’opérations avec une distribution des forces russes plutôt dense et équitable, autrement dit dispersée et sans deuxième échelon. Cela indique déjà qu’il n’y a pas de volonté réelle de percer, mais simplement de pousser et à défaut de fixer et d’user.

On se souvient que le secteur de Kherson avait été très renforcé au cours de l’été, trop sans doute. On y retrouve toujours les 49e armée et 5e armée, plus le 22e corps d’armée et qui tiennent la rive gauche du Dniepr avec des forces réduites. En arrière, la petite 29e armée sert de réserve à proximité de la Crimée. C’est un ensemble disparate privé de la plupart de ses unités de manœuvre les plus lourdes au profit bataillons légers, une vingtaine au total. Le premier échelon sert de « mur du Dniepr » et mène surtout une bataille d’artillerie et de commandos le long du front. L’arrière sert sans doute surtout de zone de réserve et reconstitution. On y trouve notamment plusieurs divisions et brigades d’assaut par air éprouvées par les combats.

Le secteur de Zaporijjia est plus actif. La 35e armée, réduite, tient la centrale nucléaire d’Enerhodar et la rive sud du Dniepr, mais la 36e armée a renforcé la 58e armée sur la ligne de contact. L’ensemble, qui représente entre 30 et 40 bataillons de manœuvre, est insuffisant pour une opération offensive de grande envergure, mais permet de mener des attaques locales sur Orikhiv et Vuhledar, qui fait partie de l’oblast de Donetsk. Ce sont deux points clés de la zone. Orikhiv est un carrefour routier important qui commande toute la manœuvre à l’ouest du front de Zaporijjia, sa possession offrirait à la fois une base de départ éventuelle pour des attaques futures ou au contraire en priverait les Ukrainiens. Vuhledar de son côté est surtout une base de feux, et peut-être plus tard de manœuvre, ukrainienne qui menace avec l’artillerie à longue portée tout le réseau de communication entre Donetsk-ville et Marioupol. Sa conquête, qui est loin d’être réalisée, soulagerait l’approvisionnement de toute la zone sud occupée par les Russes, un axe d’autant plus important que celui venant de Crimée a été endommagé. En résumé, la mission du secteur de Zaporajjia semble être surtout de rectifier la ligne à son avantage en s’emparant de point clés et en fixant le maximum de forces ukrainiennes au profit de l’attaque principale.

Cette attaque principale a lieu évidemment dans le Donbass dont les deux provinces forment en réalité trois secteurs regroupant plus d’une centaine de bataillons de manœuvre. Le plus au sud, le secteur de Donetsk-ville, est occupé par la 8e armée russe et le 1er corps d’armée DNR et vise, comme depuis le début de la guerre, à repousser les forces ukrainiennes au-delà de la ville et hors de la position fortifiée qu’ils tiennent depuis 2015. Il s’agit plus d’une opération de pression, aux gains limités à quelques villages, que d’une tentative de percée et de dislocation. Le secteur le plus au nord est celui de la province de Kharkiv. On y trouve la 1ère armée blindée de la garde, la 4e division blindée en particulier, et les 14e et 68e corps d’armée. Sa mission semble être de protéger la frontière de la province de Louhansk, en débordant par le nord de la ligne de contact à l’intérieure de la province de Kharkiv. Son objectif immédiat est le bourg de Dvoritchna en tête de pont au-delà de la rivière Oskil et son objectif ultérieur semble être Koupiansk. Plus au sud la 41e armée russe tient la région de Svatove.

L’effort russe est porté entre les deux, sur un secteur que l’on peut baptiser « Kreminna-Bakhmut » du nom des deux batailles aux extrémités d’une opération offensive générale en direction de Sloviansk-Kramatorsk. L’effort à Kreminna est porté par la 20e armée et le 3e corps d’armée, avec la 7e division d’assaut par air (VDV) comme fer de lance. Il s’agit de ce côté de repousser les Ukrainiens vers la rivière Oskil et de pénétrer à nouveau dans la zone forestière de la rivière Donets en direction de Lyman et Siversk. L’effort est appuyé au sud depuis Lysychansk par le 2e corps d’armée LNR renforcé de bataillons de mobilisés russes. De son côté, l’effort à Bakhmut est porté par la société Wagner, dont les effectifs sur place équivalent à celui d’une armée régulière russe, mais renforcée de la 106e division d’assaut aérien et de brigades d’artillerie de la 8e armée. L’attaque sur Bakhmut progresse lentement, mais inexorablement au nord et surtout au sud-ouest de la ville. La zone tenue par les Ukrainiens commence à former nettement une poche qui n’est plus par ailleurs alimentée que par un petit axe. La question de l’abandon de Bakhmut ou d'une contre-attaque par les Ukrainiens se pose forcément.

En résumé, d’un point de vue russe l’offensive progresse et use l’armée ukrainienne. Grâce à un apport régulier de forces par une mobilisation désormais sans limites des hommes et de l’industrie, le général Gérasimov peut espérer par une pression continue conquérir le Donbass pour l’été 2023. Il sera temps alors en fonction des rapports de forces de décider de l’évolution des buts stratégiques. Dans tous les cas, alors que le pays résiste à la pression extérieure des sanctions et qu’il n’y a pas de troubles internes, le temps semble jouer en faveur de l’assommoir arithmétique russe.

On compare parfois le conflit en Ukraine avec la guerre de l’hiver 1939-1940 entre l’URSS et la Finlande, en faisant le parallèle entre la détermination et des succès des Finlandais et des Ukrainiens face à un envahisseur incomparablement plus puissant. On oublie de mentionner que les Soviétiques l’ont finalement emporté par une débauche de moyens et de sacrifices. Après des mois d’efforts et 350 000 morts ou blessés (six fois plus que les défenseurs) les Soviétiques ont finalement percé la ligne Mannerheim et poussé le gouvernement finlandais à reconnaître sa défaite et négocier défavorablement. C’est très probablement comme cela que l’on voit les choses à Moscou. L’expérience de cette guerre tend pourtant à montrer que les prévisions au-delà de trois mois ne valent pas grand-chose.

La guerre se fait toujours au moins à deux, la prochaine fois, on parlera du camp ukrainien.

mardi 7 février 2023

Pour en finir avec la cobelligérance

Une des rares victoires russes de la confrontation avec l’« Occident global » est d’avoir réussi à introduire le mot « cobelligérant » dans le débat. Dans les faits, ce mot n’apparaît que très rarement dans les affaires stratégiques et pour cause puisqu’il désigne le fait d'être en guerre contre un ennemi commun sans alliance militaire formelle, ce qui n’arrive que très rarement. L’Union soviétique attaquant la Pologne deux semaines après l’Allemagne en septembre 1939 en constitue un exemple. Le terme « cobelligérant » a pourtant été utilisé très tôt par la diplomatie russe dès lors que des pays ont décidé d’aider l’Ukraine envahie, et surtout de l’aider militairement. Il s’agissait alors d’abord de démontrer qu’en aidant militairement l’Ukraine, les pays occidentaux ne devenaient pas complètement des « ennemis », puisque le terme n’était prudemment pas utilisé, mais plutôt des « presque ennemis » s’approchant dangereusement du seuil de la guerre ouverte, ce que personne ne veut. Une aide jugée trop « escalatoire », sans que l’on sache trop en quoi, susciterait alors des réactions du même ordre, sans que l’on sache non plus lesquelles. Bref, il s’agissait d’introduire l’idée, portée ensuite par les sympathisants conscients ou non, que « l’aide c’est la guerre ».

Les gouvernements se sont crûs obligés de répondre à l’accusation. En France, la ministre des armées employait le terme dès le 1er mars pour expliquer qu’au grand jamais ce ne serait le cas (ce qui est une évidence, au pire on serait alliés de l'Ukraine dans une guerre que la Russie nous aurait déclaré). Emmanuel Macron expliquait dès le 7 mars vouloir « stopper cette guerre sans devenir nous-mêmes des belligérants » tandis que plusieurs personnalités politiques d’opposition estimaient que simplement fournir des armements à l’Ukraine « ferait de nous des cobelligérants ». On rappellera qu’en France la ligne de comportement vis-à-vis de la Russie, telle qu’elle est exprimée dans tous les Livres blancs et revues stratégiques depuis 2008 est, malgré les attaques et l’intrusion en tout genre, le « dialogue ferme ». A ce stade de la guerre russo-ukrainienne, il s’agit donc encore de « persuader » la Russie d’arrêter son invasion par un calcul coûts-profits. On cherche à faire monter les coûts pour la Russie par des sanctions économiques et on aide l’Ukraine à se défendre, obligation morale si on veut que le droit international soit respecté et ce qui a aussi pour effet de faire monter les coûts militaires pour la Russie.

C’est à ce moment-là aussi que l’on se répand en explications sur la distinction entre équipements non létaux et armes qui elles-mêmes sont forcément « défensives », ou encore « non escalatoires » car non agressives. Cela rappelle immanquablement les débats de l’entre-deux-guerres sur le thème « le char est-il une arme offensive ? » et si c’est le cas, un État pacifique doit-il en posséder ? N’est-ce pas une provocation, une menace pour les voisins ? Ligne Maginot = bien ; chars de bataille = pas bien. C’est évidemment absurde, ce sont les opérations qui sont offensives ou défensives, pas les moyens qui y sont utilisés. Les armes « défensives » ou « offensives », pour ne pas dire « offensantes », ont cependant encore de beaux jours devant elle.

Dans les faits, les choses sont pourtant simples. Soutenir un État en guerre sans combattre soi-même n’est pas être en guerre contre l’ennemi de cet État. Quand l’Union soviétique fournit au Nord-Vietnam en guerre contre les États-Unis, le Sud-Vietnam et leurs alliés des centaines de milliers de tonnes d’équipements pour une valeur totale pour 1965-1975 d’environ 110 milliards d’euros actuels, personne ne songe à la qualifier de cobelligérante. Idem pour la Chine qui fait la même chose à moindre échelle. Et pourtant, des milliers de soldats américains vont périr directement à cause de cette aide comme par exemple l’énorme capacité de défense aérienne – canons, missiles et avions de chasse – fournie. Ces choses paraissent comme normales et évidentes dans la cadre de la guerre froide. Cela n’empêche pas dans le même temps des relations diplomatiques presque normales entre Soviétiques et Américains et même des accords importants, comme ceux relatifs à la limitation des armements nucléaires.

On rétorquera que le territoire des États-Unis n’était pas menacé par cette aide, et qu’il n’y avait donc pas au Vietnam d’enjeux vitaux engagés pour les Américains. Malgré des discours grandiloquents du genre « le sud-est asiatique est l’avenir du monde et si on ne combat pas il sera sous le contrôle des communistes chinois, ce qui est inacceptable », ce qui est à peu près la teneur du discours sur l'état de l'Union de Nixon en 1970, cela est vrai. Lorsque les Russes ont voulu déployer des missiles nucléaires à Cuba, les réactions ont été plus vives que lorsqu’ils ont été placés en Europe de l’Est, et si la guerre s’était passée au Mexique plutôt qu’au Vietnam, les perceptions auraient sans doute été différentes. Car et c’est bien là toute la difficulté du jeu subtil de l’escalade qui réside, comme au poker, dans sa subjectivité. On ne sait pas forcément très bien ce qui peut provoquer une réaction adverse - pas « ennemie » précisons-bien puisqu’il n’y a pas guerre -  d’autant plus que les choses peuvent évoluer dans le temps ou que l’on ne se comprend pas forcément très bien.

Au début d’octobre 1950, après avoir vaincu l’armée nord-coréenne dans le sud, les Américains et Sud-Coréens décident de pénétrer en Corée en Nord afin de réunifier le pays. Cela ne plaît ni à l’Union soviétique, ni surtout à la Chine populaire qui multiplie les gestes – déclarations, mouvements de troupes, parades – pour faire comprendre qu’elle est prête à entrer en guerre pour sauver la Corée du Nord. Tout cela paraît trop sibyllin aux Américains qui poursuivent la conquête du Nord. Début novembre, les Chinois effectuent même un ultime avertissement conventionnel en attaquant les forces américaines en pointe, avant de se replier derrière la limite du fleuve Yalu. Les Américains interprètent cela comme un signe de faiblesse et continuent. A la fin du mois, les Chinois lancent donc une offensive générale qui inflige une sévère défaite aux Américains. Cet évènement contribuera plus tard à dissuader ces derniers d’envahir le Nord-Vietnam.

On ne sait pas forcément comment l’adversaire perçoit les choses, à moins d’avoir des renseignements de première main. Et encore une taupe dans le premier cercle du pouvoir adverse peut aussi se tromper et dans tous les cas joue pour son propre compte. On suppute aussi sur ce que cet adversaire peut faire. Si on considère qu’il est impuissant, par manque de moyens ou de volonté, il n’y a, en théorie, aucune limite à l’aide à apporter au pays soutenu puisqu’il n'y aura pas de réaction. Mais dans le cas de la Russie, c’est peu probable. On a donc tâtonné avec l’Ukraine. On a aidé et puis on a vu ce qui se passait. 

Reprenons les trois critères de décision évoqués récemment par Emmanuel Macron quant à l’envoi de chars Leclerc en Ukraine : utile, non escalatoire et sans nous affaiblir. Lorsque la guerre commence en février 2022, on envoie d’abord des équipements légers comme des missiles antichars ou antiaériens portables. C’est évidemment tactiquement utile et ce d’autant plus que c’est assez rapidement absorbable par les forces ukrainiennes. Cela ne nous affaiblit pas trop dans un contexte où on estime généralement que cela ne suffira pas à arrêter les Russes. Il faut peut-être en garder sous le coude au cas où la guerre s’étendrait en Europe de l’Est. On s’empresse aussi de qualifier tout cela de « défensif » pour réduire le coefficient escalatoire de l’aide (CEA) et on se prépare à toutes les rétorsions possibles dans les champs de la confrontation (cyberespace, économie, influence, etc.). Finalement, non seulement la Russie réagit peu, hormis par ses déclarations et une carte nucléaire faible (mise en alerte modérée sans menace concrète), mais en plus les Ukrainiens résistent.

Que faire ? Vladimir Poutine ne renonce évidemment pas devant les coûts induits. Bien que très éloignées des objectifs initiaux, les forces russes ont quand même conquis des territoires non négligeables en Ukraine. Et, puis à partir d’un certain seuil, les coûts incitent même à poursuivre, ne serait-ce que pour les justifier ou « se refaire ». Poutine n’est donc étrangement pas persuadé par notre diplomatie que « cela ne vaut pas le coup » et ne retire pas ses forces.

On reste dans un schéma de guerre conventionnelle industrielle tout à fait classique, qui lorsqu’elle ne se termine pas très vite (et se transforme éventuellement en guérilla comme en Irak en 2003) a tendance à durer très longtemps. Il faut trouver autre chose. Les Russes imposent une longue guerre d’usure et de positions. On y répond par une aide plus massive. On s’affaiblit forcément un peu tant l’hypothèse d’avoir à mener ou soutenir une guerre conventionnelle longue n’a pas été anticipée. Il n’y a ni stocks ni capacité à remonter en puissance très vite et aider massivement avec des équipements lourds, comme les pièces d’artillerie qui constituent l’urgence du moment, c’est forcément prendre dans notre muscle. Dans le même temps, la Russie perd aussi ses muscles en Ukraine et ne représente plus dans l’immédiat une menace pour les pays d’Europe centrale.

Et puis, la Russie n’a pas beaucoup réagi à la première vague de soutien militaire, par crainte également de l’escalade ou peut-être simplement parce qu’elle ne pouvait pas faire grand-chose. Elle se contente de ressortir la carte nucléaire et d’ajouter le thème « poursuivre l’aide à l’Ukraine, c’est faire durer ses souffrances » au discours initial. Cela permet à des personnalités en mal d’existence exprimer leur détestation des « va-t-en guerre », mais seulement s’ils sont ukrainiens ou occidentaux. En même temps, cela tombe bien puisque ce conflit dont tout le monde perçoit la dangerosité est peut-être le premier où il n’y a justement pas de courant interventionniste comme on a pu en connaître dans le passé depuis les conflits en ex-Yougoslavie. La très grande majorité de la population soutient l’idée d’aider l’Ukraine, mais personne ne veut faire la guerre à la Russie. On voit donc des Don Quichotte s’élancer contre des monstres imaginaires, qui ont au moins le mérite de permettre de combattre sans autre risque que le ridicule.

Peu de réactions russes donc, et aucune ligne rouge réellement tracée, mais on ne sait jamais. Il y a un consensus pour estimer que le CEA sera élevé si les armes fournies peuvent servir à attaquer en masse et en profondeur (escalade verticale d’intensité) le sol russe (escalade horizontale géographique). On considère alors, sans doute avec raison, que cela nourrirait le discours russe selon lequel cette « opération spéciale » est bien une guerre défensive contre une agression existentielle de l’OTAN, atténuerait les échecs en Ukraine (« ce n’est pas l’Ukraine, c’est tout l’Occident global qui est contre nous ») et justifierait la stalinisation complète du pays ainsi qu’une montée aux extrêmes. Les armes fournies sont donc « bridées », techniquement (pas de munitions à trop longue portée) et politiquement avec la garantie, sous peine de cessation de crédit, de ne pas les utiliser pour attaquer ouvertement la Russie. A cet égard, la fourniture de chars de bataille, à part le fait de nourrir les fantasmes sur les Panzerdivisionen, ne présente pas de CEA particulier, en tout cas moins que des lance-roquettes multiples par exemple. On n’imagine pas une seconde les brigades blindées ukrainiennes foncer vers Kursk.  Ce n’est jamais une bonne idée et les Ukrainiens le savent puisqu’ils étaient dans les rangs de l’Armée rouge. Les avions de combat dont on parle maintenant, c’est un peu autre chose puisqu’ils ont la possibilité, à condition de franchir une défense du ciel très dense, de pénétrer en profondeur dans le territoire russe. CEA plus élevé pour une utilité moindre, cela méritera sans doute plus de débats que pour les chars de bataille.

Soyons un peu clairs dans le flou de l’avenir. Après un tel investissement, une défaite de l’Ukraine serait également une défaite majeure pour nous, pour notre position dans le monde, mais aussi pour le droit international qui pourrait être bafoué impunément. La menace russe peut-être affaiblie un temps par l’effort, et peut-être toujours engluée dans une guérilla sans fin en Ukraine, se reporterait immanquablement sur l’Europe qui est désormais et pour longtemps considérée comme un adversaire par la Russie. Il est vrai que ce sera sans aucune doute encore également le cas si la Russie perd, humiliée ou pas, avec ou sans garanties de sécurité. Il faudra au passage peut-être expliquer un jour par quoi un pays comme la Russie, accessoirement la plus grande puissance nucléaire au monde, peut-il vraiment être menacé. Et puis il y a les fameux troubles russes qu’il faut éviter. Comme si on pouvait quelque chose au fait que la Russie soit devenue un pré-Game of Thrones attendant la mort du roi vieillissant entouré de purs bandits avec leurs armées comme les Zolotov, Prigojine ou Kadyrov, de services de Siloviki rivaux également armés ou d’oligarques mafieux. Dans un, dix ou quinze ans, il y aura forcément des troubles en Russie. Ce n’est pas une bonne nouvelle, mais le fait d’aider ou pas l’Ukraine n’y change pas grand-chose. Au pire, on peut se dire qu’il vaut mieux que ce pays soit dans notre camps à ce moment-là.

Donc, continuons à aider l’Ukraine et le plus massivement sera le mieux si on veut des résultats décisifs dans pas trop longtemps, et puis adaptons nous aux problèmes à venir en gardant le cap de nos intérêts stratégiques. Or, des problèmes à résoudre, il y en aura beaucoup. Pour y faire face, il vaudra mieux être costaud militairement et pour une fois y avoir un peu réfléchi avant.