lundi 27 septembre 2021

Pour le caporal-chef Maxime Blasco

Publié dans Le Figaro, ce jour.

Nous sommes dans la nuit du 14 juin 2019 au Mali. Ils sont trois dans l’hélicoptère Gazelle, Kevin et Adrien dans le cockpit et Maxime, le tireur d’élite, à l’arrière les pieds sur les patins. Tous les trois sont engagés dans un combat qui a déjà commencé depuis plusieurs heures contre une quarantaine de combattants djihadistes. Cela se passe mal. Dès son arrivée dans la zone, l’hélicoptère est accroché, percé et chute. Le crash est très rude et tous se retrouvent brisés à l’intérieur alors qu’un incendie menace de tout faire exploser. N’écoutant que son courage, qui lui disait beaucoup, Paco, le chef de bord de l’hélicoptère Tigre évoluant à proximité, décide de se poser à une cinquantaine de mètres de là pour tenter de récupérer ses camarades au milieu de la zone de combat. Voyant cela et les flammes qui montent, Maxime surmonte ses douleurs et va chercher ses deux camarades encastrés dans le cockpit. Ils sont incapables de marcher. Qu’à cela ne tienne, Maxime les traîne jusqu’au Tigre. Petit détail : l’hélicoptère Tigre n’a aucune capacité de transport. Les trois hommes s’accrochent donc comme ils peuvent au train d’atterrissage et tiennent à la force des bras pendant les cinq minutes de vol jusqu’à un lieu plus sûr. En tout, du crash au posé du Tigre, douze minutes de courage pur.

Vous en avez entendu parler? Il est probable que non, même si un petit reportage a été fait et bien fait. Éternel problème : la France a des hommes et des femmes ordinaires qui font régulièrement des choses extraordinaires loin de chez eux, mais peu le savent. Et quand par chance, on les voit sur le petit écran, on ne cite que rarement leur nom complet.

Maxime est tombé le 24 septembre dernier. Pour l’honorer complètement, on peut donc enfin dire son nom complet : Maxime Blasco. Pas sorti d’une grande école, pas riche héritier, pas joueur au Paris–Saint-Germain, pas influenceur sur Instagram, Maxime n’avait pas de chance de faire la une, sauf peut-être en passant par le Meilleur Pâtissier, son premier métier. En fait, la pâtisserie ce n’était pas son truc, son truc, comme beaucoup d’hommes et de femmes qui s’engagent dans un régiment de combat c’était justement le combat. Il a voulu une vie forte en échange du risque qu’elle soit brève et comme il était des Alpes, il s’est engagé au 7e bataillon de chasseurs alpins où il a trouvé ce qu’il cherchait. Dès sa première opération, en Centrafrique, Maxime a participé au combat de Batangafo au nord du pays les 4 et 5 août 2014. Ce combat très violent a fait au moins 70 morts parmi ceux qui avaient attaqué les soldats français qui n’avaient alors eu que deux blessés, sans doute pas assez pour que cela intéresse plus les médias que les fausses accusations de pédophilie dans la même région. Mais si on ne veut pas les voir et si l’armée ne sait pas les montrer, les bons combattants sont au moins reconnus en interne. Maxime Blasco, alors tireur d’élite, a reçu là la Croix de la Valeur militaire et sa première citation. Pour les non-initiés, c’est la version de temps de paix de la Croix de guerre, qui récompense de la même façon le courage au combat. Pour dévoiler la suite, Maxime Blasco en recevra quatre en sept ans.

Car bien entendu cela ne s’est pas arrêté là. Comme il était très bon, il a rapidement rejoint le Groupement de commandos montagne, ce qui se fait de mieux à la 27e brigade d’infanterie de montagne. À partir de là, il a rejoint tous les ans à partir de septembre 2016 et pour quatre mois à chaque fois, l’unité d’intervention aéromobile au camp de Gao au Mali. Il a donc enchaîné aussi les combats à terre ou depuis l’hélicoptère où il servait comme tireur d’élite, un rôle d’autant plus lourd que l’on voit qui on tue et qui est également essentiel dans des engagements où il faut à tout prix éviter de tuer des innocents. L’importance des tireurs d’élite est considérable dans notre armée, quasi stratégique quand on considère le poids d’une seule erreur. Clint Eastwood a fait un film sur l’un d’entre eux, mais Clint Eastwood est américain et Maxime Blasco était infiniment plus humble que Chris Kyle, mais tout aussi accroché à sa mission et à ses potes, refusant tout poste «tranquille» après ses blessures pour les rejoindre plus vite.

Plein de combats donc, dont un où il a stoppé un convoi ennemi à lui tout seul et cette fameuse nuit de juin 2019. Au bout du compte, Maxime Blasco est un des Français qui a fait le plus de mal à nos ennemis djihadistes. Le président de la République l’a même décoré de la Médaille militaire, il y a quelques mois seulement. Il faudra qu’on arrête un jour cette distinction aristocratique entre la Légion d’honneur pour les officiers et la Médaille militaire pour les autres, mais il faut que les Français se rendent compte que recevoir la Médaille militaire comme caporal-chef après neuf ans de service, c’est très exceptionnel. C’est recevoir une médaille d’or aux Jeux olympiques, mais discrètement.

Mais le combat est aussi forcément un risque. Pénétrer dans une zone de danger, c’est lancer un dé. Selon le résultat, on en sort le plus souvent indemne, on est parfois blessé dans son corps et son âme, on y perd aussi de temps en temps la vie. Le 24 septembre dernier, dans cette mission de reconnaissance près de la frontière burkinabé, le dé est mal tombé. L’ennemi n’était pas détruit après le passage des Tigre et il restait encore un homme pour tirer à bout portant sur Maxime, qui n’a sans doute et comme souvent, même pas vu qui lui tirait dessus. Comme les héros de l’Illiade, le puissant destin s’est emparé de ses yeux et son âme s’est envolée sans souffrir. Celle de son ennemi n’a pas tardé à le rejoindre.

Ce n’est pas parce que nos soldats tombent que nous perdons les guerres. Si nos soldats tombent, c’est parce que nous acceptons comme nation qu’ils prennent des risques, ce qui reste à ce jour le seul moyen de vaincre nos ennemis. Pour autant, ils sont peu nombreux ceux qui acceptent de pénétrer volontairement dans ces bulles de violence, quelques dizaines de milliers tout au plus. Ils constituent un trésor national qui mérite sans doute plus, plus de moyens, d’attention, de considération. À tout le moins, le minimum est de ne pas attendre qu’ils soient tombés pour voir qu’ils sont grands.

jeudi 23 septembre 2021

La malédiction de l'indicateur vert

Comme presque tout le monde, j’ai été surpris par l’effondrement soudain du château de cartes patiemment et coûteusement mis en place pendant des années par la Coalition menée par les Américains en Afghanistan. Je n’aurais pas dû, tant le décalage entre la peinture qui est faite d’une situation stratégique et la réalité est souvent très grand. Il ne s’agit pas forcément d’un mensonge délibéré, mais plutôt d’un processus collectif plus ou moins conscient de production d’une vision tellement simplifiée et optimiste des choses qu’elle finit par ne correspondre à la réalité que par hasard. Or, le hasard, ici synonyme de ce que l’on ne comprend pas vraiment, finit toujours par se retourner.

Beaucoup de crises stratégiques modernes ressemblent en fait à la crise des subprimes en 2007. Des gens vendent des produits financiers auxquels personne ne comprend rien, y compris les vendeurs, mais qui sont étiquetés fiables par des institutions qui ont intérêt à minimiser le risque. D’autres gens les achètent en ne comprenant rien, mais en faisant d’autant plus confiance aux indicateurs de fiabilité qu’ils gagnent de l’argent. Les achats massifs confortent alors les vendeurs dans l’idée qu’ils doivent continuer. Tout le monde est content puisque tout le monde est apparemment gagnant jusqu’à ce qu’on découvre que le roi est nu. On appelle cela aussi le «moment de Minsky». L’optimisme fait alors place à une dépression brutale. Quelques illustrations sur les vingt dernières années.

Green Lantern

Nous sommes au mois de mars 2004 en Irak, le général Swannack commandant la 82e division aéroportée américaine rend public son rapport de fin de mission dans la province irakienne d’Anbar. En lisant le résumé pour le lecteur pressé, on comprend qu’il est très content de lui. En lisant la suite, on s’aperçoit qu’il s’agit surtout d’un bilan comptable, avec des inputs d’un côté : nombre de patrouilles, de soldats et policiers irakiens formés, d’argent dépensé dans les actions auprès de la population, etc., et des outputs de l’autre qui font office de résultats : nombre d’ennemis neutralisés, nombre d’attaques contre les troupes américaines et pertes américaines. Pour rendre le tout plus sexy, on trouve quelques photos de raids héliportés et les cartes à jouer représentant les dignitaires du régime de Saddam Hussein qui ont été éliminés.

Pour relier tout cela une explication simple : les résultats sont passés du rouge au vert grâce à ce que nous avons fait. Logiquement, tous les gens qui lisent ce rapport, commandement militaire, décideurs politiques, membres du Congrès, journalistes, n’importe qui en fait, ont tendance à faire, comme le propose le général Swannack, de la corrélation entre les inputs et les outputs une causalité. Qui plus est, ce que dit le général est corroboré par les rapports de fin de mission, très semblables, des trois autres commandants de division. L’un d’entre eux, le général Odierno déclare au même moment qu’après la capture de Saddam Hussein en décembre 2003, la rébellion est en à genoux et qu’il n’y a aura plus de problème en Irak dans quelques mois. La très puissante preuve sociale, tout le monde dit pareil = vrai, renforce donc la première impression. Pire, elle s’autoalimente. Les discours premiers sont repris et souvent encore simplifiés par tous ceux, politiques et médias, réseaux divers, qui ont envie et intérêt à ce que cela soit vrai. Ils deviennent donc encore plus vrais, et d’autant plus que l’expression publique d’une opinion est une colle forte. Il est très difficile de s’en détacher ensuite.

Il se dégage de tout cela l’idée que l’on peut envisager la suite des évènements avec confiance. Les successeurs de ce premier contingent américain n’auront plus qu’à gérer la transition politique de l’autorité provisoire de la Coalition avec un nouveau gouvernement irakien et militaire avec les nouvelles forces de sécurité locale. Ce n’est pas du tout ce qui va se passer.

Petit retour en arrière. D’abord, pourquoi présenter des bilans militaires avec des indicateurs chiffrés? Tout dépend de la manière dont on combat.

Dans les opérations de conquête ou séquentielles, il suffit de regarder le déplacement des drapeaux sur une carte pour comprendre qui est dans le sens de l’histoire. C’est le plus souvent le cas dans les combats terrestres entre armées étatiques répartis le long d’une ligne de front. Le mouvement de la ligne donne alors la tendance. Mais cela peut être le cas contre une organisation armée, comme lors de l’opération militaire Serval au Mali au début de 2013. Les objectifs sont alors des points géographiques, villes à libérer et bases à détruire, et lorsqu’ils sont tous atteints la campagne est terminée.

Dans les opérations de pression, ou cumulatives, il s’agit cette fois de multiplier les petites actions afin de faire émerger d’un coup un effet stratégique, généralement une soumission. Cela peut être le cas dans des conflits entre États, comme lorsqu’on bombarde la Serbie en 1999, mais c’est surtout le cas dans les conflits contre des adversaires irréguliers dissimulés dans le milieu local et combattant de manière fragmentée, ce que l’on appelle aussi la «guérilla» et la «contre-guérilla». C’est toute la différence entre Serval et l’opération Barkhane. Il est beaucoup plus difficile dans ce contexte de voir qui est dans le sens de l’Histoire. On peut multiplier les coups, les frappes, les raids, les éliminations, les distributions d’argent, les stages de formation, etc., et ne rien voir venir. On introduit des inputs dans une boîte, souvent noire parce que les choses sont compliquées à l’intérieur, et on attend.

Le problème est qu’il n’y a pas que les militaires qui attendent. Il y a aussi des politiques nationaux qui ont des comptes à rendre, surtout à l’approche d’élections, mais aussi des Alliés locaux ou simplement plein de gens qui regardent leur télévision, Internet ou qui lisent des journaux. Une des difficultés des opérations militaires modernes est donc qu’il faut obtenir des effets sur plusieurs publics différents et parfois contradictoires. Face au public «ennemi» il faut prendre des risques pour avoir des effets importants sur lui, mais dans le même temps le public «politique» n’aime pas trop les risques, car il est persuadé que le public «opinion» est très sensible aux pertes.

Bref, au bout d’un certain temps, lorsque rien de décisif n’émerge de la boîte noire, on finit par chercher des indices que l’on va dans le bon sens et des indices que l’on peut aussi montrer aux publics prioritaires. Sans drapeau à déplacer sur une carte, la tentation est forte de s’en remettre à des indicateurs chiffrés pour déterminer si on progresse vers la victoire. Encore faut-il choisir les bons. Les indicateurs choisis en 2003 par les Américains en Irak sont les 55 cartes des dignitaires du régime baasiste encore en fuite et quelques chiffres clés très américano-centrés comme la quantité d’argent américain dépensé ou le nombre d’agressions contre les Américains et les pertes américaines. On forme ainsi un discours sur l’évolution de la guerre destiné avant tout à des Américains : l’institution militaire elle-même, l’opinion publique et les parlementaires qui votent les crédits, c’est-à-dire tous ceux qui jugent, accordent les promotions et les ressources.

Point particulier : lorsque ceux présentent les résultats sont également jugés sur ces mêmes résultats, il est assez rare que ces derniers soient mauvais, quitte à tirer parfois les estimations du bon côté et surtout s’ils sont difficilement contestables. Les interventions extérieures sont en effet le plus souvent en périphérie ou à la surface de réalités locales complexes. Pour tenter d’y voir clair, il faut travailler, se documenter longuement, interroger, si possible aller sur place. Peu de gens font en réalité cet effort, ne serait-ce que parce qu’ils sont souvent autre chose à faire en même temps. On lit donc quelques fiches, on écoute quelques exposés, et ça suffit. La réalité présentée par les militaires aux politiques, les politiques aux médias, les médias au public, les gens entre uns dans les réseaux sociaux est ainsi très souvent une réalité outrageusement simplifiée et donc aussi fausse que l’Irak dans le American sniper de Clint Eastwood. Qui fait l’effort de spéculer en France sur les politiques particulières des 30 et quelques groupes armés présents au Mali? On préfère les regrouper par les étiquettes, dont les fameux «groupes armés terroristes» où tout est dit en trois mots, voire trois lettres «GAT». Les mots sont des abstractions de la réalité, les acronymes sont des abstractions d’abstractions. T = méchant sans doute psychopathe qu’il faut détruire, fin de l’analyse. On y revient : quand les idées sont simples au-dessus de choses compliquées, leur justesse relève le plus souvent du hasard.

Bien entendu si les indicateurs à verdir sont l’alpha et l’omega de ceux qui sont sur le terrain, ils seront privilégiés parfois au détriment de tout le reste. Les pertes deviennent sensibles, qu’à cela ne tienne on ne prendra plus de risques, on ne fera plus de patrouilles et on restera dans les bases. Spoiler : c’est ce qui explique en grande partie le bon bilan du général Swannack au printemps 2004 qui oublie de préciser que les rebelles ont eu tôt fait de réoccuper le vide.

Autre effet pervers : une fois que l’on a établi une norme qui répond aux indicateurs choisis, il est difficile pour les acteurs sur le terrain de s’en écarter. Au début des années 2000, l’économiste David Romer a montré que la plupart des stratégies des coaches d’équipes de la National Football League étaient sous-optimales. Non que ces coaches soient mauvais, mais ils avaient tendance à suivre la norme des styles de jeu. Pourquoi? Parce qu’ils ont une carrière et qu’ils ont vite compris qu’ils seront excusés plus facilement s’ils échouent dans la norme plutôt qu’en essayant quelque chose de nouveau. Les généraux américains déployés en Irak n’ont pas à gagner la guerre contre les rebelles, la plupart n’iront pas jusqu’au bout, mais feront seulement une période. Ils seront jugés sur cette période et la plupart seront donc tentés de faire comme tout le monde avant et à côté, même s’ils sentent que ce n’est pas forcément la meilleure chose à faire. Pour être juste, dans le cas irakien, le général Petraeus, commandant la 101e division d’assaut aérien affectée dans le nord de l’Irak en 2003-2004, a effectivement tenté des choses différentes de ses trois collègues, mais il est vrai que la période était encore fluide que la norme dominante n’était pas complètement établie.

Toujours est-il qu’avec toutes ces bonnes nouvelles remontant du terrain au printemps 2004, on décide au niveau politico-stratégique de réduire la voilure. Au lieu de quatre divisions, trois suffiront, et ces divisions se préparent plus à faire de la stabilisation et à passer le témoin aux nouvelles forces de sécurité locales plutôt qu’à combattre. Personne ne se souvient visiblement qu’un an plus tôt, le 1er mai 2003 le président Bush avait annoncé la fin des combats en Irak sur fond de bannière «Mission Accomplished» accrochée sur la tour du porte-avions Abraham Lincoln. À ce moment-là, 97 % des pertes américaines en Irak sont encore à venir et les combats reprennent de l’ampleur sous forme de guérilla quelques jours après ce discours.

Opérations Sisyphe

Le même schéma se reproduit en avril 2004. Ce qui sort de la boîte noire après l’arrivée de la relève n’est pas du tout ce qui était prévu. À peine arrivés en remplacement de la 82e aéroportée, les Marines de la 1ère division sont engagés à Falloujah pour venger la mort filmée de quatre contractors de Blackwater à Falloujah. Les Marines ont alors la surprise de voir que la ville désertée par les forces américaines est tenue solidement par des bandes armées et qu’il va falloir livrer un siège. Ils constatent aussi à l’occasion l’extrême faiblesse des nouvelles forces de sécurité irakiennes créées sous l’égide de la coalition et qui disparaissent presque complètement au cours du mois. Ils ont la surprise enfin de voir leur propre gouvernement finir par imposer la levée du siège à nouveau sous la pression de l’émotion suscitée par les images de la bataille sur CNN, en décalage net avec la réalité des combats. Entre-temps, ils ont eu le temps de voir également sur tous les écrans de télévision les révélations sur ce qui s’était passé quelque temps plus tôt dans la prison d’Abou Ghraïb. C’était l’époque où leurs prédécesseurs voulaient des résultats rapides pour mettre leurs indicateurs de résultats au vert et que la torture leur a paru une idée intéressante pour cela.

Pendant ce temps, les provinces chiites du Sud irakien étaient occupées plusieurs dizaines de contingents militaires nationaux aux objectifs, perceptions, moyens et méthodes très différents. Cette collection n’a pas vraiment eu de prise sur le terrain et un mouvement comme l’Armée du Mahdi a pu s’implanter sans grande difficulté dans les milieux populaires. Lorsqu’on la Coalition envisage d’arrêter son leader Moqtada al-Sadr avant la relève, il suffit à ce dernier de déclencher une insurrection qui surprend tout le monde, paralyse une partie de Bagdad et presque toutes les villes du sud. Les autres secteurs ne valent pas mieux. Plusieurs organisations rebelles, notamment celle qui n’allait pas tarder à devenir Al-Qaïda en Irak puis l’État islamique en Irak en 2006 (avec la bienveillance de la Syrie de Bachar al-Assad ne l’oublions pas) ont profité du retrait partiel américain pour, comme à Falloujah, se réimplanter discrètement dans les villes sur le Tigre et l’Euphrate. Si le mois de février avait été le moins meurtrier pour les Américains depuis leur entrée en Irak, avec 19 soldats tués, celui d’avril est de loin le plus violent avec 136 morts.

Tout est à refaire. Au prix d’un an d’effort et de 1000 soldats tués, la rébellion mahdiste est matée provisoirement, à la place de la plupart des contingents alliés qui ne veulent pas combattre, et les forces américaines ont repris un contrôle apparent des villes sunnites. Au tournant de l’année 2005-2006, les indicateurs sont à nouveau au vert ou du moins fait-on tout pour qu’ils soient au vert avant les élections de Midterm aux États-Unis. Non seulement les divisions américaines ont repris pied dans toutes les villes, des élections ont eu lieu, un gouvernement démocratiquement élu se met en place et une «nouvelle» nouvelle armée de plus 150000 hommes a été formée.

C’est donc le moment, croit-on à nouveau, de diminuer un peu les coûts en se retirant à nouveau des villes pour se regrouper dans de grandes bases extérieures en attendant la relève par les forces locales. Et là, nouvelle catastrophe. En février 2006, le pays bascule dans la guerre civile. Les provinces sunnites et la capitale sont un grand champ de bataille entre l’État islamique en Irak, les organisations sunnites nationalistes et les différentes milices chiites, dont certaines dirigées par le gouvernement et surtout l’armée du Mahdi.

On est passé ainsi de choc en choc succédant à des points de situation élogieux jusqu’à ce que les Américains parviennent enfin à s’en sortir en 2007-2008. On notera au passage que le changement de stratégie n’est survenu qu’après un constat général qui fin 2006 ne pouvait être que négatif. Pour le général Petraeus, alors commandant en chef, tout est à cause de lui. Ce n’est pas complètement faux, mais en y regardant de plus près il omet le rôle essentiel du retournement de la plupart des organisations nationalistes et des tribus sunnites contre l’État islamique en Irak. Nommé par la suite également commandant en chef en Afghanistan, les mêmes inputs ne produiront par les mêmes outputs, car il n'y a pas de cette fois de retournement d'une grande partie de l'ennemi. On y rebascule donc sur une politique du chiffre baptisée «contre-terrorisme» pour faire croire à du neuf et où les drones et les Forces spéciales sont les principaux pourvoyeurs d'indicateurs vers.  Après 2014 et le départ du gros des forces de la coalition,  c’est le Commandement américain des opérations spéciales qui a le «lead» sur les opérations et en profite pour bien faire et surtout le faire savoir. Il fournit de bons chiffres d’élimination, quelques têtes de leader, de belles images d’«opérateurs» en action qui vont inspirer plein de monde, y compris les polices. Tout cela contribue à la réputation et aux récompenses, places et budgets, mais au bout du compte maintient une illusion de solidité pour un ensemble de plus en plus creux.

J’ai beaucoup parlé des Américains, car ils occupent l’espace et sont d’autant plus visibles qu’il y a besoin chez eux et plus qu’ailleurs de montrer absolument beaucoup de choses à court terme, comme ces bilans trimestriels d’entreprises qui doivent absolument plaire aux actionnaires. Mais le phénomène est général dans toutes les nations modernes qui pratiquent la contre-insurrection (ou pour faire croire que l’on fait quelque chose de différent). On peut s’interroger par exemple sur le fait que l’on ait été surpris par l’attaque djihadiste de janvier 2013, le retour de la guérilla à partir de 2015, son implantation dans le centre du Mali, l’apparition de nouveaux groupes djihadistes, le développement des milices d’autodéfense, les coups d’État à Bamako, l’assassinat d’Idris Déby, etc. alors que dans le même temps on n’a jamais cessé d’aligner de bons chiffres, du nombre de soldats locaux formés aux rebelles éliminés en passant par l’argent investi dans l’aide à la population. L’engagement français et européen au Sahel c’est quand même là aussi beaucoup d’agitation au-dessus d’une grande boîte noire d’où sortent parfois des résultats heureux, mais aussi très souvent de mauvaises surprises.

La solution? En premier lieu, l’acceptation de l’analyse critique. Tout est dans les termes : «acceptation» signifie que l’on tolère, comme dans toute bonne démocratie, que ce qui est fait soit «critiqué» dans l’intérêt du pays et sur la base de vraies «analyses», c’est-à-dire de travaux en profondeur de militaires, de représentants de la nation, de chercheurs, de simples citoyens, et des travaux qui aient une chance d’être entendus. Autant de lumières pour des stratégies forcément myopes. Et puis ensuite si vous voulez maitrisez la boite noire, il faut y aller vraiment, y vivre et combattre sur le terrain. Il faut laisser aussi un chef commander avec un effet politique à obtenir sur la longue durée et pas des chiffres.

Les exemples des subprimes et du SOCOM en Afghanistan sont tirés de Cole Livieratos, The Subprime Strategy Crisis: Failed Strategic Assessment in Afghanistan, warontherocks.com

samedi 18 septembre 2021

L'art de la guerre dans Dune (2)

Version modifiée et agrandie de la version du Mook Dune à trouver parmi d'autres ici

L’univers du roman Dune de Frank Herbert est d’une grande richesse, mélangeant dans un ensemble baroque, mais très cohérent des éléments de sociétés humaines passées et des éléments de pure imagination. La guerre s’y exerce de manière particulière, mais elle reste la guerre avec sa grammaire propre.

Comment détruire une Grande Maison

Le système politique de Dune en 10 191 AG (après la Guilde) est issu d’une grande convention qui régit les rapports entre la Maison impériale, les grands féodaux réunis dans l’assemblée du Landsraad et la Guilde des navigateurs qui dispose du monopole du vol spatial. S’y ajoutent d’autres acteurs à peine évoqués dans le premier livre, comme le Combinat des honnêtes ober marchands (CHOM) qui gère en commun les échanges économiques interplanétaires, le Bene Tleilax maître de la génétique ou les planètes industrielles Ix et Richèse. Il y a surtout l’ordre politico-mystique féminin du Bene Gesserit. Dans cet ensemble complexe, seules les maisons féodales disposent du monopole de l’emploi de la force afin de régler leurs différends. Les autres acteurs n’en ont pas besoin pour assurer leur protection et leurs desseins politiques. S’il faut faire une analogie, l’univers de Dune est assez proche du système de relations des grands États européens du moyen-âge central ou du Japon des époques Kamakura-Morumashi, le CHOM faisant grossièrement office de pouvoir économique bourgeois et le Bene Gesserit d’Église catholique ou d’école bouddhiste. 

La guerre, entre Maisons donc, y est régulée par plusieurs facteurs politiques, culturels et matériels. Le premier est la fragmentation des pouvoirs et le souci de maintenir un équilibre entre eux. Si l’Empereur dispose d’un prestige et d’une autorité certaine, personne ne souhaite le voir devenir hégémonique, comme d’ailleurs sans doute n’importe quel autre acteur. C’est pourtant apparemment le projet de Shaddam IV qui trouve devant lui le duc Léto Atréides, champion et modèle de la noblesse conservatrice. Abattre les Atréides permettrait de changer significativement le rapport de forces en sa faveur et d’imposer plus facilement un pouvoir absolu. Une attaque directe trop puissante susciterait cependant une forte réaction de l’ensemble de la noblesse, aussi l’Empereur envisage-t-il une opération par procuration en faisant appel aux Harkonnen. Les Harkonnen constituent la famille impure de l’univers de Dune, considérée par tous comme de lâches et brutaux parvenus anoblis par l’argent et non le mérite. Leur monde, Giedi Prime, est une version nazie de la Stahlstadt des Cinq Cents Millions de la Bégum et une préfiguration de l’Apokolips dans l’œuvre dessinée de Jack Kirby. Les Harkonnen sont cependant riches, surtout après reçu le droit de récolter l’épice d’Arrakis pendant 80 ans, sans aucun respect des conventions féodales et surtout ils détestent les Atréides, leur parfait inverse. Ce sont donc des alliés idéaux pour l’Empereur. Retenons ce point : l’Empereur veut détruire les équilibres féodaux immémoriaux et progresser vers un régime absolutiste en s’appuyant sur la haine d’une Maison contre une autre, à la manière des Armagnacs et des Bourguignons au début du XVe siècle en France. Un pouvoir absolu va effectivement survenir par la faute de Shaddam IV mais pas du tout celui qui était prévu.

Derrière les freins politiques et culturels, il y a de nombreux facteurs matériels qui compliquent les choses. Si Dune est l’Europe médiévale, il faut imaginer les fiefs séparés par des mers que contrôlerait une compagnie maritime unique et neutre. Par simplification, les fiefs ou les sièges des sociétés diverses sont des planètes entières qui pour communiquer entre elles et donc se combattre sont obligées de passer par la Guilde des navigateurs. Pas de batailles spatiales donc dans Dune mais des raids ou invasions chez les planètes ennemies. Premier problème : c’est très coûteux. Les puissances de Dune sont comme celles de l’Europe médiévale toujours à la recherche de financements ou de remboursements pour leurs campagnes militaires. Le second problème, lié au premier, est comme pendant la guerre de Cent Ans, que l’on ne peut projeter via la Guilde que des armées réduites, quelques centaines de milliers de combattants au maximum, alors que l’on parle de guerres entre mondes. Toutes les maisons connaissant sensiblement les mêmes problèmes de financement, les forces en présence sont plutôt équilibrées. Les troupes qui débarquent doivent également faire face aux grands champs de force Holtzman, que l’on peut comparer aux murailles des châteaux forts, qui protègent les villes et les grandes bases. La défense l’emporte dès lors nettement sur l’attaque. On peut imaginer de grandes opérations de siège, mais qui dit siège dit longue durée avec toutes les conséquences logistiques et politiques que cela peut impliquer.

Le dernier facteur est qu’il faut imaginer toutes ces grandes maisons médiévales dotées d’armes nucléaires. L’emploi de celles-ci est prohibé par la Convention, mais, contrairement aux machines pensantes, pas leur possession. Les grandes maisons disposent donc depuis des millénaires d’un stock d’«atomiques» mystérieusement entretenu. Il y a un grand tabou sur l’emploi en premier de ce type d’armes et la famille qui s’y risquerait provoquerait sa mise au ban par toutes les autres. Aussi l’emploi des atomiques n’est-il réellement envisageable qu’en second ou, plus probablement, comme ultima ratio avant la possibilité d’une destruction totale, les fameux «intérêts vitaux» proclamés sans plus de précision par la doctrine française. Point particulier, dans Dune frapper une planète ennemie ne peut se faire en quelques minutes comme actuellement entre les puissances nucléaires à l’aide de missiles balistiques. Encore une fois, il faut en passer par un transport spatial et donc la complicité peu évidente de la Guilde, sauf si elle-même se trouve en danger mortel. Il faudra donc probablement les employer sur son propre sol et les seuls objectifs ne peuvent être que les forces ennemies. Notons que si ces forces d’invasion n’ont pas amené d’armes atomiques avec elles, elles ne pourront pas riposter de cette façon.

La guerre est donc à la fois probable entre toutes ces puissances à l’éthos très guerrier et difficile à organiser. Bien souvent, il s’agira plus de confrontation, ou de «guerre des assassins», utilisant tous les moyens de pression — sabotages économiques, corruption, pression diplomatique, raids sur les stocks d’épice, assassinats, etc. — que de guerre ouverte et de grandes batailles. Et si cette guerre ouverte survient, elle n’aura probablement pas le temps de s’achever pas la destruction de l’adversaire, du fait des rétroactions des environnements stratégiques à plusieurs puissances rivales. Une famille qui engage toutes ses forces pour en vaincre une autre se trouve à la limite de la banqueroute et surtout se rend elle-même vulnérable à une attaque tierce.

La seule solution est donc de foudroyer l’adversaire par une attaque suffisamment rapide et massive pour obtenir un résultat décisif avant que des décisions contraires, l’emploi d’armes atomiques ou l’intervention d’autres acteurs, puissent survenir. C’était le scénario d’engagement dans la «marge derreur» de la dissuasion que décrivait le général britannique Hackett en 1979 dans La troisième guerre mondiale en imaginant linvasion de la République fédérale allemande par les Soviétiques en deux jours. Cest évidemment le choix qui est fait par le baron Vladimir Harkonnen et l’Empereur Shaddam IV. L’attaque sera menée par les Harkonnen mais appuyée par des légions de sardaukars, les soldats d’élite de l’Empereur camouflés pour l’occasion en Harkonnen, afin d’obtenir un rapport de forces écrasant. Elle sera grandement facilitée par l’action d’une «cinquième colonne» à l’intérieur du camp ennemie qui en sapera les défenses. Un cheval de Troie, mais cette fois opposé aux Atréides, descendants du roi Agamemnon vainqueur de Troie.

L’offensive pourrait se dérouler sur Caladan, le fief-planète des Atréides, mais l’Empereur préfère déplacer les Atréides sur la planète Arrakis qui leur est confiée en fief à la suite des Harkonnen. Les déracinés y seront croît-on plus faibles et les Harkonnen auront eu le temps préparer le terrain. Une stratégie à court terme qui va s’avérer désastreuse à long terme. Arrakis est une planète très particulière, qui recèle en son sol, le produit, l’épice, indispensable au fonctionnement de toute la civilisation ne serait-ce qu’en autorisant seule le voyage spatial, mais aussi la plus puissante armée de l’univers connu : les Fremen. L’alliance envisagée des Atréides avec les Fremen rend l’attaque d’autant plus urgente. Tout pousserait à ce qu’Arrakis soit maintenue dans la plus grande stabilité au profit de tous, les plans de Shaddam IV et de Vladimir Harkonnen vont y introduire un cocktail explosif d’autant plus dangereux que la politique du Bene Gesserit a aussi fait en sorte d’y introduire, plus ou moins volontairement, un individu détonateur.

Achille et Holtzman

Au niveau tactique, il y a des engins de tout type dans Dune comme les ornithoptère à ailes battantes, mais peu de machines de combat, la faute en grande partie à l’existence des boucliers de champs de force Holtzman invulnérables à tous les projectiles sauf les plus lents. Inutile donc de leur envoyer des balles ou des obus, même si ou pourrait imaginer que le souffle des explosions puisse avoir quelques effets. Il est possible d’y utiliser des armes à faisceaux laser, une arme d’avenir évidente à l’époque où écrit Herbert. Le problème est que la rencontre entre un faisceau laser et un bouclier produit des effets indésirables pour le tireur, pouvant aller jusqu’à une petite explosion atomique d’une kilotonne. Cela pourrait donner naissance à des tactiques suicide, un combattant forcé à la manière Harkonnen ou un volontaire venant tirer au laser contre les grands boucliers protecteurs jusqu’à l’explosion, mais cela paraît très aléatoire. Les lasers sont donc peu utilisés, leur emploi très surveillé et les véhicules servent surtout au transport d’une troupe qui est presque entièrement composée de fantassins.

Les champs de force Holtzman, apparemment peu coûteux et faciles d’emploi, sont très courants. Leur principale faiblesse est de pouvoir être percés par des armes blanches utilisées avec lenteur ou éventuellement des objets particuliers comme les chercheurs-tueurs ou les projectiles à faible vitesse des pistolets maula. La haute technologie impose donc paradoxalement de revenir à des formes ancestrales d’affrontement. Herbert exclut les tactiques collectives de type phalange, qui devraient pourtant être possibles, au profit d’un combat purement homérique fait d’une collection d’affrontements individuels ou en petites équipes. Le combat dans Dune oblige à l’excellence individuelle obtenue par un mélange de courage et de maîtrise de l’escrime. L’acquisition de cette excellence demande du temps et impose une professionnalisation de fait ainsi que la constitution d’une aristocratie guerrière. Cette aristocratie développe ensuite une culture spécifique qui lui assure le monopole de la violence, ce qui explique peut-être en retour le refus de toute tactique de masse, mais la rend également vulnérable à l’apparition de cette même masse sur le champ de bataille. Les civils-amateurs sont exclus culturellement d’un champ de bataille où ils n’ont aucune chance de survie, mais aussi largement des guerres elles-mêmes.

Dans l’Illiade, il y a les héros, qui ont un nom, et les guerriers anonymes qui servent de faire valoir aux premiers. Dune possède son lot de héros-escrimeurs comme Duncan Idaho, Gurney Halleck ou le comte Hasimir Fenring et ses soldats ordinaires qui font leur chair à épée. Duncan Idaho peut ainsi se vanter d’en avoir tué plus de 300 pour le compte du Duc Léto. Mais les héros sont rares et s’ils sont flamboyants ils ne font guère la différence au sein de batailles qui sont des agrégations de milliers de microcombats. Frank Herbert introduit donc une catégorie intermédiaire qui associe le nombre et la qualité : les combattants d’élite, comme les Sardaukar, les Fremen et certains Atréides. Les Fremen ont les plus fortes qualités guerrières, les Atréides sont d’excellents techniciens et les Sardaukar associent les deux caractéristiques dans des proportions moindres. Chacun de ces hommes est capable de vaincre plusieurs soldats ordinaires du Landsraad et leur présence décide du sort des batailles. C’est tout l’intérêt de la présence des Sardaukar dans la force d’attaque déployée par Vladimir Harkonnen contre les Atréides, avec cette crainte toutefois que ces quelques brigades puissent être utilisées par l’Empereur contre le baron. L’intérêt de ces combattants d’élite, évident au niveau tactique, est encore plus flagrant au niveau opératif lorsqu’on considère le coût de projection interplanétaire d’un seul homme.

Au passage, Frank Herbert insiste beaucoup sur l’importance des milieux extrêmes comme le désert d’Arrakis ou l’oppression de la planète prison Salusa Secundus, pour développer des qualités guerrières. Il pense certainement aux bédouins arabes du VIIe siècle ou de la révolte arabe de 1916 contre les Ottomans (le film Lawrence d’Arabie est sorti trois ans avant Dune) qui constituent son modèle pour les Fremen. Cette théorie, qu’il reprend dans Dosadi, est très discutable, les milieux physiques extrêmes sécrétant surtout des sociétés adaptées… à leur milieu, mais souvent figées, voire piégées. Les Inuits ou les Indiens d’Amazonie n’ont par exemple jamais constitué d’armées de conquérants. En creux, cette théorie suppose aussi que les sociétés riches et agréables sont amollissantes et que leurs armées sont faibles. L’Histoire montre que les choses sont nettement plus complexes. La création d’une force militaire est d’abord un phénomène social.

Les Fremen constituent un cas particulier dans l’univers militaire de Dune puisqu’ils sont à la fois parfaitement adaptés à leur milieu, très durs au combat et nombreux. Ils introduisent ainsi la masse à une échelle inconnue dans l’équation. L’attaque Harkonnen, considérée comme considérable, a mobilisé 10 légions soit quelques centaines de milliers d’hommes, là où le mentat Thufir Hawat s’attendait à un raid d’au maximum quelques dizaines de milliers, ce qui semble constituer la norme des batailles. Tous ces chiffres paraissent par ailleurs assez faibles dès lors qu’il s’agit de contrôler une planète entière, mais il est vrai que les populations ne semblent pas considérables non plus. Avec une population de culture guerrière de dix millions de Fremen, on passe à un potentiel de deux à trois millions de combattants masculins adultes et d’autant de combattants secondaires. Cela change évidemment la donne comme l’arrivée des piquiers suisses dans la deuxième moitié du XVe siècle ou la levée en masse révolutionnaire de 1792 ont changé le visage de la guerre menée jusque-là en Europe avec de petites armées professionnelles. On peut penser aussi aux contingents professionnels occidentaux face aux 10 millions de Pashtounes en âge de porter les armes en Afghanistan ou au Pakistan. L’attitude et l’allégeance des Fremen constituent donc une donnée essentielle de la géopolitique de l’Empire.

COIN sur Arrakis

L’offensive Harkonnen-Sardaukars est un modèle d’offensive éclair. Tout lui réussit, avec il faut bien le dire un peu de chance. La double action décisive du docteur Yueh, la levée du bouclier défensif et la neutralisation du duc Léto, facilitent évidemment considérablement les choses alors que sa réussite n’était pas si évidente. Si Yueh avait échoué, l’opération aurait sans doute réussi au regard du rapport de forces mais aurait connu des évolutions plus compliquées. Cet «effet majeur» atteint, le destin de l’attaque qui bénéficie d’une énorme supériorité numérique et de la surprise ne fait plus aucun doute. Les Atréides sont submergés. Pour autant, il y a comme dans tous les plans complexes quelques grains de sable : Dame Jessica et Paul Atréides parviennent à s’enfuir dans le désert à la suite d’une erreur grossière de Vladimir Harkonnen et ils retrouveront les Atréides qui auront disparu mais aussi atout essentiel les atomiques de famille. Ce n’est pas tout.

Hormis les cas, très rares, d’extermination de l’ennemi, une victoire militaire ne devient victoire politique que s’il y a acceptation de la défaite par celui qui a perdu le duel des armes. Dans le schéma trinitaire clausewitzien, c’est le pouvoir politique qui constate la défaite et accepte la paix, le peuple ne pouvant que suivre les décisions de son gouvernement. Si l’action militaire ne se contente pas de vaincre l’armée adverse, mais a également pour effet de détruire le pouvoir politique, on se prive d’un interlocuteur et on prend le risque d’en voir apparaître un ou plusieurs autres qui vont continuer la guerre d’une autre manière. Les Américains ne sont pas les Harkonnen (mais la Maison impériale peut-être) et Paul Muad’Dib n’est ni Oussama Ben Laden, le mollah Omar ou Saddam Hussein, mais la situation sur Arrakis en 10191 après la prise dArrakeen présente quelques similitudes avec celle de l’Afghanistan en 2001 et surtout de l’Irak en 2003, mais un Irak qui serait le seul producteur au monde de pétrole.

La guerre ne se termine pas en effet avec la mort du duc Léto, elle se transforme simplement. Les survivants Atréides se joignent à la guérilla endémique des Fremen contre les Harkonnen, qu’ils détestent, pour constituer une forme très efficace de «combat couplé» entre une puissance extérieure et des combattants locaux. Les Fremen apportent le nombre, leurs qualités de combattants et leur parfaite adaptation au milieu désertique; les Atréides apportent les atomiques de famille, une «assistance militaire technique» pour la formation tactique et surtout un leader charismatique fruit des manipulations du Bene Gesserit, mélange de Lawrence dArabie, de Prophète Mahomet et de Mahdi soudanais. Ce n’est plus une réaction d’anticorps à une présence étrangère hostile, mais un véritable djihad.

Face à cette opposition qui se développe progressivement, se pose systématiquement le problème du diagnostic initial avec presque toujours la tentation de le minimiser et de le modeler en fonction de ses besoins. Pour le gouvernement français de 1954, les attentats de la Toussaint rouge en Algérie sont le fait de bandits et pour le commandement américain de 2003, les attaques de guérilla qui apparaissent dans le triangle sunnite irakien en mai-juin sont les derniers feux du régime déchu et de son leader en fuite. Cette appréciation initiale conditionne une réponse dont il est difficile par la suite de s’affranchir. S’écartant de la politique traditionnelle de pure exploitation économique de la planète Arrakis, et peu gênés par des considérations humanitaires qui n’existent, au mieux, que dans le cadre des signataires de la Grande Convention, les Harkonnen et les Impériaux qui reprennent le contrôle d’Arrakis voient les Fremen comme une nuisance dont ils sous-estiment par ailleurs l’importance et qu’il faut éliminer par l’extermination.

Tactiquement, on se trouve là encore dans le cas classique d’une force de technologie supérieure face à une guérilla protégée par son adaptation à un milieu particulier et protecteur (jungle, montagne, population locale des rizières ou des cités de l’Euphrate en Irak). Ce milieu est d’autant plus favorable que l’emploi des boucliers Holtzman y est très délicat car ils ont la particularité d’énerver les vers des sables, ce qui n’est jamais une bonne idée. Les Fremen pratiquent donc une escrime normale, là où leurs adversaires sont habitués à une escrime de champ de force très différente. Ils sont par ailleurs beaucoup plus nombreux que leurs adversaires, à l’inverse de tous les abaques de contre-guérilla. L’armée de Rabban la bête même aidée des Sardaukar n’a tout simplement pas les effectifs suffisants pour faire face à une guérilla d’un tel volume, d’autant plus que grâce à la maîtrise du «transport par vers» la mobilité opérative des Fremen est équivalente à celle de leurs ennemis et de leurs ornithoptères.

La tentation est alors forte pour les Harkonnen de limiter les risques en utilisant la maîtrise de l’air pour traquer l’ennemi à l’aide de machines volantes transformées en bombardiers en essayant si possible de décapiter l’ennemi par la mort de Paul Muad’Dib. Les Fremen y répondant par les méthodes classiques de dissimulation à une force aérienne, association au milieu, dispersion, enterrement, etc. À cette stratégie d’attrition des Harkonnen, par ailleurs peu efficace, ne serait-ce que par le manque de moyens, les Fremen coordonnés par Paul Atréides répondent par une stratégie de pression économique en empêchant l’ennemi d’exploiter l’épice. Les moissonneuses d’épices sont semble-t-il plus faciles à trouver et détruire que les nombreux sietchs Fremen. Les Sardaukar quittent finalement le front sur décision de l'Empereur, mais les Harkonnen ne changent pas de stratégie. Ils n’envisagent pas une seule seconde de négocier, ni même de faire l’effort de former des combattants adaptés au désert. Rabban la bête n’est clairement pas un fin stratège et il n’a même pas de mentat à ses côtés. Celui du baron, Thufir Hawat retourné contre son gré après la mort de Piter de Vries, n’influence en rien les évènements. Il est très probable que selon un schéma classique dans les dictatures, la réalité de la situation sur le terrain reste masquée au sommet de l’organisation jusqu’à la catastrophe.

Au bout de cinq ans, la stratégie de Paul Atréides permet de contrôler la majeure partie de la planète et de provoquer une accélération des évènements. La menace enfin évidente sur la production d’épice provoque la formation d’une coalition de toutes les Maisons et d’une expédition sur le sol même d’Arrakis menée par l’Empereur en personne. On atteint ainsi le stade final de la guerre populaire telle que la décrivait Mao Tsé-Toung après la mobilisation et la guérilla. La bataille finale contre l’Empereur est l’équivalent en 10196 AG de celle de Diên Biên Phu en 1954

Le problème tactique majeur qui se pose à nouveau est celui de l’élimination du bouclier de défense de l’Empereur. Le mode d’action utilisé est une grande tempête de sable dont on sait que l’électricité statique va saturer le champ de force. Il faut pour cela détruire auparavant les montagnes qui empêchent son passage et c’est là que les atomiques interviennent. Le tabou atomique est donc brisé, il est vrai de manière indirecte par un emploi sur un obstacle naturel, pour permettre la pénétration dans le camp adverse. Avec la supériorité numérique des Fremen et l’emploi surprise des vers des sables, la suite du combat ne fait plus alors aucun doute. Étrangement le combat se termine par un duel entre Paul Atréides et Feyd-Rautha Harkonnen, héritage des pratiques féodales, risque considérable tant la personne de Muad’Dib est importante et qui ne se justifie pas stratégiquement. Il aurait suffit que le comte Fenring, peut-être le meilleur escrimeur de l'Empire, accepte de combattre à la place de Feyd-Rautha pour changer le cours de l'Histoire.

Paul Atréides/Muad’Dib l’emporte donc. La Guilde est obligée de lui obéir, car il dispose désormais du monopole de l’épice, et les long-courriers amènent les Fremen porter le djihad dans l’univers entier. L’histoire n’est pas linéaire. Le jeu dangereux de l’Empereur a entraîné la fin d’une ère stratégique cohérente et le début d’une nouvelle époque, un peu comme tous les vingt-trente ans dans notre univers.

mardi 7 septembre 2021

Le jour d’après la grande attaque

Publié le 25 octobre 2015

C’est donc à peu près entendu, la guerre de la France contre les organisations djihadistes qui dure déjà depuis vingt ans durera encore sans doute au moins autant. Dans le cadre de cette lutte, il est à peu près certain aussi que la foudre, la grande, celle qui fend les montagnes, ne nous épargnera pas éternellement. Les attaques de mars 2012 et janvier 2015 ont été dures et surprenantes, en fait surtout dures parce que nous, et nos dirigeants en premier lieu, avons été surpris alors que de nombreux éléments indiquaient que cela surviendrait. On ne peut introduire la notion de résilience dans le Livre blanc de la Défense de 2008 et n’en tenir aucun compte, se féliciter régulièrement de déjouer des attentats et ne pas assumer que nous ne pourrons jamais tous les éviter. Ces attaques, et même celles de janvier dernier, qui ont provoqué beaucoup d’émotion, ne sont pourtant encore que peu par rapport aux dizaines d’attentats massifs et d’attaques dynamiques qui ont frappé diverses nations du monde depuis 2001. La première des responsabilités serait d’expliquer que cela arrivera très probablement sur notre sol dans les semaines, mois ou années à venir. 

Cette grande attaque, sous la forme d’un commando venu de Libye éclatant en cellules autonomes de massacre au cœur de Marseille ou d’une équipe de snipers frappant les foules parisiennes une nuit du Nouvel An… ou tout autre procédé pourvu qu’il soit stupéfiant, sera sans doute finalement bien traitée, c’est-à-dire contenue et réprimée, par les services de police. Le dispositif de l’opération Sentinelle, aura peut-être même cette fois une autre utilité que psychologique. Cela limitera les effets, mais n’empêchera pas des dizaines, voire des centaines, de victimes et un immense choc. Tout cela a été parfaitement décrit par ailleurs, en particulier ici et ici.

Il reste à savoir ce qui se passera le jour d’après. Quelle sera la réponse à ce qui, bien plus qu’en janvier, ressemblera vraiment aux attaques du 11 septembre 2001 aux États-Unis ? La France faisant partie des ennemis privilégiés de plusieurs organisations djihadistes, il est probable que tout cela a déjà été anticipé. Les discours forts sont déjà écrits, les actions diplomatiques, les plans de mobilisation des forces de réserve, ainsi que les plans d’engagement des forces déjà prêts pour vaincre l’ennemi…

C’est de l’ironie. Il est probable qu’il n’en est rien. S’il y a bien un message que la France a envoyé après les attentats de janvier c’est bien qu’elle avait été surprise et qu’elle le serait encore plus en cas événements particulièrement graves. Car il ne faut pas confondre les réactions qui ont suivi, le déploiement précipité des militaires dans les rues de métropole comme on injecte une forte dose d’antidépresseur, la légère inflexion dans la réduction des budgets et des effectifs, l’engagement momentané du groupe aéronaval dans le Golfe, la nième loi sur la sécurité, comme des signes d’une réelle stratégie. Une stratégie suppose en effet la définition d’un chemin vers la victoire et la fin de la guerre, et ce chemin on ne le voit guère. Pourtant, quand on cumule tous les moyens engagés dans la « guerre » annoncée par le Premier ministre en janvier, nous sommes au niveau de l’« engagement majeur » (une expression pour justement éviter le mot « guerre ») prévu par le Livre blanc de 2013 et certainement contre l’ennemi prévu par ce même document, tout simplement parce qu’il n’y en a aucun (juste toujours la même liste de menaces). La confusion n’est d’ailleurs toujours pas dissipée, le même Premier ministre qui déclarait la « guerre » annonce maintenant de fait des actions de « police » en Syrie.

L’épée est donc déjà sortie, mais pour quel effet ? Nous avons engagé deux brigades dans les rues de métropole afin de rassurer un peu les Français, nous tentons d’endiguer les organisations armées nord-africaines avec 3 000 hommes et quelques aéronefs en limite d’un sous-continent très fragile et de la taille de l’Europe. Quant à nos 12 avions de combat au Proche-Orient, ils réalisent 3 % d’une campagne de frappes qui n’obtient que des résultats mitigés contre l’État islamique. Le moins que l’on peut dire est que vu de Raqqa notre contre-djihad manque singulièrement de punch et nous sommes pourtant à notre maximum.

Quelle sera alors la réponse stratégique si un commando de l’État islamique ou d’al-Mourabitoune parvient à tuer d’un seul coup à tuer autant de civils que le Lashkar-e-Toiba à Mumbai en 2008, soit dix fois plus qu’à Paris en janvier dernier ?

Il faudra alors d’abord expliquer aux Français, pourquoi dans ce pays qui produit 2 200 milliards d’euros de richesse chaque année, l’État a la plus grande difficulté à en dégager 62 (99 si on avait continué le même effort qu’en 1990) pour assurer ses missions régaliennes, celles qui assurent la sécurité des Français avec une armée, une police, un système judiciaire et pénitentiaire, une diplomatie. Pire encore, il faudra expliquer pourquoi on a diminué en permanence ces moyens, pourquoi on a baissé la garde alors qu’on ne cessait de dire, y compris dans les documents officiels, que le monde qui nous entourait était toujours plus dangereux. Il sera alors difficile à la même classe politique qui a initié et organisé cette baisse de la garde depuis plus de vingt ans de persuader qu’elle est capable de porter le fer avec fermeté et efficacité contre l’ennemi. Que ceux qui ont provoqué le phénomène avec légèreté soient en mesure de le traiter avec gravité. Que ceux qui ont invoqué des contraintes extérieures pour ne pas agir, notamment européennes, soit capables d’un seul coup de s’y soustraire. Que ceux qui faisaient des affaires avec les monarchies du Golfe, y compris un ancien président de la République et un ancien chef d’état-major des armées, n’ont pas fermé les yeux sur leur prosélytisme salafiste dévastateur.

La grande attaque sera peut-être le coup grâce, non pas de la France qui a résisté à bien plus, mais d’une certaine France. Le balancier permanent entre l’ouverture et la sécurité, pour l’instant oscillant, basculera largement du côté cette dernière dans un pays à cran. Les conséquences politiques internes en seront sans doute considérables, en particulier en période électorale. Les conséquences sociétales le seraient aussi, ce serait d’ailleurs peut-être un des objectifs de l’attaque. Il faudra gérer la crise autrement que par des slogans, des numéros verts et la désignation de « référents » antiracistes. Il faudra gérer des colères de tous côtés et on ne voit pas très bien comment cela évoluera.

Il y aura des conséquences aussi sur la vie internationale. Il sera difficile de ne pas réagir autrement que par des gestes symboliques ou de faible volume. Le problème est que nous n’avons pas vraiment les moyens de vaincre seuls une grande organisation armée comme l’État islamique. Non seulement nous avons réduit notre effort budgétaire, mais, en nous contentant de gérer, difficilement, le modèle de forces hérité de la guerre froide, et en raisonnant en termes de listes de menaces (« le terrorisme ») au lieu d’ennemis sur lequel nous modeler, nous avons un outil de défense apte à tout, mais bon à ne vaincre aucun ennemi un peu important. À cet égard, la victoire au Mali ne doit pas faire illusion. Non seulement les groupes ennemis sur place ne disposaient que de 3 000 hommes et si nous avons détruit leurs bases locales, nous ne les avons pas vaincus définitivement. Le combat continuait d’ailleurs, avant que nous décidions de nous en prendre aussi à l’État islamique, au moins vingt fois plus important en effectifs. Au final, nous tenterons bien des choses, mais avec des moyens insuffisants en attendant, il faut l’espérer, ceux de la mobilisation, mais qui viendront des années plus tard. En attendant, il faudra faire preuve d’intelligence, de ruse, et mener aussi une guerre implacable avec des moyens limités. On ne sent pas cependant l’imagination au pouvoir pour l’instant. 

La direction de la France est aujourd’hui dans un entre-deux, en paix, mais déjà — à force de petites réactions — dans un « engagement majeur », inhibée devant la qualification de l’ennemi (toujours « terroristes » jamais « djihadistes »), bloquée même devant la notion même d’ennemi préférant parler de criminels, coincée devant le mot « guerre » tel un gouvernement de 1939, soucieuse de ne pas déplaire à ses gros clients, acceptant — malgré les événements — la dégradation de ses instruments de puissance, s’avouant impuissante à trouver des moyens supplémentaires pour protéger les Français (sa mission première). 

Ce brouillard ne durera pas. La grande attaque sera une épreuve terrible, mais elle soulèvera le couvercle et permettra de constater, si nous sommes encore vivants ou déjà morts.

vendredi 3 septembre 2021

13 novembre


Publié le 07/07/2018

Quand on a été victime ou que l’on a perdu des proches dans une attaque comme celles du 13 novembre 2015, on est en droit de demander des comptes à celui qui était chargé de sa protection, l’Etat, et plus particulièrement son instrument premier sur le territoire national : le ministère de l’Intérieur. Au niveau le plus élevé la réponse aux interrogations n’a pas été, c’est le moins que l’on puisse dire, à la hauteur du courage de l’échelon le plus bas, faisant de l’ « aucune faille n’est survenue » un mantra dont on espérait alors que par répétition il puisse devenir une vérité. Cette petite attitude n’est hélas pas nouvelle.

C’est la raison pour laquelle on fait parfois appel directement aux représentants de la nation, issus des différents courants politiques, pour qu’ils mènent une enquête indépendante. Une commission d’enquête « relative aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter  contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015 » a ainsi rendu un rapport, et des propositions, en juillet 2016. Il faut en saluer le travail d’une grande exhaustivité et j’avoue mon interrogation sur le fait que l’on en soit encore à demander des explications, alors qu’il en existe des centaines de pages et publiques. 

Je m’interroge aussi, et m’inquiète surtout, que l’on demande désormais ces explications à la Justice. Peut-être fait-on plus confiance à celle-ci qu’à ses propres représentants. Plus probablement, le travail d’investigation de la commission abordant un sujet complexe comportait-t-il trop de choses pour le cubisme fragmenté des médias ou trop de points délicats pour certains acteurs politiques concernés pour qu’il en fut fait une exposition suffisante. Tout y est pourtant.

Sentinelle le 13 novembre

Le plus surprenant dans ce nouvel épisode est que l’on s’en prenne surtout aux militaires. Là encore, il est vrai ce n’est pas nouveau, les militaires ayant la faculté d’être visibles (c’est d’ailleurs la raison principale de l’existence de Vigipirate-Sentinelle) et de ne jamais se plaindre. Ils constituent donc une cible facile. Disons-le tout de suite, dans l’attaque du Bataclan, c’est totalement injuste, au moins pour les soldats qui ont engagés ce soir-là. 

Rappelons d’abord une première évidence : le soir du 13 novembre 2015, comme depuis vingt ans que des militaires sont engagés à Paris, Sentinelle n’a rien empêché, en grande partie parce que ce n’est pas possible. Il est possible bien sûr de protéger quelques points précis, de riposter contre les attaques contre soi (et on notera que ce sont les soldats eux-mêmes et non ce qu’ils protégeaient qui ont toujours été les cibles) ou, avec la chance d’être à proximité, d’intervenir très vite, comme à Marseille en octobre 2017, mais l’empêchement ne peut venir que du hasard heureux du terrorisme visiblement armé qui tombe nez-à-nez avec un patrouille inattendue. Notons au passage que cette probabilité est d’autant plus faible que les soldats sont plus visibles mais si on les cache on ne pourra plus les utiliser pour illustrer tous les articles sur la lutte anti-terroriste en France.

Le dispositif Sentinelle a au moins le mérite d’être souple et plutôt bien organisé, en grande partie parce qu’il est proche d’une organisation permanente de combat. Le 13 novembre 2015, le chef de la BRI a été mis en alerte à 21h20, c’est le seul parmi les unités d’intervention à l’avoir été officiellement. Toutes les autres unités, ainsi que Sentinelle, se sont « auto-alertées », en fonction des bruits, parfois au sens premier, entendus. Dans les faits, elles l’ont toutes été pratiquement au même moment et se sont toutes mobilisées.

Du côté de Sentinelle, le colonel commandant le groupement de Paris intra muros a installé en quelques minutes son poste de commandement tactique et son petit état-major permanent Place Bastille, de manière à coordonner toutes les unités militaires dans la « zone de contact » du 11e arrondissement, 500 soldats engagés au total, qui ont à chaque fois contribué à organiser les points attaqués, les sécuriser avec des moyens « forts », et pour le coup la visibilité a été utile pour rassurer, puis surtout faciliter les secours, en particulier aux abords de la Belle équipe grâce à l’initiative d’un sous-officier en quartier libre non loin de là.

Avant toute chose, rappelons donc que si les soldats de Sentinelle n’ont pas empêché les attaques, ils ont malgré tout contribué, avec beaucoup d'autres, à sauver de nombreuses vies. En périphérie de la zone d'action, un autre PC a envoyé 500 autres soldats prendre en compte immédiatement la surveillance de quatre nouveaux points sensibles, Matignon, l’Assemblée et le Sénat, l’hôpital Necker, pour y relever des forces de police ou parce que ces sites pouvaient être attaqués.

De 22h à 22h15 au Bataclan

Concentrons-nous sur le Bataclan. L’arrivée sur place d’un groupe de combat est aussi une initiative d’un sous-officier qui se rendait avec son groupe en véhicule pour prendre sa mission de garde boulevard Voltaire. Voyant des civils s’enfuir d’une zone non loin, il décide d’y aller, et rend compte à son chef, qui approuve, par téléphone portable.  Il arrive sur place juste après 22 heures. L’attaque sur place a commencé vingt minutes plus tôt. Le commissaire adjoint commandant la BAC 75 Nuit, rentrant de service, est déjà intervenu de sa propre initiative, « au son du canon et des infos radio » et à abattu un terroriste à 30 mètres au pistolet, avant d'être pris sous le feu des deux autres et obligé de sortir. 

Quatre policiers de la BAC 94 arrivent à ce moment-là et donc presque tout de suite après le groupe SentinelleLe massacre a déjà eu lieu, les coups de feu ont cessé à l’intérieur et les terroristes encore vivants sont à l’étage avec des otages. Le maréchal des logis (MDL) fait débarquer ses hommes entre le square à côté et la façade du Bataclan et leur fait prendre les dispositions de combat. Les soldats ne savent alors strictement rien de la situation et le MDL se met à la disposition de la BAC, selon le vieux principe qui veut que le « premier arrivé commande » et de toute façon, la mission générale est d'appuyer les forces de sécurité intérieure.

Une rafale de fusil d’assaut survient alors immédiatement du côté du passage Saint-Pierre Amelot à l’arrière du Bataclan sans pouvoir en déterminer l’origine, probablement un tireur depuis l’arrière d’une fenêtre. Un deuxième tir surviendra de la même façon quelques minutes plus tard, puis un troisième, toujours un balayage au hasard, après l’ouverture de la porte de secours. Entre temps, le MDL a demandé à son chef la possibilité d’ouvrir le feu, qui lui est accordée. On reviendra sur cette exigence de toujours demander des autorisations de faire alors qu’en l’occurrence ce n’est pas nécessaire.

Avec les policiers présents, il n’y a alors que deux options : pénétrer ensemble à nouveau dans la grande salle, l’évacuer et la fouiller, et s’en prendre à l’étage en même temps ou successivement, ou alors, deuxième option, sécuriser la zone autour du Bataclan en attendant l’arrivée d’une unité d’intervention de la Police. La décision en revient aux policiers, qui sont prêt à entrer mais demandent d'abord au centre opérationnel de la Préfecture de Paris. Les militaires sont prêts à les aider dans les deux cas, quoique dans le deuxième il aurait sans doute fallu demander une nouvelle autorisation à la chaîne de commandement. C’est à cette occasion qu’un des policiers de la BAC aurait demandé qu’on lui prête un Famas au cas où il irait sans les militaires, ce qui témoigne que ce n’était pas si évident. Au passage, le militaire refuse, ce qu’on ne peut lui reprocher mais personnellement cela ne m’aurait pas choqué qu'il prête son arme.

De toute façon, le centre opérationnel de la Préfecture coupe court très vite aux supputations en interdisant de faire quoi que ce soit à l’intérieur et notamment l’engagement des militaires (« nous ne sommes pas en guerre » aurait, paraît-il, été la justification) et d'attendre l’arrivée de la BRI. Un de mes chefs me disait : « tu as l’initiative tant que tu n’as pas rendu compte ». Il est probable et assurément heureux que le commissaire qui est entré dans le Bataclan pendant quelques minutes et a fait cesser le massacre en tuant un des terroristes n’ait pas demandé l’autorisation d’intervenir. Il serait sinon probablement toujours devant la porte. 

Après l’appel au CO, de la même façon que lorsque le 7 janvier il avait ordonné à la BAC de boucler Charlie-Hebdo mais pas d’intervenir, la situation est réglementairement gelée. Comme l’expliquera Christophe Molmy, chef de la BRI, devant la commission : « Ils [les policiers présents] avaient cessé leur intervention puisque les tirs avaient cessé. Dans l’hypothèse où les tirs cessent leur travail n’est pas en effet d’entrer et de progresser-les risques de la présence d’explosifs ou de terroristes embusqués et le risque de sur-attentat sont importants-mais de figer la situation, ce qu’ils ont d’ailleurs très bien fait ».

Du côté de Sentinelle, le groupe de soldat est alors séparé en deux. Une équipe de 4 est postée du côté du square, dans l’axe de tir des terroristes, pour en interdire la zone, aux journalistes notamment, et aider à l’organisation des secours à proximité. Une autre est placée en couverture avec des policiers face au passage Saint-Pierre Amelot. Précisons que l’accès au Bataclan, par une porte de secours blindée ou par les fenêtres, est alors techniquement impossible par ce côté. Personne ne dispose des moyens de forçage ou d’escalade qui permettrait éventuellement de tenter une pénétration, avec par ailleurs très peu de chances de succès. 

Le passage est alors une zone de feux asymétrique. Les deux terroristes peuvent y tirer facilement depuis les fenêtres ou même la porte d’accès en l’ouvrant subitement. Inversement, et hormis le cas, très improbable, de l’ennemi qui se présente pleinement à la fenêtre pendant au moins une seconde, il est difficile, même avec un fusil d’assaut, de toucher ces mêmes tireurs. On ne les voit pas sauf un avant-bras apparu furtivement, on est presque certains qu’ils sont entourés d’otages et ils sont par ailleurs bardés d’explosifs. La seule possibilité est de couvrir la zone, c’est-à-dire concrètement d’empêcher de fuir les terroristes de ce côté. Quelques minutes plus tard, cela aidera une équipe du RAID de venir récupérer des blessés dans le passage avec un véhicule blindé.

BRI-RAID-FIPN-GIGN-PP-DGPN-DGGN

C’est à ce moment-là, à 22h15-20, qu’arrive l’ unité d’intervention rapide de la BRI depuis le 36, quai des orfèvres. Nous sommes dix à quinze minutes après le blocage des six premiers policiers qui pensaient probablement que la BRI arriverait dans la minute. Devant la commission, Christophe Molmy justifie cette vitesse relative (le « 36 » n’est qu’à 1 500 mètres à vol d’oiseau) par la nécessité de se reconfigurer au dernier moment en « version lourde » après avoir appris l’usage d’explosifs par les terroristes. Il faut rappeler aussi, comme l’a fait Jean-Michel Fauvergue, patron du RAID, devant la même commission, que les fonctionnaires de police en alerte le sont chez eux et, même équipés partiellement à leur domicile, il faut toujours prévoir un temps de regroupement. Pour autant, au mieux l’unité aurait peut-être pu arriver au Bataclan dix minutes plus tôt, un quart d’heure grand maximum, mais une éternité pour ceux qui sont à l'intérieur. Comme toutes les autres unités d’intervention, qui par principe sont forcément en retard sur les événements, cela n’aurait pu empêcher l’attaque du Bataclan.

Arrivée donc de la BRI, et dix minutes plus tard d’un détachement du RAID auto-alerté. Commence alors en arrière fond une nouvelle guerre de périmètre des polices qui se traduit en arrangements aigre-doux forcés sur le lieu de l’action. Le 13 novembre, la Préfecture de police de Paris, de fait, la troisième composante du ministère avec la Police nationale et la Gendarmerie au sein du ministère, a justifié de sa souveraineté territoriale pour ne pas activer autre chose que sa propre unité d’intervention. Est-ce que l’activation de la Force d’intervention de la Police nationale (FIPN), chargée de coordonner l’action de tous les services d’intervention de police, aurait changé les choses ? Le chef du RAID qui arrive aussi très vite au Bataclan en est apparemment persuadé considérant que les moyens, sinon les compétences mais cela affleure dans les propos, déployés tout de suite par la BRI sont trop faibles. Le chef de la BRI est évidemment d’un avis opposé et dément tous les chiffres cités par son collègue. Dans les faits, il n’est certain que l’activation de la FIPN aurait permis de faire mieux. Cela aurait fait simplement du chef du RAID le patron de l’opération. Là, c’est plutôt celui de la BRI qui décide et pénètre dans le Bataclan à 22h20.

Que faire alors ? Tout en évacuant quelques premiers blessés proches, la première équipe considère la situation  : la salle de concert avec son spectacle épouvantable de centaines de morts, blessés, sidérés, valides, mais aussi ses menaces éventuelles cachées déjà évoquées ; puis il y a l’étage avec les derniers terroristes et des otages en très grand danger. La décision est prise, avec les hommes de la BRI et du RAID ensemble, de boucler et sécuriser le rez-de-chaussée puis d’évacuer valides et blessés après les avoir fouillés. L’évacuation prend fin vers 22H40. 

A ce moment-là le GIGN arrive à la caserne des Célestins, près de la place Bastille. Il est placé en réserve d'intervention. C'est un choix logique, sa présence serait alors inutile au Bataclandéjà pris en compte et on ne sait alors pas encore si les attaques sont terminées. Cet ordre opérationnel vient...du cabinet du ministre. Le spécialiste en organisation notera qu'on se trouve donc désormais avec deux centres parallèles donnant des ordres aux mêmes unités mais toujours pas, comme les militaires, deux niveaux différents : un pour la conduite tactique sur place et un pour la gestion au-dessus et autour (organiser le bouclage de Paris, etc.). Tout se fait en même temps et selon des voies parallèles. Il n'est pas évident que la place du décideur opérationnel, a priori le Préfet de Paris, fut alors d'être collé au chef de la BRI mais je m'avance sans doute.

L’étage supérieur du Bataclan est abordé à 23h par la BRI, pendant que le RAID prend en compte le rez-de-chaussée et les abords où il incorpore d’ailleurs l’équipe de Sentinelle. Une colonne d’assaut de la BRI trouve les deux derniers  terroristes retranchés avec une vingtaine d’otages dans un couloir fermé. Après quelques tentatives de dialogue qui permettent surtout de se préparer à l’assaut, celui-ci est lancé avec succès à 00h18. Foued Mohamed-Aggad, et Ismaël Omar Mostefaï sont tués et les otages libérés sains et saufs.

Est-ce que cette intervention de la police aurait pu mieux se passer ? Les chefs ont fait les choix qui leur paraissaient les plus justes, ou les moins mauvais, en fonction des informations, limitées et confuses dont ils disposaient et des risques possibles. Terroristes cachés ou pièges ne sont pas apparus, ce qui rétrospectivement peut induire l’idée d’une trop grande prudence alors que des dizaines de blessés demandaient des soins. Oui mais voilà, les décisions ne se font jamais en direction du passé connu, elles se font en direction de l’inconnu et elles sont prises dans le feu, la confusion et l’urgence. Si effectivement, ce qui était possible, une attaque dissimulée avait été déjouée, le jugement rétrospectif serait différent. Cela incite à une grande prudence et à une grande modestie quand on analyse techniquement l’action d'une force  armée sans contredire toutefois son absolue et transparente nécessité…mais surtout pas par le biais d’un Juge. Le plus sûr effet que l’on peut attendre de l'appel à la Justice est d’introduire des gouttes supplémentaires d’inhibition chez les futurs décideurs de vie et de mort. Or dans ce type de contexte l’inhibition fait généralement plus de morts qu’elle n’en sauve.

Obéir..ou pas ?

Le procès qui (re)pointe contre les militaires de l’opération Sentinelle est un mauvais procès. Le sous-officier arrivé au Bataclan a obéi à tout le monde, depuis le ministre de l’Intérieur pour qui, devant la commission « Une intervention pour sauver des vies n’est possible que dès lors qu’il y une maîtrise totale du lieu et des conditions de l’intervention » (il ne pense pas alors aux militaires dont la présence dans son périmètre ministériel l’énerve profondément) jusqu’au Gouverneur militaire de Paris (GMP), le général Le Ray, qui affirme de son côté qu’ « on n’entre pas dans une bouteille d’encre » et pour qui « il était exclu que je fasse intervenir mes soldats sans savoir ce qui se passait à l’intérieur du bâtiment ».

Le sous-officier aurait pu envoyer balader tout le monde comme le commissaire de la BAC 75 N avant lui. Après tout, quoiqu’en dise le GMP (dont l'incroyable « Il est impensable de mettre des soldats en danger dans l’espoir hypothétique de sauver d’autres personnes ») qui visiblement n’aurait jamais pris, lui, l’initiative de ce commissaire, les soldats ont été inventés pour justement « entrer dans des bouteilles d’encre ». C’est même souvent pour cela que l’on s’engage dans une unité de combat. 

Il aurait donc pu désobéir à tout le monde, y compris un peu à lui-même (« Nous [tankistes] ne sommes pas entraînés à discriminer dans les conditions d’une attaque terroriste effectuée en milieu urbain »). Après tout, il est venu au Bataclan de sa propre initiative.

Détail significatif, les soldats de Sentinelle, dont on a toujours peur qu’ils fassent des bêtises, sont alors équipés d’un « témoin d’obturation de chambre » (TOC) dans la chambre de leur Famas et qui empêche tout tir intempestif. Ce TOC doit normalement être dégagé en armant le fusil. Dans ce cas précis devant le Bataclan, en prenant les dispositions de combat, trois armes sur huit ont été bloquées et sont donc devenues inutilisables. C’est un symbole de la manière dont, à force de méfiance et de contrôle, on finit par bloquer et sous-employer son potentiel.

Envoyer balader d’accord mais ensuite pour quoi faire ? La principale plus-value des soldats lorsqu’ils arrivent au  Bataclan est qu’avec leurs fusils d’assaut ils peuvent interdire la sortie, et donc la fuite, par l’arrière du bâtiment sans avoir à pénétrer dans le passage Saint-Pierre Amelot. Avec leurs armes de poing et les calibres 12, les policiers de la BAC sont un peu courts en portée pratique pour y parvenir. Cette mission indispensable de couverture, qui aurait été assurée ensuite par la BRI ou le RAID, a été prise en compte tout de suite par les soldats. 

Et ensuite ? A ce moment-là tout le monde est persuadé que la BRI arrive dans la minute mais admettons que le MDL passe outre. Admettons aussi que les policiers présents ne s'y opposent pas et qu'avec les quelques soldats restants ou même avec tous en faisant l’impasse sur la couverture il se lance dans le bâtiment. Le voici donc avec quatre ou six soldats dans la salle (au passage, le patron du RAID accuse la BRI de n’être venu qu’à 7, chiffre jugé insuffisant par lui pour assurer la mission, la BRI dément tout). Avec ça, il peut effectivement commencer à fouiller la zone, en deux petites équipes de part et d’autre de la salle…pendant trois à cinq minutes, le temps que le chef de la BRI n’arrive, furieux, et exige leur départ. Suivra ensuite l’opprobre de ce dernier puis celle du chef du RAID, du Préfet de police arrivé sur place, puis de ses chefs pour avoir agi sans ordre, outrepassé la mission de Sentinelle et sans doute d’avoir créé un incident avec le ministère de l’Intérieur. Beaucoup d’ennuis donc en perspective, et on n’imagine même pas l’hypothèse où ayant abandonné la couverture du passage, les deux terroristes seraient parvenus à s’enfuir du Bataclan. 

Le choix de l'embarras

S’en prendre aux acteurs des différents services sur le terrain, dont on notera au passage qu’ils s’entendent tous et s’accordent bien, c’est comme s’en prendre à un gardien de foot parce qu’on a pris un but, en oubliant que si le gardien est sollicité c’est que tout le système défensif avant lui a échoué. Le vrai scandale des attaques du 13 novembre est qu’au niveau plus le plus élevé, on n’y était pas préparé malgré les évidences, et tous ceux qui disent qu’il était impossible de prévoir une telle combinaison d’attaques sont des menteurs et des lâches devant leurs responsabilités.

Le ministère de la Défense a pu justifier de la « militarisation »  (lire « l’emploi d’un AK-47 par un homme ») des attaques le 7 janvier pour introduire Sentinelle, extension en volume de la déjà permanente Vigipirate. Ce magnifique moyen d’ « agir sans agir » et de se montrer sans risques arrangeait tout le monde, sauf les soldats et le ministre de l’Intérieur.

Depuis vingt ans, début de Vigipirate qui correspond par ailleurs sensiblement à l'apparition des procédés des attaques terroristes multiples « militarisées », personne n’a cependant visiblement imaginé que l’on pouvait engager des soldats au combat en France au delà d'un accrochage en autodéfense et surtout pas à prendre d'assaut l’intérieur d’un bâtiment en France. 

Pourtant, je connais des groupes de combat d'infanterie, et pas forcément de Forces spéciales, qui auraient pu intervenir efficacement dès le début du massacre au Bataclan. Avec des équipements spécifiques de pénétration, il aurait peut-être été même possible de forcer les retranchements avec les otages. Cela aurait été très délicat, mais possible. L'opération suivante, le 18 novembre à Saint-Denis, était par exemple largement à la portée d'une section d'infanterie renforcée d'un bon sapeur-artificier. 

Avec les tankistes, comme ceux qui étaient là le 13 novembre au Bataclan, ou des artilleurs ou d'autres dont par définition le combat d'infanterie n'est pas le métier premier, les choses auraient été techniquement plus difficiles mais en arrivant en premier, il aurait fallu y aller quand même et sans avoir à demander d'autorisation, surtout pas au GMP. Cela aurait été sans doute plus maladroit qu'avec des fantassins, mais malgré tout préférable à ne rien faire. 

Dans ce genre de situation, il faut arbitrer entre la vitesse d'intervention et sa qualité en fonction de l'ampleur et de l'imminence du danger pour les civils. Un adage militaire dit qu'il vaut souvent mieux une solution correcte qu'une solution excellente une demi-heure plus tard et trop tard. Dans le cadre d'un massacre, j'ai personnellement tendance à penser que la solution rapide, disons avec l'intervention d'un groupe de soldats proches plutôt qu'avec le RAID une demi-heure plus tard, est préférable. En fait, l'intervention d'un individu seul armé et compétent, même en tenue civile ou même civil tout court suffirait déjà à mon soulagement si j'étais à l'intérieur du groupe attaqué par des terroristes.

L'hypothèse que des militaires arrivés les premiers devant un lieu de massacre fermé interviennent à l'intérieur  a-t-elle seulement été sérieusement envisagée ? En écoutant les auditions, et notamment celle du GMP, le général Le Ray, j'en doute fort. Il est vrai que cela ne faisait que vingt ans que des militaires étaient dans les rues de France. En 2015, l'attaque d'un commando à Louxor datait déjà de dix-huit ans, celle du théâtre Dubrovka de Moscou de treize, de Beslan de onze, de Bombay de cinq, de Nairobi de deux, de Charlie-Hebdo et de l'Hypercacher de onze mois seulement, compte-à-rebours sinistre que certaines unités spécialisées ont pris en compte tactiquement mais clairement pas les armées et ceux qui leur donnaient des ordres.

On revient toujours à ce besoin de visibilité mais...à basse violence et surtout sans imaginer que les choses puissent changer. L'équation se résumait à des missions normales de vigiles (avec légitime défense restreinte, TOC et demandes d'autorisation) et à un appui aux forces de sécurité intérieure en cas de coup dur. 

Au passage, notons que les interventions les plus rapides de toute l’opération Sentinelle le 13 novembre ont été le fait de deux sous-officiers qui n’étaient pas encore ou plus de service. Si l’un d’eux alors en train de boire un verre, avait choisi le bar un peu plus loin et s’il avait conservé une arme de service, un massacre aurait peut-être été évité, arrêté ou enrayé. L'attaque terroriste multiple la plus vite stoppée à eu lieu au Mali l'an dernier, lorsque le commando terroriste s'est retrouvé nez-à-nez avec un militaire français en maillot de bain et tongs...mais armé.

En fait, le soir du 13 novembre, le dispositif Sentinelle le plus efficace aurait été de placer en alerte les groupes de combat d'infanterie (pas chez eux comme les policiers mais déjà groupés et équipés, avec des véhicules), de mettre les autres en patrouille de zone et d'accorder à ceux qui sont en quartier libre, le droit de porter une arme de poing. Bien entendu tous auraient déjà disposé du droit de légitime défense élargie à la « menace réitérée », ce qui n'était pas encore le casIl s’en serait trouvé mécaniquement dans tous les bars qui ont été attaqués et au concert du Bataclan. Ils seraient donc intervenus tout de suite avant d’être rejoint par des camarades bien plus rapidement que n’importe quelle unité d’intervention à 30 minutes « après rassemblement ». Mais rappelons-le, le but de Sentinelle n’est pas d’empêcher les attaques terroristes contre la population, sinon ce serait un piteux échec, mais de protéger des points particuliers, comme des vigiles, travail qui peut être effectué aussi bien par...des vigiles adéquatement formés.

Du côté de l’Intérieur, un mot juste pour souligner la misère de voir un ministre freiner toute enquête et toute critique, comme si les critiques étaient des traîtres à la Patrie. Les renvois de balle, les luttes de périmètre qui transpirent dans certaines auditions ("mais que faisait le RAID à l’Hypercacher ?", "Mais que faisait la BRI à Saint-Denis ?", "Quel est le con de préfet qui a fait appel aux militaires ?") ne sont pas d’une excessive noblesse. Chacun de ses services a travaillé pour s’adapter mais à l’échelon supérieur quelle pitié de voir un ministère, dont c’est pourtant le rôle, s’interroger après le 13 novembre 2015 sur le fonctionnement « non optimal » du centre opérationnel de Paris, et sur la manière d’y « intégrer les militaires de la force Sentinelle ou les médecins civils ».

Toujours après ! (devise des grandes organisations rigides)

Au bout du compte, ce qui fait le plus mal c’est de voir que depuis trois ans, et on pourrait même dire depuis 2012, si les acteurs à la base se débrouillent avec énergie et abnégation, il faut au sommet des « cygnes noirs », un terme élégant pour « grosses claques et grandes souffrances », pour vraiment faire évoluer les choses, au-delà de la communication s’entend. Toutes les grandes inflexions de la politique de Défense ou de sécurité, des budgets, de l’organisation ont été prises après l’action violente des salopards, jamais avant et notamment lors de l’exposé des gens honnêtes, sans doute parce que l’émotion provoquée par les premiers est toujours plus forte que l’exposé rationnel des seconds. Tout était clair depuis longtemps pourtant dans la stratégie et les modes d’action de l’ennemi. Répétons-le, comme dans une tragédie grecque nombreux sont ceux qui ont assisté à la mécanique implacable et sans surprise vers les attaques terroristes de 2015. 

Il aurait peut-être fallu considérer aussi nos ennemis pour ceux qu’ils sont, c’est-à-dire justement des ennemis et non des criminels, des politiques rationnels dans un cadre idéologique particulier et non de simples psychopathes. Cela aurait peut-être aidé à privilégier l’action en profondeur et sur la durée, ce que l’on appelle une stratégie, à la réaction gesticulatoire. Beaucoup de progrès ont été accomplis mais à quel prix.