vendredi 3 septembre 2021

Valeurs, vertus et vainqueurs-Inflexions n°48 septembre 2021

La guerre est chose importante et le combat chose risquée. On ne peut s’y engager sans y être poussé ou tiré par quelque chose de plus fort que le danger. On ne part pas se battre sans des valeurs à défendre et des vertus à honorer, le tout dans le cadre d’une vision particulière de la guerre. La bataille est ainsi d’abord une confrontation entre un rôle que l’on croit devoir jouer, voire que l’on aimerait jouer, et la réalité de ce qui est demandé. 

Dans l’absolu, il devrait y avoir correspondance. Le cadre mental, à la fois guide et moteur de l’action, devrait logiquement partir des missions que l’on aura à mener afin de s’y préparer et s’y conformer au mieux. C’est parfois le cas, lorsque la forme de la guerre est bien connue, évolue peu et qu’elle se déroule entre adversaires qui se ressemblent. Le fils combattra alors comme son père et sera initié très tôt dans ce qu’il est convenable et même recommandé de faire pour être honoré dans un tel contexte.

Mais dès que l’on sort de ce cadre précis et que l’on introduit quelques différences ou turbulences et l’accord entre ce qui est prévu et ce qui advient réellement disparaît très vite. De fait, comme ces changements sont plutôt fréquents et que les codes de comportement sont inversement des choses plutôt rigides, la rencontre entre le prévu et le réel tient le plus souvent du hasard, parfois heureux, parfois dramatique, mais presque toujours surprenant. Cette rencontre entraine en fait très souvent une tension entre le souhaitable, pour être vainqueur, et le souhaité, pour respecter les exigences de son milieu, qui ne s’apaise que lorsque survient un nouvel équilibre précaire.

Pas plus de quatre pas en arrière

Le 16 novembre 1351, le roi de France Jean II dit le Bon fonde l’ordre de l’Étoile, un ordre de chevalerie destiné à rivaliser celui de la Jarretière qui attire depuis trois ans les meilleurs chevaliers de son temps au service du roi d’Angleterre Édouard III. Empreint de l’esprit des Demandes pour la joute, les tournois et la guerre de Geoffroi de Charny, Jean le Bon se veut lui-même héros, mais aussi vainqueur dans le conflit permanent qui l’oppose aux prétendants au trône de France, Édouard III et Charles de Navarre. L’ordre de l’Étoile, dont il est le grand-maître est ainsi conçu aussi pour régénérer une armée royale profondément affectée par le désastre de Crécy cinq ans plus tôt.

La bataille de Crécy a en effet beaucoup marqué les esprits, car les chevaliers y sont morts en nombre, sans doute plus de 1500 dont onze de haute noblesse. Une immense surprise dans une époque où les chevaliers meurent finalement assez peu sur le champ de bataille à la fois protégé par leurs armures et les conventions qui autorisent le paiement d’une rançon en échange de la vie sauve. Cette fois, les chevaliers français sont morts fauchés par les archers puis par les fantassins ou chevaliers anglais à pied qui, pressés par le temps et dans l’incapacité d’amener avec eux des prisonniers, n’ont eu aucune pitié envers les hommes à terre.

La surprise est donc autant sociale que tactique. Certes, quelques années plus tôt, en 1302, une autre armée de chevaliers français s’était engluée dans la boue en chargeant à Courtrai et plusieurs centaines de comtes, barons et chevaliers, avaient été massacrés par des miliciens flamands, mais on pouvait accorder à ces gueux chanceux l’excuse de l’ignorance de la bonne conduite sur le champ de bataille. La bataille de Courtrai avait donc été classée comme une anomalie, puisque ce n’était pas l’issue «normale» d’un affrontement. Cette fois à Crécy on se trouvait entre gens du même milieu culturel et les Anglais n’ont pas joué le jeu. Non seulement ils ont beaucoup trop abusé des armes de jet, ces armes si viles par rapport au vrai combat au corps à corps, mais en plus ils ont tué les nobles.

Les cités grecques de l’époque préclassique (800-500 av. J.-C.) avaient également mis beaucoup de temps mettre en place un ensemble de normes et de règles très précises pour régler leurs différends. La guerre se limitait à une ou deux batailles d’hoplites, grands chocs très ritualisés de guerriers-agriculteurs qui pouvaient l’espace de quelques heures acquérir de la gloire, le kydos, avant de repartir travailler aux champs. Bien entendu lorsque des étrangers à ce cadre commun survenaient, comme les Barbares perses, il n’y avait plus aucune convention, ni de fait aucune limite à la violence. Et puis à l’intérieur même de ce cadre, certaines cités elles-mêmes n’ont plus joué le jeu. En devenant invincible sur le champ de bataille, l’armée spartiate ne donnait plus du tout envie de l’y rencontrer. Comment acquérir de la gloire en effet si on est forcément vaincu? D’un autre côté, en ne dépendant plus de l’agriculture pour vivre, la cité d’Athènes se moquait que le roi spartiate Archidamos vienne en 431 av. J.-C. détruire les récoltes pour l’obliger au combat. En écrasant la flotte perse à Salamine, les Athéniens avaient par ailleurs donné des lettres de noblesse a une autre forme de guerre, aussi pouvaient-ils dans l’honneur refuser la grande bataille hoplitique pour privilégier des expéditions navales.

Au moins y avait-il eu du côté athénien, une réflexion préalable à la guerre. Rien de tel en France au début de la guerre de Cent Ans. En 1346, le conflit a déjà commencé depuis six ans, par un autre désastre, celui de la flotte française à l’Écluse, et on a eu tout loisir de voir comme l’armée du roi Édouard III combattait. Il n’y a pas eu pour autant la moindre adaptation de la pratique française avant le choc de Crécy. Après celui-ci, on fut quand même obligé de s’interroger. Une analyse froide et rationnelle de la bataille aurait montré que le désastre français avait été le résultat d’un système tactique anglais très supérieur à celui du roi de France, en grande partie grâce aux barrages de milliers d’archers équipés du redoutable arc gallois. Mais l’analyse ne fut pas rationnelle et même largement biaisée.

Dans l’image qui se dégagea de la bataille, l’analyse tactique compta peu au détriment de la comparaison des vertus. On retint la «lâcheté» du contingent d’arbalétriers génois et qu’il fut engagé à la hâte, épuisé, sans protection des pavois, sous une pluie qui rendait délicat l’emploi des arbalètes et sous les milliers de flèches anglaises ne comptait pas. La bataille a même commencé par l’engagement de la chevalerie française contre ces lâches génois, alliés sur le terrain, mais si éloignés socialement et culturellement. Les survivants seront même exécutés par la suite. Elle s’est poursuivie ensuite par plus de quinze charges désordonnées et impuissantes, presque toutes brisées par les milliers de flèches anglaises. Une seule parvint à franchir les pièges, mettre en fuite quelques archers pour se retrouver finalement arrêtée par les chevaliers anglais à pied et les fantassins disciplinés. Bien au-delà des gens de peu munis d’un arc, qui sont à peine évoqués dans les récits, c’est bien la discipline des «homologues» chevaliers anglais à pied qui est retenue.

Aussi Jean le Bon croit pouvoir retrouver le chemin de la victoire, non pas en créant à son tour un corps d’archers, mais en disciplinant sa chevalerie. Soldés par le roi de France, les chevaliers membres, de l’ordre de l’Étoile doivent jurer de ne jamais tourner le dos à l’ennemi. Lors de leur première réunion, ils jurent même de ne pas reculer de plus de quatre pas face à l’adversaire.

Dans le délicat arbitrage entre virtus, le courage physique et homérique, et disciplina, le courage stoïcien du combattant aligné, que décrit Jon E. Lendon dans Soldats et fantômes, le chevalier peut donc toujours témoigner de sa prouesse dans les duels, mais ceux-ci se feront à pied et en ligne à côté de ses pairs. On connaît la suite. Dix ans après Crécy, l’armée du roi de France rencontre celle du Prince de Galles près de Poitiers. Tactiquement, la bataille est une réplique de Crécy, les masses françaises désordonnées se faisant à nouveau étriller par les archers anglais, à pied plutôt qu’à cheval cette fois, mais les résultats stratégiques sont encore plus désastreux, puisque le roi, à la tête de ses chevaliers de l’Étoile, refuse de reculer conformément au code d’honneur. Tous sont donc tués, comme Geoffroi de Charny, ou capturés, comme Jean le Bon, ce qui conduira à une profonde crise dans le pays, au paiement d’une énorme rançon et à la perte du tiers du territoire au profit du roi d’Angleterre. L’attachement forcené d’un homme et d’une catégorie sociomilitaire à une forme précise de démonstration du courage homérique, en décalage avec les nécessités du réel, aura ruiné le pays. Pour autant, le courage et l’infortune du roi provoquent une grande sympathie dans le royaume et le «Père, gardez-vous à droite; Père, gardez-vous à gauche», de son fils cadet de Jean, Philippe le Hardi, a été ensuite pieusement conservé dans le roman national.

Moins flamboyant, Charles V, d’abord dauphin et régent puis successeur de Jean, n’apparaît par la suite jamais sur le champ de bataille, mais il considère la défense du royaume comme une valeur supérieure à la démonstration de ses propres vertus guerrières, par ailleurs réduites. Charles V a aussi l’intelligence en 1370 de désigner Bertrand du Guesclin comme Connétable de France, c’est-à-dire chef des armées. Du Guesclin est l’antithèse d’un Jean de Luxembourg, grand noble chargeant à Crécy aveuglément, au sens premier comme au figuré. Du Guesclin est même un des rares grands chefs français à utiliser la ruse, une qualité jugée plutôt vile par la noblesse. Mais nécessité fait alors loi et, à la manière athénienne et avec plus de succès, la ruse d’un du Guesclin permet d’obtenir finalement bien plus de résultats stratégiques que les folles charges droit sur l’ennemi.

L’affaiblissement du royaume avec la folie de Charles VI consacre pourtant leur retour. Il y a d’abord la victoire sur les Flamands à Roosebeke en 1382, revanche de Courtrai où on s’empresse de massacrer impitoyablement ceux dont les ancêtres avaient trahi les conventions humanitaires de la noblesse. La noblesse refait enfin de la «vraie guerre» et les choses semblent rentrer dans l’ordre après une parenthèse malheureuse, jusqu’à ce que les mêmes causes produisant les mêmes effets, les charges de chevaliers viennent à nouveau se briser sur les lignes anglaises, à Azincourt cette fois en 1415.

Épées et machines

La leçon porta, non pas dans l’esprit de la noblesse française, mais dans ceux du Roi de France Charles VII et du connétable de Richemont qui purent ainsi, non sans mal, imposer leur autorité et créer un nouveau modèle d’armée. On instaura, presque définitivement, un nouveau contrat social où la bourgeoisie acceptait d’échanger l’impôt contre la sécurité assurée par l’État détenteur du monopole d’emploi de la force. Dans une sorte de partenariat public-privé, le Roi finançait ainsi une armée encadrée par ordonnances où coexistaient l’aristocratie et ses valeurs avec l’armée du Roi faite de mercenaires et d’entrepreneurs en particulier dans l’artillerie et les armes à feu. La fougue, plus ou moins contrôlée, côtoyait la science et l’esprit de géométrie des jardins à la française, selon des dosages qui allaient varier selon les époques.

À ce moment-là, au milieu du XVe siècle, cet équilibre du Yin et du Yang est plutôt bon et l’armée du Roi de France est irrésistible. Elle écrase les Anglais en quelques années, puis à la fin du siècle pénètre en Italie pour la première fois sous la conduite de Charles VIII. Le pays est voisin et pourtant l’apparition des Français y est aussi bouleversante que celle des Turcs dans les Balkans et presqu’autant que celle des Espagnols face aux Aztèques. La guerre entre les cités italiennes est confiée à des entrepreneurs guerriers, les condottieres, qui prennent soin du capital humain dont ils ont le commandement, un peu par humanité, beaucoup par intérêt économique. À l’instar des cités grecques, la guerre s’y déroule selon des règles communes mais la forme y est inverse, toute de manœuvres et de sièges savants, avec le moins de risques possibles.

L’arrivée des Français bouscule ces équilibres. L’artillerie française met à bas les châteaux avec une grande facilité et les compagnies de gendarmes, la chevalerie soldée et encadrée, ne font pas de quartier. La première guerre d’Italie est, au moins initialement, une guerre éclair pour les Français dont le roi, très chevalier, poursuit le rêve de libérer Jérusalem des mahométans. Et puis, les adversaires des Français imitent leur modèle et les châteaux, très hauts jusque-là deviennent au contraire très plats. Les batailles redeviennent indécises, on en fait donc moins, et les sièges plus difficiles, on y passe à nouveau plus de temps.

On assiste alors à un basculement de valeurs. La conjonction du développement de l’esprit scientifique et des techniques nouvelles, sur terre ou sur mer, transforme les troupes et les navires en grandes machines, où le soldat n’est qu’un rouage. La fougue, incarnée par le Prince de Condé, vainqueur de la bataille de Rocroi en 1643, reste une valeur sûre, mais la mode est plutôt passée aux beaux ordonnancements. Pour savoir ce qui est prestigieux en France, il faut considérer où se montre le roi. Or, le «grand roi» Louis XIV n’apparaît que dans les sièges. Les batailles sont confuses et donc déplaisantes à l’esprit du temps. Les sièges en revanche surtout conduits par Vauban, membre de l’Académie des sciences, sont sûrs et donc beaux. Significativement, lorsqu’on invente les premières décorations, comme l’ordre de Saint Louis, elles ressemblent étrangement à des forteresses en étoiles.

Dans ce grand basculement, l’imaginaire est pourtant longtemps réticent. Plus les batailles échappaient au code de chevalerie, plus on demandait de la discipline, et plus on développait les joutes et les tournois pour montrer sa virtus, son courage individuel. Ce qui était au départ une manière de s’entraîner au combat réel devient une guerre idéale de substitution. Les choses y sont alors parfaites, puisqu’on s’affronte entre pairs selon des codes bien précis et sous le regard des dames de la noblesse, avant de se retrouver tous à banqueter. Lorsque le roi Henri II est tué des suites d’une joute en 1559, la schizophrénie est alors totale. Les tournois ne sont plus qu’un sport, forme très abstraite et aseptisée quoique toujours violente, des vrais combats que le roi a lui-même conduits en Italie. Il faut ce choc pour éteindre cette lumière résiduelle d’une étoile disparue. La reine Catherine de Médicis interdit tous les tournois et les joutes sur le sol français.

Ils persistent pourtant sous la forme des duels individuels ou collectifs, bien plus excitants pour l’imagination que la laborieuse guerre de siège ou même les batailles à tirs de ligne sous la fumée des poudres. Ce sont des duels que décrit Alexandre Dumas dans Les trois mousquetaires pas des batailles rangées. Par un étrange effet de décalage, duels et joutes sont remplacés dans les cérémonies par des parades et des manœuvres en ordre serré, désormais et depuis longtemps encore moins réalistes que les tournois de l’époque d’Henri II. Peut-être en est-il toujours ainsi. La guerre réelle produit une imagerie qui perdure souvent bien au-delà de sa disparition, dans les démonstrations, les films, les sports ou les jeux d’enfants et notamment de ceux qui envisagent d’être soldats et qui pour le coup sont souvent surpris lorsqu’ils le deviennent.

Turbulences

La réalité du combat change à la fin du XVIIIe siècle avec la transformation de leur contexte. Ce n’est alors pas tant une évolution des techniques qui change tout qu’un changement de regard. En prenant modèle sur les cités antiques grecques et romaine, les nouvelles républiques américaine et française considèrent chaque citoyen comme soldat potentiel capable d’initiative et de courage, des vertus que s’arrogeait seule l’aristocratie.

Outre que cela permet d’enrôler des masses inédites de combattants par conscription, la forme des combats change. Les armées de la guerre en dentelles étaient étroitement contrôlées et encadrées, car on y craignait la désertion. On était donc réticent à l’emploi des tirailleurs, ces soldats combattant seuls en avant des troupes, et surtout à poursuivre l’ennemi en repli de peur de disloquer son propre dispositif. Toutes ces réticences disparaissent dans les armées de la Révolution et de l’Empire, et les combats deviennent d’un seul coup plus décisifs. Avec en plus le développement des routes et de la cartographie, l’heure n’est plus aux sièges savants, mais aux manœuvres et aux grandes batailles. Avec de surcroît le génie de Napoléon, un homme qui n’aurait jamais accédé à de hautes fonctions dans un autre système politique, les petites armées professionnelles des monarchies, où le soldat rare et cher est à la fois préservé et contrôlé, sont balayées par les armées françaises avant, une nouvelle fois, de les imiter.

Vient ensuite la transformation des conditions matérielles de combattre dans une révolution technique militaire qui s’étend sur cent ans des années 1840 à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Sa première poussée est une augmentation phénoménale de la puissance de feu. Les fusils à âme rayés tirent toujours plus loin, plus vite et plus précisément, suivis des canons et des armes automatiques, et pendant ce temps on se déplace toujours à pied ou à cheval et on commande avec des messagers. Cela place les penseurs militaires dans la perplexité. Que va-t-on demander aux soldats pour s’adapter au nouveau contexte? Faut-il combattre de manière dispersée pour échapper aux feux? C’est l’esprit des bataillons de Chasseurs, mais cela suscite de nombreuses réticences. Combattre caché, camouflé voire couché et qui plus est en tenue terne, est qualifié de «combat d’Indiens» par les adeptes du combat debout, en ligne et en bel uniforme, qui constatent aussi plus sérieusement que les soldats non contrôlés ne parviennent pas à s’emparer d’une position et se contentent de «tirailler». Il y a donc une autre tendance qui considère qu’il faut surmonter le blocage par un surcroit d’énergie et d’esprit de sacrifice par des assauts résolus sous la conduite d’officiers ardents.

La nouveauté de l’époque est aussi que l’on sait ce qui se passe ailleurs. On est frappé en France par la victoire des Japonais face à la Russie (1904-1905) et on s’identifie facilement à eux face aux Allemands. Le courant «sacrificiel», soutenu par un renouveau spirituel catholique, s’impose et est connu depuis sous l’appellation de l’«offensive à outrance». L’idée, portée initialement par de jeunes officiers contre leurs anciens, est de terminer la guerre au plus vite, car, croit-on, la France ne peut concurrencer la puissante Allemagne sur la durée, et pour cela il faut faire preuve de la plus grande agressivité possible en portant le maximum de troupes à l’avant et «sauter à la gorge de l’ennemi dès qu’on le rencontrera» selon les mots du colonel de Grandmaison, le représentant le plus connu de cette école de pensée.

La guerre est un révélateur et la confrontation de cette vision avec la réalité montre un décalage catastrophique. À la fin du mois d’août 1914, on compte plusieurs milliers, jusqu’à plus de 20000, de soldats français tués pour la plupart dans des assauts stériles. La figure du soldat qu’il aurait fallu former apparaît ensuite dans l’épreuve : résistant plus qu’ardent, stoïque plus qu’homérique, travailleur, technicien et tacticien précis sur quelques centaines de mètres encombrés. Dans un mépris peu différent de celui des armées d’ancien régime, on ne croyait pas ça possible. Dans ses deux années de service avant-guerre, le conscrit artilleur n’était formé que sur quatre types de tir au canon de 75 mm. On croyait alors avoir atteint sa limite cognitive. Pendant la guerre, le même soldat en fera six fois plus. La contradiction entre la dispersion nécessaire et le contrôle obligatoire des fantassins qui hantait tant les esprits est résolue en faisant confiance aux jeunes sergents à qui on confie le commandement tactique d’un groupe de combat. À l’inverse de la Révolution française où la redéfinition des valeurs et des vertus ou plus exactement la redéfinition de ceux qui pouvaient les porter avait modifié la réalité, c’est cette fois la guerre industrielle qui impose ce qui est désormais vertueux et ceux qui le sont.

Si ce sont les sociétés qui sécrètent ses valeurs à défendre, ce sont surtout les contextes qui modèlent les vertus qui serviront à les défendre. Or ces contextes, que cela vienne des évolutions politiques, idéologiques, techniques ou autres, sont désormais très changeants. Il faut donc régulièrement se demander si ce que le comportement que l’on croit vertueux sur le champ de bataille est vraiment adapté ou s’il ne va pas conduire à une catastrophe.

Le 9 février 1933, à l’issue d’un débat célèbre de l’Oxford Union Society, les membres de la prestigieuse université, marqués par le souvenir des horreurs de la Grande Guerre, votent à une écrasante majorité leur refus de mourir «pour le Roi et la Patrie» si ceux-ci se trouvaient menacés. Six ans plus tard, dès le début de la nouvelle guerre la Royal Air Force vient au même endroit recruter des pilotes parmi les étudiants. Les volontaires affluent en masse. Le contexte avait changé, et il est vrai qu’on ne leur demandait pas alors de mourir de la même façon.

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