dimanche 30 août 2020

Une brève histoire des Troupes de marine


Article paru dans Guerres et Histoire n°33, octobre 2016

Destinées aux opérations amphibies et outre-mer, les Troupes de marine ont été, et sont toujours, de tous les combats de l’armée française. Tour à tour fusiliers marins et soldats de ligne, mais toujours voyageurs, Marsouins et Bigors forment le premier corps d’intervention de la France depuis quatre siècles.

La première armée de marine

Les Troupes de marine (TDM) sont nées de la volonté du cardinal de Richelieu de doter la flotte de sa propre armée, afin de protéger ports et arsenaux, mais aussi d’assurer le service des armes à bord des vaisseaux de ligne qui apparaissent alors. Il crée donc, en 1622, avant les Royal Marines britanniques et bien sûr les Marines américains, les premières «compagnies de la mer» associant fusiliers et canonniers au sein de petites unités d’une centaine d’hommes intégrés dans des corps aux noms changeants. 

D’emblée cette force rattachée à la marine se trouve tiraillée entre les besoins contradictoires de la flotte, des colonies et de l’armée. L’armée a besoin de soldats, la marine préfère investir dans les navires et marins. Quant au «service des colonies», il est initialement le fait des armées des compagnies à charte et des milices locales. Les «compagnies de la mer» sont donc régulièrement dissoutes puis reconstituées lorsqu’on s’aperçoit que le combat, qu’il soit à bord ou à terre dans les colonies ne s’improvise pas. La France est ainsi incapable de défendre les Indes et le Canada faute d’une véritable «capacité de projection».

Tirant les leçons des errements de la guerre de Sept Ans (1757-1763), on organise en 1772 un solide corps royal de la marine regroupant huit régiments stationnés dans les ports et on les équipe des premières tenues bleues avec une ancre sur les boutons. Cette première armée de marine disparaît finalement dans la tourmente des guerres de la révolution et, après Trafalgar (1805), ses fantassins et artilleurs combattent dans les rangs de la Grande Armée.

La nouvelle armée de marine

Après maints atermoiements depuis 1822, l’ordonnance du 14 mai 1831 reforme les nouvelles Troupes de marine avec la formation des deux premiers régiments d’infanterie de marine (RIM) à 30 compagnies, un troisième étant ajouté en 1838. Il est formé également un régiment d’artillerie de marine, porté en 1840 à 40 batteries. Ce sont donc des régiments considérables qui présentent la particularité d’être présents simultanément sur plusieurs continents. Le 3e RIM est ainsi présent simultanément à Toulon, à Cayenne, au Sénégal et sur l’île Bourbon (Réunion). En 1845 enfin, la vocation interarmes s’étoffe avec la naissance de la cavalerie de la marine avec la création d’un escadron de spahis au Sénégal. C’est à cette époque que les fantassins de marine désormais dispensés du service de bord pendant les traversées sont comparés par les marins aux marsouins qui suivent les navires en quête de nourriture. Quant aux artilleurs désormais attachés aux batteries côtières, ils sont comparés à petits coquillages fixés aux rochers et deviennent des bigors, diminutifs de bigorneaux, à moins que cela vienne du vieil ordre «bigues dehors» de mise en batterie au temps de la marine à voile.

Les troupes de marsouins et bigors sont plus qu’ailleurs encadrées par des officiers issus du rang ou du corps des sous-officiers, mais aussi formés dans les écoles de l’armée, à Saint-Cyr ou Polytechnique — où ils occupent le fond des classements jusqu’aux années 1880. Il ne fait pas bon trahir l’armée en allant servir la marine et puis le service outre-mer est éprouvant. La troupe formée de volontaires souvent issus des milieux les plus pauvres est jugée de mauvaise qualité. Il s’y forme cependant une culture très particulière, revendiquant l’origine très populaire de ses membres avec des traditions à faire pâlir les ligues de vertu jusqu’à aujourd’hui, mais aussi le goût du voyage et de l’aventure. L’attachement à cette communauté particulière coincée entre les marins et les «biffins» («chiffons») de l’armée métropolitaine est très fort, plus qu’à des régiments où on ne fait que tourner.

Cette communauté est petite, 16000 hommes au total, est de toutes les expéditions de la monarchie de Juillet, du Mexique en 1838 à la guerre franco-tahitienne de 1844 en passant par la prise de Tanger en 1844 ou les débarquements dans l’océan Indien. Après une interruption lors de la IIe République, le Second Empire renoue avec l’aventure coloniale et un quatrième RIM est formé en 1854. Les cadres sont par ailleurs déployés dans les quelques troupes indigènes qui commencent à se former.

Les expéditions de la marine (désormais à vapeur) reprennent : les marsouins s’emparent de la Nouvelle-Calédonie en 1853, débarquent à Canton en 1857 puis au Liban en 1860. Surtout, la Marine conquiert la Cochinchine de 1858 à 1860. Les Troupes de marine participent aussi au long siège de Puebla au Mexique en 1863 et aux guerres en Europe. On les retrouve ainsi face à l’armée russe en 1854, en Crimée et dans la Baltique. Pendant la guerre de 1870, marsouins et bigors sont regroupés dans la division bleue du général de Vassoigne, qui s’illustre à Bazeilles (près de Sedan) par sa résistance acharnée — exploit qui devient en 1952 le fait d’armes fédérateur des TDM, célébré tous les ans (pour un excellent résumé voir ici).

Après 1870, les TDM sont pourtant à nouveau sur la sellette : la priorité est en effet à la préparation de la «revanche» sur le continent européen, et la nouvelle république se méfie des troupes professionnelles, toujours susceptibles de fomenter un coup d’État. C’est pourtant cette nouvelle république qui se lance au début des années 1880 dans la conquête coloniale et pour cela les marsouins sont indispensables. Le combat n’est plus sur mer, ni sur les côtes. La France envoie quelques officiers de marine, comme Borgnis-Desbordes, Archinard, Lamy ou Largeau s’emparent de territoires immenses en Afrique avec des colonnes de quelques centaines d’hommes seulement.

Il y a aussi les grandes expéditions, comme celles de Tunisie en 1881, du Tonkin à partir de 1883 et de Madagascar en 1894. Les 15000 marsouins et bigors dispersés dans le monde sont insuffisants pour cela et il faut faire appel à l’armée métropolitaine. Outre que le ministère de la guerre est réticent à ce détournement de ressources, on s’aperçoit que les pertes par maladies sont considérables parmi les appelés venant directement de France, presque 6000 à Madagascar en 1895 pour seulement 25 morts au combat. Le principe est alors acquis de ne plus envoyer outre-mer que des soldats engagés ou des volontaires acclimatés.

Volontariat et métissage

La fin du XIXe  siècle est donc marquée par plusieurs évolutions. Il est décidé de renforcer les effectifs des TDM tout en ne faisant appel qu’à des volontaires. Le nombre de régiments d’infanterie de marine en métropole est doublé et on en forme dix autres dans l’Empire. C’est un échec, les volontaires s’avérant insuffisamment nombreux pour les armer. Après des années de tergiversations, on se décide enfin, par la loi du 5 juillet 1900, après 102 projets avortés, à retirer les TDM à la marine pour en faire «l’armée coloniale» placée sous la double tutelle des ministères de la Guerre et des Colonies, en fonction du stationnement des troupes.

Un corps d’armée colonial de deux divisions est même formé en métropole et intégré dans les plans de mobilisation de l’armée avec ses 30000 marsouins et bigors. Ses unités sont à recrutement métropolitain mixte, volontaires et appelés, mais seuls les premiers peuvent servir outremer. Simultanément, pour le service des colonies, on fait de plus en plus appel aux troupes indigènes, sous l’appellation de spahis et surtout de «tirailleurs», sénégalais, annamites, tonkinois ou malgaches. Les tirailleurs sénégalais — venant de moins en moins du Sénégal — passent ainsi de 6600 en 1900 à 31000 en 1914. Ces bataillons prévus à l’origine pour le contrôle de leur propre territoire deviennent vite une réserve opérationnelle qui est engagée au Maroc à partir de 1907, avant peut-être la métropole comme le propose Charles Mangin en 1910, dans La Force noire.

On théorise aussi de nouvelles méthodes. En 1899, Joseph Gallieni publie un Rapport d’ensemble sur la pacification, l’organisation et la colonisation de Madagascar, où il expose son expérience de résident-général. Reprenant des méthodes déjà appliquées au Tonkin mais dont l’origine remonte sans doute jusqu’à l’occupation de l’Aragon par Suchet en 1808, via Bugeaud, puis Faidherbe, Gallieni exprime l’idée que «le soldat ne doit pas se borner à l’action militaire», mais œuvrer à la mise en valeur du territoire qu’il occupe afin de démontrer clairement les bienfaits de la présence française et créer ainsi un cercle vertueux. La méthode n’est pas exempte de brutalité lorsque des résistances se présentent, mais à l’inverse des «Soudanais» qui ont conquis l’Afrique occidentale, elle s’accompagne de séduction. Cette approche empathique avec le milieu constitue depuis un élément fondamental et particulier de la culture des TDM.

Dans les guerres mondiales

Lorsque la guerre commence, l’armée coloniale en métropole est forte d’un corps d’armée de deux divisions d’infanterie coloniale (DIC) soit environ 30000 hommes. Ces deux divisions sont suivies de cinq autres et d’un deuxième corps d’armée. Les bataillons de tirailleurs y sont intégrés progressivement à partir de septembre 1914 et ils sont plus de 70 à la fin de 1915. Contrairement à la légende, ces bataillons ne sont pas plus engagés que les autres et leurs pertes au combat sont inférieures à la moyenne des troupes métropolitaines. Il est vrai que les tirailleurs ont surtout été engagés après les combats les plus meurtriers, ceux de 1914, et qu’ils souffrent plus en revanche du climat et des maladies. On prend donc l’habitude de les retirer du front les mois d’hiver. À la fin de la guerre, les troupes coloniales de toutes origines représentent environ 10 % des forces combattantes françaises, avec une forte concentration dans le front des Balkans et même en Ukraine en 1919 où des bataillons de tirailleurs affrontent avec succès des troupes russes bolcheviques.

On découvre à cette occasion que ces troupes professionnelles sont plus fiables que les troupes d’appelés métropolitains qui ne comprennent pourquoi ils combattent aussi loin de la patrie et alors que celle-ci n’est plus menacée. C’est après le risque des maladies tropicales, le deuxième argument pour ne plus engager hors des frontières que des soldats professionnels. Or, les expéditions sont nombreuses jusqu’en 1927, on retrouve donc l’armée coloniale sur tous les fronts, en Rhénanie, en Silésie, en Syrie et surtout au Maroc pendant la guerre du Rif de 1921 à 1926. On conserve aussi l’idée d’un corps à double mission de garde de l’empire et de réserve métropolitaine. Lors de la mobilisation de 1939 et jusqu’en juin 1940, ce sont neuf divisions coloniales qui sont formées. Avec un total de 500000 hommes, les troupes coloniales atteignent alors leur sommet. Elles se battent avec courage, perdent 20000 hommes, obtiennent quelque un des rares succès de l’armée française notamment au nord de Lyon, mais n’empêchent pas le désastre. Les tirailleurs sénégalais ont payé cette fois un tribut plus lourd que les autres dans les combats et sont victimes du racisme allemand.

Comme les autres corps, l’armée coloniale se retrouve ensuite très divisée. Avec l’application de l’armistice, il ne reste plus que trois régiments en métropole, l’Indochine est occupée par les Japonais et l’Afrique occidentale reste fidèle à Vichy. Ce sont finalement dans les provinces les plus éloignées de l’empire, dans l’Afrique-Équatoriale française et dans le Pacifique, que sont formés les contingents les plus importants de la France libre. Par habitude de l’autonomie, mais sans doute aussi parce que la culture de l'armée coloniale s’accorde mal avec les idées fascistes et racistes de l'envahisseur et des collaborateurs de Vichy, les coloniaux forment le gros des volontaires de la France libre.

Les bataillons de marche intègrent la force du colonel Leclerc au Tchad ou les brigades françaises libres combattant avec la 8e armée britannique. Trois bataillons de marine combattent ainsi à Bir Hakeim en mai 1942 aux côtés de la Légion étrangère. Avec la réorganisation de 1943, ces premières forces forment le noyau dur de la 1ère division française libre et de la 2e Division blindée de Leclerc tandis qu’une nouvelle grande unité, la 9e DIC, est formée. La coloniale participe ainsi largement à la libération de la France et à la campagne en Allemagne. Presque tous les régiments actuels des TDM, à l’exception des parachutistes (sauf le 1er RPIMa, héritier des Special Air Service français) sont issus de cette armée de la libération. Sur les six corps de l’armée de Terre faits «compagnons de la Libération», six sont de l’armée coloniale.

Tout de suite après la fin de la guerre, les troupes coloniales sont au premier rang de la réaction aux premiers mouvements d’indépendance à Madagascar et surtout en Indochine. Le corps expéditionnaire qui y débarque en octobre 1946 avec un groupement de la 2e DB, la 9e DIC et la 3e DIC, est composé pour 80 % de coloniaux. Aux côtés de l’armée d’Afrique et des volontaires métropolitains, les coloniaux fournissent un certain nombre d’unités de combat, notamment, à partir de 1948, les huit nouveaux groupements de commandos coloniaux parachutistes (GCCP, devenus ensuite Bataillon parachutiste coloniaux).

Leur action principale est cependant une action de présence dans les postes, les montagnes ou les écoles avec les forces locales, les indigènes ou de l’armée nationale vietnamienne. À la confluence de l’héritage de Gallieni et des méthodes de contrôle du Vietminh, des officiers y développent une école de pensée de la «guerre révolutionnaire» avant de basculer en Algérie. L’Algérie est par définition le territoire de l’armée d’Afrique et les «colos», 80000 hommes, y interviennent pour la première fois. Ils y mettent en œuvre, en particulier sous le commandement du général Salan, de 1956 à 1958, diverses théories de pacification centrées sur la séduction et le contrôle de la population civile arabe. Ces idées s’opposent aux méthodes initiales plus répressives ou ensuite plus conventionnelles comme celle du général Challe (où s’illustrent à nouveau les quatre régiments parachutistes coloniaux). Elles échouent tout autant à trouver une issue favorable au conflit.

Le retour des Troupes de marine

La fin de l’empire ne signifie pas pour autant la fin de cette armée qui abandonne son qualificatif de «coloniale» par un décret d’avril 1958 pour devenir d’«outre-mer» puis définitivement et à nouveau «Troupes de marine» à partir de 1961. Même si les «colos» sont désormais majoritairement en métropole, le service outre-mer demeure, il est même reconnu par la loi du 20 décembre 1967 comme leur «vocation principale», qui justifie de conserver le statut d’«arme» et donc aussi l’autonomie de gestion du personnel.

Dans les DOM-TOM, ce service outre-mer prend la forme de troupes de souveraineté, mais aussi avec Service militaire adapté (SMA), c’est-à-dire une formation professionnelle encadrée par des militaires. De manière plus originale, il s’exerce aussi par une présence dans les anciennes colonies africaines qui se concrétise par des conseillers, des bases permanentes et des forces d’intervention venues de métropole. Ce service outre-mer prend finalement une extension imprévue à partir de 1969 lorsqu’il faut mener une campagne de contre-insurrection au Tchad, puis lorsque les interventions se multiplient à partir de la fin des années 1970, en Afrique toujours, mais aussi au Liban ou en Nouvelle-Calédonie ou dans le Golfe en 1990. Pour satisfaire les besoins en troupes d’intervention, on professionnalise sept régiments et la 9e division d’infanterie de marine est reformée en 1976.

La fin de la guerre froide et la décision, en 1996, de professionnaliser entièrement les forces armées françaises entraînent la fin de la distinction entre armée métropolitaine et armée d’outre-mer. L’existence des troupes de marine est une nouvelle fois menacée. Un projet court un temps d’un nouveau rattachement à la marine. S’il n’est pas suivi d’effet, les «colos» jouent de cette tradition pour réinvestir les opérations amphibies. Les TDM sont finalement peu affectées par les restructurations. Logiquement on ne dissout pas des régiments déjà professionnels et les régiments d’appelés sont souvent des «Compagnons de la Libération» et donc alors intouchables pour le président Chirac. Paradoxalement, le poids des troupes de marine tend ainsi à augmenter en métropole alors qu’il se réduit outre-mer où les bataillons deviennent des unités cadres accueillant des compagnies tournantes venues de toute l’armée de terre. Surtout, les Troupes de marine et la Légion étrangère n’ont plus le monopole presque exclusif des opérations extérieures. Pour autant, les marsouins sont encore très engagés. Plus du tiers des soldats français tombés en opération depuis 1962 portaient une ancre de marine alors qu’ils ne représentent, avec 18000 hommes et femmes, que 15 % des effectifs de l’armée de Terre.

Les Troupes de marine françaises constituent ainsi une structure atypique assez différente des unités de «marines» des autres armées. Si elles ont une compétence pour les opérations amphibies, leur cœur de métier reste l’intervention au loin et au milieu de populations étrangères avec une appréhension toujours globale des problèmes. Les marsouins et bigors sont plus que jamais les soldats voyageurs de la France.

Centre d’étude d’histoire de la défense, Les troupes de marine dans l’armée de terre, un siècle d’histoire 1900-2000, Lavauzelle, 2004.
Collectif, De Bizerte à Sarajevo : Les troupes de marine dans les opérations extérieures de 1961 à 1994, Lavauzelle, 2004.
Christian Benoit, Antoine Champeaux, Éric Deroo, Maurice Rives, Des Troupes coloniales aux Troupes de marines : Un rêve d’aventure 1900-2000, Lavauzelle, 2000.
Collectif, Les troupes de marines, 1622-1984, Lavauzelle, 2000.
Erwan Bergot La Coloniale : Du Rif au Tchad (1925-1980), Presses de la Cité (1982)

lundi 24 août 2020

Quand t’es dans le désert…


On imagine parfois que nos opérations extérieures obéissent à de grands desseins et des plans mûrement réfléchis avec des objectifs stratégiques clairs à long terme. Rien n’est plus faux. Dans les faits on agit, ou plus souvent encore, on réagit parce que le président de la République a décidé seul qu’il fallait faire quelque chose, généralement très vite, pour répondre à, au choix : un appel au secours d’un chef d’État lié à la France, une forte émotion relayée par les médias ou à une demande des États-Unis, beaucoup plus rarement de l’Union européenne. Il est alors surtout question de l’image que le président veut donner de lui et/ou de la France comme «en être», peser dans une coalition, plaire à…, justifier notre siège permanent au Conseil de sécurité, etc. Tout cela compte bien plus que de ce que l’on veut réellement obtenir sur le terrain, le fameux «État final recherché» que demandent les militaires sans être souvent satisfaits. À l’échelon politique, le «faire» est déjà souvent une fin en soi et le flou du «pourquoi» une liberté d’action. Quant à l’horizon temporel, il dépasse rarement l’année, deux ou trois au grand maximum.

Dans les faits, on s’engage donc et puis on voit, persuadé dans 80 % que l’affaire sera rapidement pliée. Rappelons-nous le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian au début du mois de décembre 2013, annonçant un engagement en République centrafricaine pour six mois, et fustigeant alors les «experts autoproclamés» qui faisaient remarquer qu’il s’agissait là sans doute d’une prévision un peu optimiste. Cette opération, Sangaris, se terminera finalement trois ans plus tard. Une erreur de facteur six en réalité assez courante.

L’erreur de prévision est en effet commune, surtout quand à cet échelon de décision on ne connaît pas la complexité de la région dans laquelle on intervient. Concentré sur le problème en cours, on oublie encore plus souvent qu’autour de lui, il peut se passer aussi des choses très importantes, une crise économique, le Printemps arabe, l’effondrement d’un État voisin à notre zone d’action, une grave crise quelconque à l’est de l’Europe, une attaque terroriste majeure sur notre sol, une pandémie, etc. plein de choses extérieures en fait qui vont changer la donne locale. Il est vrai qu’on s’intéresse rarement aux évènements de faible probabilité même si ce sont de possibles grands chocs et quand on imagine systématiquement que l’on va partir l’an prochain d’un théâtre d’opérations, on se persuade que son environnement n’aura pas le temps de bouger.

Bref, on annonce toujours quelque chose de rapide en cherchant en cours d’action la fin qui justifiera que ce sera court. Notre campagne militaire actuelle au Sahel ne fait pas exception. Petit retour en arrière. Tout commence en 2008 lorsque notre ennemi local, Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) ex-Groupe salafiste pour la prédication et le Combat (GSPC) et, pour partie ex-Groupe islamiste armé qui avait projeté de fracasser un avion de ligne sur Paris, et organisé des attentats et des assassinats de Français en France et en Algérie, décide de porter le combat contre nous au Sahel. AQMI est alors basée au nord du Mali, la zone aveugle de la région dans une acceptation plus ou moins tacite d’Alger et de Bamako pourvu que l’organisation s’en prenne aux autres. Dans la région AQMI assassine et surtout enlève des ressortissants européens et particulièrement français.

La tendance générale de la France est alors clairement à l’abandon militaire de l’Afrique pour tourner des regards plus prometteurs vers les monarchies du Golfe. On fait cependant exception pour faire face à AQMI en décidant de renforcer la guerre secrète de la DGSE par un dispositif du Commandement des opérations spéciales, dont l’ancien patron est chef d’état-major particulier du président Sarkozy. Cette campagne discrète comprend d’abord un volet d’aide et de renforcements des armées locales, la Mauritanie accepte et s’en félicitera alors que le Mali refuse. On déploie ensuite en 2010 au Burkina Faso un petit groupement de forces spéciales, Sabre, destiné à l’action directe contre AQMI. Le dispositif est léger et discret. Il paraît adapté au contexte. L’élection présidentielle approchant, on espère probablement avoir des résultats décisifs, concrètement libérer le maximum d’otages, dans les deux ans qui viennent, et autant que possible faire du mal à AQMI. 

Et puis les choses changent très vite à partir de la fin de 2011 en grande partie du fait, on y revient, des turbulences de l’environnement et en particulier le Printemps arabe. Le phénomène majeur est alors la montée en puissance rapide de groupes armés, qui comme par hasard se développent surtout au nord du Mali. On y constate à la fois le retour en force du mouvement nationaliste touareg, et retour au sens premier depuis la fin du régime du colonel Kadhafi, avec la création du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) et la formation d’organisations djihadistes à recrutement plus local que les Algériens d’AQMI comme le Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO) ou Ansar Dine. Ces gens-là ne sont pas de psychopathes venus de la planète Mars, ce sont des mouvements politiques avec forcément une implantation locale, souvent par défaut de celle de l’État, et une armée de volontaires qui rejoignent les rangs pour de multiples raisons. Et tant qu’elles existeront, ces raisons fourniront des volontaires.

Ce ne sont pas non plus des superpuissances militaires. Chacune de ces organisations dispose d’à peine plus d’un millier de combattants permanents, mais face à du vide peu c’est déjà beaucoup. Chacune des katibas de ces groupes, des colonnes PKMR (Pick-up, kalachnikovs, Mitrailleuses, RPG-7) d’environ 200 combattants plutôt motivés, compétents et adaptés au milieu, dispose de plusieurs niveaux tactiques d’écart sur tout ce que les Forces armées maliennes (FAMa) peuvent aligner en face. Autrement dit, chaque combat sera mécaniquement une défaite, parfois cinglante, pour les FAMa. Le Mali, son État paralysé et corrompu, son armée logiquement dans le même état, sont donc dans une position d’extrême vulnérabilité. Pire, l’État malien est atteint d’«inertie consciente». Il voit les problèmes, mais l’effort pour y faire face est trop important. Il regarde donc la catastrophe arriver, mais ne peut pas bouger pour l’éviter.

À ce stade, aurions-nous pu faire quelque chose, nous Français? Nous sommes alors accaparés par l’élection présidentielle et la course entre les candidats pour accélérer le repli d’Afghanistan. Après les expériences irakienne et afghane, la tendance n’est de toute façon plus aux interventions. Pour les Européens frileux par nature aux opérations militaires, le temps des grandes interventions même molles est terminé, on ne les y reprendra plus. Pour les Européens moins frileux, lire "les Britanniques", les dégâts directs ou indirects de ces expériences ont laissé leur outil militaire dans un état encore pire que le nôtre. Même les Américains sont des plus hésitants sous la présidence Obama. On ne s’en rend pas bien compte à l’époque, mais nous sommes les derniers parmi les pays occidentaux, à ne pas être inhibés par les expériences récentes. Au contraire même, faire la guerre et combattre ne sont plus, depuis l’Afghanistan, de gros mots.

Dans l’immédiat, en 2012, alors que notre contingent afghan se replie (sans ses interprètes), on est dans le flou. Personne n’imagine dans les rangs qu’on va être engagé à court terme à grande échelle dans une opération de guerre. Notre ennemi du moment c’est Bercy et pour sauver nos budgets, on commence même à parler, horreur, d’implication dans la sécurité intérieure. La figure imposée des présentations PowerPoint de l’époque est l’évocation du rôle important de l’armée japonaise dans la gestion de la catastrophe du raz de marée de Fukuhisma. Et puis tout bascule.

Le Mali commence à exploser au début de 2012. Acte 1, le MNLA parfois aidé des autres groupes armés chasse les FAMa du nord du pays et proclame l’indépendance de l’Azawad. Acte 2, le désastre déclenche un coup d’État qui lui-même paralyse les institutions pendant des mois. Acte 3 les groupes djihadistes chassent le MNLA et se partagent le nord du pays, qui devient, avant même le retour en force de l’État islamique en Irak, un premier proto et piteux-Etat contrôlé et géré par des djihadistes. Et là on s’aperçoit qu’il n’y a personne pour s’y opposer vraiment… à part la France, mais là il y a aussi le dilemme africain : on intervient, on est accusé d’intrusion néocoloniale; on n’intervient pas, on est accusé de non-assistance à un pays ami en danger. On est donc réticent.

La solution qui se dégage alors est forcément africaine avec un rétablissement des institutions maliennes sous l’égide de la CEDEAO. La CEDEAO doit former également une force interafricaine, la Mission internationale de soutien au Mali sous conduite africaine (MISMA), pour aider les FAMa à rétablir l’autorité de l’État sous l’ensemble du pays. On verra que c’est très superficiel, mais ça paraît cohérent. Le président Hollande, nouvellement élu, affirme que la France appuiera la MISMA et les FAMa. Retour donc au vieux mode d’action appui et soutien, comme avec l’opération Noroit au Rwanda ou Manta-Epervier au Tchad. Cela fonctionne si le niveau tactique des forces appuyées n’est pas trop loin de celui des forces ennemies. C’est rarement le cas.

Le problème est que la solution de la CEDEAO, la préférée de notre ministère des Affaires étrangères, ne fonctionne pas bien. La MISMA comme toutes les forces interafricaines met beaucoup de temps à se mettre en place. Comme toutes les coalitions, il faut discuter longtemps de la participation des uns et des autres, d'autant plus qu'il n'y a pas de «nation-cadre» pour faire 80 % du travail. Il faut certains équipements spécifiques, pour le transport et le commandement en particulier, et surtout un financement suffisant qui ne peut venir que de l'extérieur, ce qui peut prendre des années. Par ailleurs, il est clair rétrospectivement que la MISMA était mal taillée et que le plan n'aurait pas réussi. 

Toutes ces difficultés de génération de forces sont tellement récurrentes qu’elles étaient prévisibles en 2012. Pourtant on continue et à force d'attendre, c’est l’ennemi qui frappe le premier. 

En janvier 2013, la MISMA n’est toujours pas là, l’armée malienne n’a fait aucun progrès et on n’a pas envisagé/voulu/pu mettre un bataillon français en bouclier sur les points clés au centre du pays. Il n’y a donc rien de solide et la colonne PKMR d’Ansar Dine qui descend vers le Sud est destinée à y pénétrer comme dans du beurre doux et y semer le désordre.

C’est la panique. Le président par intérim Dioncounda Traoré appelle au secours directement François Hollande. Le président de la République accepte et d’un seul coup on renoue avec tout ce qui faisait notre force dans les opérations des années 1960 et 1970 : processus de décision stratégique rapide, proximité des forces prépositionnées, réactivité des forces en alerte, et surtout prise de risque et combat assumés. Le scepticisme de l'état-major des armées à l'égard de la solution du MAE a beaucoup aidé aussi il faut bien le dire en incitant à planifier un plan B moins politiquement correct (on n'osait plus intervenir directement contre un ennemi en Afrique depuis 1979) mais nettement plus efficace.

Bien entendu, si l’aide des Alliés pour le transport aérien, une de nos faiblesses récurrentes, est précieuse, aucun d’entre eux ne nous rejoint en première ligne. Les pays de l'UE ne combattent pas et pour beaucoup ne s'intéressent pas à l'Afrique. Sur place, on met diplomatiquement en avant les FAMa, puis les bataillons africains de la MISMA qui arrivent en urgence, mais en réalité ce sont les Français qui vont au carton, avec le courageux contingent tchadien.

En trois mois, les combats les plus importants sont gagnés, toutes les villes sont libérées et la base d’AQMI détruite. C’est un modèle du genre. Pour autant, l’ennemi n’est pas détruit mais surtout chassé. Tout au plus a-t-on éliminé 20 % du potentiel des groupes djihadistes, tout en préservant les groupes touaregs qui faisaient profil bas et nous aidaient même contre les djihadistes. C’était judicieux sur le moment, mais source de reproches par la suite.

Cette campagne est terminée mais la guerre continue. Que faire? On pourrait se désengager du Mali et revenir à la posture légère antérieure, quitte à renforcer notre capacité notre capacité d’intervention régionale en cas de nouveau problème grave. On choisit de rester au Mali, pour «faire la jointure» avec les élections présidentielles maliennes en août 2013 dont on espérait beaucoup, puis «la relève».

C’est une illusion. On ne mesure pas (on aurait pu pourtant, les alertes ne manquaient pas) le degré d’«inertie consciente» du Mali, puis du Burkina Faso voisin. Quant à la relève, comment a-t-on pu imaginer que l’armée malienne allait devenir d’un seul coup efficace et légitime grâce aux stages de formation de la mission de l’Union européenne (EUTM)? Soyons sérieux. Une armée c’est un ensemble qui comprend certes l’acquisition de compétences de bases, mais c’est aussi une adaptation au milieu d’engagement, des soldes, un recrutement, un encadrement, une gestion des carrières, etc. Il est impossible de dissocier le fonctionnement d’une armée de celui de l’État qui l’emploie. Depuis 2013, EUTM a formé ou recyclé plus de 14000 soldats maliens, c’est-à-dire plusieurs fois ce que les groupes irréguliers peuvent aligner au total dans la région. Pour quel résultat? On ne cesse d’être étonné (mais pas surpris) par l’indignation de l’amiral Guillaud, chef d’état-major des armées de l’époque, lorsqu’un officier français d’EUTM avait évoqué la superficialité de sa mission. 

Plan B : la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA). Voilà pour le coup des moyens qui sont déployés assez rapidement. Les nations volontaires sont toujours nombreuses pour participer à ces opérations où les Nations-Unies payent tout. Effectivement les financements sont là, un milliard d’euros pour déployer une force multinationale qui finit par comprendre 13000 soldats, soit là encore plusieurs fois le nombre de combattants irréguliers en ligne au Mali. Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères, en parlait avec des trémolos dans la voix. Ne savait-il donc pas que la MINUSMA comme toutes les missions des Nations-Unies ne servirait pas à grand-chose pour très cher puisqu’elle serait incapable d’organiser la moindre opération militaire. Pire, la MINUSMA est tellement faible qu’elle demande l’aide des Français contre les groupes armés. Comme relève, c’est raté.

Plan C : la force conjointe du G5-Sahel. En soi, c’est une bonne idée que de créer un état-major commun et en amont une école de guerre commune à Nouakchott, capable de commander des opérations de la taille d’une brigade. Mais il faut attendre 2017 pour que cette force soit officiellement créée, et trois ans plus tard elle n’est encore que très peu opérationnelle, sensiblement pour les mêmes raisons qu’évoquées plus haut pour la MISMA.

Rien que ne fut prévisible dans tout cela, mais on décide de rester au Mali et d'attendre. On est même tellement confiant qu’à la fin de l’année 2013 on s’engage aussi dans une opération de stabilisation en Centrafrique (les six mois décrits plus haut) qui avère plus difficile qu’on ne le pensait, puis quelques mois plus tard en Irak pour être dans la photo de la nouvelle coalition américaine. Quelques mois encore plus tard, au début de 2015 on engage 10000 soldats dans les rues de France sans grande vision. Dans tous les cas, montrer que l’on faisait l’emporte dans l’esprit du politique sur l’utilité de faire. On empile sans jamais savoir comment retirer. Le bon côté est qu’alors que le contexte stratégique n’a changé en rien (il était inscrit partout qu’il y aurait un jour des attentats en France, juste avant la ligne sur les possibles pandémies) la politique de Défense change, elle, du tout au tout.

Forcément, à force de disperser des moyens réduits, il ne reste plus grand-chose pour ce qui tend à devenir un désert des Tartares. Comme on ne peut pas beaucoup changer la réalité, on commence par changer de nom. Barkhane remplace Serval, mais il ne s’agit que de placer rationnellement toutes les forces de la région sous un même commandement. Pour quoi faire? C’est simple quand on ne dispose que d’un marteau comme outil, on ne fait que taper. Par des raids et des frappes, Barkhane tape et attend. Au prix de la perte d’un soldat tous les deux mois en moyenne et au coût d’un million d’euros par combattant ennemi éliminé on attend depuis sept ans que le Mali cesse d’être inerte, qu’une réelle force venue d’on ne sait où se propose de nous relever ou qu’un changement extraordinaire chamboule tout. Avec un peu de chance, cela peut nous être favorable pour imaginer une nouvelle aventure à un an et si cela dure plus longtemps, c’est que nous serons encore tombés dans un piège pourtant prévisible.

lundi 17 août 2020

Confrontation en Ukraine (2014-2015)-Une analyse militaire

La nouvelle étude porte sur les aspects militaires de la confrontation entre la Russie et l'Ukraine de février 2014 et février 2015. Plein de choses intéressantes, pas forcément très nouvelles, hormis peut-être la confirmation de l'importance des armées privées, mais souvent un peu oubliée du principe même de la confrontation "sous le seuil" entre Etats jusqu'au retour des canons d'assaut ou des retranchements, en passant par la capacité à fusionner entre réguliers et irréguliers. 

Cette note de vingt-sept pages est disponible en version Kindle en cliquant ici ou sur l'icone à côté du texte.

Toutes les autres études sont disponibles également sur Kindle. 

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Si vous avez déjà une version ancienne d'une note, il suffit de me demander la nouvelle.

01-La guerre première. De la guerre du feu à l'empire de fer
02-La voie romaine. L'innovation militaire pendant la République romaine
03-L'innovation militaire pendant la guerre de Cent ans

04-Corps francs et corsaires de tranchées. La petite guerre des Français (1915-1918)
05-Innovations militaires en Indochine (1945-1954)
06-La victoire oubliée. La France en guerre au Tchad (1969-1972)
07-La guerre d'usure entre Israël et l'Egypte (1969-1970)

08-GI’s et Djihad. Les évolutions militaires pendant la guerre en Irak (2003-2008)
09-Sisyphe à Gaza. Israël contre le Hamas, enseignements opératifs et tactiques (2008-2014)
10-Levant violent. Une brève histoire militaire de la guerre en Syrie et en Irak (2011-2016)
11-Etoile rouge. Enseignements opérationnels de quatre ans d'engagement russe en Syrie (2015-2019)
12-Lutter contre les organisations armées en Afrique subsaharienne (avec Laurent Touchard)

13-L'art de la guerre dans Starship Troopers de Robert Heinlein

14-Théorie de la section d'infanterie
15-Régiment à haute performance
16-Une expérience de lutte contre les snipers (Sarajevo, 1993)
17-Retour sur les combats d'Uzbin (18 août 2008)

18-VE 1 Manager comme un militaire. Recueil de billets
19-VE 2 20 notes sur les organisations humaines. Recueil

20-L'expérience des Combined action platoons-Une expérience réussie de contre-guérilla au Vietnam
21-Le vainqueur ligoté-L’armée française des années 1920
22-Confrontation en Ukraine (2014-2015)-Une analyse militaire

dimanche 9 août 2020

Voir du pays, qu'ils disaient


Quatre ans après sa sortie, je viens de regarder Voir du pays, un «drame en ambiance militaire» réalisée par Muriel Coulin et Delphine Coulin d’après le roman éponyme de cette dernière. Cela sera pour moi l’occasion de revenir sur un peu sur la manière dont la vie militaire est le plus souvent appréhendée.

Film et roman ont été bien primés, notamment à Cannes. Les critiques ont été plutôt élogieuses mais j’ignore s’il a «rencontré un public». Personnellement, il m’a rencontré tardivement et m’a gonflé, comme me gonflent souvent les films français qui n'utilisent la chose militaire que comme un décor fantasmé sur lequel on peut plaquer un «concept» défini a priori. Une critique dans Le Point expliquait que les réalisatrices faisaient «enfin parler la grande muette». Comme souvent quand on utilise cette expression, c’est très con. L’armée est considérée comme une grande muette surtout parce qu’on n’a pas envie de l’écouter et c’est très clairement le cas ici. Ce sont les réalisatrices qui parlent, pas les militaires, car on serait bien en peine de trouver dans le film quelque chose qui ressemble vraiment à des soldats français.

Rappelons le synopsis : deux jeunes militaires, Aurore et Marine, reviennent d’Afghanistan. Avec leur section, elles vont passer trois jours à Chypre, dans un hôtel cinq étoiles, au milieu des touristes en vacances, pour ce que l’armée appelle un «sas de décompression». L’objectif du séjour consiste à les aider à «oublier la guerre». Mais on ne se libère pas de la violence si facilement…

On voit tout de suite que ce qui a plu aux réalisatrices c’est la possibilité d’exposer des états d’âmes, des malaises, des tourments pendant deux heures dans la grande tradition de ce cinéma français qui se regarde et s’auto congratule tout en s’étonnant de ses faibles entrées. Et là, aubaine, il y a deux matières possibles : les traumas de retour d’opération, car bien sûr on revient forcément traumatisé d’une opération de guerre, et l’oppression des femmes dans un affreux milieu machiste.

Les autrices vont donc combiner les deux sur fond de contraste entre le milieu pseudo idyllique du grand hôtel dans lequel se passe la majorité du film et le souvenir de la réalité vécue en Afghanistan. Il y avait dans cette ambiance un peu surréaliste matière à faire un reportage intéressant, mais là tout sonne faux.

Passons sur les événements, tous plus improbables les uns que les autres et qui font surtout passer ce qui est censé être des combattants aguerris pour des gros teubés. Si on veut parler de vraies conneries de soldats faisant le mur, on peut en parler mais là c’est surtout un peu concon, à l’exception de la scène de viol bien sûr.

Considérons simplement la communauté humaine décrite. En fait, elle est très simple. Il y a une quarantaine de protagonistes répartis en trois groupes : les cadres permanents et peu apparents qui sous couvert de traitement psychologique ne sont là que pour faire parler les personnages; une masse indifférenciée de mecs visiblement pas biens dans leur assiette et enfin trois femmes, au cœur du film, qui non seulement ont, comme les mecs, forcément mal vécu leur expérience afghane mais en plus sont, là encore apparemment forcément, en butte aux agressions du groupe 2.

Que dirait-on de la description d’une ville avec trente blocs identiques de gris et trois blocs de bleu? On trouverait ça au moins étrange, au pire très con, au minimum simpliste. C’est exactement ça.  

On ne sait rien de la section sinon que c’est une section d’infanterie et qu’elle vient de Lorient, où il n’y aucune unité d’infanterie. On entend «marsouins» à un moment, on y parle aussi d’un légionnaire (qu’est-ce qu’il fout là?) et on chante «Adieu vieille Europe», un chant de la Légion étrangère. Il n’y a pourtant là rien qui ressemble moins à une section de marsouins ou de légionnaires. Dans ces deux derniers cas, on en est tellement fier qu'on ne cesserait de faire allusion à son corps d’appartenance d’une manière ou d’une autre.  

Surtout et c'est lié, c’est un groupe sans relief. Une section d’infanterie ce n’est pas une masse, c’est une structure sociale complexe. On y trouve des hommes et quelques femmes de 19 à 40 ans, venus d’un peu partout. Dans la section que je commandais, il y avait tout le nuancier des couleurs, avec tout le spectre de la France d’outre-mer, surtout celle du Pacifique, et de métropole. Mes trois chefs de groupe s’appelaient Mokhtar, Laradji et Im.

Car, oui, il y des chefs, plein même. Comme tout milieu professionnel, c’est un ensemble bien plus structuré qu’il n’apparaît dans le film où ne transparaît très vaguement qu’un lieutenant chef de section. Non, dans une section entre le chef et les simples soldats, il y a des caporaux, des caporaux-chefs plus ou moins anciens, des sergents, un sergent-chef adjoint. Il y a notamment des chefs d’équipe et des chefs de groupe, or on ne voit pas dans le film grand monde «cheffer», c’est-à-dire au moins qui veillent sur les autres. Je crois qu’une des femmes du film, Aurore, jouée par Ariane Labed, est sergente. Si c’est le cas, elle ne fait pas son job, car elle ne s’occupe de personne, à part sa copine Marine.

Dans la réalité, il y a aussi tout un ensemble de relations complexes et de codes de comportements. Dans une section de marsouins par exemple, la norme est de tutoyer les subordonnés (pas un mot honteux) ou les gens de même grade ou encore que l’on a connu au même grade et de vous vouvoyer les chefs, mais il y a plein d'exceptions individuelles et ce n’est pas forcément pareil dans les autres armes. C’est plus compliqué qu’une masse uniforme de bœufs, il faut décrypter toutes les subtilités des relations établies avec le temps.

Car une section, comme n’importe quel autre groupe humain professionnel ou non, c’est aussi une histoire. Ici tout semble avoir commencé avec l’opération en Afghanistan, par laquelle on s’est engagé «pour la France et l’Europe (si, si!)», un officier parlera du service rendu à la Patrie. Outre que personne ne parle comme cela dans une unité de combat, c’est surtout faux. Dans une unité professionnelle, on part en Afghanistan parce que c’est le job. Le patriotisme est suffisamment dans l'air qu'on respire pour ne même pas avoir à l'évoquer. La plupart des membres de la section ont fait d’autres opérations avant et en feront d’autres après. Dans le film, le passé de ces soldats qui ont normalement en moyenne en six et dix ans de métier, se limite aux derniers mois et le futur à ce qui se passe au retour. C’est un peu plat comme historique de groupe.

Bref, on fait juste du cubisme là où la vraie vie des gens relève de tous les styles.

Abordons ensuite les deux axiomes de base. Le premier est simple : les soldats qui rentrent d’une opération sont forcément tous plus ou moins traumatisés. C’est faux. Non pas que tous ne soient pas marqués mais c’est autre chose que traumatisés. Attention, le traumatisme de guerre est un vrai problème, d’autant plus délicat à traiter que ses symptômes ne sont pas forcément ni visibles ni immédiats. C’est par ailleurs un phénomène qui avait été longtemps dramatiquement négligé. On ne peut plus dire que ce soit encore le cas et d’ailleurs sur ce plan, le film le montre bien, même si c’est, encore une fois, de manière irréaliste.

Non, ce que je veux dire c’est qu’en moyenne dans les retours récents d’opérations de guerre, on compte entre 7 et 10 % de soldats présentant des troubles mentaux. C’est beaucoup, et c’est plus de que de tués et blessés physiques, mais cela signifie aussi que plus de 90 % des soldats qui rentrent vont bien, et même souvent très bien, heureux d’avoir vécu une expérience forte. Cela paraîtrait presque bizarre et honteux. Je me souviens d’un soldat disant qu’il en avait marre de dire qu’il allait bien et que son vrai problème c’est que maintenant il s’emmerdait un peu. Le problème est que visiblement les gens qui vont bien n’intéressent pas le cinéma français.

Deuxième axiome : les femmes sont oppressées dans cet affreux milieu viriliste. On assiste donc à une série de scènes édifiantes depuis la tablée avec les propos les plus cons possibles jusqu’à la tentative de viol. On a d'abord le sentiment que les mecs semblent découvrir d’un seul coup que les trois soldats avec qui ils vivent depuis au moins un an sont en fait des soldates, et qu’ils ne peuvent donc s’empêcher de sortir d’un seul coup tous les poncifs que les deux réalisatrices ont imaginés. Non, que ce soit impossible, mais ( voir plus haut) on est dans un groupe humain complexe ce qui signifie que le mélange peut produire un ensemble où le «groupe vit bien» ou un autre avec une ambiance pourrie, avec souvent des variations entre les deux suivants les circonstances et les changements de personne.

Et même dans le «groupe qui vit bien» en plusieurs années de vie collective, il y aurait probablement de quoi accuser n’importe quel membre de quelque chose en réécoutant tout ce qu’il a pu dire ou faire. Accessoirement, le milieu militaire, parce qu’il est organisé fondamentalement pour affronter le pire, peut être aussi rude qu’il peut être sympa, et cela touche à peu près tout le monde, les hommes comme les femmes, les grands et les petits, les blancs et les noirs. Dans mon école de sous-officier d’infanterie, il y a très longtemps dans une lointaine galaxie, on se disait que payés à la claque dans la gueule, on en sortirait tous millionnaires. Cela peut donc dégénérer parfois en grosses bulles de conneries, mais c’est rare et combattu. Cela méritera sans doute d’autres développements.

En résumé et pour conclure, si le but de Voir du pays était de faire plaisir aux réalisatrices et de conforter des idées préconçues, il est en cible; s’il s’agissait d’être réaliste, il est complètement à côté de la plaque. C’est dommage, mais il ne faut pas désespérer. Un jour viendra où des réalisateurs qui veulent traiter la chose militaire commenceront par s’y intéresser réellement. 

Seule note positive à mon goût : le remix de The Keeper de Bonobo que l'on entend vaguement à un moment donné est excellent.