mardi 31 mai 2022

Frédéric Leclerc-Imhoff, éclaireur

Il y a de nombreuses similitudes entre la vie, et parfois la mort, des soldats professionnels et la vie de reporters, ne serait-ce que parce que les uns comme les autres, plongent régulièrement dans des zones de crises. Forcément, devrait-on dire, car s’il n’y avait pas de problèmes, personne n’aurait besoin de les y envoyer. D’une certaine façon, les reporters sont même des soldats de l’information, à ce détail énorme près qu’ils n’y ont pas le droit de tuer, n'y d'y être tués d'ailleurs, mais seulement celui de prendre des risques pour témoigner.

Si les gens peuvent dormir en sécurité, c’est parce que certains veillent sur la muraille. Si les gens peuvent être informés avec des éléments de première main, et en premier lieu celle qui porte la caméra, c’est parce que d’autres vont directement là où les choses se passent mal, voire se passent dans le mal, voir, dire et montrer. Ce sont les éclaireurs, à tous les sens du terme : ceux qui sont en avant et ceux qui mettent de la lumière sur le tragique et son pendant l’héroïque.

Frédéric Leclerc-Imhoff était éclaireur pour BFM TV, et un très bon éclaireur. Frappé de manière indigne et criminelle dans un convoi humanitaire par l’artillerie russe, Frédéric est tombé en montrant avec ses camarades, Maxime Brandstaetter et leur «fixeuse» Oksana Leuta, la réalité des pauvres gens écrasés par une guerre imbécile.

Sans eux, la guerre resterait un huis clos propice à encore plus de délires dans nos réseaux. Sans eux et leur capacité de dire «j’étais là et j’ai vu», les massacres de Boutcha, entre autres horreurs, seraient décrits comme des manipulations avec acteurs-cadavres. Frédéric, Maxime et les autres de toutes les rédactions sont donc comme dans le roman Dune, des «diseurs de vérité», bardés de leur compétence à décrire et de leur éthique de journaliste. Ce sont des témoins que l’on ne convoque pas après les évènements, mais sur le moment afin que les gens derrière leur écran puissent se faire leur propre jugement.

Bien entendu donc qu’il ne faut pas les retirer des zones de guerre, sous prétexte du danger et parfois de petites économies, c’est au contraire parce qu’il y du danger qu’ils doivent y être, non pour celui-ci, mais parce que la guerre a créé un nouveau monde qu’il faut forcément décrire. Ces hommes et ces femmes courageux sont indispensables à la connaissance impartiale des choses, et la connaissance des choses offerte à tous est indispensable à la démocratie.

Maintenant, tout cela n’est pas gratuit et le prix peut parfois être très élevé. On pense à ceux, eux et leurs proches, qui l’ont payé et le payent toujours dans leur chair et leur âme.

samedi 28 mai 2022

Point de situation des opérations en Ukraine 28 mai 2022 - La bataille du Donbass 2

Le front du Nord-Donbass attire plus que jamais l’attention et prend la tournure d’une bataille décisive qui absorbera les efforts dans les semaines à venir, peut-être jusqu’à la fin de l’été si les deux camps ont les ressources pour soutenir une telle intensité des combats jusque-là.

Rappelons que ce front est divisé en deux secteurs opérationnels séparés mais qui s’influencent mutuellement. À l’Ouest, on trouve le couple Sloviansk-Kramatorsk (SK) et à l’Est le couple Severodonetsk-Lysychansk (SL), les quatre grandes villes-objectifs des forces russes au sommet de deux grands axes urbanisés Nord-Sud qui rejoignent les deux républiques séparatistes. L’ensemble des deux secteurs représente un rectangle de 50 km de profondeur sur 100 de large, soit la superficie de la moitié d’un département français. Il est partagé au milieu par la rivière Siversk qui joint du Nord au Sud la ville du même nom au nœud routier de Bakhmut. Bakhmut commande à SL soit directement par la route T1302, soit indirectement et plus difficilement via Siversk.

Face au secteur de Sloviansk, les forces russes sont désormais plus réduites après avoir été le secteur principal. Tout l’effort de la 201e DM, aidée à l’Est par la 90e DB a consisté à menacer d’encerclement la ville de Lyman et de contraindre la 95e brigade d’assaut aérien à se replier vers Sloviansk. Il est possible aussi que ce retrait oblige également la 57e brigade motorisée à se replier derrière la rivière Donets. À ce stade, ces deux brigades et la 81e d’assaut aérien face à Yzium, peuvent tenir assez bien les hauteurs au Nord de Sloviansk. La situation est beaucoup plus critique pour les Ukrainiens du côté Est.

Les forces russes et le 2e corps d’armée, de la République populaire de Louhansk (LNR) pressent le secteur SL de tous les côtés. Au Nord, entre Ozerne et Lysychansk, trois brigades ukrainiennes – 79e d’assaut aérien, 128e de montagne et 58e motorisée – tiennent assez solidement les hauteurs sur 40 km face à la 90e division blindée (DB) et quatre ou cinq brigades russes (soit 8 à 10 groupements tactiques, GT) au-delà de la rivière Donets. La ville de Severodonetsk elle-même est abordée sur trois-quarts de sa périphérie par la 127e division d’infanterie motorisée (DM) renforcée d’un régiment LNR et du groupement tchétchène, soit de 5 à 8 GT face à deux brigades de Garde nationale, d’une brigade territoriale et du régiment Slavic. Là encore, les Ukrainiens tiennent, malgré la puissance de feu d’au moins une brigade d’artillerie russe, en plus des artilleries organiques des GT

Le groupement de forces russes le plus important – 7e division d’assaut aérien, brigades d’infanterie de marine de Baltique et du Pacifique, groupe Wagner et 150e DM, soit une dizaine de groupements tactiques (GT) – attaque depuis Popasna dans toutes les directions. Vers le Sud, il menace d’encerclement la 30e brigade mécanisée ukrainienne et l’obligera sans doute au repli. Au nord, en direction de SL, et en conjonction avec la poussée vers l’Ouest des forces LNR et de la 57e brigade russe, il menace d’encerclement la 17e brigade blindée dans la région d’Hirske-Toshkivka. Vers l’Ouest , il s’approche de Soledar, à quelques kilomètres de Bakhmut, sur le principal axe de ravitaillement de SL. La prise de Soledar, puis celle de Siversk depuis Ozerne au Nord, suffirait à couper Severodonetsk-Lysychansk de toute communication. Les neuf brigades et régiments ukrainiens, soit 1/6e environ de la force opérationnelle terrestre ukrainienne, se trouveraient ainsi prises au piège.

Cette perspective place les forces ukrainiennes devant plusieurs options délicates.

La première serait de contre-attaquer afin de dégager la zone, et donc logiquement d’essayer de reprendre Popasna. Cela supposerait de disposer d’une masse de manœuvre de plusieurs brigades. Pour l’instant, seule la 4e brigade blindée semble disponible dans la région de Kramatorsk, mais il serait possible de transférer la 48e brigade d’assaut aérien en réserve à Poltava (on ne comprend pas très bien en fait pourquoi cela n’a pas déjà été fait) et peut-être une ou deux brigades blindées venues du Nord ou du Sud-Ouest.

Le problème est, et les Russes y ont déjà été largement confrontés, qu’il est difficile de manœuvrer classiquement dans une zone de feux denses dès lors que l’on n’est visible et repéré. Placée dans le contexte actuel, la contre-attaque allemande de février 1943 en direction de Kharkov avec deux corps blindés serait immédiatement repérée et frappée depuis le ciel depuis les avions d’attaque jusqu’aux missiles/roquettes antichars à tir plongeant, en passant par les missiles air-sol d’hélicoptères ou drones ou les obus précis de l’artillerie. Pour manœuvrer, il faut désormais être soit mobiles, dispersées et camouflées, soit au contraire très protégés sur de petits espaces. Pour avoir fonctionné « à l’ancienne » entre les deux, les colonnes blindées-mécanisées russes ont été corrodées et figées dans la bataille de Kiev. De la même façon que les Américains en Corée passant des colonnes motorisées aux tranchées de 1950 à 1951, les forces russes évoluent désormais à partir de lignes sécurisées et d’arrière protégées en avançant sous enveloppe d’artillerie, c’est-à-dire jamais au-delà de 20 kilomètres des batteries dans un style très « 1918 ».

Si les forces ukrainiennes ont pu progresser sur des forces en repli dans la région de Kiev ou des forces en rideau au Nord de Kharkiv, elles butent sur les lignes fortifiées de la région de Kherson. Une attaque visible contre le point haut de Popasna sous l’enveloppe de frappes air et artillerie russes peut réussir mais ce sera un exercice long, difficile et sans aucune doute très couteux.

La deuxième option est de rester sur place et de défendre les positions pied à pied, en comptant sur la capacité de résistance en ville et l’usure des forces russes ou une diversion des moyens sur d'autres secteurs, à Kherson en particulier. Cette stratégie a bien fonctionné au Nord où les villes assiégées de Chernihiv et de Soumy ont finalement été dégagées après avoir contribué à entraver la manœuvre russe. Cela a échoué à Marioupol, alors que les forces ukrainiennes ont été incapables de forcer les Russes à quitter une zone Sud plus facilement défendable et contrôlable que le Nord. Si Marioupol a permis de fixer des forces russes importantes pendant deux mois et de leur infliger sans doute de fortes pertes, sa chute constitue néanmoins la plus grande défaite ukrainienne de la guerre avec plusieurs brigades complètes perdues. C’est donc un pari d’autant plus risqué que l’aide matérielle occidentale va forcément marquer le pas après l’épuisement des possibilités immédiates et que la formation de nouveaux bataillons à envoyer au combat, avant de former de nouvelles brigades, risque de prendre encore du temps.

La dernière option, sans doute la plus réaliste militairement mais aussi la plus difficile politiquement serait d’abandonner Severodonetsk et Lysychansk, désormais vidées de la grande majorité des habitants, et de replier toutes les brigades au-delà la rivière Siversk et de s’appuyer sur une nouvelle ligne de défense urbaine de Sloviansk à Kostiantynivka. Ce serait échanger de l’espace, largement vide, contre des forces et du temps. Ce serait cependant aussi une manœuvre très délicate à organiser sous la pression russe, mais possible.  

Les opérations militaires ne sont jamais linéaires. À des phases d’attente peuvent succéder brutalement des accélérations à la suite de succès soudains et parfois surprenants. Après quelques succès surprenants ukrainiens, en fait des coups profitant de failles russes, les Russes ont repris l’initiative. La bataille du Donbass est cependant loin d’être terminée, sans même parler des opérations militaires de cette guerre, ni même de cette guerre dans la longue durée. Il y aura d’autres surprises de part et d’autre.

jeudi 26 mai 2022

La bataille de Bir Hakeim, courage et innovation dans les sables


Dans la nuit du 10 au 11 juin 1942 les combats de Bir Hakeim se concluaient par le repli de la 1ère Brigade française libre (BFL) à travers les positions germano-italiennes, dernier exploit d’une série commencée le 27 mai. Dans les faits, l’engagement de ces 3700 soldats français n’est qu’un combat mineur par son volume. La France a connu des milliers de combats et batailles de plus grande ampleur, et pourtant on connaît tous le nom de Bir Hakeim.

Cela n’a pas été une brillante manœuvre, mais une défense héroïque face à des forces très supérieures en nombre, le genre de choses que l’on aime bien célébrer dans les armées françaises (Sidi Brahim, Bazeilles, Camerone) parce que le courage, quelle belle valeur, peut s’y exprimer au mieux. La défense de Bir Hakeim est également le premier grand engagement de la France libre et a donc également une valeur symbolique et même politique forte. Pendant la bataille, de Gaulle écrivait au général Koenig, commandant la 1ère BFL : «La France vous regarde et vous êtes son honneur». Cela a été aussi une victoire de l'innovation militaire. 

«300  » dans les sables 

L’enjeu était important, mais l’épée était courte comme le soulignait encore le général de Gaulle dans ses mémoires de guerre, certes, mais quelle belle épée! Ce qui est frappant dans la bataille c’est la performance de la brigade alors que sur le papier la 1ère BFL ne se distingue pas beaucoup des centaines de régiments qui constituaient l’armée française en mai 1940, à peine deux ans plus tôt.

L’offensive de l’Axe débute le 26 mai 1942 par un vaste contournement de la ligne de Gazala par le Sud, c’est-à-dire Bir Hakeim, le «box» le plus en profondeur de la 8e armée britannique. Le 27 mai, la position subit une première attaque blindée italienne sans préparation d’artillerie, mais très agressive, avec 70 véhicules et de l’infanterie portée. L’artillerie française parvient à arrêter l’infanterie, tandis que quelques véhicules parviennent à pénétrer à l’intérieur de la position française où ils sont finalement arrêtés. En trois quarts d’heure, les Italiens ont perdu 32 chars et 90 prisonniers. Les Français n’ont perdu que deux blessés et un canon de 47 mm. Les Français contre-attaquent avec des unités mobiles et repoussent la division Ariete. Pendant quatre jours, les Français affrontent les Italiens du XXe corps, effectuant régulièrement des sorties qui désorganisent leurs adversaires, incapables en retour de franchir les défenses françaises. Cette résistance inattendue place toute l’offensive de Rommel en grande difficulté puisque toute la logistique des unités mobiles doit passer au sud de Bir Hakeim. Avec un commandement de la 8e armée plus efficace, le sort de la bataille générale aurait pu être très différent.

Le 1er juin, Rommel arrive en personne pour faire sauter ce verrou qui entrave son offensive. La division italienne Trieste est au Nord et la 90e division légère allemande au sud, tandis que l’ouest est verrouillé par deux bataillons de reconnaissance allemands. Pendant dix jours, la position est soumise à un bombardement intensif, notamment de la part des avions d’attaque Stukas. Ces derniers effectuent plus de sorties sur les Français qu’ils n’en feront quelques mois plus tard au-dessus de Stalingrad. Chaque jour, des milliers d’obus tombent sur la position et au moins une attaque d’infanterie est lancée, toujours sans succès. Le 6 juin, des blindés allemands et italiens sont concentrés pour un assaut général. Le 8 juin, plus de 60 bombardiers exécutent un raid de préparation sur les positions françaises. Le 10 juin, le commandement britannique donne l’autorisation de repli. Les pertes françaises s’élèvent alors à 99 tués et 109 blessés. La garnison parvient à s’exfiltrer dans la nuit qui suit. Durant cette sortie, 72 Français sont encore tués tandis que 763 manquent à l’appel. La plupart des disparus sont des égarés revenus sur la position, où ils combattront encore avant d’être faits prisonniers et libérés un an plus tard avec la reddition de l’Italie. Les pertes ennemies sont estimées à presque 3600 tués, blessés et prisonniers, 52 chars ont été détruits, ainsi que 11 automitrailleuses, 5 canons automoteurs et 10 avions.

La construction de l’épée

Une unité militaire est une association d’hommes avec leurs équipements, leurs méthodes et leurs valeurs et façons de voir les choses (culture tactique), le tout au sein de structures particulières. Faire évoluer une organisation militaire, quelle que soit sa taille, c’est donc faire évoluer une ou plusieurs de ces composantes, sachant que celles-ci interagissent forcément.

Les hommes qui composent la 1re BFL, créée en décembre 1941, sont tous des volontaires fortement motivés. Ils l’ont montré déjà en se rebellant d’abord contre leur propre hiérarchie, majoritairement fidèle à Vichy, et en franchissant des milliers de kilomètres pour rejoindre les Forces françaises libres. Les deux bataillons de la 13e demi-brigade de la Légion étrangère (DBLE) et les trois bataillons coloniaux, bataillon du Pacifique (BP), formé à Tahiti et en Nouvelle-Calédonie, bataillon d’infanterie de marine (BIM) formé de «rebelles» en poste à Chypre et au Levant, et le 2e bataillon de marche de l’Oubangui-Chari (BM2), forment cinq unités d’infanterie à très forte cohésion commandées par de jeunes chefs énergiques comme les capitaines Broche (BP) ou Savey (BIM) qui se sont révélés dans la crise, bousculant le processus d’avant-guerre de sélection des officiers.

Tous ces hommes, d’origines extrêmement diverses, sont aussi, presque tous, des vétérans de France, de Narvik, d’Érythrée ou qui connaissent désormais bien un ennemi, italien ou allemand, qu’ils ont d’ailleurs déjà vaincu. Les plus anciens ont fait la Grande Guerre. Ils ont également déjà combattu ponctuellement en Libye, notamment avec des raids motorisés. Il y a là un capital de compétences évidemment supérieur à la quasi-totalité des unités terrestres françaises en mai 1940, mais à l’époque c’était aussi le cas dans une moindre mesure des unités allemandes en face qui avaient pour beaucoup déjà l’expérience de la compagne de Pologne.

Au point de vue des structures, la BFL est plus une division miniature qu’un régiment d’infanterie, même si son effectif est à peine plus élevé (3600 hommes contre 3000). La BFL possède cinq bataillons au lieu de trois, mais, surtout, elle dispose de son propre régiment d’artillerie, d’une compagnie antichar formée par des Nord-Africains, d’une compagnie du génie et d’un bataillon antiaérien armé par des fusiliers marins. Elle a développé des savoir-faire interarmes inédits à cette échelle.

L’équipement est issu pour l’essentiel des dépôts de matériels français de Syrie avec quelques compléments britanniques. L’infanterie est équipée comme en 1940, mais avec une dotation en armes collectives et d’appui double d’un régiment de l’époque. On y trouve ainsi 470 armes automatiques (dont 76 mitrailleuses Hotchkiss). La brigade possède de nombreux moyens antichars : des fusils antichars Boys (peu efficaces, il est vrai), 18 canons de 25 et 14 canons de 47 mm. La BFL dispose aussi de dizaines de milliers de mines, antichars pour l’essentiel. Développant des initiatives de certaines unités de 1940, elle innove surtout avec 30 canons de 75 modifiés dans les ateliers de Syrie pour servir en antichar. Les affûts ont été rabaissés, les boucliers coupés ou supprimés, les roues remplacées par des essieux de camions pour plus de mobilité. Certains d’entre eux sont portés directement dans les camions pour former un engin très mobile et capable de tirer un obus toutes les cinq secondes à une distance bien supérieure à celle des canons des chars qu’ils chassent. Ces canons sont dotés d’une optique spécifique, d’origine britannique, pour effectuer des tirs tendus et précis. Outre la quarantaine de mortiers de 80 mm ou de 60 mm des bataillons, le régiment d’artillerie dispose de 24 canons de 75 mm, un apport très appréciable, mais qui manque d’allonge pour effectuer de la contre-batterie.

Contrairement aux régiments de 1940, la 1re BFL est entièrement transportable par camions. Elle possède également 63 chenillettes Bren Carriers, dont certaines, à l’imitation des Canadiens et des Australiens, ont été bricolées pour porter un canon de 25 mm au lieu d’une mitrailleuse. Les Français ont également bricolé 30 camions américains Dodge, baptisés «Tanake», sur lesquels ont été placées des plaques de blindage et une tourelle avec un canon de 37 mm et une mitrailleuse.

Les Français libres ont tiré les leçons de 1940 et savent faire face au couple char-avions d’attaque qui avait fait tant de ravages à l’époque. La BFL est placée à l’extrémité sud de la ligne de défense britannique, dite ligne Gazala, au cœur du désert libyen. Elle a eu plusieurs semaines pour s’installer après les violents combats de l’opération Crusader, terminée en décembre 1941. La position française est sur un terrain presque entièrement plat, et donc a priori particulièrement vulnérable à une offensive blindée. Elle va pourtant s’avérer impénétrable grâce à une remarquable organisation du terrain. La BFL est d’abord protégée par au moins 50000 mines placées au loin dans un marais de mines peu dense, mais très étendu, puis par de vrais champs au plus près des postes de combat français. Ces postes sont eux-mêmes enterrés, y compris pour les véhicules, et presque invisibles. Dispersés en échiquier sur un vaste triangle d’environ quatre kilomètres de côté, la plupart des hommes sont dans des trous individuels «bouteille», de la taille d’un homme et invulnérables sauf à un coup direct, d’autant plus que le sol est très dur.

La BFL est également capable d’actions offensives, adoptant la méthode des Jock Column (du lieutenant-colonel britannique «Jock» Campbell), compagnie interarmes (une section de Tanake, deux sections portées, une section de camions-canons et d’armes antiaériennes portées) organisées pour mener des actions de harcèlement dans le no man’s land de trente kilomètres qui sépare les deux adversaires ou, pendant la bataille elle-même, des raids à l’intérieur des lignes ennemies.

Le potentiel caché des grandes organisations

La courbe de Yerkes-Dodson (1908) décrit la relation entre le stress et la performance cognitive selon le même principe que la courbe de Laffer relative à l’impôt : trop peu ne stimule pas, trop ne stimule plus. Entre les deux pôles, on trouve l’«eustress» défini par le médecin autrichien Hans Selye comme la zone positive du stress, celle où on met en œuvre tous les moyens à sa disposition pour faire face à un événement donné, jusqu’au moment où une pression trop importante finit pour inverser le processus et devenir paralysante.

À la manière du biologiste et politiste britannique Dominic Johnson on peut établir un parallèle entre ce phénomène individuel et le comportement des armées ou des composantes d’armées. Si elle ne reste pas inactive pendant la «drôle de guerre», l’armée française évolue relativement peu pendant la période et c’est une de ses fautes majeures. Il y a alors beaucoup trop de blocages, de rigidités et peut-être aussi d’assurance pour qu’elle se mette vraiment au travail, comme cela avait pu être le cas dans l’hiver 1917-1918 par exemple dans un contexte proche. Elle n’y est pas beaucoup incitée en fait et en premier lieu par le haut-commandement, très différent en ce domaine de celui de 1918. En Allemagne, où il est vrai on ne craint pas d’invasion et où on n’a pas besoin d’être tous «sur les créneaux» on s’entraine et on travaille beaucoup pendant la drôle de guerre, en tirant les leçons de la campagne de Pologne.

L’armée française devient «incitée à innover» dès le 10 mai 1940 et la survenue des premiers grands échecs. Elle monte vers le sommet de la courbe de Yerkes-Dodson et innove très vite. L’armée française qui se bat sur la Somme mi-juin 1940 a beaucoup changé en faisant évoluer ses méthodes, avec la mise en place des points d’appui tous azimuts comme celui de Bir Hakeim deux ans plus tard, mais à ce moment-là le décalage dans le rapport de forces est devenu trop flagrant pour espérer l’emporter, au moins en métropole. Les FFL sont toujours sur cette dynamique de stimulation, et d’autant plus qu’elles doivent faire feu de tous bois. Il n’y a dans la BFL aucun matériel nouveau, mais des bricolages, des détournements d’emploi (canon de 75 en antichar) et quelques emprunts d’équipements aux Britanniques, voire à l’ennemi (mitrailleuses antiaériennes italiennes Breda, par exemple). Ces équipements ont permis de développer de nouvelles méthodes (raids mobiles) à moins que ce ne soit ces méthodes qui aient «tirées» les innovations techniques (besoin d’équipements antichars et antiaériens) et ont contribué à accroître la confiance des hommes (l’abondance des armes collectives donne par exemple un plus grand sentiment de puissance aux fantassins), et donc en retour leur capacité à bien les utiliser. La confiance dans les hommes et leur motivation permettent également de les disperser, et donc de diluer les effets de l’artillerie ou des Stukas. Il faut noter que, se souvenant de certaines faiblesses des unités de 1940, le général Koenig a exigé que tous les hommes des unités de soutien soient également formés comme de solides fantassins. L’ensemble, motivation, expérience, équipements puissants et adaptés, forme une spirale de confiance particulièrement efficace.

Il n’y avait rien là qui ne soit impossible en 1940. Il y avait dans l’ordre de bataille du Front Nord-Est et sans toucher aux forteresses de quoi former l’équivalent d’au moins 120 BFL. Avec le budget d’un seul navire de ligne Strasbourg, sabordé à Toulon en 1942 sans n’avoir jamais servi, on pouvait largement leur financer la même dotation d’armes individuelles et collectives qu’à Bir Hakeim. Les mines antichars, les camions ne représentaient pas des sauts technologiques et leur production en masse n’était pas un défi impossible dans les années 1930. Pour le reste et c’est l’essentiel, il fallait faire investir dans les hommes, innover dans l’entrainement et la formation, bricoler, expérimenter, étudier l’ennemi et ses propres performances, transpirer pendant tous les mois de la drôle de guerre. Avec de l’effort, de la volonté et de l’imagination, il aurait été possible, à ressources constantes, de nettement monter en gamme les unités de mêlée existantes tout en conservant de la masse. Il aurait été possible disposer sur la ligne de front de l’équivalent de 120 points d’appui de Bir Hakeim. Nul doute que les événements auraient été différents, montrant ainsi les possibilités de l’imagination et de la détermination.

samedi 21 mai 2022

Point de situation des opérations en Ukraine 21 mai 2022—La bataille du Donbass

Rappelons que le seul objectif opérationnel affiché par les Russes à la fin du mois de mars est de terminer la conquête complète du Donbass, que l’on associe à la prise des zones des deux provinces de Louhansk et Donetsk encore sous-contrôle ukrainien.

Les données du problème

Dans les faits, cela revient à s’emparer du port de Marioupol et 250 km plus au Nord des deux couples de villes Sloviansk-Kramatorsk (SK) et Severodonetsk-Lysystchansk (SL) distants l’un de l’autre de 80 km.

La bataille de Marioupol fera l’objet d’une analyse à part. Retenons à ce stade qu’elle a fixé environ 12 groupements tactiques (GT) divers, armée russe, garde nationale tchétchène, 1er corps d’armée DNR (République populaire de Donetsk) et une ou deux brigades d’artillerie, pendant sept semaines. Les forces russes, sans doute très usées, ont pu commencer à en être retirées dans les dix derniers jours d’avril et réinjectées ailleurs après deux ou trois semaines de reconstitution.  

On se concentrera sur la bataille du quadrilatère des quatre villes de 100000 habitants (SK et SL) à conquérir et qui constituent l’« effet majeur » de l’ « opération Donbass ». Une fois assurée la conquête de ces quatre villes, avec peut-être celle plus aisée de Propovsk — un carrefour de routes au Centre-Ouest de l’oblast de Donetsk, 65000 habitants — il sera possible de dire que la mission russe est accomplie, au moins dans cette phase de la guerre.

Cette zone opérationnelle est abordée par au moins 50 groupements tactiques (GT) russes, appuyés par sans doute sept brigades d’artillerie et une centaine de sorties aériennes/jour, soit la moitié du corps expéditionnaire russe en Ukraine, face à 12 brigades de manœuvre, brigades territoriales ou de garde nationale (au moins) et plusieurs bataillons de milices. On peut estimer le rapport de forces général à une légère supériorité numérique russe en hommes, de trois contre deux en leur faveur pour les véhicules de combat et de deux contre un pour l’artillerie et bien plus encore les appuis aériens.

Combien ça coûte?

La plupart des unités de combat de part et d’autre sont usées par plusieurs semaines de combat, et leur niveau tactique est amoindri. Même si les Russes ont procédé à quelques adaptations, ce niveau reste cependant en moyenne supérieur pour les unités ukrainiennes sur les points de contact. Bénéficiant d’une posture générale défensive et d’une supériorité du renseignement, les unités ukrainiennes ouvrent le plus souvent le feu efficacement en premier et donc l’emportent aussi dans la majorité des cas.

Cela se traduit dans les pertes. Si on considère les pertes matérielles documentées par le site Oryx pour l’ensemble du théâtre d’opération les Russes auraient perdu dans le mois passé 400 chars et véhicules blindés d’infanterie. On rappellera qu’il ne s’agit que des pertes documentées et donc à la fois inférieures à la réalité (on ajoutera un supplément de 30 %) avec peut-être un biais en faveur des Ukrainiens, ceux-ci fournissant a priori plus de documents que les Russes. On peut donc considérer comme vraisemblable la perte de la dotation d’environ 10 GT russes en un mois sur l’ensemble du théâtre, dont 6 ou 7 dans le Donbass, soit entre 12 et 15 % du potentiel. Il est intéressant de noter que ces pertes sont inférieures à celles du mois précédent — 700 pertes de véhicules de combat documentées — ce qui s’explique par les dégâts considérables de la bataille de Kiev pour les Russes (dont on rappellera qu’elle est présentée comme une diversion dans le narratif prorusse).

Dans le même temps, le rapport de pertes entre Russes et Ukrainiens n’a guère changé d’une bataille à l’autre. Les Ukrainiens ont perdu en effet 100 véhicules de combat pendant le dernier mois, soit 1 pour 4 russes, contre 150 dans le mois précédent et 1 pour 4,7, ce qui témoigne, malgré l’usure, du maintien de la différence de niveau tactique. Les Ukrainiens ont en revanche trois fois moins frappé l’arrière russe — artillerie et logistique — que dans le mois précédent, ce qui s’explique par une meilleure protection russe de cet arrière par rapport à la bataille de Kiev où les longs et fins axes de pénétration russes pouvaient être attaqués par les forces ukrainiennes.  

Derrière ces pertes matérielles, il y a évidemment des hommes qui souffrent. Les pertes humaines sont très difficiles à estimer. Après avoir constaté la corrélation entre les pertes constatées en véhicules et les pertes humaines estimées par des sources non officielles, on prendra comme base de calcul que la perte documentée d’un véhicule de combat russe est corrélée (et non la cause de) à celle de 24 pertes définitives (morts, blessés graves, prisonniers) pour 40 du côté ukrainien. La différence entre les deux camps s’explique par la plus grande densité matérielle russe, avec un rapport véhicules blindés/hommes très élevé, et une différence de la source des pertes humaines. Il est en effet très probable que la majorité des pertes ukrainiennes viennent des tirs d’artillerie et des feux aériens et non des combats directs, ce qui est moins le cas du côté russe.

Avec ces paramètres empiriques, on peut estimer que les Russes ont à ce stade perdu définitivement entre 9 et 10000 hommes dans l’offensive du Donbass contre 4 à 5 000 Ukrainiens, hors la bataille de Marioupol qui équilibre un peu ce rapport. Ces pertes se concentrent très majoritairement de part et d’autre dans les unités de mêlée et plus particulièrement celles des Russes, qui multiplient les attaques de 2 à 3 GT sur 5 km de front et dont trois sur quatre environ sont repoussées avec pertes. Mais c’est le 1 sur 4 qui réussit qui permet aux Russes de progresser, à la manière des forces alliées martelant — avec nettement plus de succès — le front allemand de juillet à novembre 1918.

Alors que le terrain conquis peut difficilement être repris par les Ukrainiens et que le 1 sur 4 tend à devenir 1 sur 3, les Russes conservent ainsi l’espoir de finir par l’emporter.

Le martelage du front

La zone d’action peut être partagée d’Ouest en Est en quatre zones de combats courant largement le long de la rivière Donets et la zone forestière qui l’entoure : Izium, Lyman, Nord-Ouest Severodonetsk, Est-Severodonetsk et Popasna.

Avec au moins une vingtaine de GT, la poche d’Izium était sans doute considérée comme la zone d’action principale avec la volonté russe de pousser dans toutes les directions. La première attaque a d’abord eu lieu vers l’Ouest sans doute pour protéger la grande ligne de communication vers Belgorod et inversement couper l’axe P78 entre Kharkiv et Barvinkove puis Sloviansk. L’attaque dans cette direction a progressé pendant plusieurs kilomètres avant de s’arrêter face à la bonne résistance ukrainienne. Elle s’est poursuivie vers le Sud en direction de Barvinkove, face à la 3e brigade blindée avec sans doute l’intention d’envelopper par l’Ouest la zone d’opération. L’attaque a, semble-t-il, atteint son point culminant à la fin avril, sans parvenir jusqu’à Bervinkove. Les attaques se sont alors plutôt portées vers l’Est contre la 81e brigade d’assaut aérien dans le cadre d’attaques convergentes en direction de Sloviansk, avec peu de succès à ce jour mais peut-être plus dans les jours à venir.

Les progrès russes les plus importants ont eu lieu dans la zone dans un rayon de 20 km autour de Lyman, une ville de 20000 habitants, à 20 km au nord-est de Sloviansk. Lyman est un point clé au nord du parc naturel de Sviati Hory et de la rivière Donets commandant l’axe Nord entre Sloviansk et Severodonetsk. La conquête de toute cette zone face à la 57e brigade motorisée et les 95e et 79e brigades d’assaut aérien prend tout le mois d’avril. Les Russes obtiennent un succès significatif le 30 avril en perçant en direction d’Ozerne sur la rivière Donets puis en prenant Yampi à quelques kilomètres au Sud-Est de Lyman. Depuis le début du mois de mai, les efforts russes portent sur la prise des villages au Nord-Ouest de Lyman, qui se trouve de plus en plus menacée d’encerclement. Une fois prise Lyman, principal verrou au Nord de Sloviansk, les forces russes pourront parvenir au début de juin jusqu’aux défenses Nord de Sloviansk, plutôt solides sur la rivière Donets à l’Est, la forêt au Nord et la chaîne de localités depuis Barvinkove à l’Ouest.

La zone Nord-Ouest de Severodonetsk est celle où les combats ont été les plus difficiles. Ceux-ci ont commencé dès le début du mois de mars et surtout de la part de l’armée de la République populaire de Louhansk, LNR (14000 hommes au total) qui profite de la faiblesse de l’armée ukrainienne dans la région pour, avec l’aide de la 8e armée russe de s’emparer du reste de la province de Louhansk. La ligne bouge peu jusqu’au mois d’avril où l’effort coalisé russe dont Tchétchènes-LNR se porte sur la conquête de la ville de Rubizhne (56000 habitants, 37 km2) qui est conquise définitivement le 13 mai, après plus d’un mois de combat. C’est en essayant d’étendre l’attaque plus à l’Ouest que deux brigades de la 41e armée ont franchi la rivière Donets afin d’aborder Lysychansk, à l’immédiat Ouest de Severodonetsk. et que l’une d’entre elle a perdu un GT complet le le 9 mai près de Bilohorivka.

Peu de chose à dire sur la zone Est de Severodonetsk où les forces de la 127e division d’infanterie motorisée russe et 3 brigades LNR progressent peu. On y décèle une forte concentration d'artillerie russe, avec par exemple l'arrivée récente de batteries de 2S4 Tyulpan de 240 mm.

La progression russe la plus spectaculaire à lieu à Popasna (22000 habitants), 50 km au Sud de Sverodonetsk, prise le 7 mai après six semaines de combat. Popasna est clairement le nouvel axe d’effort après l’échec à Izium. Une dizaine de GT y sont rassemblés dont des unités russes d’infanterie navale et d’assaut aérien, signe de priorité, mais aussi la 150e division d’infanterie motorisée, présente à Marioupol. La prise de la ville, un point haut, permet d’observer et donc de frapper avec l’artillerie tous les mouvements ukrainiens, notamment entre le nœud routier de Bakhmut (77000 habitants) et Lysytchansk-Severodonetsk. Les forces russes et LNR réussissent ensuite à poursuivre dans toutes les directions au rythme, inédit depuis la bataille de Kiev de plusieurs kilomètres par jour. La progression vers le Nord, menace déjà d’encerclement les forces ukrainiennes dans les petites villes de Zolote et Hirske le long de la ligne de front, avant d’atteindre Lysytchansk-Severodonetsk (LS) et à l’Ouest l’axe principal de ravitaillement de LS dans la région de Soledar, voire Bakhmut.

Perspectives

Un mois après l’annonce officielle de la phase principale de la bataille du Donbass, et en réalité depuis déjà deux mois d’attaques, les Russes sont encore loin de la victoire opérationnelle. Après avoir envisagé un enveloppement total, ils ont réduit leur ambition à l’encerclement de Lysytchansk-Severodonetsk et la prise de Lyman avant l’abordage de Sloviansk qu’ils espèrent également encercler et prendre.

Cela suppose d’abord de pouvoir continuer à porter un effort soutenu pendant plusieurs semaines au prix de pertes importantes. Il faudra pouvoir également ravitailler les forces au fur et à mesure de la progression à l’intérieur de la zone entre LS et SK, une mission toujours difficile lorsqu’on s’éloigne des voies ferrées et que l’on s’expose des axes logistiques au harcèlement ukrainien. La problématique est sensiblement la même pour les sept brigades ukrainiennes dans le chaudron, très usées et difficilement ravitaillées.

On peut difficilement imaginer que les Ukrainiens resteront sans réaction devant l’encerclement de Lysytchansk-Severodonetsk et sans doute viendront ils disputer le terrain, peut-être en essayant de reprendre Popasna. Reste à savoir si ce renforcement s’effectuera au prix de l’affaiblissement d’autres secteurs et surtout quel sera son effet.

En admettant réalisé l’encerclement de Lysytchansk-Severodonetsk, il faudra ensuite s’emparer de ces deux localités qui se préparent à un siège depuis deux mois et disposent de forces supérieures à celles qui défendaient Marioupol. On voit mal comment, au prix de beaucoup d’efforts et à moins d’un effondrement ukrainien, les Russes pourraient s’emparer des deux villes avant la fin du mois de juillet. Pourront ils soutenir un combat parallèle pour encercler Sloviansk-Kramatorsk, qui ne pourra sans doute pas survenir avant fin juin à ce rythme, puis un investissement des deux villes encore plus difficiles qu’à Lysytchansk-Severodonetsk, car encore mieux défendues et surtout à proximité des forces ukrainiennes?

Tout cela paraît difficile, mais pas insurmontable si les autres fronts — Kharkiv, Zaprojjia, Kherson — tiennent devant les attaques ukrainiennes. Que l’un craque, et surtout du côté de Kherson et c’est toute l’économie des forces dans le théâtre d’opérations qui sera mise en cause. L’opération Donbass sera compromise. Si les autres fronts tiennent et si l’armée russe est capable d’alimenter le théâtre avec une rotation d’unités reconstituées à Belgorod ou Rostov avec un matériel suffisant et des volontaires relativement bien formés, et en innovant (par exemple en modifiant la structure des groupements tactiques), la conquête du Donbass peut-être une réalité à la fin août. À ce moment-là, les pertes des deux côtés seront très lourdes et plus équilibrées qu’actuellement avec les prisonniers des villes capturées. Il est probable que la Russie envisagera alors de passer à une posture défensive générale avec peut-être une proposition de paix négociée, au moins le temps de voir s’il est possible de relancer une offensive vers Odessa.

Le problème pour les Russes est que les Ukrainiens ne se laisseront pas faire et qu’avec leur mobilisation humaine et l’aide matérielle américaine, ils peuvent aussi alimenter le front pendant quelques mois dans un désordre similaire à celui des Russes, même avec une rupture de charge au delà du Dniepr. Ils peuvent surtout envisager de former de nouvelles unités, bataillons dans un premier temps et nouvelles brigades dans quelques mois, et disposer ainsi d’une forte capacité offensive qu’ils ne manqueront pas d’utiliser avant que l'Occident ait épuisé ses capacités d'aide avec des équipements modernes. 

dimanche 15 mai 2022

Point de situation des opérations en Ukraine 15 mai 2022

Un mois après le début de la phase « décisive » de l’offensive pour la conquête complète du Donbass, les forces russes ont conquis une poche de 15 km à l’Ouest et de 20 km au Sud d’Izyum face à quatre brigades ukrainiennes. Elles semblent marquer un arrêt dans cette zone, renonçant à s’emparer de Barvinkove, point clé à 40 km à l’Ouest de Sloviansk. Combinée à la stérilité des attaques venant du Sud et notamment de la ville de Donetsk, la possibilité d’une grande « tenaille » encerclant l’oblast de Donetsk n’est plus crédible actuellement.

Les forces russes concentrent désormais leur effort simultanément mais séparement sur les villes de Sloviansk et de Severodonetsk. Dans le premier cas, la 2e division d’infanterie motorisée de la garde placée dans la poche d’Izyum à l’Ouest de Sloviansk presse par le feu la 81e brigade d’assaut aérien mais sans attaquer. L’effort principal est porté au Nord-Est de Sloviansk sur l’axe d’Oleksandrivna à la tête de pont d’Ozerne, le long du parc naturel Sviati Hory et de la rivière Donets. Au nord de l’arc protégeant Sloviansk, la 57e brigade motorisée ukrainienne a reculé d’une dizaine de kilomètres en une semaine et il sera bientôt difficile de tenir la ville de Lyman. Dans le second cas, les forces russes multiplient les attaques en périphérie de Severodonetsk et de Lysychansk. Le franchissement de la rivière Donets dans la zone du village de Bilohorivka s’est achevé le 13 mai par un désastre russe avec l’équivalent d’un groupement tactique de la 35e brigade motorisée entièrement détruit par l’artillerie ukrainienne. On note au passage dans cet épisode le peu de progrès tactique réalisé par certaines forces russes incapables de sécuriser et d’organiser une zone de franchissement. Les Russes ont un peu plus de succès au Nord de Popasna, en direction, encore lointaine de Lysychansk.

En résumé, l’offensive russe se concentre de plus en plus strictement sur la conquête de Sloviansk et du couple Severdonetsk-Lysychansk, se contentant de procéder à des attaques limitées et beaucoup de frappes le long du reste de l’arc du Donbass et à se placer en posture défensive dans les régions de Kharkiv et Kherson. Les Russes progressent très lentement, au prix de pertes sensibles et quand on perd beaucoup d’hommes et d’équipements pour conquérir peu de terrain, la bataille de manœuvre tend à devenir une bataille d’usure.

Alors que les forces d’appui et de logistique russes sont moins touchées que lors de la bataille de Kiev (meilleure protection et moins de harcèlement sur les axes arrière), on peut estimer que les Russes perdent l’équivalent d’un bataillon blindé-mécanisé (la composante « choc » des groupements tactiques, soit environ 40 chars et véhicules blindés d’infanterie) tous les trois jours dans cette zone de combat. Cela fait donc l’équivalent d'un cinquième des groupements tactiques engagés dans la zone déjà neutralisés (10 sur 48 en comptant la zone de Popasna) et un potentiel de quelques semaines de combat à ce rythme et à ce taux de pertes, toutes autres choses égales par ailleurs.

Pour l’instant, si les Ukrainiens reculent, ils échangent surtout du terrain contre du temps gagné et des pertes russes, que l’on peut estimer au double des leurs, en considérant le rapport des pertes documentées en véhicules de combat (de l’ordre de 1 pour 4 en faveur des Ukrainiens sur le site Oryx, mais sans doute sous-évalué en faveur des Ukrainiens). Que peuvent donc espérer les forces russes dans le mois à venir dans ce secteur ?

La dislocation des forces ukrainiennes au nord de Sloviansk est peu probable, au mieux pour les Russes ils assisteront à leur repli sur la ville. Les Russes peuvent donc être aux abords Nord de Sloviansk à la fin du mois ou au début du mois de juin, avec des forces épuisées. Leurs perspectives sont plus favorables pour Severodonetsk où ils sont déjà aux abords de la ville. Ils peuvent espérer au mieux avoir encerclé la ville à la fin du mois. Il faudra ensuite combattre à l’intérieur de bastions-urbains qui, à l’inverse de Marioupol attaquée dès le début de la guerre, se préparent maintenant depuis plus de deux mois,

Mais les choses ne sont pas égales par ailleurs. En premier lieu, les deux adversaires peuvent renforcer ou relever leurs forces dans le secteur. Les forces russes disposeraient d’une vingtaine de groupements tactiques en réserve à Belgorod, pour la plupart issus du repli de la région de Kiev. Peut-être ont-ils pu être reconstitués et seraient donc susceptibles d’être engagés, dans la zone ou ailleurs car les besoins ne manquent pas. Les forces ukrainiennes disposent encore de quelques brigades comme la 45e brigade d’assaut aérien à Poltava. En cas d’urgence, elles peuvent également transférer trois ou quatre brigades des secteurs de Kharkiv ou Kherson. Les Ukrainiens ont reçu et reçoivent aussi beaucoup d’équipements occidentaux, plus de 240 chars et 400 véhicules blindés d’infanterie au début du mois de mai, soit déjà plus que ce qu’ils ont perdu au combat depuis le début de la guerre, et peut-être surtout 200 pièces d’artillerie, obusiers de 152 ou 155 mm ou lance-roquettes multiples. Au moins aussi important dans l’immédiat, ils reçoivent du carburant et des munitions. Il y a là de quoi alimenter les unités de secteur mais surtout, à plus long terme, de former de nouvelles unités.  

Mais preuve de leur confiance dans la capacité de résistance du secteur SKS (Sloviansk-Kramatorsk-Severodonetsk), les Ukrainiens consacrent leurs forces de réserve pour attaquer ailleurs. Ils ont beaucoup progressé cette semaine au Nord de Kharkiv où les forces ne tiennent plus pour l’instant qu’une petite poche de 10 km de large au-delà de la frontière de Kozacha Lopan jusqu’à Vesele. Les forces russes, couvertes par des bataillons de la République de Donetsk laissés sur place, peuvent considérer être en sécurité au-delà d’une frontière que les Ukrainiens peuvent difficilement franchir, au moins ouvertement, sous peine de susciter probablement une déclaration de guerre officielle de la Russie. Cette progression à l’Est d’abord puis au Nord de Kharkiv par quatre brigades ukrainiennes (dont une de territoriaux) a pour premier effet d’écarter de la grande ville la menace de l’artillerie russe. Elle permet au contraire de menacer le grand axe logistique de Belgorod à Izyum via Voltchansk, par une attaque terrestre (Voltchansk est en Ukraine, à 15 km des troupes ukrainiennes les plus proches), par infiltrations, même si l’axe semble protégé par les brigades de spetsnaz et peut-être surtout par l’artillerie précise à longue portée (M-777 américain ou Caesar français). 

La menace a obligé le commandement russe à retirer une partie des forces de la poche d’Izyum (et étonnamment non de Belgorod semble-t-il) pour venir protéger Voltchansk. Plusieurs groupements d’artillerie russes ont été déplacés sur la frontière pour effectuer des « diversions par le feu » notamment du côté de Soumy.

Les forces ukrainiennes ne progressent pas en revanche du côté de Kherson où elles disposent de cinq brigades de manœuvre appuyées par deux brigades territoriales/Garde nationale face à sept brigades/régiments russes affaiblis. Le rapport de forces est plus équilibré que dans la région de Kharkiv, mais c’est là que le potentiel stratégique en cas de succès tactique (menace sur la Crimée, reprise de toute la zone Sud mal défendue) est le plus grand.

Si le front du Donbass continue de résister, c’est peut-être de ce côté qu’il faudra que les Ukrainiens portent leur effort. De la même façon, si le front du Nord-Donbass est bloqué, c’est peut-être dans la zone Zaporijjia-Donetsk que les Russes ont le plus de potentiel face à des forces ukrainiennes peu denses. Cela expliquerait peut-être le renforcement des positions russes dans la région à partir de forces du Donetsk ou de Marioupol, où les combats continuent.

dimanche 8 mai 2022

Point de situation des opérations en Ukraine 8 mai 2022

Les opérations en cours en Ukraine se déroulent sur 900 km de front de Kharkiv à Mykolayev et dans les zones de l’arrière, accessibles aux unités légères infiltrées ou aux forces aériennes, qui englobent l’Ukraine toute entière, la partie de la Russie proche de la frontière, la Biélorussie et la mer Noire jusqu’à l’île au Serpents.

L’économie des forces sur le front

Ces 900 km sont tenus par 27 brigades de manœuvre ukrainiennes de trois à cinq bataillons, et des brigades de Garde nationale/territoriaux inégalement réparties en ligne et dans les bastions urbains. Ces brigades sont appuyées par quelques régiments ou brigades d’artillerie de zones de défense.

En face, les divisions et brigades russes alignent pour l’instant 95 groupements tactiques (GT) sur 140 au maximum de l’engagement (1 GT = 1 bataillon blindé renforcé + 1 bataillon d’artillerie), plus les deux corps d’armée des républiques séparatistes soit une quinzaine de GT. Les armées combinées russes disposent chacune de deux brigades d’artillerie, missiles et obusiers, et d’éléments d’appui divers dont un régiment du génie et une brigade spetsnaz. L’ensemble peut bénéficier aussi des 200 à 300 sorties quotidiennes des forces aériennes russes, au profit des unités au contact ou agissant dans la profondeur du théâtre d’opération.

Les forces sont donc sensiblement équilibrées sur l’ensemble du front. Sur les points de contact, les bataillons ukrainiens sont plutôt de gamme tactique supérieure aux bataillons russes, mais les forces russes compensent cette infériorité par une plus grande puissance de feu, en particulier d’artillerie. Les deux camps, surtout du côté ukrainien, bénéficient de l’avantage défensif de positions organisées. Il est difficile dans ces conditions de pouvoir progresser et donc d’obtenir des effets stratégiques.

La seule manière d’y parvenir est d’avoir un rapport de forces de 2 contre 1 en nombre de bataillons de combat dans les secteurs jugés prioritaires. Or, les réserves sont rares. Après avoir récupéré presque tous les GT disponibles, les Russes ont utilisé les unités dégagées de la région de Kiev puis de Marioupol, même si les combats continuent autour d’Azovstal, pour les déployer (dans quel état ?) dans la zone principale de combat.

Du côté ukrainien, les réserves susceptibles d’être engagées sur le front sont également assez limitées – peut-être 5 brigades – compte tenu également de l’usure des combats à Kiev et dans le Nord-Est et la nécessité d’y maintenir des unités. La véritable réserve opérative ukrainienne vient de l’aide matérielle occidentale, et principalement américaine, et l’effort massif d’instruction qui est fait, qui peut permettre, au-delà de recompléter les unités déjà engagées, de constituer de nouveaux bataillons et peut-être des brigades, de manœuvre mais sans doute pas avant plusieurs semaines.

La zone SKS

Il n’y a donc guère d’autre solution que de redistribuer les forces le long de la ligne de front, en les concentrant sur les zones d’attaque et en admettant une infériorité dans les secteurs jugées secondaires. Sans doute pressés par la nécessité d’obtenir des résultats rapides, ce sont les Russes qui ont procédés aux plus grandes redistributions en acceptant une faible densité de forces dans les secteurs de Kherson et de Kharkiv, et de concentrer 48 GT et beaucoup d’appuis dans la zone prioritaire de Yzium à Popasna autour des trois villes cibles de Sloviansk, Serverodonetsk et Kramatovsk face à dix brigades de manœuvre ukrainiennes, dont le renfort de la 17e brigade blindée et sans doute l’équivalent de 20 bataillons de territoriaux et gardes nationaux.

Appuyés par de grandes masses d’artillerie, les forces russes poursuivent toujours leurs trois attaques convergentes : autour de Severedonetsk, autour de Sloviansk par le Nord et enfin plus largement autour de toute la poche via Barvinkove à l’Ouest et les républiques séparatistes au Sud-Est. C’est le même plan qui est mis en œuvre depuis la mi-mars, mais alimenté depuis début avril par les forces venues du secteur de Kharkiv d’abord puis de Kiev, avec une augmentation d’intensité depuis le 18 avril.

Dans ces trois dernières semaines, la grande force russe de la poche d’Yzium (22 GT) a franchi la rivière Donets et progressé vers l’Ouest sur 10 km face à la 25e brigade aéroportée et la 81e brigade d’assaut aérien et plein Sud contre la 3e brigade blindée jusqu’à la petite localité de Kurulta à 15 km de Sloviansk. Au Nord-Est de Sloviansk, les forces russes ont progressé contre la 95e brigade d’assaut aérien jusqu’à Lyman et Ozerne à environ 15 km. Entre ces deux zones, s’est formée une poche tenue de plus en plus difficilement par la 57e brigade motorisée.

La frappe du 1er mai sur l’état-major de la 2e armée combinée à Yzium et les menaces sur l’arrière ont sans doute freiné la progression russe mais celle-ci se poursuit lentement. A ce rythme, Les Russes pourraient être devant Sloviansk à la fin du mois de mai. Ce rythme peut être accéléré si la 57e brigade, menacée d’encerclement, se replie sur Sloviansk, mais elle peut aussi s’arrêter à tout moment par l’usure des unités engagées (15 à 20 véhicules de combat russes perdus par jour contre contre 5 à 10 ukrainiens), l’insuffisance logistique ou un évènement extérieur.

La progression est encore plus lente autour de Severodonetsk où après deux mois de combat les Russes peuvent se targuer de la prise de Rubizhne face à la 79e brigade d’assaut par air en périphérie Nord de la ville et le 7 mai de Popasna, 20 km au Sud avec notamment les combattants de Wagner et de la 150e division motorisée russe (retirée de Marioupol) face à la 24e brigade mécanisée.

L’objectif suivant depuis Popasna est probablement Bakhmut à une dizaine de kilomètres de là et à une vingtaine de kilomètres de Kramatorsk et Sloviansk. La prise de Bakhmut mettrait en danger toute la zone de Severodonetsk mais il sera sans doute impossible d’y parvenir sans un effort parallèle depuis Horlivka de la part des 1er et 2e corps d’armée (DNR et LNR) contre la 30e brigade mécanisée en position retranchée. Il paraît difficile d’imaginer quelque chose de décisif de côté avant un mois.

Il faudra donc attendre au mieux pour les Russes le début du mois de juin, pour envisager le siège de la ville de Severodonetsk, presque aussi difficile à prendre que Marioupol, et l’investissement par ailleurs sans doute incomplet du couple Sloviansk-Kramatorsk, aussi difficile que Marioupol.

Les secteurs équilibrés

En faisant effort dans la zone SKS, les Russes ont mécaniquement négligé les autres. La ligne frontière des deux républiques séparatistes est occupée par 20 GT face à 4 brigades ukrainiennes solidement retranchées. Après les trois grandes villes du Nord, Propovsk à 40 km de Donetsk est le quatrième objectif indispensable à la conquête du Donbass. Elle paraît à ce stade inaccessible.

La zone de Zaporojia à Donestk est plus favorable aux forces russes qui réunissent 13 GT face à quatre brigades ukrainiennes dont une de territoriale et une de garde nationale. La progression russe est sensible à Orikhiv, à 30 km de Zaporijjia et Houliapole au centre de la ligne, mais c’est une zone où les Ukrainiens peuvent accepter de perdre du terrain et il est là-encore, à moins d’un effondrement ukrainien, difficile d’imaginer un résultat important avant juin.

Les secteurs faibles

Reste les deux secteurs où les Russes sont faibles. Du côté de Kherson, au-delà du Dniepr les combats sont équilibrés, malgré un avantage du côté ukrainien. Une grande activité à l’ouest de la zone – agitation en Transnistrie, frappes de missiles sur Odessa, destruction du pont de Zatoka sur l’embouchure du Dniestr– est sans doute destinée à maintenir l’attention et donc des forces de ce côté. Il y aurait là un énorme potentiel de succès pour les Ukrainiens s’ils parvenaient à couper les forces russes des passages sur le Dniepr.

C’est du côté de Kharkiv que les Ukrainiens portent leur effort et le fait qu’ils y consacrent des brigades qui pourraient être engagées dans le secteur de Sloviansk témoigne sans doute de leur confiance dans la capacité de résistance de la zone SKS. Après avoir progressé à l’Est de Kharkiv, les forces ukrainiennes progressent désormais au Nord et Nord-Est et se sont emparées de la localité de Staryï Saltiv, sur la rivière Donets. La frontière russe devrait être atteinte rapidement. Dans l’immédiat, cela écarte la menace de l’artillerie sur la ville et à court terme, cela peut obliger les Russes à retirer des forces de la poche d’Yzium afin de renforcer leurs arrières.

Les espaces profonds

Intense activité aérienne russe en profondeur avec un emploi massif de missiles, en grande partie pour entraver les approvisionnements occidentaux.

Depuis le 30 avril, les Ukrainiens pratiquent une campagne de frappes sur l’île aux Serpents/de Bile à 35 km au large de la frontière ukraino-roumaine et à 135 km d'Odessa transformée en base anti-aérienne et anti-navires après la destruction du croiseur Moskva. L’île a fait l’objet d’attaques par drones TB-2 qui ont détruits plusieurs systèmes de défense antiaériens, un chaland de débarquement et un hélicoptère Mi-8. La neutralisation des défenses a facilité un raid de deux chasseurs Su-27 le 7 mai sur les bâtiments du centre de l’île. On ne peut exclure l’hypothèse d’une reprise de l’île par les Ukrainiens et la mise en place d’une défense anti-accès qui menacerait jusqu’à la base russe de Sébastopol. 

samedi 7 mai 2022

Les rodeurs devant le seuil

Il y a la paix, il y a la guerre et il y a l’espace entre les deux, cet endroit où on se confronte, on se dispute et on veut imposer sa volonté à l’autre mais sans franchir le seuil de la guerre ouverte. Écartons les expressions galvaudées ou peu utiles de «guerre hybride» ou de «guerre grise», ne serait-ce justement parce que ce n’est pas la guerre. Parlons plutôt de «contestation» pour reprendre le terme officiel dans les armées ou de «confrontation», utilisée sans doute pour la première fois pour qualifier le conflit qui a opposé le Royaume-Uni et l’Indonésie de 1962 à 1964 au sujet du rattachement à la Malaisie des provinces nord de Bornéo. Ce qu’il faut retenir de ce conflit, c’est que pour des raisons diverses les deux États, cinq en fait avec la Malaisie, l’Australie et la Nouvelle-Zélande alliées au Royaume-Uni, ne voulaient en aucun cas entrer en guerre ouverte. Ils ont donc utilisé tout le panel des moyens à leur disposition, civils ou militaires, pour faire plier l’autre sans franchir le fameux seuil de l’affrontement généralisé. Le conflit s’est finalement terminé lorsqu’un coup d’État militaire a porté au pouvoir en Indonésie un groupe favorable à la solution britannique.

Les moyens civils utilisables dans ce genre de situation sont bien connus, depuis les ruptures ou les interpellations diplomatiques jusqu’aux sanctions économiques en passant par les cyberattaques, les sabotages, le terrorisme, les jeux d’influence politique interne, la désinformation ou les boycotts symboliques d’évènements. Les seules limites sont les moyens, la volonté et l’imagination. Ce qui nous intéressera ici ce sont plutôt les moyens militaires, car c’est avec eux que l’on peut éventuellement franchir le seuil et basculer dans une autre dimension, éventuellement apocalyptique lorsqu’il y des armes thermonucléaires dans le paysage.

Dans le cadre d’une confrontation, on utilise le plus souvent les moyens militaires pour impressionner, ce qui ne fonctionne que pour ceux qui veulent bien l’être. Il est vrai que parfois ce n’est pas l’adversaire que l’on cherche à impressionner, en se déployant sur son propre sol par exemple, mais son opinion publique. Dans ce cas, l’adversaire, soulagé, a plutôt tendance à applaudir de cette fixation inutile. On ne peut avoir d’effet dans la démonstration de force que si l’adversaire est persuadé que l’on n’hésitera pas à s’en servir contre lui pour défendre quelque chose de précis. De 1961 à 1963, le Brésil a contesté aux pêcheurs français l’usage de zones au large de ses côtes. Le général de Gaulle a fini par engager les bâtiments de la Marine nationale devant les langoustiers français menacés, plaçant ainsi le Brésil directement devant le choix de l’affrontement ou du renoncement. Le Brésil a cédé. On ira beaucoup plus loin en 1983 au Tchad et face à la Libye en déployant très rapidement une escadre aérienne à N’Djamena et Bangui, un groupement aéronaval au large des côtes libyennes des groupements interarmes au centre du pays juste au sud du 15e degré de latitude défini comme seuil de la guerre ouverte. On a donc plaqué un seuil au cœur d’une guerre en cours en en faisant un bouclier derrière lequel on a aidé les forces armées tchadiennes à chasser elles-mêmes les troupes libyennes présentes dans le nord du territoire et même au-delà.

C’est la stratégie du «tapis» au poker, avec la même nécessité d’être crédible dans sa détermination et avec cette différence que l’on voit les moyens sur la table, qui ont donc intérêt à être puissants. Quand ces moyens sont très puissants, par exemple thermonucléaires, il n’y a parfois même pas besoin de les déployer comme le président Nixon plaçant toutes les forces américaines nucléaires et conventionnelles au niveau d’alerte maximale en octobre 1973. C’est cette combinaison du déclaratoire et des moyens qui constitue la force de cette dissuasion active et projetée, défensivement pour contrer une menace — par exemple une intervention militaire soviétique contre Israël dans le cas de la décision de Nixon — ou offensivement pour se saisir d’un avantage et placer l’adversaire devant le fait accompli — comme le débarquement turc à Chypre en 1974 ou l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014. Cela ne fonctionne pas toujours. L’adversaire peut ne pas se coucher et relever le défi, comme lors du blocus de Berlin de 1948 par exemple contré par le pont aérien ou de la crise de Cuba de 1962 avec cette fois un blocus naval américain.

Le bras de fer peut alors être long et la dissuasion peut même faire place à des affrontements qui tant qu’ils restent limités, c’est-à-dire à petite échelle ou discrets, ne débouchent pas pour autant sur une guerre ouverte. La confrontation de la France contre la Libye de Kadhafi et ses alliés au Tchad s’est accompagnée de quelques raids aériens de part et d’autre ou même de franchissements discrets de la ligne rouge, d’un côté pour prendre un otage français et de l’autre pour aider les forces tchadiennes. Elle s’est surtout accompagnée d’un attentat de vengeance contre le vol UTA 772 en 1989 (170 morts) sur lequel on a fermé les yeux. Derrière les démonstrations navales à Singapour, la confrontation de Bornéo a été aussi l’objet d’une guérilla permanente dans la jungle qui a fait 830 morts parmi les combattants. À côté de l’embargo ou des cyberattaques, les États-Unis ont tué ouvertement le général iranien Soleimani en janvier 2020, les seconds ont riposté par quelques tirs de missiles sur une base américaine. Cela peut même arriver entre puissances nucléaires, comme l’Inde et le Pakistan en février-mars 2019, l’Inde et la Chine en juin 2020 ou encore deux ans plutôt entre des soldats russes— via le groupe Wagner — et américains à Koucham en Syrie en février 2018. On peut dont s’affronter, mais un peu, car tout le monde a conscience de l’extrême dangerosité d’aller plus loin surtout entre puissances nucléaires.

Tout cela nous amène évidemment à la situation actuelle où nous assistons en superposition de la guerre tout à fait classique en Ukraine à une confrontation gigantesque entre ce que les Américains appellent le «monde libre», et la Russie. Le prétexte de cette confrontation est l’agression dont a été victime l’Ukraine en contradiction flagrante avec le droit international, comme lorsque le Koweït avait été envahi par l’Irak en 1990, mais avec cette différence que l’Irak n’était pas une puissance nucléaire et suscitait moins de sympathie que la Russie dans de nombreuses parties du monde et même, par antiaméricanisme, en Occident.

Au déclenchement de la guerre, faute d’avoir pu dissuader Vladimir Poutine de se lancer dans cette guerre, il s’est agi surtout de montrer que l’on faisait quelque chose. Mais à l’inverse de 1990 contre l’Irak, il n’était pas question — règle n° 1 — d’affronter une grande puissance nucléaire. On a donc regardé les instruments disponibles sur étagères, les sanctions économiques et l’aide militaire à l’Ukraine étant les plus évidents, et on a adopté ensuite la seule stratégie de confrontation disponible : faire payer cette guerre le plus cher possible à la Russie de manière à ce qu’elle renonce devant un rapport coût-utilité qui deviendrait négatif. Il y a deux cependant deux petits problèmes à cette stratégie. Le premier est que bien évidemment, elle suscite la réciproque. Le second est qu’elle ne fonctionne pas très bien.

En premier lieu, on ne sait pas très bien quels sont les objectifs de Vladimir Poutine. Il est donc difficile de mesurer ce qu’il est prêt à payer pour les atteindre, d’autant que ces choses-là — les coûts et les bénéfices — sont fluctuantes. Une fois que l’action est engagée et que l’on en paye le prix, ce prix payé augmente aussi la valeur de l’enjeu. Quand on a perdu son fils à la guerre, on en veut d’abord à ceux qui l’ont tué et on veut au moins qu’il ne soit pas mort pour rien. C’est seulement lorsqu’on considère qu’il est mort pour rien ou pour une cause injuste et absurde que l’on peut commencer à en vouloir à ceux qui l’ont envoyé là-bas. Il en est de même si la vie devient plus difficile du fait des sanctions économiques. Tous les sacrifices augmentent d’abord la perception de l’utilité que ce que l’on fait. Ce qui importe alors c’est l’espoir que cela serve et que l’on a des chances d’atteindre quelque chose qui ressemble à une victoire. C’est ainsi, comme pendant la Première Guerre mondiale, que les nations continuent à se battre avec détermination alors que les sacrifices ont dépassé de très loin tous les gains politiques que tous les camps pouvaient espérer au départ. On peut regretter d’avoir engagé cette guerre mais tant qu’il y a l’espoir d’une victoire on continue quand même.

Gagner c’est donc d’abord tuer l’espoir de gagner de l’autre. Clausewitz parlait d’une remarquable trinité entre le peuple, l’armée et la direction politique. Dans son esprit, détruire l’espoir de vaincre de l’adversaire dans la guerre classique signifiait surtout battre son armée sur le terrain. Ainsi désarmée et rendu impuissante, la direction politique n’a alors pas d’autre choix que de se soumettre et le peuple d’obéir à cette décision. Et puis, les choses se sont un peu compliquées. À défaut de la vaincre complètement une armée sur le champ de bataille, il est possible de la faire imploser moralement, comme l’armée russe en 1917, l’armée allemande en 1918 ou le corps expéditionnaire américain au Vietnam, ce qui équivaut à une capitulation en rase campagne et à une victoire inéluctable. Mais surtout, le peuple, ou opinion publique, a également voix au chapitre. Que l’espoir de victoire se tarisse dans l’opinion et la poursuite de la guerre, surtout une guerre lointaine et à faible enjeu, et la guerre est perdue. Encore faut-il que cette opinion sache ce qui se passe et qu’elle ait une influence, deux paramètres évidents dans les démocraties ouvertes et beaucoup moins dans les systèmes autoritaires, mais même les systèmes fermés ont des fissures. Dans tous les cas, cela peut prendre beaucoup de temps. Il a fallu trois ans à partir de l’engagement de 1965 pour que l’opinion publique américaine devienne majoritairement hostile à cette guerre et encore cinq pour dégager complètement les soldats du théâtre d’opérations.

Dans tous les cas, à partir du moment où une confrontation se superpose à une guerre, c’est le champ de bataille qui décide avant tout du sens des évolutions de l’espoir. Le reste n’est que freinage ou amplification. 

Lorsque la guerre commence le 24 février, l’anticipation dominante est celle d’une victoire rapide de l’armée russe contre l’armée ukrainienne. La coalition occidentale s’engage et cherche quoi faire sans franchir le seuil de la guerre ouverte avec la Russie. Le seuil est toujours placé là où les troupes d’un des deux camps qui ne veulent pas s’affronter se trouvent en premier. On aurait pu imaginer, jeu dangereux mais possible, que ce fussent celles de l’OTAN qui soient déployées en premier en Ukraine afin de dissuader la Russie de l’envahir. Cela n’a pas été le cas. Ce sont désormais les Russes qui occupent le terrain et en excluent donc automatiquement les forces de l’OTAN, au moins ouvertement.  

Pas de troupes en Ukraine donc mais on peut les mettre sur la «muraille» de la frontière de l’OTAN. En soi, cela n’aide en rien l’Ukraine, mais cela montre que l’on fait quelque chose et puis on craint à ce moment-là que l’armée russe victorieuse veuille aller plus loin. La protection ne va quand même pas jusqu’aux pays devant la muraille comme la Moldavie. Pas de troupes en Ukraine mais des armes, projetables et utilisables rapidement donc plutôt légères y sont envoyées très vite, ce qui présente l’avantage de ne pas être trop visible et intrusif afin de ne pas énerver les Russes. Par précaution, on qualifie aussi ces armes de «défensives», ce qui évidemment ne veut rien dire militairement, mais contribue à atténuer l’implication. Dans le même temps, on lance un Rolling Thunder de paquets de sanctions, dont on espère qu’il fera céder Poutine, déclenche une révolte des oligarques, une révolution de palais, un mécontentement de la population ou tout autre changement peu probable.

A l’étonnement général, le peuple ukrainien fait preuve d’une grande détermination patriotique, un concept un peu oublié, et son armée résiste. Visiblement surpris à la fois par la résistance ukrainienne et la réaction de cet Occident jugé faible, le pouvoir russe ne réagit pas vraiment. Peu ou pas de contre-attaques sous le seuil contre les pays occidentaux hormis couper le gaz à la Pologne et à la Bulgarie ou nourrir de contrefaits les partisans de la Russie, en particulier au moment des révélations des méfaits de ses soldats. Il n’y a pratiquement pas de cyberattaques non, sans doute concentrées sur l’Ukraine. La seule action visible contre les Occidentaux est l’agitation régulière et totalement irréaliste de la menace nucléaire. Il n’y a là rien qui puisse sérieusement contrer le camp occidental. Aucune action réelle n’est même conduite en Ukraine pour couper l’aide occidentale hormis des frappes sur le réseau routier et ferroviaire.

Finalement tant que la victoire militaire en Ukraine reste possible même d’une ampleur plus réduite qu’imaginée, peu importent sans doute les sanctions économiques dont les effets ne seront de toute façon pas visibles avant plusieurs mois et par ailleurs à double tranchant. Peut-être se dit-on que ce seront les opinions publiques occidentales qui seront également pénalisées, en particulier par les coupures d’hydrocarbures, qui craqueront les premières.

Mais puisqu’il n’y a pas de ligne rouge précise et peu de moyens de pression réalistes, la confrontation s’élargit. On multiplie les paquets de sanctions et surtout on multiplie l’aide militaire à l’Ukraine, mais dans ce jeu les États-Unis ont bien plus de capacités que les autres, ne serait-ce que parce qu’ils ont fait l’effort de s’en doter depuis de nombreuses années. Comme dans toutes les coalitions occidentales, ce sont donc eux, par ailleurs largement protégés par les possibles contre-attaques russes, qui prennent de loin le leadership. Il n’y a donc pratiquement plus de limite à l’aide matérielle américaine directe ou indirecte, via des pays tiers aidés. Cet appui matériel s’accompagne d’une aide moins visible mais tout aussi importante dans le domaine du renseignement et de la formation, et ce toujours en restant sous le seuil de la guerre ouverte et même du petit affrontement.

Avec cette aide de plus en plus importante et la mobilisation ukrainienne, face à une armée russe qui n’a pas la même capacité de montée en puissance, les perceptions changent. Les Ukrainiens commencent à envisager que non seulement ils peuvent résister mais qu’ils peuvent reprendre du terrain, comme autour de Kiev. Si les objectifs russes tendent à se réduire à la prise du Donbass et au contrôle du sud du Dniepr, ceux des Ukrainiens tendent au contraire à augmenter et on commence à imaginer de ce côté de chasser complètement les Russes du pays. Les deux camps continuent donc à la fois à être insatisfaits de la situation et avoir un espoir de victoire. La guerre continue donc malgré les souffrances des peuples.

Dans ce nouveau contexte, qu’elle a contribué à créer, la coalition dirigée par les États-Unis n’a plus pour objectif de faire renoncer Vladimir Poutine par un calcul coût-utilité mais de le vaincre sur le champ de bataille ou au moins de saigner à blanc son armée. C’est un grand retour aux pratiques de la guerre froide, mais les Américains ont le mauvais goût de le dire haut et fort, ce qui ne peut que stimuler la Russie.

En résumé, en lançant cette guerre la Russie a présenté le flanc, de manière totalement prévisible, à des attaques sous le seuil. Point positif pour elle, la réprobation a été limitée au seul Occident élargi à quelques pays comme le Japon. Point négatif, cette réaction occidentale a été très forte, et plutôt intelligemment conduite, alors qu’étonnamment la Russie a été plutôt paralysée. Maintenant, les confrontations modernes durent toujours des années et la Russie qui en réalité avait commencé la confrontation avec nous depuis longtemps, notamment en Afrique, n’a pas dit son dernier mot. Cela fait longtemps que l’on en parle, il serait temps de s’organiser maintenant vraiment en France pour cette nouvelle période stratégique.