lundi 20 décembre 2021

Le caporal stratégique ou peut-on confiner la connerie ?

L’expression « caporal stratégique » a été popularisée en 1999 par le général américain Charles Krulak, dans son article The Strategic Corporal : Leadership in the Three Block War paru dans Marines Magazine. Il contribuait à populariser ces concepts dans le monde militaire. US Marines et Troupes de Marine ont quelques points communs et se rencontrent souvent et pour être tout à fait juste l’idée lui avait été soufflée par le colonel Tracqui (TDM) lorsque Krulak était venu visiter le bataillon n° 4 à Sarajevo, pendant le siège.

Le colonel Tracqui lui avait exposé la politique du bataillon consistant à s’immerger dans la population urbaine locale pour faire plein de choses différentes (« les trois blocs », en gros humanitaire, sécurité, combat) sur très court préavis et le tout dans un environnement très médiatisé. Le « caporal stratégique », quant à lui, décrit le fait que dans un tel contexte l’action d’un seul soldat à l’échelon le plus bas peut faire office d’« aile de papillon » et provoquer des bouleversements. Et quand on parle d’action, on parle surtout d’action négative.

Lorsque le papillon fait des conneries

En soi, ce n’est pas obligé. Plein de soldats font des choses sympas ou même admirables mais cela a beaucoup moins d’échos. L’esprit humain est ainsi fait qu’il s’intéresse surtout aux trains qui n’arrivent pas à l’heure. Peut-être parce qu’il est naturellement plus sensible aux problèmes, aux risques, aux menaces possibles pour lui. Le bouleversement possible est donc plutôt une catastrophe.

Ce n’est pas un concept révolutionnaire. Tout chef en opération a peur de la « connerie ». La connerie ce sont deux marsouins qui sortent une nuit en douce d’une base et rentrent un peu « émus » en se disant « Tiens, et si on passait par la zone minée pour rentrer discrètement ? ». En l’occurrence, la chance les a sauvés, au moins des mines. Notons au passage que « connerie » désigne à la fois l’acte lui-même que l’état d’esprit qui le conçoit. Il y a des degrés dans la connerie, depuis la bagarre dans un bar qui suscite un incident diplomatique (vécu aussi) jusqu’à la connerie, et on y revient, d’ampleur stratégique, disons, pour être dans l’actualité, une connerie de « classe américaine ». Celle-ci implique presque toujours la violence, et plus précisément la violence injuste et/ou disproportionnée.

Quelques années après l’article de Krulak, l’engagement américain en Irak en livrait un florilège depuis les paras tirant sur la foule à Falloujah en 2003 jusqu’au massacre de la place Nissour à Bagdad par Blackwater en 2007 en passant par celui d’Haditha et bien sûr les exactions d’Abou Ghraïb. Encore ne s’agit-il là que des cas les plus graves et connus. Les conneries meurtrières américaines, et les conneries tout court, ont en réalité été innombrables surtout au début de l’engagement. Elles ont fourni évidemment un gros moteur à ressentiment et nourri la rébellion.

Les soldats sont porteurs de la force. Un fantassin comme un pilote de chasseur-bombardier porte sur lui de quoi tuer plusieurs dizaines de personnes. Il lui faut parfois prendre des décisions rapides au sein d’un environnement dangereux et rarement clair. Je cite souvent, car il m’a marqué, ce cas où je dois décider tout de suite de la vie ou de la mort d’un homme à 50 m de moi que je soupçonne fortement d’avoir tiré à l’instant sur un marsouin. Je décide finalement de le laisser vivre et de l’avertir par un tir au-dessus de lui. Rétrospectivement, j’ai eu raison puisque la menace s’est arrêtée là. Mais j’aurais pu tout autant avoir tort s’il avait recommencé et réussi cette fois à tuer un de nos soldats. Peut-être que quelqu’un d’autre placé dans les mêmes conditions, aurait privilégié la sécurité.

En juillet 2007, placé dans une situation similaire mais avec des moyens plus puissants, un équipage d’hélicoptère Apache abattait froidement 18 personnes, dont beaucoup de civils. La mission était filmée et comme pour Abou Ghraïb la diffusion des images amplifiait l’horreur. Car l’esprit est aussi très sensible à ce qu’il voit, à l’image. Voir a des effets beaucoup plus puissants que le simple fait de savoir. On peut savoir qu’il y a eu un millier de cas, cela reste plus abstrait (et plus c’est grand plus c’est abstrait) qu’une seule image.

Ajoutons enfin un phénomène bien connu des réseaux sociaux : un événement a d’autant plus d’écho qu’il conforte un sentiment ou pire une croyance préexistants. Par l’orientation préalable de nos capteurs, on aura plus de chance de voir les infos que l’on a envie de voir. Rappelez-vous le négatif l’emporte sur le positif. On peut s’indigner du comportement indigne de membres d’une institution que l’on apprécie par ailleurs, mais l’impact et la diffusion seront plus importants dans le camp hostile, qu’il vient conforter.

Tout cela nous donne une équation du caporal stratégique qui se prononce comme « cirque » : C x I x R x C où C est la connerie initiale, I l’image de la connerie, R sa diffusion dans les médias et réseaux et enfin C qui désigne un contexte initial défavorable. On notera que le deuxième C rétroagit sur le premier. Un contexte hostile va plutôt pousser à connerie, volontairement par la provocation ou plus simplement par une ambiance de méfiance. Quand on en vient comme aux États-Unis à se méfier d’un joggeur uniquement parce qu’il est noir, la connerie n’est pas loin et lorsqu’elle survient elle accentue mécaniquement la tension générale.
La meilleure manière apparemment de ne pas avoir de connerie est de ne rien faire, mais l’inaction peut produire aussi de nombreux effets pervers, en laissant par exemple le contexte à l’influence ennemie. D’un autre côté, si on agit, il surviendra statistiquement des conneries. Le tout est de faire en sorte que la valeur du CIRC soit aussi proche que possible de zéro. Le rôle du contexte est complexe, on en reparlera. Intéressons-nous à l’origine du problème et son amplification.

La mécanique quantique de la connerie

Rappelons avant de continuer qu’il peut exister existe bien sûr de la « grande connerie », avec un grand C dès le départ de l’équation, avec des conséquences catastrophiques à l’arrivée. On peut se poser des questions sur certaines décisions politiques et militaires du passé, mais celles-ci étaient d’emblée stratégiques et leurs résultats également. C’est la relativité générale de la connerie.

Ce qui nous intéresse ici, c’est plutôt de la mécanique quantique. C’est l’atome invisible qui finit par provoquer une explosion nucléaire. Or, et c’est justement ce qui est assez nouveau, ces explosions nucléaires inattendues ont tendance à être de plus en plus fréquentes du fait de l’existence autour des événements d’éléments amplificateurs. On pourrait ainsi parler de « pangolin stratégique », de l’impact d’un Jérôme Kerviel ou de l’importance nouvelle des actes terroristes, mais parlons plutôt de ceux qui ont reçu une part du monopole d’emploi de la force et revenons au CIRC.

Le but est d’empêcher ce CIRC d’atteindre la masse critique de l’explosion nucléaire. A priori, il suffit qu’un seul des paramètres soit égal à zéro. C’est impossible et même de plus en plus impossible. Il faut donc s’efforcer au moins de réduire autant que possible l’impact de chaque niveau. À la base, il y a la « qualité totale de comportement ». Et comme dans toute chaîne de production cela passe à la fois par une conscience individuelle (surtout) et une structure de contrôle.

J’ai cité beaucoup d’exemples américains, mais peu d’exemples français. Il y a un facteur statistique bien sûr. Plus il y a d’individus engagés et plus il y a de conneries possibles. Mais en valeur relative, les soldats français sont peut-être les plus engagés au monde. En cumulant toutes les expériences individuelles, la compagnie d’infanterie de marine que je commandais totalisait trois siècles d’engagement hors de métropole. Il serait difficile pour un individu vivant trois siècles de ne pas provoquer de catastrophes, mais c’est possible.

La guerre d’Algérie a été un traumatisme collectif pour notre armée (et pas que bien sûr) dont nous sortons difficilement. Une des thérapies a consisté à nous bourrer le mou, au moins celui des officiers et sous-officiers, avec l’éthique et la déontologie du métier des armes. Ce traumatisme et même cette thérapie ont pu induire longtemps, une forme d’inhibition dans l’emploi de la force (« le non-emploi raisonné de la force », « réussir sans esprit de victoire » choses entendues) mais cela a porté ses fruits.

Ajoutons un élément essentiel : la professionnalisation, au sens de maîtrise de compétences. Un général israélien me disait un jour : « Ce qu’on vous envie c’est vos caporaux-chefs, des gars qui ne pètent pas un câble et défouraillent parce qu’on leur jette des cailloux. Nos soldats et nos cadres de contact sont des appelés de 20 ans. C’est dur d’être toujours calme à cet âge ». Il ajoutait que dans les opérations complexes, ils préféraient envoyer des réservistes, des pères de famille qui courent moins vite mais sont plus pondérés.

Le « calme des vieilles troupes » est une vieille expression militaire, très antérieure au « caporal stratégique » dont elle est un ingrédient essentiel. La maturité de celui qui va au contact des événements doit être proportionnelle à la difficulté de ce contact. Il faudra qu’on m’explique à cet égard pourquoi des institutions comme l’éducation nationale ou la police font exactement l’inverse et envoient leurs « bleus » dans les endroits les plus difficiles, pour s’étonner ensuite de constater des problèmes. C’est d’autant plus illogique que dans le dernier cas, et à raison, on considère que les unités d’intervention doivent accueillir des gens expérimentés parce qu’elles doivent traiter de problèmes complexes.

La combinaison de la maturité cérébrale, du cumul d’expérience et de compétences permet de mieux gérer le stress. Plus précisément, il permet plus facilement de répondre « oui » à la question « Est-ce que je peux gérer la situation ? ». La connerie dangereuse survient souvent lorsqu’on répond, souvent inconsciemment, non à la même question, que l’on se sent impuissant tout en se disant qu’il faut faire quelque chose pour se dégager de ce merdier ou simplement pour diminuer son stress.

La question des solutions est fondamentale. Si dans une situation stressante donnée (et toutes les situations violentes sont stressantes), il n’y a que le choix entre l’impuissance et des solutions (procédures, équipements) dangereuses et disproportionnées, il faut s’attendre à des problèmes.

Ce n’est pas une science exacte. Derek Chauvin, le policier américain qui a tué George Floyd, avait 44 ans et un de nombreuses années de métier. Il contredit apparemment ma théorie de la maturité. Oui mais parce que celle-ci ne s’est pas accompagnée d’un contrôle adéquat. Le contrôle est d’abord culturel. On lui a probablement expliqué qu’il valait mieux être fort et s’imposer dans un contexte dangereux que de faire preuve de retenue, l’équivalent des vieux exercices militaires « hit, slash, kill » fondés sur la croyance que l’Américain était naturellement trop gentil et qu’il fallait le rendre plus agressif, plus guerrier.

À ce stade, constatons surtout que malgré 17 plaintes à son égard, et l’implication très suspecte dans trois accrochages ayant fait au total un mort et deux blessés par balles, il n’avait jamais été viré ou au moins retiré de la « zone de contact ». L’intérêt de la professionnalisation, c’est aussi d’avoir le temps d’observer les gens et leur degré de dangerosité. Si 70 % des militaires sont en CDD, c’est aussi pour être capable de virer ceux qui présentent des risques élevés de connerie. On ne réussit pas toujours mais c’est plus facile que lorsqu’on doit conserver par statut tous les boulets pendant très longtemps. Un soldat français n’aurait jamais pu accumuler un tel pedigree. Il est même probable que la première, non pas plainte mais culpabilité avérée dans un acte grave aurait mis fin à sa carrière.

Le contrôle est aussi hiérarchique. Si dans une section d’infanterie de 39 pax, il y a un tiers de chefs, ce n’est pas pour rien. On introduit de la responsabilité (grand pouvoir, grande responsabilité) mais aussi du contrôle, beaucoup de contrôle. Notons que le contrôle est dans tous les sens. S’il y a des adjoints, c’est pour prendre des décisions collégiales dont on espère qu’elles réduiront la probabilité de l’erreur grave.

Ce n’est pas infaillible, l’effet peut même se retourner. Rappelons-nous, en situation de stress et d’incertitude, dans un instant de suspension morale, le pire est possible pourvu qu’il soit proposé comme solution ou modèle par quelqu’un que l’on ne peut contredire. Le massacre de My Lai, 400 civils tués, en mars 1968 a été initié par un jeune lieutenant et personne, au moins ceux sous ses ordres, ne s’y est opposé bien au contraire. La connerie meurtrière, l’horreur même, n’a pas pu rester confinée.

La connerie augmentée

Ce qui n’est pas vu existe peu. Quand le colonel Tracqui parlait de résonnance médiatique au général Krulak, il pensait alors aux journalistes, alors très présents dans la ville de Sarajevo pendant le siège. À ce moment-là, un adjudant-chef avait vu deux enfants abattus par un sniper juste à côté de lui. Malgré ses efforts, il n’avait pu en sauver qu’un. Il déclarait alors qu’il aurait la peau du sniper serbe, ce qui tombait dans l’oreille d’un journaliste qui ne manquait pas de le raconter. Dans l’ambiance de l’époque, c’est la déclaration de l’adjudant-chef, contraire à la neutralité des Casques bleus, qui choquait plus les autorités onusiennes. Le commandement envisageait même un temps le « vol bleu » (sanction et retour) de l’adjudant-chef, avant que ce processus crétin s’arrête.

Les journalistes et les médias, journaux, télévision, constituaient alors pratiquement les seuls intermédiaires entre les événements et le reste du monde. On s’en méfiait, car bien souvent on trouvait que la réalité qui finissait « au 2oh » se réduisait à quelques cubes essayant de représenter un contexte qui relevait plutôt de l’expressionnisme allemand le plus sombre. On faisait avec, comme l’arbitre au rugby. La plupart des journalistes n’étaient là que quelques jours et il leur fallait très vite un cube. On s’empressait de leur fournir, la bonne image, la belle séquence, plutôt que d’attendre qu’ils cherchent eux-mêmes. 

Et puis sont arrivées les chaînes d’informations, dont le principal effet a non pas été de multiplier les cubes, cercles et autres figures géométriques plus petits afin d’avoir un rendu de paysage plus fin, mais au contraire de répéter toute la journée les mêmes gros objets. L’élargissement n’était que répétition et donc plutôt un rétrécissement.

Est venue ensuite la « longue traîne », ce pouvoir médiatique démocratisé qui a fait exploser le monopole d’intermédiation des médias. Les tout petits cameramen et reporters se sont multipliés, parfois brillants comme de vrais journalistes, mais plus souvent comme le comptoir du bar où ils officiaient avant.

Ajoutons que ces nouveaux pouvoirs ont créé des flux d’infos de densité et d’intensité très variables. Une attaque terroriste en plein cœur de Paris en janvier 2015 va provoquer la venue des dirigeants du monde entier quelques jours plus tard alors que le massacre de 70 villageois nigérians par Boko Haram il y a trois jours restera largement ignoré. Le monde sous un lampadaire n’est pas plus réel que celui qui reste dans l’obscurité juste à côté.

Gérer le CIRC, c’est gérer tous ces flux. On peut essayer de les tarir au point de départ. Les cellules noires de la CIA faisaient (font) sensiblement la même chose que les crétins de gardiens qui devaient « mettre en condition » les prisonniers d’Abou Ghraïb. La différence est que les premières ont été verrouillées, alors que l’on a donné accès à Internet aux seconds pour qu’ils ne s’ennuient pas trop. Le résultat en termes de dégâts d’image est connu.

Il y a eu connerie évidente ? D’accord ! Traitement de ses effets, premières mesures, poursuite rapide de l’enquête par un élément insensible aux effets de ses résultats, publication ouverte de l’enquête, sanctions éventuelles, transmission éventuelle du dossier à la justice.

La connerie est-elle due à un problème structurel ? C’est donc aussi la structure qui doit être mise en cause d’une manière ou d’une autre, en interne bien sûr, c’est le rôle du retour d’expérience, des inspections, etc. mais éventuellement aussi devant la Justice.

Les résultats des enquêtes démontrent-ils une manipulation, une fausse accusation délibérée ? L’heure devrait être alors à la contre-attaque. Il faut peut-être dix fois plus d’effort pour réhabiliter un honneur que pour détruire, rappelez-vous le négatif l’emporte toujours sur le positif, et seuls les courageux admettent leur erreur de jugement, et bien faisons dix fois plus d’effort. Il ne faut pas se contenter de réagir plus ou bien comme bien souvent, il faut aussi attaquer ceux qui attaquent, traquer les ennemis manifestes et les faire payer lorsqu’ils mentent. Ce n’est que justice, mais peut-être aussi dissuasion pour les manipulateurs en puissance.

Une stratégie qui se contente de défendre ses places fortes se confond avec l’histoire des redditions. Bien sûr cela demande des moyens et des efforts, mais celui qui n’a pas compris qu’Internet, les médias et les réseaux étaient des terrains de manœuvre se condamne à les subir.

lundi 6 décembre 2021

Le top 6 de ce que la victoire de Koufra peut nous apprendre


Intervention lors de la journée d'étude sur la bataille de Koufra, 26 novembre 2021.

Rappel des faits : La bataille de Koufra est une bataille de la Seconde Guerre mondiale qui eut lieu dans le sud-ouest de la Libye du 31 janvier 1941 au 2 mars 1941. Elle opposa victorieusement les troupes françaises de la colonne Leclerc, composée de 350 hommes et de 56 véhicules automobiles sous les ordres du colonel Philippe Leclerc, appuyée par les Britanniques du Long Range Desert Group, face à l'armée italienne. À l'issue de cette victoire, le colonel Leclerc et ses troupes prononcent le « serment de Koufra », promettant de ne déposer les armes qu'après la libération de Strasbourg. (Wikipedia, et pour quelques détails ici)
Retex

La prise de l’oasis de Koufra par le bataillon du colonel Leclerc dans le mois de février 1941 constitue un combat minuscule dans la Seconde Guerre mondiale par le volume des forces engagées mais ses conséquences ont pourtant été majuscules. Cette « grande petite victoire » peut certainement nous apprendre encore beaucoup. Voici quelques enseignements évidents.

1. La guerre, c’est de la politique et le combat sert à obtenir des gains politiques

Ce qui d’abord frappant avec le combat de Koufra, c’est le décalage entre l’ampleur du la bataille assez modeste, et son impact stratégique et opérationnel. Il faut bien comprendre que bien sûr la guerre est un acte politique, c’est ce qui le distingue de l’action de police, l’autre emploi possible du monopole étatique de la force.

Cet acte politique est d’abord un dialogue violent avec une autre entité politique qualifiée d’ennemie. En l’occurrence, ici c’est l’Axe et plus particulièrement l’Italie. Mais c’est un acte qui peut viser aussi d’autres publics. La colonne Leclerc en particulier, et les Forces françaises libres en général, c’est la « courte épée » de la France, pour reprendre l’expression du général de Gaulle, celle qui lui permet d’exister face aux Alliés, britanniques d’abord et bientôt américains, mais aussi face à la France de Vichy.

La grande habileté du général de Gaulle et de Leclerc, son chef militaire en Afrique subsaharienne, est de faire du Fezzan un front particulier où la France peut obtenir des victoires avec ses propres forces. « Le Fezzan doit être la part de la France dans la bataille d’Afrique », explique alors le général. Dans ce cadre, Koufra n’est pas une victoire alliée, mais une victoire française. L’ampleur de l’effort est modeste, mais le gain opérationnel, la fermeture de la porte vers le sud de l’Egypte, est net et il permet au général de Gaulle une exploitation médiatique forte, via les réseaux de communication de l’époque.  

Parmi les publics que l’on peut viser aussi, outre l’ennemi, les Alliés, l’opinion publique, il y a aussi ses propres forces, surtout lorsque celles-ci sont composées de volontaires. Certains combats n’ont pour d’autre objet que de donner des victoires et de redonner le moral. Ce n’est pas le cas de la victoire de Koufra mais elle fait du bien aux forces françaises qui retrouvent le gout du succès. La France peut gagner et on initie là un cercle vertueux. Par les combats, on accumule de l’expérience, de l’audace, et de recrues pour cette armée de volontaires, ce qui donne encore plus de chance d’obtenir des victoires. A partir de Koufra, les forces françaises libres ne seront plus jamais vaincues dans cette guerre.

2. Start up France libre

Une autre particularité de la colonne Leclerc comme de la 1ère Division française libre qui va se former plus tard, est son côté innovant. La Seconde Guerre mondiale est riche en petites unités, certains parlent d’armées privées, créées par de fortes personnalités au sein des différentes armées. Le Long Range Desert Group (LRDG), avec lequel Leclerc coopère a été créé par un ancien officier britannique passionné par l’exploration du désert, et en constitue un excellent exemple.

Leclerc fait feu de tout bois pour créer une unité adaptée à son combat. Cela relève largement du bricolage mais c’est un bricolage intelligent, qui s’appuie sur le retour d’expérience avec par exemple les deux missions de reconnaissance lancées en janvier 1941 avec un groupe nomade et une patrouille motorisée au sein du LRDG, qui sont en réalité aussi des expérimentations. Sans contraintes bureaucratiques-on est loin des procédures de marchés publics-les hommes de Leclerc apprennent du LRDG à se déplacer dans le désert avec des moyens modernes sur des centaines de kilomètres, à combiner des moyens anciens comme des chameaux ou des canons de 75 mm avec des véhicules légers, et à coopérer avec l’aviation.

Au bout du compte, la colonne Leclerc est un laboratoire tactique qui devient la meilleure unité du monde, avec la combinaison LRDG-Special Air Service, pour le combat dans le désert. On peut faire le même constat avec la 1ère Brigade française libre à Bir Hakeim un an un plus tard. La pratique d’une unité, c’est un mélange d’équipements, de méthodes, de structures et de façon de voir les choses. Cela mesure ce qu’elle est capable de faire réellement. Les moyens matériels sont sensiblement les mêmes que ceux des unités qui ont combattu en mai 1940 en Belgique et en France, mais pourtant les résultats sont très supérieurs. On se prend à rêver de ce qui se serait passé en mai 1940 si tous les bataillons français avaient été de la trempe de celui de Leclerc.

3. L’empire du milieu

Les milieux particuliers nécessitent une pratique particulière. Il y a ceux qui font l’effort de se constituer cette pratique, et ceux qui ne le font pas ou pas assez. Les premiers pourront manœuvrer dans le milieu difficile, les autres seront dans des forts et des bases. Les premiers auront l’initiative des combats et l’initiative des combats, surtout aux petits échelons, c’est un très puissant multiplicateur d’efficacité. L’histoire des autres se confondront avec celle des redditions.

Là, pour rester dans le cadre désertique, on peut penser aux combats de 1986-1987 au nord du Tchad et là encore dans le Fezzan, lorsque les « rezzou tgv » de l’armée nationale tchadienne ont triomphé des bases libyennes, avec un peu notre aide, mais on peut penser aussi hélas, aux nombreuses petites garnisons maliennes, nigérienne ou burkinabé, isolées et régulièrement attaquées par un ennemi, qui vit lui dans la région, et maitrise beaucoup mieux le terrain.

En 1940, les soldats de Leclerc ne font pas des tournantes de quelques mois, ils vivent sur place et pour beaucoup depuis toujours, et ils sont capables de mener des raids pendant un mois complet dans le désert, là où leur ennemi ne fait pas beaucoup d’effort. La seule unité italienne qui s’est avérée dangereuse, outre l’aviation, a été comme par hasard la compagnie saharienne. Une fois cette compagnie vaincue, les Italiens n’ont rien fait pour contester le désert aux Français. Dans le désert, le plus mobile dispose d’un avantage opérationnel énorme.

4. Guerre de corsaires et guérilla en uniforme

La colonne Leclerc, dans le raid sur Koufra et les deux campagnes suivantes dans le Fezzan, s’attaque à un ennemi plus nombreux, retranchée, et plus puissant en théorie. Ce sont les Français qui sont en position asymétrique défavorables, du moins en apparence si on regarde simplement les rapports de force initiaux. Au bout du compte, au début de 1943 toute la force italienne dans le Fezzan a été anéantie pour des pertes françaises réduites, et probablement plus du fait des difficultés du désert que des Italiens. D’un point de vue opérationnel, Leclerc a mené un combat en ligne intérieures anéantissant successivement en trois campagnes tous les points d’appui italiens isolés, en les frappant à chaque fois avec la force d’un bataillon.

Sommes-nous capables de faire la même chose, et de mener une guerre de corsaires, faire à un adversaire plus puissant sur le papier ? Ce n’est pas certain. On peut rétorquer que l’on mène désormais ces raids avec des avions de combat ou de plus en plus drones armés. C’est vrai, mais avec de gros inconvénients, cela coûte très cher, les avions et drones sont rares et n’ont pas le don d’ubiquité et puis l’effet n’est pas tout à fait le même lorsqu’on ne prend pas de risques au combat.

On mène des coups de main avec des moyens héliportés, seuls comme les raids de nuit en Libye en 2011, ou en coopération avec des unités légères spécialisées. C’est très bien mais combien sommes-nous capables de mener de des raids et coups de main actuellement ? Très peu. C’est peut-être suffisant contre les ennemis que nous combattons au Sahel et ce n’est pas certain. C’est insuffisant si nous devons faire les choses beaucoup plus en grand. Il aurait été possible de mener contre eux une « guerre de corsaires » comme Leclerc face aux Italiens, en multipliant les raids et les coups de main, de manière à avoir un engagement qui soit au même niveau que celui des attaques terroristes en France en 2015. On n’a pas osé. On ne sait plus, au niveau politique, prendre des risques comme à l’époque de la France libre.

5. La taille, ça ne compte pas beaucoup au combat

Avoir la supériorité opérative est surtout intéressant parce ce que cela permet d’avoir l’initiative des combats, mais encore faut-il être capable de gagner ces combats. Ce qui est frappant avec le combat de Koufra, c’est que les deux combattants y sont sensiblement de même volume, avec même une légère infériorité du côté français, sans parler d’un armement supérieur et bien sûr des fortifications du côté italien. Or, au bilan, les pertes « définitives » italiennes sont presque 100 fois supérieures à celle des Français. Ce sera pratiquement toujours le cas, lors des rencontres lors des campagnes suivantes. Que se passe-t-il ?

Il faut bien comprendre d’abord que l’égalité des forces sur le terrain est la norme sur le champ de bataille moderne. On prône dans les règlements d’attaquer à 3 contre1. En réalité, au moins au niveau des combats de contact jusqu’à l’échelon du bataillon et même de la brigade, il est très rare de trouver des combats dont le rapport de forces numérique dépasse 2 contre 1. Or, les résultats, comme à Koufra, sont souvent déséquilibrés. Ils ne peuvent donc être anticipés à partir des simples calculs de rapports de volume d’hommes, d’armes, etc. Sinon Leclerc n’aurait jamais attaqué Koufra.

En fait, il faut raisonner en termes de niveau de qualité, ou de gamme, tactique. On peut classer la valeur des bataillons avec une équation simple : la valeur tactique d’une unité est égale à se masse multipliée par la qualité de ses hommes et de son commandement au carré.

En analysant correctement les valeurs des unités et en les classant par an de 1 à 10 (1 pour les bataillons les plus faibles de l’époque et 10 pour les plus puissants), les résultats des combats deviennent prévisibles. Un affrontement d’unités de classes équivalentes donne très souvent des résultats incertains, équilibrés et rarement décisifs, car le point de dislocation (le moment où le dispositif ennemi n’est plus structurée) n’est pas atteint. Avec un niveau d’écart, l’unité la plus forte l’emporte le plus souvent mais là encore rarement de manière décisive. Un écart de deux niveaux donne une probabilité de victoire très importante pour le plus fort et un rapport de pertes de 1 à 10. Avec trois niveaux d’écart la victoire est presque certaine, le niveau de dislocation de l’unité ennemie est presque toujours atteint et le rapport de pertes peut dépasser, parfois largement, les 1 pour 30.

Dans le cas de la bataille de Koufra, les masses sont équivalentes et la position défensive des Italiens leur donne un avantage supplémentaire, mais la qualité des hommes et de leur chef n’est pas du tout la même, Leclerc annulant même l’avantage ennemie de la position défensive par une manœuvre d’intoxication lui faisant croire qu’il est en réalité inférieur. On obtient ainsi un décalage de niveau très important et on atteint le point de dislocation, non pas sur le terrain mais dans la tête des chefs ennemis.

6. L’amalgame c’est la force

La colonne Leclerc, c’est 150 Européens et 200 Tchadiens. Sans l’amalgame avec des recrues locales, rien n’aurait été possible. Notre capacité de projection actuelle, estimée à 15 000 hommes au maximum, est sans doute inférieure à celle des soldats de la France libre. Nous sommes capables de faire encore moins de choses que les seuls Français métropolitains qui ont rejoint alors les rangs de de Gaulle. L’épée de la France est toujours aussi courte, alors que nos ennemis, y compris des organisations armées comme l’Etat islamique ont souvent plus de 15 000 combattants, où les populations au sein desquelles nous évoluons sont toujours plus nombreuses.

Sans renforts locaux, avec des recrues soldées et commandées par la France, nous sommes incapables de tenir un terrain quelconque pendant quelques temps ou de nous emparer de villes comme Mossoul par exemple. Outre que les Américains utilisent plus de réservistes que nous et plus de sociétés privées, c’est seul le recrutement de 100 000 miliciens locaux en Irak, souvent d’anciens ennemis, qui seul leur a permis en 2007-2008 de vaincre l’Etat islamique et l’armée du Mahdi et de se sortir du piège dans lequel ils étaient. Les Russes commandent un corps d’armée complet en Syrie formé de recrues locales, les Turcs utilisent aussi largement des mercenaires. Pensons-y avant d’être dépassés.