mercredi 31 août 2022

Des ponts trop loin

Il y a trois unités de mesure des opérations en cours en Ukraine : la frappe, le raid et l’attaque. La frappe est l’envoi d’un ou plusieurs projectiles représentant quelques centaines de kilos d’explosifs sur un point donné. Le raid est la même chose, mais en employant une petite unité terrestre qui va effectuer elle-même la destruction sur le point donné avant de revenir. L’attaque est la manœuvre d’au maximum un bataillon de mêlée, soit dans les normes russes et ukrainiennes guère plus de 100 à 200 hommes visant à s’emparer d’un point. On peut mesurer ainsi l’évolution de la forme des combats en fonction des dosages, de la combinaison et de la réussite de ces trois modes d’action.

L’odyssée de l’impasse

Quand on assiste surtout à de nombreuses attaques réussies avec la conquête de nombreux km2, on se trouve typiquement dans une «guerre de mouvement», ou plutôt pour garder leur sens aux mots, à une «campagne de mouvement» que l’on peut suivre sur la carte en faisant bouger tous les jours des petits drapeaux. Quand les drapeaux bougent beaucoup moins vite et que l’on commence à s’intéresser surtout aux raids et aux nombre de frappes, c’est que l’on a basculé dans une «campagne de position» où l’objectif premier n’est plus la conquête du terrain mais l’affaiblissement de l’autre.

Clausewitz décrivait l’affrontement des États comme le choc de deux trinités. Aux pointes de ces deux triangles, les armées se rencontrent et s’affrontent. Au-dessus d’elles les États décident. En bas et en arrière de part et d’autre, le peuple fournit les ressources nécessaires aux armées selon deux modes : l’«appel au peuple» (Révolution française, nationalisme prussien, etc.), puissant, mais dangereux comme l’ouverture d’une boîte de Pandore, et la «guerre de Prince» qui maintient autant que possible le peuple à l’écart en ne s’appuyant que sur des soldats de métier parfois même étrangers. Le processus normal de la guerre était donc pour lui celui d’un duel des armes dont la conclusion s’impose aux États par un traité de paix où le vainqueur impose ses conditions au vaincu en proportion de l’ampleur de son succès. À l’époque de Clausewitz, le duel trouvait toujours assez rapidement sa conclusion, mais depuis la révolution militaire industrielle et en premier lieu l’augmentation soudaine de la puissance de feu il peut arriver que ce duel s’enraye et que la guerre que tout le monde espérait courte voit surgir une ligne de front bien solide et le ralentissement très rapide des opérations.

En Ukraine, il a fallu à peine plus d’un mois pour atteindre ce stade. Depuis en cinq mois, la puissante armée russe qui faisait si peur a pris seulement trois villes d’au moins 100 000 habitants : Marioupol, Lysychansk et Severodonetsk. L’armée ukrainienne de son côté n'en pu en reprendre d’assaut aucune. En revanche, on a multiplié dans les communiqués le nom de villages, et parfois de parties de villages, attaquées, pris ou repris, le long du Donbass, près de Kharkiv ou sur la ligne de la tête de pont russe au-delà du Dniepr dans la région de Kherson. On se retrouve dans une impasse dont on avait oublié qu’elle était classique.

Pour en sortir, il y a alors deux approches. La première consiste à essayer de sortir de la crise en modifiant le rapport de forces entre les deux armées afin de pouvoir reprendre le duel, cette «campagne de mouvement» beaucoup plus décisive. La seconde est de s’attaquer directement au reste de la nation, afin d’en briser la volonté et les ressources, avec cette particularité que l’arrière ukrainien s’étend jusqu’au bloc occidental et que c’est ce même bloc occidental qui s’attaque à l’arrière russe, en particulier par le biais des sanctions économiques. Les Russes espèrent que les Occidentaux ne voudront pas avoir froid pour l’Ukraine, et le bloc occidental espère on ne sait trop quoi en fait de sérieux, du renoncement de Vladimir Poutine à poursuivre la guerre à la rébellion de la population en passant par une révolution de palais. On en reparlera.

Revenons au duel, ses frappes, ses raids et ses attaques. Changer le rapport de forces s’effectue de deux manières : la première consiste à multiplier ces actions afin d’affaiblir l’autre, ses unités de combat, mais peut-être surtout son deuxième échelon, réseau de commandement, artillerie, bases, dépôts, etc. La seconde consiste à se renforcer en créant de nouvelles unités et surtout en innovant, c’est-à-dire en opérant une combinaison différente de moyens matériels, de compétences/méthodes, de structures et de façons de voir les choses (culture), les quatre composantes d’une Pratique (ce que l'on réellement capable de faire). C’est un processus moins visible que le premier et qui fait donc l’objet de moins d’attention, mais qui est pourtant le plus important.

Dans les faits, et depuis le premier jour de la guerre ce processus est en œuvre des deux côtés, avec un avantage pour le camp ukrainien qui a réalisé un «appel au peuple» qu’il ne faut pas considérer comme un seul appel aux bras, mais aussi aux cerveaux et aux compétences, qui bénéficie du soutien occidental, et qui est surtout beaucoup plus stimulé par l’urgence que l’armée russe du Prince. L’évolution connaît ensuite deux phases en fondu enchaîné. La première est celle du bricolage où on s’adapte en fonction des idées et des moyens sur étagères, souvent de manière un peu anarchique. La seconde, qui se surajoute plutôt qu’elle ne se substitue, est celle de la rationalisation où on forme des liens plus profonds entre les besoins des armées et l’infrastructure arrière de production des moyens, infrastructure qui dans le cas ukrainien va jusqu’au cœur du bloc occidental. On constitue alors une boucle complète depuis les idées nées sur le front et la connexion avec l’infrastructure arrière souvent par le biais d’intrapreneurs civilo-militaires, experts militaires ou réservistes civils, qui alimentent un cerveau militaire qui tente de coordonner tout cela en doctrines et ordres afin de modifier la pratique. On peut espérer ainsi sortir de la crise tactique, à la manière de la sortie d’une crise schumpetérienne, mais cela demande beaucoup d’effort et de temps.

Tout ce long préambule pour parler évidemment de la bataille de la tête de pont de Kherson, une bataille qui n’a jamais cessé en réalité depuis le début de la guerre, mais qui prend un tour nouveau et que les Ukrainiens décrivent comme la sortie de crise tactique et le retour des combats où on ne se contente pas de grignoter, mais où on disloque des armées ennemies. C’est sans doute un peu tôt.

Pendant ce temps du côté de Kherson

Rappelons rapidement les données du problème tactique. La zone tenue par les Russes au nord du Dniepr est une poche de 20 à 50 km de large au-delà du fleuve et de 150 km de Kherson à Vysokopillya, la petite ville la plus au nord. En écoutant les informations, on pourrait imaginer que les forces ukrainiennes sont aux abords de Kherson. Il n’en est rien, on se bat ici sur la surface moyenne d’un département français. Quand on annonce triomphalement avoir pris un village, il faut donc imaginer un communiqué de victoire indiquant la prise d’une bourgade dans, par exemple, les Hautes-Pyrénées. Cette zone très plate, assez ouverte et visible depuis le ciel, est maillée par un réseau de petits villages assez dense au sud (un tous les 2/3 km) entre Mykolaev et Kherson et plus ouvert au nord de la rivière Inhulets qui coupe la zone au premier tiers sud et longe le reste.

Elle est défendue par un ensemble assez disparate de 22 à 25 groupements tactiques (GT) sous le commandement du 22e corps d’armée et de la 49e armée. En théorie, un GT russe regroupe un bataillon blindé-mécanisé et un groupement d’artillerie très diversifiée, soit au total environ 800 hommes. À ce stade de la guerre, cette structure théorique est loin d’être respectée et elle varie beaucoup d’une unité à l’autre entre les troupes d’assaut par air, très présentes dans la zone, les brigades de l’armée de Terre russe ou les trois régiments de la République séparatiste de Donetsk, mal équipés, mal formés et qui se demandent ce qu’ils font là. Ces groupements s’appuient sur les points d’appui de villages fortifiés reliés par des tranchées en un seul échelon de plusieurs lignes au sud près de Kherson et en deux échelons au centre du dispositif entre les lignes de défense le long de la rivière Inhulets une réserve près du Dniepr au-delà de Nova Kakhovka, le deuxième point d’entrée russe dans la tête de pont après Kherson. Outre les batteries détachées dans les groupements, l’artillerie de la 49e armée est répartie en deux groupements. Le principal, avec les lance-roquettes multiples, est au sud du Dniepr et de Kherson dans le Park Vsohosvoho d’où il est possible de frapper la moitié de la zone d’opération. Le second est dans l’échelon de réserve au nord de Nova Kakhovka pour frapper sur toute la partie Nord. Les postes de commandement des grandes unités, et en premier lieu celui de la 49e Armée sont pour la plupart au sud du Dniepr entre Kherson et Nova Kakovka.

Depuis peu, les Russes ont réuni aussi une réserve générale de trois armées entre le Dniepr et Mélitopol : la 5e au sud à une cinquantaine de kilomètres de Nova Kakhovka, la 35e à 100 km au nord de Nova Kakhovka jusqu’à la centrale nucléaire d’Enerhodar et la petite 29e armée près de la Crimée également à une centaine de kilomètres. En comptant les quelques éléments de réserve de la 58e armée à Mélitopol, à 250 km, les Russes disposent de 27 GT et au moins trois groupements d’artillerie d’armée susceptibles d’intervenir au profit de la tête de pont, sans parler des forces aériennes et des régiments d’hélicoptères de combat.

L’ensemble du dispositif russe est donc considérable, pratiquement le tiers de tout le corps expéditionnaire en Ukraine, ce qui témoigne par ailleurs d’une redistribution des forces en faveur du sud et probablement au détriment du Donbass, ce qui expliquerait peut-être le ralentissement des attaques dans ce secteur.

Face à cela, les Ukrainiens semblent persuadés d’avoir suffisamment fait évoluer leur pratique et élever le niveau de gamme tactique pour pouvoir au moins disloquer en un mois le dispositif russe au nord du fleuve et sans doute reprendre Kherson. Leur atout est la nouvelle artillerie fournie par les Occidentaux, obusiers et lance-roquettes multiples HIMARS et peut-être M-270, très supérieurs en précision et en cadence de tir aux équivalents russes. La majeure partie de cette artillerie de gamme supérieure a été réunie autour de la tête de pont puis on a assisté depuis plusieurs semaines à une multiplication des frappes sur le deuxième échelon russe, et jusqu’en Crimée. Cette campagne de raids et de frappes a incontestablement fait beaucoup de mal à l’artillerie russe et sa logistique, aux forces aériennes aussi durement touchées en Crimée et parfois obligées de s’éloigner de la zone d’action. Les Ukrainiens se sont également efforcés d’isoler les forces russes au nord du Dniepr en rendant aussi peu utilisables que possible les quelques ponts sur le Dniepr.

Après cette phase de modelage, les Ukrainiens ont ensuite lancé le 29 août leur plus grande préparation d’artillerie de la guerre, frappant simultanément les forces russes de deuxième échelon au sud du Dniepr et les unités russes de première ligne en préalable d’une douzaine d’attaques sur toute la largeur du front. Face aux 22-25 GT de la région, les Ukrainiens, commandés depuis Mykolayev, ont déployés sept brigades et quatre bataillons de manœuvre de l’armée régulière, sept brigades de l’armée territoriale et de la Garde nationale et quelques milices. Les Forces spéciales ukrainiennes sont également très présentes. Les structures ukrainiennes, qui ne semblent pas avoir beaucoup varié depuis le début de la guerre, sont différentes de celles des Russes. Une brigade de manœuvre doit équivaloir à peu près trois GT russes. Une brigade territoriale est une grosse brigade d’infanterie, légèrement équipée et formée. Elle est plus apte à la tenue du terrain qu’à sa conquête. Les unités de garde nationale et de milices sont également des unités d’infanterie, souvent de qualité encore inférieure. L’ensemble donne malgré tout une légère supériorité numérique aux attaquants, ce qui est la norme des combats modernes très loin des 3 contre 1 jugés indispensables, mais qu’on ne réalise quasiment jamais.

Ce sont donc les brigades de manœuvre qui portent les attaques et effectivement plutôt bien. Complètement au sud du dispositif, la 28e brigade mécanisée a pris Pravdhine et réalisé une avancée de plusieurs kilomètres, peut-être la plus importante avancée ukrainienne de la guerre, le long de la route T1501 jusqu’à Tomyna Balka à 25 km de Kherson. L’avancée est d’ailleurs telle que l’unité se trouve en flèche et très vulnérable à des contre-attaques. Au centre de la zone d’action, la 36e brigade d’infanterie de marine a pris Sukhyi Stavok et élargi un peu la tête de pont au-delà de l’Inhulets. Au nord aussi, la 60e brigade motorisée a progressé le long du Dniepr à Zolota Bravka et Petrivka, tandis que sur la bordure nord-ouest de la zone la 63e brigade motorisée et peut-être la 5e brigade de chars se sont emparées d’Arkhanhelske et de Novodmytrivka, en faisant fuir le 109e régiment DNR.

Cela faisait longtemps que les forces ukrainiennes n’avaient pas réussi autant d’attaques dans une même journée. Pour autant, cela reste des succès minuscules (Arkhanhelske est un village de 239 habitants) et on est toujours dans du grignotage. Pour un premier jour de grande offensive et après une préparation d’artillerie inédite, c’est en fait assez peu. Rien n’indique, pour l’instant en tout cas, une évolution radicale de la pratique ukrainienne qui permettrait d’espérer une dislocation de la 49e armée, c’est-à-dire le moment où elle n’est plus capable de combattre de manière cohérente. Pour réussir, il aurait fallu au moins une quinzaine d’attaques victorieuses et si possible dans un même secteur afin d’obtenir un ébranlement qui aurait pu déboucher sur autre chose, comme un repli général. Peut-être que les forces ukrainiennes parviendront par la suite à augmenter leur nombre d’attaques réussies tout en maintenant la même pression par leur force de frappe, mais il faudrait pour cela au moins aller au-delà de sept brigades de manœuvre en bon état pour un front de 150 km. Il n’est pas certain qu’ils aient cette ressource. Si les choses continuent comme cela, et en comptant sur une très improbable absence de réaction russe, il faudra des mois aux Ukrainiens pour atteindre le Dniepr et encore plus pour prendre Kherson.

Le premier constat de l’offensive ukrainienne est donc qu’on ne semble pas sorti de la crise et de l’enraiement du duel des armes. La guerre de corsaires, la guerre des coups et des coups d’éclat, a encore des mois devant elle. Il ne sera pas possible apparemment d’éviter une profonde transformation de leurs armées si les deux camps veulent relancer des opérations offensives. Il ne sera pas possible non plus d’éviter aussi une bataille des opinions sur les arrières.

mercredi 10 août 2022

Vers une guerre de corsaires en Ukraine ?

Dans le point de situation du 21 mai, j’estimais que si les rapports de force restaient comme ils étaient et s’ils continuaient à «alimenter» le front avec les mêmes ressources, les Russes devraient s’être emparés du couple de villes Severodonetsk-Lysychansk pour le mois de juillet et du couple Sloviansk-Kramatorsk pour la fin du mois d’août. La conquête du Donbass, l’objectif offensif affiché officiellement depuis le 29 mars, aurait alors été presqu’atteint. Il ne manquerait plus que la prise de la petite ville de Pokrovsk nœud routier au centre de ce qui resterait sous contrôle ukrainien de la province de Donetsk pour afficher une victoire complète.

Si la première partie de l’hypothèse s’est avérée exacte, il est désormais infiniment peu probable que les forces russes parviennent à s’emparer de Sloviansk-Kramatorsk avant la fin du mois d’août, ni même de septembre. C’est qu’entre temps, les choses ont effectivement changé et que l’on s’approche du point Oméga, ce moment où les ressources disponibles en stock ou en production ne suffisent plus à alimenter les attaques. Celles-ci continuent bien sûr, du côté de Bakhmut notamment, la porte d’entrée sud du saillant de Kramatorsk ou plus au sud à proximité de la ville Donetsk, mais le rendement global de tous ces combats en km2 conquis depuis un mois est le plus faible de toute la guerre. Les choses ne vont pas mieux du côté ukrainien, où plusieurs avancées avaient pu être réalisées dans la région de Kharkiv, avant d’y être stoppées et parfois refoulées. Du côté de Kherson, l’autre front offensif ukrainien, le résultat de la division entre le nombre de fois où le mot «contre-offensive» a été prononcé depuis deux mois et le nombre de km2 réellement conquis ne cesse d’augmenter.

Avant même la publication de cartes montrant la réduction rapide du nombre de frappes d’artillerie, le nerf de la guerre de positions, il y a eu des indices de changement. Le 8 juillet, Vladimir Poutine annonçait que «les choses sérieuses n’avaient pas encore commencé en Ukraine». Quelques jours plus tard, son ministre des affaires étrangères promettait une extension territoriale du conflit «au-delà du Donbass» ajoutant un peu plus tard que «La Russie aidera obligatoirement l’Ukraine à se débarrasser du régime “antipopulaire” de Kiev». En général, quand des dirigeants politiques se croient obligés d’annoncer qu’ils ne lâcheront rien, c’est qu’en réalité le terrain est déjà en train de les lâcher. Toutes ces déclarations coïncidaient en effet avec la période la moins active des forces russes depuis le début de la guerre, ce que l’on a baptisé «pause opérationnelle», c’est-à-dire une phase de reconstitution/redistribution des forces qui devaient déboucher normalement sur une nouvelle impulsion. Idem du côté ukrainien, où après l’ébranlement de la défaite dans le saillant de Severodonetsk, on s’est cru obligés de remobiliser les forces par une purge interne et une nouvelle annonce d’une grande offensive à Kherson, alors qu’on pansait surtout les blessures du Donbass.

Une guerre est une conjonction de deux calculs de coût à la marge. Si on pense que les sacrifices du combat du lendemain peuvent permettre d’atteindre quelque résultat, même symboliques, on continue. C’est ainsi que par cumul de petites décisions de continuer des guerres finissent par devenir longue et horriblement coûteuses pour tout le monde, contrairement à ce qui était presque toujours souhaité au départ. Ce n’est que lorsqu’au moins un des deux camps finit par considérer qu’il n’y a pour lui aucun espoir et que tout sacrifice est désormais inutile, que l’on peut envisager une paix par soumission. Tout cela est évidemment très subjectif. Le commandement stratégique allemand considère en octobre 1918 qu’il n’y a plus aucune utilité à continuer la guerre, car il n’y a plus aucun scénario possible de victoire. Celui de 1945 continue la guerre jusqu’à la prise de Berlin, car il s’accroche encore à l’idée d’un retournement possible grâce notamment aux «armes miracles» ou au changement d’alliance des Alliés occidentaux contre l’Union soviétique. Vaincre, c’est détruire tous les scénarios de victoire chez l’ennemi.

Il peut arriver, plus exceptionnellement, que les deux camps considèrent simultanément l’inutilité de continuer, parce qu’on a atteint de part et d’autre au moins un objectif acceptable qui réduit l’utilité de continuer. On peut parvenir ainsi à une paix par commun accord. Cela supposerait en Ukraine que comme dans la théorie des jeux, les Russes considèrent avoir atteint le minimum des objectifs atteignables avec ce qu’ils ont déjà conquis et les Ukrainiens le maximum de ce qu’ils pouvaient espérer compte tenu du rapport des forces initial. C’est souvent un point d’équilibre instable et cela ne donne généralement qu’une paix provisoire.

On n’en cependant pas encore là en Ukraine, les deux adversaires ne pouvant pas encore se satisfaire de la situation actuelle et chacun d’eux ayant encore des scénarios de victoire. Dans ces conditions tout ce qui peut permettre, même un peu, de poursuivre la conquête du Donbass d’un côté et de refouler les Russes vers les lignes du 24 février de l’autre est considéré comme utile et justifie de continuer.

Le problème et pour reboucler avec ce qui a été plus haut est que ces objectifs imposent de conquérir du terrain, or c’est de plus en plus difficile. Attaquer une solide position défensive signifie réunir des moyens importants et réunir des moyens importants dans un environnement très surveillé signifie être vu et frappé. On peut essayer de se camoufler, de réunir les forces au dernier moment, de contre-battre au préalable l’artillerie ennemie, de s’entourer d’une solide bulle antiaérienne, de neutraliser les défenses par des feux indirects puis de mener l’assaut, mais tout cela demande des efforts considérables pour gagner un village ou au mieux quelques kilomètres. C’est possible mais coûteux alors que les ressources déclinent.

Le pendant défensif de ce jeu à somme nulle, c’est-à-dire freiner l’autre dans l’atteinte de son objectif est plus facile, que ce soit statiquement avec des fortifications de campagne qui, à condition de travailler, sont de plus en plus résistantes avec le temps, ou plus dynamiquement par des frappes en profondeur sur le réseau de commandement ou de logistique. C’est ainsi que l’on vient dans les médias à plus commenter des frappes d’artillerie que des batailles.

Toute la question est de savoir si on assiste ainsi à une nouvelle phase des combats après la « guerre » (il manque en français la distinction entre War— la guerre comme acte politique — et Warfare — l’art opérationnel) de mouvement, la guerre de conquête de positions et que l’on pourrait baptiser «guerre de corsaires», pour reprendre un terme utilisé pendant la guerre d’Indochine et donner une appellation un peu romantique à ce qui n’est en réalité qu’une guerre d’usure. L’idée est qu’il est «hors de prix» en l’état actuel des forces de conquérir et tenir de grandes portions de terrain, et qu’il faut donc se contenter d’attaquer l’ennemi de manière ponctuelle par des raids et des frappes. Cela peut servir à appuyer un long processus de négociation comme en Corée de 1951 à 1953. Cela peut parfois, par cumul de petites actions indépendantes, faire émerger un effet stratégique comme lors du siège de Sadr City par les Américains en 2008 ou même lors des affrontements réguliers entre Israël et le Hamas ou très récemment le Jihad islamique à Gaza. Cela peut aussi servir à montrer que l’on fait quelque chose et maintenir la motivation de tous, l’armée, la population et les Alliés, en multipliant les petites victoires, alors que pendant ce temps on transforme son armée. C’est la stratégie française de l’été 1917 au printemps 1918 face aux Allemands. C’est celle de l’Égypte pendant la guerre d’usure de 1969 à 1970. C’est peut-être ce qui est en train de se passer en Ukraine.

La guerre d’usure signifie donc porter des coups avec les moyens dont on dispose mais, sauf très ponctuellement, sans occuper le terrain. Dans le dernier exemple cité avant l’Ukraine, les Égyptiens ont ainsi utilisé leur puissante artillerie puis des unités de commandos de plus en plus nombreuses pour harceler les postes israéliens le long du canal de Suez ou attaquer le port d’Eilat. Les Israéliens ont répliqué à leur tour par des raids de commandos spectaculaires y compris sur le territoire égyptien, des frappes d’artillerie sur les villes proches du canal et surtout par une campagne de raids aériens en Égypte. L’intervention par surprise d’une division de défense aérienne soviétique, bel exemple de stratégie de «piéton imprudent» a mis fin à la guerre d’usure. Les Soviétiques ont été battus tactiquement mais leur escalade a provoqué la peur d’une extension du conflit, ce qui a calmé toutes les ardeurs. Comme souvent dans ce type d’affrontement les deux adversaires peuvent prétendre l’avoir emporté, ce qui dans le cas égyptien était psychologiquement inestimable après le désastre de la guerre des Six Jours en 1967.

La guerre en Ukraine commence effectivement à prendre cette forme. La pause opérationnelle russe s’est terminée officiellement le 16 juillet. On constate depuis un déclin assez rapide de l’action de l’artillerie russe, pour des raisons diverses mais surtout l’entrave à la logistique des obus frappés par les tirs ukrainiens ou la raréfaction des stocks. Or dans la guerre de positions «l’artillerie conquiert et l’infanterie occupe», avec moins d’obus, il y a nécessairement moins d’attaques. Celle-ci se limitent de fait à quelques petites actions dans le Donbass sans grand résultat, sauf peut-être du côté de Bakhmut, ce qui est maigre au regard de la puissance globale de l’armée russe déployée en Ukraine ainsi que ses alliés. On constate par ailleurs le déploiement du volume d’une armée russe dans la zone sud du Dniepr, probablement à destination défensive, ce qui, si cela se confirmait témoignerait de la nouvelle orientation.

On a surtout assisté depuis la fin de la pause russe à une multiplication des tirs de missiles balistiques ou de croisière sur de nombreuses villes ukrainiennes. Cette capacité à mener cette longue campagne de frappes témoigne d’ailleurs de ressources matérielles que l’on avait sous-estimé (tout en surestimant leur fiabilité technique), mais les Russes parviennent à maintenir les frappes de missiles, quitte à utiliser des vieux missiles antinavires déclassés KH-22 Kitchen ou même des missiles antiaériens S-300 frappant à terre. Ils utilisent toujours avec puissance leur redoutable force de lance-roquettes multiples, beaucoup moins précise que les batteries américaines de HIMARS mais bien plus volumineuse, et qui peut toujours frapper les arrières ukrainiens ainsi que l’aviation d’attaque et les hélicoptères russes.

Une des surprises de ce conflit est la discrétion des unités de commandos russes. Les Russes ont pourtant construit une véritable armée de soldats fantômes de la 45e brigade spéciale aux brigades de Spetsnaz des différentes armées et une force de raids avec quatre divisions et quatre brigades aéroportées/assaut par air. L’échec des raids aéromobiles initiaux à Kiev a sans doute refroidi l’audace du commandement russe, et la 45e brigade et les unités d’assaut aérien ont surtout été engagées comme unités d’infanterie. Les Spetsnaz aussi sont parfois employés comme unités de bonne infanterie, notamment à Kherson, mais ils servent aussi sans aucun doute pour fournir du renseignement de ciblage dans la profondeur ou inversement pour contrer les infiltrations des Forces spéciales ukrainiennes notamment près de l’axe logistique de Belgorod au Donbass. Pour autant, on ne peut mettre aucune action spectaculaire — au sens d’audacieuse et médiatique — à leur actif, ce qui pourtant est assez paradoxalement pour des «hommes de l’ombre» un de leur intérêt. Un ciel dangereux se prête mal aux infiltrations par voie aérienne, mais les coups de main restent possibles sur le front.

En face, les choses sont plus ambiguës politiquement, car si les forces ukrainiennes peuvent évidemment agir sans autre retenue que la préservation de la population dans les zones occupées par les Russes ou les républiques séparatistes, il leur est beaucoup plus délicat d’attaquer la Russie de peur de provoquer une escalade jusqu’à l’entrée en guerre officielle de la Russie et une mobilisation des moyens qui iraient au-delà de la «mobilisation molle» actuelle.

Les Ukrainiens disposent de moins de moyens mais ceux-ci sont plus variés et leur emploi est sans doute plus imaginatif. Ils bénéficient également de plus de renseignements dans la profondeur ennemie que les Russes grâce à l’appui technique des États-Unis, mais aussi et peut-être surtout par le lien toujours maintenu avec la population des zones occupées. Ils ont été capables de «coups» en profondeur moins nombreux mais d’autant plus spectaculaires qu’ils ont parfois eu lieu, sans être revendiqués, en territoire russe. On se souvient donc des frappes par missiles sur la base aérienne russe de Millerovo dès le 25 février, sur les navires de débarquement dans le port de Berdiansk ou sans doute le 9 août sur la base aérienne de Saki en Crimée. Il y a eu aussi un raid aéromobile sur Belgorod le 1er avril et des destructions de ponts ferroviaires en Russie. La livraison de l’artillerie «moderne» (elle date en réalité souvent un peu) occidentale, comme les pièces Caesar et surtout les lance-roquettes multiples de grande précision HIMARS ou M-270 qui à condition d’un suivi logistique précis offre des perspectives nouvelles à la guérilla d’artillerie, avec depuis plusieurs semaines une campagne de frappes sur les dépôts d’obus russes.

Les actions les plus spectaculaires ont eu lieu en mer, ce qui est normal pour une guerre de corsaires, avec bien sûr la destruction du croiseur Moskva le 14 avril par la combinaison d’un raid de drones et d’une frappe de missiles antinavires. Il y a eu aussi plusieurs attaques de drones, d’avions de combat et de tir d’artillerie sur l’île aux serpents prise et occupée par les Russes dès le début de la guerre qui ont abouti, exemple rare de ce qu’une stratégie de coups peut obtenir, à son abandon par les Russes le 30 juin et un planter de drapeau ukrainien un peu plus tard. La mer offre d’ailleurs certaines possibilités de guérilla sur les côtes, de part et d’autre. On peut imaginer ce que les Ukrainiens pourraient faire avec les petits patrouilleurs Mark VI Patrol Boat commandés avant-guerre et livrables via les fleuves européens, une fois armés de missiles légers Sea Griffin ou de drones rôdeurs de type Switchblade 600, voire de roquettes anti-sous-marines.

Comme pour les Russes on attend toujours des raids spectaculaires de commandos, mais là encore peut-être que les circonstances actuelles les empêchent. On attend surtout la mise en place d’un véritable réseau de partisans de l’ampleur par exemple de la guérilla arabe sunnite en Irak contre les Américains à partir de l’été 2003. Ce serait là une véritable menace pour les forces russes et un grand atout ukrainien. Mais pour l’instant, par peur de subir le sort des Tchétchènes, par manque de moyens, par désintérêt aussi ou même parfois adhésion russe, cette guérilla se limite à quelques sabotages, des assassinats de collaborateurs des Russes, du renseignement et des tracts. La capacité à construire ou non cette guérilla est un enjeu majeur pour l’Ukraine.

Bien entendu cette guerre de corsaires s’exerce dans tous les domaines, y compris civils, et rejoint en cela la confrontation Occident-Russie. Des cyberattaques jusqu’à l’influence auprès des sympathisants afin d’influer la politique des États en passant par tous les instruments de pression économiques, tout est utilisable pour saper la force de l’autre. Tout cela est bien connu désormais.

Maintenant, on l’a dit tout cela est rarement décisif. On peut comme dans le Sinaï faire des raids et des attaques pendant des mois, voire des années sans rien changer à la situation stratégique. À moins que les deux camps réduisent leurs objectifs, ce type de guerre ne peut se concevoir réellement qu’en accompagnement ou en substitut provisoire d’une nouvelle campagne où on plantera des drapeaux sur une carte. Pour cela, pas d’autres solutions que de transformer les armées actuelles afin qu’elles soient à nouveau capables de percer ou au moins de marteler le front avec plus d’efficacité. On suppose que c’est un processus déjà engagé de part et d’autre. Ce n’est pas seulement un problème de volume de forces. C’est une transformation profonde qui est nécessaire, ce qui prendrait des années dans une armée en paix mais devra s’effectuer en quelques mois au cœur de la guerre. Le premier qui combinera à nouveau une puissance de feu écrasante, d’où qu’elle vienne, avec de véritables et nombreuses divisions d’attaque de positions plantera les drapeaux en premier.

dimanche 7 août 2022

Une courte analyse de l’engagement militaire français au Sahel

17 février 2022

Le Sahel occidental a longtemps été une zone de faible présence française, du fait de la proximité hostile de l’Algérie, mais surtout d’un rejet plus fort qu’ailleurs de l’ancien colonisateur. La France n’y est intervenue militairement qu’en 1978-1979 en Mauritanie.

De l’arrivée d’AQMI à Serval

Les choses évoluent avec l’implantation au nord du Mali au début des années 2000 des Algériens du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), qui devient Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) en 2007 et organise des attaques contre les pays voisins et les intérêts français dans la région (prises d’otages).

La réponse française est discrète, misant sur l’action clandestine de la DGSE du Commandement des opérations spéciales (COS) qui installe la force Sabre près de Ouagadougou en 2009. Cet engagement s’inscrit dans un « plan Sahel » où il s’agit d’aider les armées locales à lutter contre les groupes djihadistes et à intervenir pour tenter de libérer les otages. Le plan Sahel a peu d’impact, sauf en Mauritanie où le président Aziz, restructure efficacement son armée et développe une stratégie intelligente de lutte contre les djihadistes. Le Mali néglige la proposition française, alors que le nord est devenu une zone franche pour toutes les rébellions.

La situation prend une nouvelle tournure fin 2011 avec la remontée en puissance au Mali du mouvement touareg, renforcé par le retour de combattants de Libye, mais aussi la formation de nouveaux groupes djihadistes comme Ansar Dine d’Iyad Ag Ghali, et le Mouvement pour l’Unicité et le Jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO, futur Al-Mourabitoun). Début 2012, toutes ces organisations s’emparent du nord du Mali.

Critiquant l’inaction du gouvernement, un groupe de militaires maliens organise un coup d’État en mars 2012. Commence alors une longue négociation pour rétablir des institutions légitimes au Mali et leur autorité sur l’ensemble du pays. La France saisit l’occasion pour se placer en soutenant l’idée d’une force interafricaine de 3 300 hommes et d’une mission européenne de formation militaire (European Union Training Mission, EUTM) destinée à reconstituer l’armée malienne. La France annonce qu’elle appuiera toutes ces initiatives, mais sans engagement militaire direct (« La France, pour des raisons évidentes, ne peut être en première ligne » Laurent Fabius, 12 juillet 2012).

L’attaque djihadiste de janvier 2013 prend tout le monde de court. On redécouvre alors que la France est la seule « force de réaction rapide » de la région. À la demande du gouvernement malien, le président Hollande décide d’engager des bataillons au combat, une première en Afrique depuis 1979. L’opération Serval est alors un succès. En deux mois, et pour la perte de six soldats français, nous éliminons 400 combattants, libérons toutes les villes du nord et détruisons les bases. Les trois organisations djihadistes sont neutralisées jusqu’en 2015. Dans la foulée, des élections présidentielles et législatives sont organisées, tandis qu’EUTM et la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA), qui remplace et absorbe la force interafricaine, sont mises en place.

Il aurait sans doute sage de retirer nos forces et de revenir à la situation antérieure. On décide au contraire de rester militairement au Mali, au cœur de nombreux problèmes non résolus, dans un pays parmi les plus sensibles à son indépendance et avec déjà l’accusation de partialité vis-à-vis des Touaregs.

L’opération Barkhane : un pari risqué

La nouvelle mission des forces françaises est de «contenir l’activité des “groupes armés terroristes (GAT) à un niveau de menace faible jusqu’à ce que les forces armées locales puissent assurer elles-mêmes cette mission dans le cadre d’une autorité restaurée des États».  

L’équation militaire française consiste donc en une course de vitesse entre l’érosion prévisible du soutien des opinions publiques française et régionales à l’engagement français et l’augmentation rapide des capacités des forces de sécurité locales.

Comment contenir un ennemi désormais clandestin ? Il n’y a que deux méthodes possibles :

-       La recherche et la destruction des bandes ennemies (par des raids au sol ou par hélicoptères) et des frappes aériennes. On parlera alors de pression.

-        L’accompagnement des troupes locales au combat pour les aider à contrôler le terrain.

On choisit la première méthode qui paraît moins risquée et plus adaptée à nos moyens matériels et nos faibles effectifs. Nous cherchons donc à éliminer le plus possible de combattants ennemis. Cette approche ne fonctionne que si on élimine suffisamment de combattants pour écraser l’organisation ennemie et l’empêcher de capitaliser sur son expérience. En dessous d’un certain seuil en revanche, l’ennemi tend au contraire à progresser. Jusqu’en 2020, nos pertes sont faibles (un mort tous les quatre mois, souvent par accident) mais nous n’exerçons pas assez de pression, car nos forces sont dispersées dans le monde et dans Sentinelle.

Le problème majeur de l’équation militaire reste cependant que l’absence de «relève». Malgré des moyens considérables, la MINUSMA est incapable de faire autre chose que se défendre et n’a donc aucun impact sur la situation sécuritaire. Les Forces armées maliennes (FAMa) évoluent peu depuis 2014 malgré la mission EUTM car personne ne touche vraiment à la faiblesse structurelle, pour ne pas dire la corruption, de leur infrastructure administrative. Il ne sert à rien de former des soldats, s’ils ne sont pas payés et équipés correctement. La Force commune du G5-Sahel créée en 2017 et qui s’efforce de coordonner l’action des armées locales autour des frontières, mène très peu d’opérations.

Dans ces conditions, et compte tenu par ailleurs de l’incapacité des États à assurer leur mission d’administration et de justice, malgré toutes les promesses de l’aide civile internationale, les organisations djihadistes ou autres s’implantent dans les zones rurales par la peur mais aussi par une offre alternative d’administration. L’aide humanitaire ne change rien.

Malgré les accords d’Alger de 2015, le conflit du nord Mali contre les séparatistes touaregs reste gelé. De nouvelles organisations djihadistes apparaissent sur de nouveaux espaces comme le Front de libération du Macina (FLM) actif au centre du Mali, qui finit par s’associer aux groupes historiques pour former en 2017 le Rassemblement pour la victoire de l’islam et des musulmans (RVIM ou Groupe de Soutien IM). On voit apparaître également l’État islamique au Grand Sahara (EIGS) dont l’action s’étend dans la zone des «trois frontières» entre le Mali, Niger et Burkina Faso. Par contrecoup, on voit également se multiplier des milices d’autodéfense nourries par les tensions socioethniques croissantes.

L’année 2019 est une année noire. La violence contre la population double par rapport à l’année précédente. Les armées locales subissent des coups très forts et sont au bord de l’effondrement. Dans le même temps, l’image de la France se dégrade. Elle se trouve accusée simultanément de protéger les séparatistes de l’Azawad, de soutenir des gouvernements corrompus et surtout d’être impuissante à contenir le développement des djihadistes malgré tous ses armements modernes.

La France attend finalement la mort de 13 soldats français (accident d’hélicoptères) le 25 novembre 2019 pour réagir. Le sommet international de Pau en janvier 2020 conclut qu’il faut augmenter les moyens (600 soldats de plus, drones armés) et l’activité de Barkhane. On annonce la mise en place de la Task Force Takuba composée d’équipes de conseillers issues des forces spéciales européennes. Avec ces nouveaux moyens et une plus grande prise de risques (dix soldats français tués en 2020), Barkhane exerce une pression beaucoup plus forte qu’auparavant sur l’ennemi. Abdelmalek Droukdel, leader d’AQMI est tué en juin 2020. On s’approche de la neutralisation de l’EIGS et peut-être aussi d’AQMI. Le discours du RVIM change, expliquant que leur combat est local et qu’il n’est pas question d’attaquer en Europe.

On ne sait pas exploiter politiquement cette nouvelle victoire, alors que l’on sait qu’il n’est plus possible de continuer très longtemps Barkhane à un tel coût humain et financier (un milliard d’euros par an). Il faut à ce moment-là faire évoluer l’opération pour la rendre plus durable. On tarde trop. L’idée de remplacer les bataillons français par Takuba est bonne, mais réalisée en coalition européenne sa constitution prend des années et son objectif n’est pas très clair pour les Maliens (aide véritable ou opération intra- européenne ?).

Surtout, cette évolution militaire s’effectue dans un cadre diplomatique rigide et maladroit. Plusieurs chefs d’État, comme le président Kaboré (Burkina Faso) ont critiqué « la forme et le contenu » du sommet de Pau, qui sonnait comme une convocation autoritaire et qui selon lui « ont manqué de tact ». Le gouvernement de Bamako est obligé de rappeler son ambassadeur à Paris en février 2020 après des propos jugés offensants. Il se trouve au même moment empêché de négocier avec certains groupes djihadistes locaux, jusqu’à ce que le nouveau pouvoir installé par la force à Bamako en août 2020 passe outre et négocie la libération de Soumaïla Cissé, et de la Française Sophie Pétronin, contre la libération de 200 prisonniers.

La décision de transformation de l’opération Barkhane est finalement annoncée le 10 juin 2021 par le président de la République. Il aurait sans doute été préférable de le faire en février à l’issue du sommet de N’Djamena, et elle est mal présentée. Tout le monde interprète la « fin de Barkhane » (alors qu’il aurait fallu parler de transformation) comme une décision unilatérale en représailles au nouveau coup d’État à Bamako en mai 2021. Le Premier ministre Maïga se plaint alors à la tribune des Nations-Unies d’être placé devant le fait accompli sans concertation, parle alors d’« abandon en plein vol » et de son intention de faire appel à d’autres partenaires, c’est-à-dire la Russie, ce qui suscite une nouvelle crise. Au lieu de s’en accommoder, la France s’en offusque inutilement puisque les Russes arrivent quand même. Après plusieurs échanges aigres, l’ambassadeur de France est renvoyé fin janvier 2022 et le gouvernement malien impose des restrictions d’emploi aux forces européennes sur le territoire du pays. Il est alors décidé de mettre fin à Takuba tandis que la transformation de Barkhane, se poursuit.

En maintenant

La guerre continue. Les trois dernières bases au Mali (Gao, Gossi, Ménaka) vont être évacuées, ce qui va prendre plusieurs mois. Le centre de gravité de l’effort de Barkhane est désormais à Niamey, où se trouvent la force aérienne de combat (drones, Mirage 2000) et un bataillon qui accompagne les forces nigériennes. La force Sabre continue ses opérations. Il reste à déterminer ce que nos aéronefs seront autorisés à faire au Mali. Faudra-t-il répondre aux appels au secours des FAMa ? Pourra-t-on mener un raid de forces spéciales pour éliminer un leader ennemi ? Faudra-t-il demander des autorisations de vol pour appuyer la MINUSMA ?

On ne voit pas très bien comment les choses vont évoluer au Mali entre un long statu quo de pays fragmenté, une reconquête effective (peu probable) ou au contraire un effondrement de cet État. Il n’est pas exclu que l’on nous appelle alors encore au secours.

Au Niger, le combat continue mais avec deux problèmes : le Niger fait face à d’autres organisations armées (ISWAP, Boko Haram) que celles que nous combattons, va-t-on s’engager contre elles ? Ne peut-on craindre aussi à terme un rejet de la « greffe française » si la situation ne s’améliore pas ou si le pouvoir, pour l’instant favorable, change de main. Le nouveau régime au Burkina Faso paraît actuellement, et c’est nouveau, demandeur de l’aide française.

Il faut expliquer que nous trouvons face à une situation complexe et mouvante qui le restera longtemps par l’action de multiples facteurs. Nous avons affaire à des États qui luttent pour éviter d’être débordés par cette entropie et doivent faire face à des alternatives de société (émirats). La question est de savoir dans quelle mesure nous voulons et nous pouvons participer à cette guerre, avec cet atout que nous sommes toujours l’acteur militaire le plus efficace dans la région et cet inconvénient que notre position d’ancien colonisateur rend sensible tout engagement dans la durée.

Si nous choisissons de poursuivre la guerre, il convient de le dire clairement en expliquant qu’il s’agit d’un engagement de très longue durée et de la faire correctement, c’est-à-dire de la manière la moins coûteuse possible, en termes de pertes humaines, mais aussi d’image, de dépenses financières, d’usure d’équipements précieux.

Il conviendra d’être prudent et respectueux des États locaux, ce sont eux qui décident ou non de la poursuite de notre action, bien plus que l’ennemi. Il faut moins donner de leçons et plus écouter. Moins appliquer nos solutions que de s’adapter aux leurs.

Il conviendra d’être plus cohérent, en réunissant sous un même commandement, toutes les forces françaises en Afrique occidentale et centrale. Dans l’idéal, il conviendrait d’y intégrer nos instruments d’influence et de puissance, qui fonctionnent parfois de manière concurrente (les militaires français gardent un mauvais souvenir des relations avec l’AFD). Il serait bon aussi que l’on soit enfin capable de combattre dans le champ de l’information.

On pourra s’inquiéter de notre absence de diplomatie d’armements. Faute de pouvoir leur proposer des équipements low cost et rustiques adaptés aux conditions de la guerre dans le Sahel et des budgets réduits, les États locaux achètent russe, chinois et lorsqu’ils découvriront qu’ils peuvent disposer de drones armés turcs à un ou deux millions d’euros, ils feront appel aux Turcs. Nous ne sommes plus sur ce terrain d’influence.

Il faut réfléchir également à comment être sur le terrain en étant moins visible. Il faut certainement refaire un effort sur la formation des armées locales à partir de nos bases en Côte d’Ivoire, Sénégal et Gabon. Il faut accroître notre capacité à accompagner, et même vivre avec, les forces locales. La fusion de troupes françaises et de troupes locales, reste à ce jour la méthode qui a fait le plus ses preuves. Il faut sans doute envisager de le faire aussi avec des sociétés privées françaises, par exemple dans des forces aériennes low cost, sous uniforme et commandement local mais avec un contrôle français sur les règles d'engagement. 

Si nous voulons continuer la guerre, il faut innover.

samedi 6 août 2022

La boum

L’arme nucléaire est à nouveau à la mode. Vladimir Poutine, ses ministres et quelques présentateurs de télévision énervés adorent rappeler toutes les deux semaines que la Russie de cette arme et qu’elle est capable de foudroyer n’importe quel pays, notamment occidental. Ils n’expliquent jamais en revanche pourquoi ils l’utiliseraient, sauf de temps en temps en rappelant que ce ne serait que pour se préserver d’une menace existentielle. Comme nous donc, retour à la case départ. Le premier qui emploie une arme atomique contre une autre puissance nucléaire s’en prendra immédiatement une en retour et cette perspective refroidit les ardeurs depuis soixante-dix ans.  Mieux, cela suffit aussi à faire en sorte que l’on évite à tout prix de s’affronter de manière conventionnelle, au moins de manière large et visible, de peur de monter très vite « vers le bouton » (qui n’est d’ailleurs pas un bouton). L’arme nucléaire est donc en réalité utilisée tous les jours, mais pour dissuader de s’en servir.

Pour se faire peur, on a quand même trouvé un scénario d’emploi possible en expliquant que les Russes utiliseraient peut-être une arme nucléaire « tactique » en Ukraine afin d’« escalader pour désescalader », autrement dit ils frapperaient atomiquement afin d’intimider tout le monde et d’imposer la paix à l’Ukraine façon Japon 1945. Cela mérite une anecdote de boomer, non pas en référence au baby-boom mais au boum atomique qui était alors dans tous les esprits à une certain époque.

Nous sommes en 1983. Cette année-là les Soviétiques, persuadés que les États-Unis sont à deux doigts de déclencher une guerre contre eux, abattent l’avion de ligne Korean Air Flight 007 au large du Japon, confondu avec un avion de surveillance. Quelques semaines plus tard, ils mettent en alerte toutes leurs forces à l’occasion de l’exercice de l’OTAN Able Archer perçu comme le prélude à une offensive. C’est l’année où, malgré les protestations des partisans conscients ou non de Moscou, les Américains commencent aussi à déployer en Europe des missiles Pershing II afin de contrer la menace des SS-20 soviétiques. L’« horloge de la fin du monde » de l’université de Chicago qui mesure depuis 1947 l’avancée vers le minuit d’une guerre nucléaire indique alors 23 h 56.

Cette année est aussi celle où à la fin du mois de mai les Américains organisent un grand exercice de simulation stratégique baptisé Proud Prophet. Ce jeu de guerre est sans doute le plus important jamais réalisé car il implique les plus hautes autorités politiques et militaires américaines face à une Red Team composée des meilleurs connaisseurs civils et militaires de l’Union soviétique. Son but est de déterminer la meilleure stratégie possible face à tous les scénarios possibles d’affrontements. L’existence de cet exercice ne sera révélée qu’en 2012 et une bonne partie de son déroulement est encore classifié.

Ce qui nous intéresse ici, c’est qu’on y a testé plusieurs emplois possibles de l’arme nucléaire. En 1983, on ne parle déjà plus d’arme nucléaire tactique. On y a cru pendant vingt ans à partir du milieu des années 1950 avant de comprendre que l’emploi de milliers de têtes nucléaires sur le sol et le ciel d’un théâtre d’opérations pouvaient poser quelques problèmes pratiques et surtout stratégiques. On a cessé d’en fabriquer et on les a mis un peu en retrait. En France, on a rebaptisé « préstratégiques » des missiles Pluton qui la veille encore étaient « tactiques ». De toute façon, à partir du moment où c’est le chef politique des armées qui décide de l’emploi d’une arme – et c’est le cas partout – celle-ci est forcément stratégique et seulement stratégique. Les Soviétiques suivent alors la même logique et même si les textes disent longtemps le contraire, ils font comme tout le monde : ils n’emploieront l’arme nucléaire, quelle que soit la puissance de l’arme, que dans les « grandes occasions ». Même lors des affrontements avec la Chine à la fin des années 1960, ils sont très tentés (et la Chine s’en souvient) mais n’emploient pas finalement d’armes nucléaires. C’est encore le cas, alors qu’ils sont en difficulté en Afghanistan ou même en Afrique dans les années 1980. L’étiquette atomique a pour effet Midas de transformer celui qui l’utilise en premier en paria et personne ne veut subir cette opprobre internationale, d’autant plus que l’on peut obtenir les mêmes effets sur le terrain avec des armes conventionnelles modernes qu’avec des munitions atomiques de faible puissance.

Plus de champ de bataille atomique donc, mais un emploi purement stratégique de l’arme nucléaire. Mais comment faire alors pour arrêter les Soviétiques que l’on croit alors très supérieurs dans le domaine militaire conventionnel, dans une attaque contre l’Europe occidentale.

Et c’est là que l’on teste dans Proud Prophet le concept d’escalade nucléaire afin de désescalader. Alors que l’on recule sur le terrain et que l’on s’approche du Rhin, une frappe nucléaire limitée montrera la détermination de son camp à aller plus loin et figera probablement les Soviétiques. Ce n’est pas très éloigné de l’idée française de frappe « préstratégique « évoquée plus haut, consistant à provoquer une vingtaine d’explosions type Hiroshima en Allemagne pour montrer que l’on est badass et prêt à aller jusqu’au suicide mutuel. On notera que les Allemands étaient modérément enthousiastes devant tous ces concepts. Mais le problème majeur révélé par Proud Prophet est que cela ne calmait pas du tout les joueurs soviétiques mais au contraire leur faisait peur et les incitait à escalader tout de suite. Absolument toutes les simulations où on a testé ce concept ont abouti à un échange généralisé de coups et une apocalypse nucléaire, un peu comme dans le film WarGames sorti la même année. Cet exercice a donc tué le concept et n’a pas été pour rien, semble-t-il, dans l’acceptation de Ronald Reagan de négocier le retrait mutuel des armes nucléaires à faible portée (ex-tactiques) ou à portée intermédiaire d’Europe, première étape de la fin de la guerre froide.

Tout cela pour dire, vous l’aurez compris, que je ne crois pas une seule seconde à l’emploi autrement que déclaratoire de l’arme nucléaire dans le cadre de ce conflit russo-ukrainien et dans cette confrontation russo-occidentale. À l’exception de l’exemple du Japon en 1945, dont il faut d’ailleurs sans doute relativiser l’impact stratégique, l’arme nucléaire n’a servi que comme arme de communication explicite ou implicite et il est bon que cela continue ainsi.