dimanche 26 mars 2023

Des roses pour Formose

Dans les années 1980, l’invasion de la République fédérale allemande par les forces du Pacte de Varsovie était le thème le plus joué dans les jeux de guerre, ou wargames, institutionnels ou commerciaux simulant des conflits non plus historiques mais potentiels. Actuellement, le conflit potentiel le plus joué est sans aucun doute celui qui opposerait les États-Unis et la Chine pour la défense de Taïwan. Le détroit de Taïwan est la nouvelle « trouée de Fulda »

On peut ainsi s’appuyer sur des jeux commerciaux particulièrement précis et documentés comme ceux de la série Next War de la société GMT Games, les rapports prospectifs de la RAND Corporation ou encore les 24 wargames effectués récemment par le Center for Strategic and International Studies (CSIS). Tous ces produits et documents sont américains, et donc d’une certaine façon juges et parties. Nous reviendrons sur cette question, mais prenons pour postulat leur objectivité et intéressons-nous d’abord à ce qu’ils établissent.

Tigres et dragons

Plusieurs scénarios de recherche de la conquête de l’île de Taïwan par la République populaire de Chine (RPC) sont envisageables, de la conquête rapide par une invasion à l’absorption progressive, en passant par un blocus accompagné d’une campagne de raids et de frappes. Nous ne parlerons ici que du premier, celui de l’invasion.

Pour tenter cette invasion, l’Armée populaire de libération (APL) dispose de trois forces principales :

Une force de frappe disposant d’au moins 1 200 missiles balistiques à courte portée et 500 à moyenne portée ainsi qu’un millier de missiles de croisière de tout type, dont quelques CJ-100 hypersoniques lancés par air et d’au moins 2 000 km de portée. Associée à un système satellitaire dédié, cette force est capable de frapper non seulement l’île de Taïwan, mais aussi les bases américaines dans toute la région y compris Guam et les bâtiments décelés.

Une force d’assaut avec une composante aérienne d’un corps d’armée de trois divisions aéroportées avec deux escadrons de transport aérien et plusieurs escadrons d’hélicoptères et une composante amphibie de trois brigades de marines et deux divisions mécanisées légères spécialisées. Il y a surtout une flotte spécialisée de 89 bâtiments (4 groupes amphibies dans Next War Taïwan, NWT). Une fois une tête de pont réalisée, la flotte amphibie est capable de porter tous les trois jours une des huit divisions blindées, mécanisées et motorisées immédiatement projetables depuis la côte de la République populaire. Elle peut déployer beaucoup plus et plus vite si des cargos civils peuvent débarquer dans un port conquis à Taïwan.

Une force d’intervention « multi-milieux » composée d’environ 800 avions de combat disponibles dans la région soit 32 escadrons à 24 avions dans NWT dont trois de 5e génération (J-20 et J-31) et six escadrons à 12 bombardiers H-6 porteurs de missiles de croisière. Il faut y ajouter aussi le réseau dense de défense antiaérienne en particulier dans les 39 bases navales et aériennes à 800 km de Taïwan. La force en mer dispose de deux groupes aéronavals (trois à partir de 2024) et trois puissants groupes de combat de surface (SAG), soit deux porte-avions et 75 frégates et destroyers ainsi que cinq patrouilles de quatre sous-marins d’attaque diésel. On peut y ajouter une composante clandestine sur l’île de Taïwan pour renseigner et saboter ainsi qu’une composante cyber visant à entraver les réseaux C4ISR adverses et localiser des cibles. La mission de cette force polyvalente est susceptible de compléter les frappes de la force de missiles, mais surtout de couvrir et protéger la force d’assaut autour de la zone d’opération et dans le détroit.

En face, Taïwan dispose d’une force de dispute des milieux fluides à partir d’un système de défense aérienne intégré sol et air avec 13 escadrons (environ 400 avions de combat) et sur mer de deux SAG réunissant une trentaine de bâtiments. Les forces terrestres sont organisées en trois corps d’armée de 8 à 10 brigades. Cinq îles, dont Quemoy très proche du continent, sont fortifiées et disposent d’une garnison d’une à quatre brigades. Les trois corps d’armée peuvent être renforcés de 24 à 26 brigades de réserve. Quatre brigades aéroportées constituent la Force spéciale aux ordres de l’état-major général.

Les forces américaines dans la région sont évidemment puissantes. Dans NWT la 7e flotte de l’US Navy peut déployer quatre groupes aéronavals, quatre groupes amphibies, un puissant groupe de surface et six patrouilles de sous-marins nucléaires d’attaque. US Air Force, US Navy et US Marines (USMC) totalisent 43 escadrons de combat dont sept de 5e génération (F-22, F-35B et C), sept escadrons de guerre électronique, sept escadrons d’attaque au sol. Hors zone d’opération, l’USAF peut également faire appel à huit escadrons de 12 bombardiers (B-52H, B-1B et B-2A). Les Américains ont également la possibilité de déployer des forces à terre un régiment littoral du corps des Marines (MLR) et/ou une force multi-domaines de l’US Army (MDTF), soit pour faire simple des brigades bardées de missiles antinavires et antiaériens. Si les conditions le permettent, accès sécurisé à des ports et aéroports taïwanais, USMC et US Army peuvent déployer ensuite plusieurs divisions, légères d’abord puis blindées-mécanisées.  

Le problème majeur des forces américaines est qu’elles ne sont pas, au nom de la « politique d’ambiguïté », déjà déployées sur l’île de Taïwan. Politiquement, cela peut toujours conforter le doute sur la détermination américaine à combattre et si le gouvernement de Chine populaire se persuade que les Américains n’interviendront pas, la tentation d’une invasion deviendra très forte. C’est un peu le pendant de l’invasion de la Corée du Nord par les forces des Nations-Unies en octobre 1950 en croyant que la Chine n’interviendra pas. Militairement, la nécessité pour les Américains d’intervenir en quelques jours à partir du début d’une éventuelle invasion de Taïwan leur impose d’être dans des bases proches, au Japon en particulier et à Guam. Or, ces bases sont désormais à portée de tir de la puissante force de frappe chinoise.

La République populaire de Chine (RPC) de son côté est placée devant le dilemme de couvrir son opération d’invasion par des actions préalables – attaque des bases au Japon, occupation des îles Spratleys en mer de Chine du sud ou des îles Senkaku au nord – qui impliqueront des nations tierces dans la guerre, le Japon en particulier, ou bien de ne pas le faire mais de laisser agir trop facilement les forces américaines.

Voyons maintenant comment tout cela s’engeance et les conclusions à en tirer.

D Day à Tainan

Passons rapidement sur le scénario de l’invasion de Taïwan par l’Armée populaire de libération (APL) sans que cela provoque aucune intervention extérieure. Là les choses sont assez simples. La force de missiles détruit rapidement la marine taïwanaise et une grande partie de ses bases aériennes. Pour peu que la défense sol-air soit elle-même rapidement neutralisée et les escadrons de chasseurs-bombardiers porteront le coup de grâce. Presque simultanément, l’assaut est mené sur une des quelques zones de débarquement possibles, soit en pointe sud avec Tainan comme objectif, soit plutôt en pointe nord en direction de Taipeh, soit encore et moins vraisemblablement sur la côte Est de l’île. Malgré une résistance taïwanaise acharnée et une géographie difficile pour la manœuvre, toutes les simulations indiquent une conquête de l’île en environ un mois. Même en modifiant les variables en faveur d’une armée taïwanaise plus forte que prévu et une APL plus faible, s’il n’y a pas d’intervention américaine, l’île est condamnée à être occupée. Et là, pas de scénario à l’ukrainienne avec une aide matérielle venue de l’extérieur puisque Taïwan sera soumise à un blocus.

Le scénario le plus intéressant est évidemment celui où le gouvernement de la RPC est persuadé de l’intervention américaine. Dans ce cas, l’attaque préalable par la force de missiles des bases américaines au Japon et notamment à Okinawa ainsi que sur l’île de Guam paraît indispensable au succès de l’invasion. Ce « Pearl Harbor » en mer du Japon serait dévastateur l’aviation américaine en particulier – on chiffre à plusieurs centaines d’appareils perdus – et secondairement à la marine. Il poserait au Japon le dilemme de rester neutre ou de s’engager à son tour, avec des forces non négligeables (cinq escadrons de combat, un puissant groupe de surface et deux patrouilles de sous-marins).

Cette phase de frappes s’effectue en même temps que des frappes sur Taïwan, prolongées on l’a vu par des raids aériens et un assaut aéro-amphibie que personne ne peut empêcher. Tout l’enjeu pour les Alliés – États-Unis, Taïwan et sans doute le Japon – est alors de résister le plus longtemps possible sur l’île et de détruire la flotte amphibie de l’APL. Sans flotte amphibie et un ciel disputé, il ne sera plus possible de ravitailler la force débarquée et contenue. Celle-ci sera dès lors obligatoirement détruite.

L’opération américaine prendre la triple forme d’une avancée des groupes de la 7e flotte vers le détroit jusqu’à être à portée de tir et de raids avec une pénétration préalable des SNA, d’une bataille pour la conquête la supériorité aérienne au-dessus de Taïwan et le détroit, probablement sans toucher les bases sur le continent pour éviter une escalade, et enfin d’un débarquement par air ou mer de forces terrestres qui aideront les forces taïwanaises à contenir l’ennemi.

Dans la grande majorité des jeux fondés sur ce scénario, la force de missiles chinoise finit mécaniquement par s’épuiser, les forces aériennes américaines prendre le dessus sur la FA-APL et la défense aérienne navale puis les forces navales américaines pénétrer dans le détroit. Tous ces efforts conjugués associés à ceux des batteries antinavires à terre, finissent par détruire la force amphibie ennemie. Le plus souvent la défaite de l’APL est acquise en deux semaines. Dans les scénarios où toutes les variables sont favorables à la RPC et défavorables aux Alliés (qualité des troupes, capacité des missiles de croisière américains JASSM-ER à tirer en anti-naval, nombre de missiles PAL sous-estimé, refus d’emploi des bases par le Japon, etc.) aboutissent à un enlisement dans Taïwan, avec un front figé avec à moyen terme une intervention à terre américaine mieux ravitaillée que celle de l’APL. Il n’y a aucun jeu où la RPC est parvenue à conquérir totalement Taïwan malgré l’intervention américaine.  

Défaite de la Chine populaire quasi obligatoire donc en l’état actuel des choses mais à un prix colossal pour peut-être trois semaines de combats : pertes humaines par dizaines de milliers de morts et des armées ravagées. Même les Américains paieraient un lourd tribut avec de 6 000 à 10 000 morts selon les 24 jeux du CSIS et des dégâts matériels considérables. C’est en soi une donnée politique. Une étude de la RAND Corporation de 2015 montrait clairement que la Chine échouait toujours dans les scénarios d’invasion de Taïwan depuis 1996 mais que l’ampleur de l’échec diminuait avec le temps alors que le prix à payer pour les États-Unis augmentait toujours, jusqu’à ce qu’il puisse être un jour considéré comme rédhibitoire. Et même si les Américains ne sont pas dissuadés, il faudra en persuader les Chinois Au rythme de progression des forces chinoises, une telle vision pourrait dominer à la fin de la décennie.

D’un point de vue opérationnel, ce qui ressort de tous ces jeux est l’extrême vulnérabilité de tous les systèmes d’armes lourds, lents, visibles, dans un environnement où on se lance des milliers de missiles en tout genre, d’une portée très variable mais pouvant aller jusqu’à plusieurs milliers de kilomètres et tous relativement précis. Dans la quasi-totalité des jeux, la grande majorité des bâtiments de surface sont détruits par missiles. C’est le cas de la totalité de la flotte taïwanaise, de la majeure partie de la force navale de surface de l’APL engagée, dont au moins 80 % de la flotte amphibie, mais la marine japonaise perd aussi entre 20 et 30 bâtiments alors que la 7e flotte en perd entre 17 et 25 importants suivant les jeux du CSIS. Point particulier dans absolument tous les jeux : les porte-avions s’avèrent particulièrement vulnérables. Il n’y a pas un jeu où l’US Navy n’en perd pas au moins un (deux en moyenne dans les jeux du CSIS). Les deux porte-avions chinois subissent presque toujours le même sort. Les forces aériennes subissent également d’énormes dégâts. L’armée de l’Air taïwanaise est toujours entièrement détruite, celle de la RPC perd entre 60 et 90 % de ses avions engagés, presque tous dans les airs ou coulés avec les porte-avions puisque les bases ne sont probablement pas attaquées. Les Américains perdent aussi systématiquement plusieurs centaines d’avions, et jusqu’à 700 dans certains jeux. La différence est que la grande majorité des pertes aériennes américaines se fait au sol ou sur les porte-avions coulés.

Quelques systèmes d’armes s’en sortent le mieux dans tous les jeux. En premier lieu, on trouve les sous-marins d’attaque et particulièrement les SNA Los Angeles et Virginia dont chaque patrouille coule une moyenne de 20 navires ennemis au prix de la perte d’un bâtiment. Les sous-marins diesel, comme les Kilo chinois, sont moins efficaces et souffrent mais restent plus efficaces que les bâtiments de surface. Autre système gagnant, en particulier pour le CSIS : les bombardiers à long rayon d’action équipés de missiles de croisière à longue portée. Ces bombardiers sont peu vulnérables puisque leurs bases ne sont pas accessibles aux missiles ennemis et ils peuvent tirer à distance de sécurité. Ils peuvent également emporter beaucoup de munitions, 200 missiles pour un escadron de 12 « camions à bombes » B-52H. Le CSIS fait grand cas des missiles JASSM-ER (Joint air-to-surface standoff missile-Extended range), furtifs, puissants et à longue portée (1 000 km). En considérant, donnée très importante, que ces missiles prévus d’abord pour frapper des cibles à terre, soient efficaces également en antinavires et qu’ils soient produits en nombre suffisant et ils peuvent suffire à eux seuls à enrayer l’offensive chinoise. Troisième système gagnant : les batteries antinavires basées sur l’île de Taïwan ou les îles bastions proches armées de missiles de conception locale Hsiung Feng II et III ou importées comme les Harpoon. Ils seraient également responsables d’une bonne partie des dégâts infligés à la force d’invasion amphibie et pour un rapport coût-efficacité supérieur aux autres systèmes.

Toutes ces simulations (et la guerre en Ukraine) semblent confirmer aussi l’idée de défense en hérisson de l’amiral Lee Hsi-min, ancien chef d’état-major des armées de la République de Chine. Il vaut mieux pour Taïwan investir dans une défense en techno-guérilla selon l’expression popularisée par Joseph Henrotin, à base de nombreuses d’armes anti-accès mobiles, bon marché et de petites tailles plutôt que dans de coûteux bâtiments de surface ou des forces aériennes qui seront rapidement détruits par l’ennemi sans avoir vraiment servi. C’est moins impressionnant qu’une structure classique des forces, et donc peut affaiblir la stratégie déclaratoire, mais sûrement plus efficace opérationnellement. C’est globalement la philosophie des MLR de l’USMC ou des MDTF de l’US Army, efficaces selon les jeux du CSIS, les seuls à les intégrer dans les scénarios, surtout s’ils sont dotés de moyens à longue portée (le CSIS préconise de doter ces forces terrestres de missiles de croisière à longue portée). Le problème est qu’il semble de plus en plus difficile dans un tel environnement « anti-accès » aussi pour les Américains de débarquer dans un port ou un aéroport. Le renforcement des forces locales « avant » la guerre et non pendant prend beaucoup plus d’importance.

Un mot sur la France, qui, comme le Royaume-Uni, n’est jamais intégrée dans les jeux malgré sa proclamation tous azimuts de son caractère de puissance « indo-pacifique ». La faute en revient sans doute et comme souvent à l’absence de moyens à la hauteur de l’ambition proclamée, mais aussi de discours clair sur l’attitude qui serait celle de la France en cas de choses sérieuses. En clair, la France interviendrait-elle aux côtés des États-Unis et éventuellement du Japon en cas de tentative d’invasion de Taïwan et si oui, avec quels moyens puisque ceux-ci, sauf les SNA, ne sont pas adaptés au contexte. Fleuron de notre diplomatie navale, le Charles de Gaulle aurait sans doute un peu de mal à survivre dans le contexte opérationnel du détroit de Taïwan. Quelques bombardiers dans une Nouvelle-Calédonie transformée en porte-avions géant auraient sans doute plus d’effets et d’effets permanents dans la région, si on avait des bombardiers.

De l’importance stratégique de jouer

Dernier point, et non des moindres, sur l’importance stratégique des wargames. « La guerre est une expérience dont l’expérience ne peut se faire » disait Henri Poincaré, en fait il parlait du combat dont effectivement l’expérience au contact de la mort reçue ou donnée ne peut être parfaitement simulée. Mais quelques dizaines d’années auparavant, le grand état-major prussien avait pourtant montré qu’au contraire on pouvait créer expérimentalement une image cohérente des opérations militaires futures en fusionnant un ensemble de données issues de l’histoire, de l’analyse du conflit du moment, des simulations sur le terrain (grandes manœuvres) et in fine, une fois ces données transformées en éléments de jeu, des simulations sur cartes. C’est ainsi que l’armée prussienne seulement pourvue de cette expérience virtuelle jusqu’en 1864 a pu l’emporter sur l’armée française, la plus expérimentée dans le monde réel à ce moment-là. Bien entendu, pour que ce soit utile il faut faire ça avec la rigueur scientifique des sciences expérimentales, comme la médecine décrite par Claude Bernard à la même époque. Bien sûr également, il faut que ces expériences de simulation servent à forger des opinions solides et non à fournir des éléments de confirmation pour des opinions déjà formées. Et si par extraordinaire le résultat des simulations est en contradiction avec une opinion, c’est l’opinion qui doit changer et non le résultat. Tout cela demande, il est vrai une rigueur peu commune avec beaucoup de décisions stratégiques, mais le jeu est la seule méthode sérieuse pour dissiper un peu l’incertitude.

La particularité de la « simulation de Taïwan » comme celle de la trouée de Fulda, ou quelques rares autres, est que ces éléments normalement réservés à un cercle réduit sont offerts au grand public par les publications ouvertes et les jeux commerciaux très sophistiqués. Les mêmes données donnant les mêmes résultats à travers la même équation, des simulations rigoureuses doivent normalement donner des résultats similaires et c’est ainsi que l’on forme une opinion commune sur ce qui peut se passer…et donc l’influencer. Il faut espérer que le haut-commandement chinois simule aussi l’invasion de Taïwan et s’il le fait rigoureusement, pas comme les Japonais supprimant en pleine guerre le groupe de simulation qui prédisait la défaite, il n’attaquera pas tant qu’il n’aura pas, en bon adepte de Sun Tzu, beaucoup plus de chances de réussite. Espérons.

De la même façon, si on s’était concentré sur la simulation commune d’une invasion de l’Ukraine par la Russie peut-être aurait-on eu une meilleure idée de ce qui allait se passer, à condition bien sûr et encore une fois de l’avoir fait rigoureusement en introduisant des variables « plus et moins que prévu ». Mais cela n’a visiblement pas été fait, et surtout pas à Moscou. On voit le résultat.

On peut espérer désormais qu’il y a quelque part à Paris une grande carte de l’Ukraine et ses environs avec des centaines de pions et que l’on y joue des scénarios à la demande. On peut même imaginer une carte de l’Europe ou du monde. Enfin, c’est ce qui se passerait si on était sérieux.

jeudi 16 mars 2023

L'empire contre-attaque. Point de situation des opérations en cours

Ceci est le brouillon pour un article de journal à venir beaucoup plus court. Rien de nouveau pour le lecteur habituel de ce blog, mais une courte synthèse des opérations en cours en Ukraine

Rappelons d’abord la théorie : une guerre suppose, dans les deux camps opposés, d’avoir un but politique à atteindre et une stratégie pour y parvenir en fonction des moyens disponibles. Dans le cadre de cette stratégie, on met en œuvre ensuite des opérations dans différents domaines, militaires ou non, qui sont autant de cartes jouées afin d’atteindre ce but politique. Chacune de ces opérations consiste à enchaîner des actions de même nature dans un même cadre espace-temps.

Dans un cadre dialectique, tout cela est le plus souvent très mouvant. Il peut arriver en effet que l’on parvienne à atteindre rapidement le but politique par quelques opérations, voire une seule, qui désarment l’adversaire et le soumettent à sa volonté à la table des négociations. Si ce n’est pas le cas, car le rapport de forces s’avère plus équilibré que prévu et que la stratégie de chacun entraîne l’échec de celle de l’autre, il faudra continuer jusqu’à ce qu’un des camps trouve enfin une combinaison but-stratégie-opérations-actions qui fonctionne, ce qui peut prendre des années.

Duellistes dans un espace mouvant

L’objectif politique russe initial était sans aucun doute la vassalisation de l’Ukraine partagée entre une zone occupée russe et une zone libre soumise. Devant l’échec à prendre Kiev et de vaincre l’armée ukrainienne, il s’est rapidement réduit en « libération » complète du Donbass, puis même simplement à une époque, éviter une défaite militaire et préserver les acquis, pour revenir apparemment à nouveau la conquête du Donbass. L’objectif politique ukrainien a également évolué depuis la survie à l’invasion russe jusqu’à l’ambition de chasser l’ennemi jusqu’à la ligne de départ du 24 février 2022, puis finalement de tout le territoire ukrainien dans ses limites de 1991.

On se trouve donc de part et d’autre avec deux théories de la victoire fondées sur des conquêtes de terrain antagonistes suivies d’une proposition de négociations de paix une fois seulement ces conquêtes assurées par l’un ou par l’autre. C’est un jeu à somme nulle sans limites de temps où les Russes mènent au score depuis leurs conquêtes en début de conflit.

À la conjonction des moyens utilisables sans susciter trop de turbulences intérieures et du but à atteindre, la théorie actuelle russe a produit une stratégie d’étouffement visant à presser l’Ukraine et ses alliés dans tous les domaines jusqu’à les affaiblir suffisamment pour permettre de planter un drapeau russe sur Kramatorsk et de tuer tout espoir ukrainien de reconquête des territoires occupés. La stratégie ukrainienne de son côté consiste d’abord à résister à cette pression par une défense anti-accès tous azimuts, y compris au sol, puis à reprendre l’initiative en lançant de grandes opérations d’anéantissement dans les territoires encore occupés, seul moyen d’atteindre le but politique actuel.   

La guerre est avant tout un duel des armes. Les opérations visent donc in fine à vaincre l’armée adverse, c’est-à-dire lui infliger suffisamment de pertes humaines et/ou de terrain pour qu’elle ne puisse atteindre son but. Elles peuvent y contribuer indirectement en affaiblissant les ressources qui l’alimentent, matérielles (armements, équipements divers, logistique, nombre de combattants) et immatérielles (compétences tactiques et techniques individuelles et collectives, cohésion, détermination, espoir de victoire).  Elles peuvent surtout le faire à s’attaquant directement aux forces de l’autre.

Blackout et Corsaire

Dans le cadre de la guerre contre l’Ukraine, plusieurs opérations russes d’affaiblissement perdurent, comme les attaques numériques et le blocus des ports ukrainiens, hors commerce de céréales, mais elles semblent avoir atteint le maximum de leurs possibilités, probablement assez loin de ce qui était espéré au départ. Il semble en être de même de la dernière opération aérienne de frappes dans la profondeur, commencée le 10 octobre 2022, et que l’on baptisera « Blackout ». Comme les Allemands en 1944-45 avec les missiles V1 et V2, les Russes utilisent des moyens inanimés, missiles en tout genre et drone-rôdeurs, pour frapper dans la profondeur du territoire ennemi et non des aéronefs pilotés, le réseau défensif antiaérien ukrainien s’avérant trop dangereux pour eux. Cela diminue considérablement les risques pour les Russes mais aussi et de très loin la puissance de feu projetable. Cette nouvelle campagne de missiles est cependant la plus cohérente de toutes celles qui ont déjà été lancées par sa concentration sur un objectif critique - le réseau électrique - et sa méthode faite de salves de plusieurs dizaines de missiles et drones sur une seule journée afin de saturer la défense et de frapper les esprits.

Son objectif est d’entraver autant que possible le fonctionnement de la société ukrainienne, son économie, ses déplacements et la vie même des habitants en provoquant une crise humanitaire à la veille de l’hiver. Comme la campagne allemande, il s’est agi aussi de montrer à sa propre population et son armée que l’on ne se contente pas de subir les évènements, tout en espérant au contraire affaiblir la détermination ukrainienne. Mais comme la campagne des V1 et V2, si cela a produit de la souffrance, cela n’a eu que peu d’effets stratégiques. Les salves se sont succédé, 16 au total du 10 octobre au 9 mars, à quoi a répondu une opération ukrainienne de défense aérienne de plus en plus efficace au fur et à mesure de l’acquisition d’expérience et de l’arrivée de systèmes de défense occidentaux. En quantité, de 8 missiles par jour fin 2022 à 3 en février-mars 2023, et en qualité, avec une proportion de plus en plus importante de missiles imprécis, l’efficacité de cette campagne n’a cessé de diminuer. On en est actuellement à environ 1 missile par jour qui atteint sa cible. Les Russes peuvent continuer ainsi très longtemps puisque cela correspond à peu près à la capacité de production, mais sans imaginer avoir le moindre effet stratégique sur un pays aussi vaste que l’Ukraine.

Quant aux drones-rôdeurs iraniens Shahed 136, un sur deux est intercepté et ils sont vingt fois moins puissants qu’un missile. Le principal résultat de cette opération est peut-être d’avoir attiré des moyens de défense aérienne, notamment à basse et très basse altitude qui manquent désormais sur la ligne de front.

À ce stade, la Russie ne pourrait relancer sa campagne de frappes en profondeur qu’en augmentant massivement sa production de missiles et/ou en important des missiles iraniens ou autres (avec un risque de sanctions et même de représailles pour ces pays fournisseurs). Elle pourrait aussi engager à nouveau à l’intérieur sa force aérienne, en mode « kamikaze » avec le risque de la détruire face à la défense aérienne ukrainienne, ou après avoir suffisamment innové techniquement et tactiquement pour être capable de mener des opérations de neutralisation et de pénétration, ce qui est pour l’instant peu probable. Au bilan, il semble que la Russie n’a plus à court terme les moyens d’affaiblir encore plus l’économie ukrainienne, il est vrai déjà très atteinte, ni même de réduire directement l’arrivée de l’aide occidentale.

De leur côté, les Ukrainiens n’ont pas les moyens d’affecter l’économie russe, laissant ce soin aux sanctions imposées par ses alliés, avec pour l’instant un effet plutôt mitigé. Ils ont en revanche la possibilité, un peu inattendue, de frapper des objectifs militaires dans la grande profondeur. C’est l’opération « Corsaire » qui a permis d’attaquer plusieurs bases aériennes et navales russes, au plus près à l’aide de vieux missiles balistiques Tochka et au plus loin jusqu’à proximité de Moscou et sur la Volga par de vieux drones modifiés Tu-141, en passant par des attaques de drones navals contre la base de Sébastopol, des raids de sabotage, des raids héliportés ou des choses encore mystérieuses comme la frappe sur le pont de Kerch, le 8 octobre ainsi que plusieurs attaques en Crimée. Il n’y a là rien de décisif, mais les coups portés ne sont pas négligeables matériellement, notamment par le nombre d’appareils endommagés ou simplement chassés de leur stationnement par précaution. Ils ont néanmoins surtout des effets symboliques, sans doute stimulants pour les Ukrainiens, mais nourrissants également le discours russe d’agression générale contre la Russie et de justification d’une guerre défensive susceptible de monter plus haut vers les extrêmes.

Donbass 2 et l’Opération X

Toutes les opérations sur les ressources évoquées précédemment n’agissent qu’indirectement sur ce duel en affaiblissant les forces armées de l’autre, mais ce n’est que l’usage direct de la violence qui permet au bout du compte de s’imposer à la suite d’une suite de combats, par ailleurs uniquement aéroterrestres, c’est-à-dire au sol et dans le ciel proche. Plusieurs grandes opérations offensives et défensives se sont ainsi succédé sur le sol ukrainien, selon le camp qui avait l’initiative.

Les Russes ont actuellement l’initiative et ont lancé depuis février une opération offensive que l’on baptisera Donbass 2 tant elle semble proche de celle lancée de fin mars à début juillet et visant à contrôler complètement des deux provinces du Donbass. Son objectif concret serait donc la prise de la conurbation Sloviansk-Kramatorsk-Droujkivka-Kostiantynivka, soit l’équivalent de quatre Bakhmut, pour situer l’ampleur de la tâche en admettant que les Russes arrivent jusque-là. Elle est également identique dans la méthode faite d’une multitude de petites attaques simultanées sur l’ensemble du front, du nord de Koupiansk à la province de Zaporijjia, avec des efforts particuliers qui constituent autant de batailles à Koupiansk, Kreminna, Avdiïvka, Vouhledar et surtout à Bakhmut qui a pris une dimension symbolique très au-delà de son intérêt tactique.

Donbass 2 se fait avec plus d’hommes qu’au mois de mars, peut-être 180 bataillons de manœuvre au total, mais moins d’artillerie, car, comme les missiles, les obus commencent aussi à manquer. Il y a surtout, et c’est le plus important, moins de compétences. En dessous d’un certain seuil de pertes une armée progresse tactiquement au cours d’une guerre, au-dessus d’un certain seuil elle régresse. Quand une brigade d’élite avant-guerre comme la 155e brigade d’infanterie de marine est détruite et reconstituée deux fois avec des hommes sans formation, ce n’est plus une unité d’élite et sa très médiocre performance lors de son offensive contre Vuhledar mi-mars 2023 en témoigne. Or, c’est un peu le cas de beaucoup d’unités russes renforcées ou totalement constituées de mobilisés, les mobiks, jetés sur le front sans grande formation.  

En ce sens, Donbass 2 a probablement été lancée trop tôt. Elle fait suite à Hindenburg 1917, l’opération défensive d’octobre à janvier menée par le général Surovikine et visant, comme l’opération allemande en France en 1917, à renforcer le front par raccourcissement (tête de pont de Kherson), fortification et renforcement humain issu de la mobilisation partielle de 300 000 hommes. Cela avait alors réussi puisque les attaques ukrainiennes ont fini par atteindre leur point culminant fin novembre. La suite de la stratégie allemande consistait cependant à reconstituer patiemment ses forces avant de relancer les opérations offensives en 1918 avec une supériorité qualitative et quantitative. Les Russes n’ont pas eu cette patience. Le général Gerasimov, chef d’état-major des armées et placée directement à la tête de l’ « opération militaire spéciale » en janvier 2023 a décidé au contraire de reprendre l’offensive le plus vite possible, sans doute sous une pression politique exigeant paradoxalement des résultats opérationnels rapides tout en annonçant une guerre longue. Accompagnée d’opérations de diversion laissant planer le doute sur une possible intervention depuis et avec la Biélorussie, depuis la région russe de Briansk ou peut-être encore en simulant une déstabilisation de la Moldavie, cette offensive est lancée sur l’ensemble du front ukrainien et donc sans deuxième échelon, ce qui interdit toute possibilité de percée. Tous les combats restent sous couverture d’artillerie.  

Face à Donbass 2 et comme pour Donbass 1 les Ukrainiens opposent aux Russes une défense ferme. Ce n’est pas forcément la meilleure option militaire, car elle permet aux Russes d’exploiter au maximum leur supériorité en artillerie. Il serait sans doute plus efficace de mener plutôt un combat mobile de freinage et harcèlement dans la profondeur comme autour de Kiev en février-mars. Le rapport des pertes avait été beaucoup plus favorable aux Ukrainiens que par la suite dans le Donbass et tout le territoire initialement perdu avait été reconquis. Mais abandonner le terrain pour mieux le reprendre ensuite est contre-intuitif. Cela déplaît aussi et surtout à l’échelon politique qui mesure l’importance symbolique et psychologique de la tenue ou de la conquête des villes. Les Ukrainiens savent également par ailleurs ce qui peut se passer dans les zones occupées par les Russes.

Résistance pied à pied donc, coûteuse pour les Ukrainiens, mais finalement efficace. Il est probable que le rapport de pertes soit encore plus défavorable aux Russes que pour Donbass 1 et pour ce prix, les Russes n’ont réussi à conquérir depuis le 1er janvier 2023 que 500 km2, le dixième d’un département français, soit là encore une performance inférieure à Donbass 1. À court terme et à ce rythme, les Russes peuvent seulement espérer obtenir une victoire tactique à Bakhmut.

Mais ce n’est pas en se contentant de défendre que les Ukrainiens peuvent atteindre dans les six mois leur objectif de reconquête complète. Pour cela, il n’y a toujours pas d’autres solutions que de mener de nouvelles opérations d’anéantissement, combinant de fortes pertes ennemies et une large conquête, comme après Donbass 1. Contrairement aux Russes, ils y travaillent patiemment avec un effort de mobilisation important et peut-être la construction de 19 nouvelles brigades de manœuvre, dont trois ou quatre avec des véhicules de combat fournis par les Alliés. Si les Ukrainiens jouent d’une certaine façon le jeu des Russes en s’accrochant au terrain, les Russes jouent aussi le jeu des Ukrainiens en s’affaiblissant dans des attaques au bout du compte stériles. Cela peut donc paradoxalement renforcer les chances de succès de l’opération X, l’offensive que les Ukrainiens lanceront, probablement dans la province de Louhansk ou dans celle de Zaporajjia, les zones offrant le meilleur rapport probabilité de réussite et de gains espérés.

Il y a cependant deux problèmes. Le premier est que si les Russes sont moins efficaces offensivement qu’à l’époque de Donbass 1, ils semblent en revanche plus solides défensivement. Les opérations Kharkiv et Kherson ont été lancées contre des zones faibles russes, pour des raisons différentes, il n’y a apparemment plus de zones faibles sur le front russe. Le second est que l’opération X devra obligatoirement être suivie d’une opération Y de puissance équivalente, puis Z, si les Ukrainiens veulent atteindre leur objectif stratégique, en admettant que l’ennemi ne réagisse pas et ne se transforme pas à nouveau, ce qui est peu probable.

Russie victoire impossible, Ukraine victoire improbable

En résumé, on se trouve actuellement face à la matrice suivante en considérant les deux opérations, Donbass 2 et X comme successives et non simultanées.

Donbass 2 réussit. Les Russes poursuivent un effort irrésistible, parviennent à percer dans une zone du front, les forces ukrainiennes se découragent, engagent finalement tous les moyens de l’opération X dans la défense de la conurbation de Kramatorsk. Kramatorsk tombe néanmoins durant l’été et Donbass 2 bis prolonge le succès russe jusqu’à Pokrovsk, dernière ville un peu importante du Donbass encore aux mains des Ukrainiens. L’armée ukrainienne consomme toutes ses forces dans la bataille défensive et se retrouve impuissante devant la ligne de front. Considérant sa victoire relative, les forces russes passent en posture défensive et Moscou propose la paix. Découragée, l’Ukraine peut l’accepter, mais il est plus probable qu’elle cherche à reconstituer ses forces pour relancer une opération offensive au plus vite. La probabilité de ce scénario de victoire russe sans doute momentanée semble, au regard des performances actuelles, très faible.

Donbass 2 échoue et l’opération X échoue. Les Russes n’avancent plus dans le Donbass, mais les Ukrainiens échouent à leur tour à percer où que ce soit. C’est finalement une variante du scénario précédent. « Menant au score » avec les territoires conquis et annexés, Poutine laisse la Russie dans cette situation de demi-guerre totale sans mobilisation générale ni nationalisation de l’économie. Du côté ukrainien, le pays s’organise à son tour pour durer et préparer « la revanche » quelques mois ou quelques années plus tard. C’est un scénario plus probable que le précédent.

Donbass 2 échoue et l’opération X réussit : c’est la réédition exacte de la situation de l’été 2022. Après avoir contenu l’offensive russe, les Ukrainiens percent dans la province de Zaporijjia ou dans celle de Louhansk et parviennent jusqu’à Melitopol ou Starobilsk. La situation devient très dangereuse pour les Russes, surtout si l’opération ukrainienne s’effectue au sud. L’armée ukrainienne se rapproche aussi d’objets à « très forte gravité » politique comme les deux républiques séparatistes, la Crimée ou simplement l’ébranlement du pouvoir poutinien. La Russie passe à un stade supérieur de mobilisation de la nation et de nationalisation de l’économie, au prix de possibles troubles internes. Si les Ukrainiens ont les moyens de lancer et réussir l’opération Y après le succès de X, l’instabilité russe s’accroîtra encore sans que l’on sache trop ce que cela va donner entre effondrement ou nouveau rétablissement militaire, acceptation de la défaite ou montée aux extrêmes. D’une réalité stratégique actuelle compliquée mais avec des inconnues connues, on sera passée alors à une réalité complexe puis peut-être chaotique. C’est un scénario également probable.

En résumé, les scénarios les plus probables pour cet été sont la guerre de longue durée sur un front statique peu différent du front actuel ou la rupture de ce même front au profit des Ukrainiens, mais au prix de turbulences en Russie et d’une grande incertitude. Ce ne sera pas facile à gérer, mais comme souvent à la guerre. Et puis, il y a toujours la possibilité, à tout moment, qu'un évènement extraordinaire - mort d'un grand leader, bascule politique, intervention de la Chine, etc. - survienne sous la pression des évènements ordinaires. Tout sera à refaire dans les combinaisons et les prévisions. Ce ne sera pas la première fois.

lundi 6 mars 2023

20 février 1918, une opération "commando" française géante en Lorraine

Modifié le 05 août 2020

La plus grande opération «commando», le terme nest évidemment pas d’époque, de lhistoire militaire française a probablement eu lieu en février 1918 en Lorraine. Cela a été un succès remarquable de nos soldats. Vous ne le saviez pas ? c'est normal ! L'historiographie française sur la Grande Guerre ne s'intéresse généralement pas à ce genre de choses.

Tout commence le 16 janvier, lorsque le général commandant la 8e armée française ordonne de réaliser un coup de main au nord du bois de Bezange-la-grande. Un coup de main est une opération dite de va-et-vient, c’est-à-dire sans occupation du terrain et visant généralement à rechercher du renseignement à l’intérieur même des lignes ennemies. L’hiver 1917-1918, c’est un peu la «drôle de guerre» de 1939-1940 puisquon attend les offensives allemandes, à cette différence près quen 17-18 on sy prépare intensivement. On travaille, on sentraine, on innove, beaucoup plus quen 1939.

L’hiver 1918 est en particulier l’occasion d’une intense bataille du renseignement, du côté allemand pour tromper l’ennemi et sonder ses défenses, du côté allié pour déterminer le point d’application de l’effort allemand. Le coup de main est dans les deux cas un instrument privilégié de cette lutte et on assiste ainsi à une petite guerre de corsaires le long du front.

C’est dans ce cadre que la 8e armée cherche à savoir ce qui se passe dans la région de Bezange, et si possible d’entraver les éventuels préparatifs allemands. Dans le même temps, cette opération devra servir d’expérimentation de nouvelles méthodes d’attaque par surprise, assez proches de celles que les Allemands ont déjà développées. La mission est confiée à la 123e division d’infanterie pour un début d’opération un mois plus tard. Il n’est pas évident que l’on soit capable aujourd’hui de faire plus court au regard de tous les moyens engagés.

L’objectif choisi est le plateau des Ervantes, juste au nord du village de Moncel-sur-Seille à 22 km au nord-est de Nancy. On ne parle pas encore comme cela mais l’«effet majeur» est de parvenir à «nettoyer» ce carré d’environ 1500 m sur 1500 en moins de deux heures, avant l’organisation par l’ennemi d’une contre-attaque importante.

L’objectif est très solidement tenu, aussi va-t-on privilégier d’abord une infiltration par la route qui mène à Sarreguemines par un ravin, zone plus faible, pour se retrouver ainsi à l’intérieur du dispositif ennemi au sud-est de l’objectif et obliquer ensuite à 45 degrés en direction du nord-ouest. Cela permet d’éviter la zone de défense frontale du plateau des Ervantes, avec une défense solide au dessus d'une pente forte au nord de Moncel-sur-Seille. La manœuvre latérale permet aussi de progresser plus facilement dans les tranchées parallèles.

Une fois l’idée de manœuvre définie, on procède à la «génération de forces». L’attaque sera le fait de trois groupements d’assaut, A, B et C, formés chacun autour d’un bataillon d’infanterie du 411e Régiment d’infanterie (RI), renforcés pour le A par une compagnie du 6e RI et tous par une section de lance-flammes Schilt. Un groupement D formé de deux compagnies du 6e RI est également prévu pour la couverture face à l’ouest et le recueil.

Le séquencement est le suivant :
Phase 0 : deux compagnies du 4e régiment du génie organisent le franchissement de la rivière Loutre.
Phase 1 : les groupements C à et A franchissent la rivière Loutre et progressent plein nord sur 1 km jusqu'au col. Le groupement B suit C et le dépasse en fin de phase pour se placer entre C et A.

À la fin de l’action, A a deux compagnies en couverture sur le col face au nord et sur le saillant du Hessois, le mouvement de terrain à l’est du «ravin». C, B et A ont respectivement trois, trois et deux compagnies alignées le long de la route au pied du plateau (le dénivelé est léger, environ 30 mètres sur 500 mètres) sur un axe sud-est/nord-ouest face au plateau des Ervantes.
Phase 2 : nettoyage du plateau des Ervantes par B, C et la moitié de A. Le groupement D se met en place au nord de Moncel-sur-Seille.
Phase 3 : repli. C et B dépassent l’objectif et sont recueillis par D. A se replie par le chemin initial par le ravin.

Franchissements, assauts de positions, dépassements, changements brutaux de direction, nettoyages de kilomètres de réseaux retranchés, recueils, c’est une mission complexe qui nécessite une préparation très précise et des appuis importants.

Les appuis sont fournis par un total de 352 pièces, dont 180 lourdes. C’est une proportion évidemment considérable, presque un canon pour 5 à 10 soldats à l’attaque. L’artillerie de l’époque est en fait aéroterrestre, puisqu’elle ne peut fonctionner sans moyens aériens. Trois escadrilles sont donc réunies pour assurer l’observation des tirs et deux escadrilles de chasse pour la domination du ciel et la protection des observateurs. La division engage également son escadrille d’infanterie. Celle-ci est chargée de l’observation et du renseignement en avant de l’infanterie à l’attaque, en marquant par exemple au fumigène les positions de défense repérées, ou mitraillant l’ennemi à découvert.

Quatre ans plus tôt seulement, tout ce qui est décrit là aurait relevé de la pure science-fiction. L’artillerie ne tirait que sur ce qu’elle voyait directement comme pendant les guerres napoléoniennes. En 1918, elle peut tirer relativement précisément à plusieurs dizaines de kilomètres. Elle peut même le faire sur simples calculs sans passer par de longs réglages préalables, ce qui excluait toute surprise.

Pour cette opération, on lui demande d’abord de neutraliser les batteries ennemies, d’aveugler ses observatoires, de détruire certains points clés et de créer des brèches sur les défenses de la rivière Loutre afin de faciliter la pénétration. Puis, lorsque l’attaque sera lancée de créer deux boites de protection. Une boite est un carré d’obus, dont trois côtés sont des barrages fixes empêchant l’ennemi de pénétrer à l’intérieur ou de s’en échapper. Le quatrième est le barrage roulant qui protège les fantassins à l’attaque par un mur d’obus et effectue ensuite une série de bonds, en général de 100 mètres toutes les trois ou quatre minutes. Pour assurer le coup, on décide même de faire deux barrages mobiles, un avec des percutants devant les fantassins français, ce qui procure l’avantage de faire un écran de poussière, et un autre plus loin avec des fusants éclatant donc dans le ciel. Il y aura donc une première boite pour protéger la pénétration dans le ravin et une deuxième dans la foulée et sur des angles totalement différents pour l’attaque du plateau.

Pour assurer encore plus le coup, on réunit aussi un groupement de 200 mitrailleuses qui appuieront l’infanterie à l’assaut en tirant au-dessus d’elle. C’est une innovation que l’on a empruntée au corps d’armée canadien. Elle consiste à faire tirer sur ordre une grande quantité de mitrailleuses à angle maximum de façon à envoyer des dizaines de milliers de projectiles sur une zone que l’on veut interdire à plusieurs kilomètres. Le froissement des balles dans l’air, au-delà de la vitesse du son, donne l’impression aux combattants à l’assaut d’être à l’intérieur d’un tambour.

Il faut imaginer à ce stade le degré de sophistication nécessaire pour parvenir à faire tout cela et le coordonner harmonieusement. Il n'y pas alors de radio TSF portable et le réseau de téléphone peut difficilement suivre dans une mission aussi dynamique. On communique au ras du sol, (en fait souvent dans le sol) avec des coureurs porteurs de message, et surtout on passe par le ciel où les avions peuvent envoyer des messages par morses ou les porter et les larguer avec un sac de lest. Dans ce tambour géant, il faut donc imaginer des fusées qui partent dans le ciel avec des couleurs différentes suivant les demandes, des pots ou des grenades fumigènes pour indiquer des positions, des fanions et des panneaux visibles du ciel pour indiquer où sont les amis. 

Et puis, il y a le combat de l’infanterie. Il faut oublier les attaques en foule courant de manière désordonnée que l’on voit dans les films sur la Première Guerre mondiale, la scène d’ouverture d’Au revoir là-haut par exemple. L’infanterie de 1918 et déjà bien avant en fait, c’est de la mécanique. Pas de foule, mais du «feu qui marche» de manière très organisée. En 1914, un bataillon d’infanterie à l’assaut, c’est 1100 hommes (théoriques) armés de fusils Lebel 1893 renforcés en moyenne de deux mitrailleuses. En 1918, ce n’est plus que 700 hommes, mais avec 120 armes collectives légères (fusils-mitrailleurs, fusils lance-grenades) ou lourdes (mitrailleuses de la compagnie d’appui du bataillon) et souvent une partie des trois mortiers de 81 mm et trois canons de 37 mm de la compagnie d’appui du régiment.

L’emploi de tout cet arsenal nécessite beaucoup de coordination. On ne combat plus en ligne à un pas d’intervalle comme en 1914, mais par cellules autonomes. Chacune des quatre sections des compagnies d’infanterie, est partagée en deux «demi -sections», qui deviennent trois «groupes de combat» à la fin de la guerre. Grande innovation de la guerre, ces «demi -sections» sont commandées par des sergents, qui ne sont plus des « serre-rangs » à l'arrière mais de vrais chefs à l'avant. Les demi-sections sont partagées en deux escouades commandées par des caporaux. Une escouade est organisée autour d’un fusilier, porteur du fusil-mitrailleur, l’arme principale (mauvaise, mais c’est une autre histoire). Sous le commandement d’un caporal, le fusilier coordonne son action de tir de saturation avec deux grenadiers à fusils protégés autour d’eux par cinq ou six grenadiers-voltigeurs qui combattent au fusil ou à la grenade. On est beaucoup plus près d’un combat articulé lent et méthodique de petites cellules que de la ruée en masse. La norme est alors d’avancer au rythme d’un barrage roulant, c’est-à-dire entre 1 et 2 km/h. Quand le combat est long, comme celui-ci, il y a parfois des pauses où, comme l'attestent les témoignages on peut se partager un café en arrière des obus du barrage qui frappe pendant quelques temps toujours au même endroit avant de repartir en avant.

Toute la force, l’équivalent d’une brigade moderne, se prépare longuement à l’opération plusieurs dizaines kilomètres à l’arrière, dans l’archipel des espaces d’entrainement et de formation qui a été créé en parallèle du front. Elle est munie de photos aériennes de la zone et de plans à petite échelle fournis par un camion du Groupe de canevas de tir d’armées (GCTA), qui produit 4 millions de plans par an. Toute la géographie microtactique de la zone y est représentée avec chaque tranchée, boyau, ligne, poste, point d’appui, repéré et baptisé. On planifie, on expérimente et on répète les ordres d’opérations à partir de maquettes, puis sur le terrain sur des reconstitutions jusqu’à ce que tous les problèmes possibles aient été décelés et que tout le monde connaisse son rôle. Là encore, beaucoup de ces méthodes qui existent à la fin de la guerre, balbutiaient au début de la guerre de tranchées et étaient inimaginables en 1914.

La force se met en place au tout dernier moment sur des positions préparées, organisées, fléchées, et dans la plus totale discrétion. La surprise sera totale.

Le 20 février au matin, l’opération débute par les escadrilles qui chassent les ballons et les avions ennemis, ce qui, avec les fumigènes sur les observatoires rend l’artillerie ennemie aveugle. À 7 h 30, le groupement d’artillerie ouvre le feu. Toutes les missions préalables de l’artillerie sont réalisées sept heures plus tard.

À 14 h 30 et 15 h, les deux compagnies du 4e régiment du génie se lancent sur la rivière Loutre et protégées par les appuis, mettent en place 43 passerelles sur deux zones de franchissement.

À 15 h 30, heure H, une compagnie du groupement C et deux de A sortent des brèches dans les réseaux français, franchissent la Louvre, parfois à travers la rivière jusqu’au milieu du corps, et se lancent à l’assaut de la première ligne allemande. C’est probablement la partie la plus délicate de l’opération. La défense d’une ligne de tranchées, ce sont des barbelés et des mitrailleuses. Les barbelés sont battus une première fois par l’artillerie, puis si ça ne suffit pas, les fantassins ouvrent des passages à la cisaille ou parfois simplement avec des échelles, qui permettent ensuite de descendre dans les tranchées. Face aux mitrailleuses, il y a le barrage d’artillerie qui épouse la forme du terrain, neutralise autant que possible les défenseurs et soulève de la poussière. On y ajoute parfois des fumigènes et plus tard dans la guerre des gaz non persistants.

L’infanterie tente de son côté de s’approcher au maximum des mitrailleuses en les neutralisant par ses propres feux. Si on a doté l’infanterie d’autant d’armes collectives, c’est uniquement pour neutraliser les nids de mitrailleuses ennemies tout en se déplaçant. Il n’y a pas encore de chars d’accompagnement légers, ils apparaitront fin mai, mais leur but est exactement le même et ils feront ça très bien.

L’abordage de la première ligne est donc difficile. La compagnie de tête du groupement C perd 48 tués et blessés, un sixième des pertes de toute l’opération, mais parvient à s’emparer de son objectif, le Saillant des Saxons, en une quinzaine de minutes. Derrière lui, le reste du groupement C, puis tout le groupement B peuvent s’infiltrer dans le ravin assez facilement jusqu’au col derrière le barrage roulant. Une fois à l’intérieur des tranchées et des boyaux, les mitrailleuses ennemies sont moins redoutables.

Il en est sensiblement de même à droite pour le groupement A qui déploie deux compagnies en tête. Les deux compagnies progressent, souvent en rampant, jusqu’au Saillant des Hessois et s’en emparent. La compagnie Arrighi est commandée à la fin de l’action par un sous-lieutenant, seul officier indemne de l’unité. Mais là encore, les premiers points d’appui de mitrailleuses neutralisés, le reste de l’opération est plus facile. La défense est sporadique, les Allemands ayant évacué des positions en réalité intenables ou sont surpris dans des abris indéfendables. La seule équipe lance-flammes du groupement A fait 26 prisonniers à elle seule. Le groupe de grenadiers du sergent Raynard, élément du corps du franc du régiment, neutralise cinq abris et fait 20 prisonniers. La compagnie Clerc du groupement A peut se déployer en couverture face à l’est et protéger le reste de l’action. La compagnie Arrighi fait de même au niveau du col en fin de tableau. Chaque compagnie est renforcée d’une section de quatre mitrailleuses. Arrivée sur le col, l’une d’entre elles abat un avion allemand qui se présente. Un autre avion sera abattu de la même façon, dans la phase suivante. La première phase est terminée en un peu plus d'une demi-heure.

Les huit compagnies alignées face au plateau des Ervantes se lancent à l’assaut, chacune dans leur fuseau de 200 mètres de large, au rythme de 100 mètres toutes les quatre minutes derrière le barrage roulant. Les sections de tête, une ou deux suivant les lignes, progressent dans les tranchées, les boyaux ou en surface, et fixent les objectifs, abris, dépôts, postes de commandement ou d’observation, fermes fortifiées, les sections suivantes les réduisent, fouillent les abris puis les détruisent au lance-flammes. Les dernières sections acheminent tués et blessés amis, prisonniers et documents ou matériels capturés à l’arrière. On assiste à de vrais moments d’héroïsme comme lorsque le sous-lieutenant Gouraud franchit seul le barrage roulant pour surprendre une section de mitrailleuses allemandes. Le soldat Ozenne capture une autre section de mitrailleuses et fait 17 prisonniers à lui seul.

Et nous avons des caporaux
doux comme des agneaux
Merci à Michael Bourlet
Les Allemands sont totalement impuissants. Ils tentent de lancer une contre-attaque vers 17 h 15. Elle est repérée par l’aviation et neutralisée par l’artillerie, le groupement de mitrailleuses et les compagnies de couverture. À 17 h 45, les compagnies se replient comme prévu et sans précipitation. Les six compagnies de C et B dépassant l’objectif, rejoignent le groupement D qui a organisé un chemin d’exfiltration et les recueillent. Les deux compagnies les plus avancées de A sont recueillies par la compagnie sur le col, qui elle-même est recueillie ensuite par la compagnie sur le saillant des Hessois qui ferme la marche en repassant la rivière Loutre.

Les 38 tués français et 67 blessés graves, soit un homme sur trente environ, ont tous été ramenés dans les lignes françaises, ainsi que 357 prisonniers. Les Français comptent également 200 blessés légers. Les sources allemandes parlent de la perte totale de 646 hommes dans leurs rangs. On notera au passage, la relative modestie des pertes au regard de la puissance de feu engagée de part et d'autre. C'est l'occasion de rappeler que contrairement à ce que l'on voit dans les films, il faut alors des centaines d'obus et des milliers de cartouches (rapport total des projectiles lancés/total des pertes infligées) pour tuer un seul homme dans la guerre de tranchées.

Toute la zone a été ravagée et restera neutralisée jusqu’à la fin de la guerre. On a surtout la certitude grâce aux renseignements obtenus que rien ne se prépare à grande échelle de son côté, ce qui avait été envisagé un temps par l’état-major allemand. Les Français peuvent se concentrer sur Reims ou la Picardie, ce qui aura une énorme influence pour la suite des événements.

Au bilan, dans sa conception et sa réalisation quasi parfaite, il s’agit d’une des opérations les plus remarquables de la Grande Guerre. Il faut considérer l’immensité des innovations en tous genres et de la somme de compétences qu’il a fallu accumuler, en partant de rien malgré les pertes considérables, pour passer en quelques années de la guerre à la manière napoléonienne à quelque chose qui n’a rien à envier à ce qui se fait cent ans plus tard. 

Le fascicule "Corsaires de tranchées" est disponible en version Kindle (ici).

jeudi 2 mars 2023

Conduire la guerre - Entretiens sur l’art opératif, un livre de Benoist Bihan et Jean Lopez

Conduire la guerre - Entretiens sur l’art opératif est un livre important et stimulant, ce qui dans mon esprit revient un peu au même. Son objet est l’art opératif, ce concept qui agite un peu les esprits du métier depuis au moins trente ans. Sa méthode est l’échange épistolaire, un procédé qui rend très vivant et interactif un discours qui risquerait sinon d’être plutôt austère. Quand, en plus, les deux protagonistes de l’échange sont Benoist Bihan, qui est un des stratégistes français qui m’a appris le plus de choses, et Jean Lopez, qu’on ne présente plus, c’est évidemment encore plus intéressant.

Le livre est ainsi une suite de 356 questions regroupées en sept chapitres, depuis la définition du cadre d’étude jusqu’à une conclusion sur le cas français contemporain, en passant par l’expression sur trois chapitres de la pensée et de l’influence d’Alexandre Sviétchine, le général russe devenu le « professeur » de la jeune armée rouge, et auteur en 1927 de Strategiia, la bible de l’art opératif.

Je reviens sur quelques points essentiels.

La tactique est définie comme discipline qui permet d’user le plus efficacement possible de la violence armée pour vaincre un adversaire dans un combat. Sa caractéristique première selon Benoist Bihan est son caractère apolitique et purement technique. Je suis d’accord même si la politique s’insinue parfois jusqu’aux échelons les plus bas, notamment par les règles d’engagement. Le chef au combat pense d’abord à vaincre son adversaire dans le duel des armes ici et maintenant sans réfléchir forcément au contexte politico-stratégique dans lequel il évolue.

La stratégie de son côté est décrite, en bon clausewitzien, comme la manière d’utiliser la violence armée pour atteindre l’objectif militaire de la guerre qui lui-même sert l’objectif politique du Souverain. Il s’agit donc selon Benoist Bihan d’un domaine exclusivement réservé à l’action militaire. Les autres activités comme la mobilisation économique, le champ informationnel, la diplomatie, etc. qui concourent à l’effort de guerre relèveraient alors plutôt de la programmation selon la définition d’Edgar Morin, c’est-à-dire de l’organisation de moyens afin d’atteindre un but, mais sans faire face à une dialectique violente. Cette restriction peut se discuter mais admettons-là.

On voit venir la suite : l’art opératif est ce qui relie les deux. Benoist Bihan parle d’un harnachement de cheval. Je parle pour ma part simplement d’un lien qui permet d’« employer les combats favorablement à la guerre » selon l’expression de Clausewitz répétée à plusieurs reprises dans le livre. En clair, c’est un guide qui maintient toutes les actions sur la même direction ou route, ce que Sviétchine baptise « ligne stratégique ». Cette route peut être courte, mais elle est souvent longue et de toute façon toujours entravée par l’action antagoniste de l’ennemi. Il faudra donc le plus souvent procéder à des étapes ou des bonds, ce que l’on appelle des « opérations ». L’opération elle-même est définie par Sviétchine comme un conglomérat d’actions ininterrompues de nature variée - dont des combats - qui permet de progresser, si possible significativement, le long de cette ligne stratégique. Formé longuement à la notion d’« effet majeur » j’ajouterais peut-être « dans un cadre espace-temps donné ». Dans son livre sur le même sujet, On operations, l’officier et historien américain Brett Friedman parle de son côté de l’« art d’agencer des ressources militaires afin d’atteindre les objectifs stratégiques au cours d’une campagne ». Campagne est alors synonyme d’opération. Cela me va aussi.

Une petite remarque à ce stade. Benoist Bihan critique à raison l’emploi du « terme « opération » à tort et à travers. Dans le haut du spectre, on utilise ainsi parfois le terme « opération » pour ne pas dire « guerre », parce que le mot fait peur, parce que c’est normalement le Parlement qui déclare la guerre, parce que déclarer la guerre à une autre entité - forcément politique, sinon ce n’est pas de la guerre mais de la police - c’est lui donner un statut d’équivalence et cela est parfois difficile à admettre lorsqu’il s’agit d’une organisation non-étatique, etc. Dans le bas du spectre, vers la tactique, on a aussi un peu de mal à distinguer dans la forme l’« opération » des « combats » à différentes échelles, qui sont aussi à la manière de poupées russes des conglomérats d’actions face à un ennemi et planifiés sensiblement de la même façon.

On invoquera alors la notion, assez subjective, d’« intensité » stratégique de l’action, mesurée en distance que l’on espère parcourir sur la fameuse ligne et on voit bien que cette importance peut-être très variable en fonction du rapport de forces matériel mais aussi psychologique. Face à adversaire très faible, une seule action peut ainsi avoir une importance considérable, comme le bombardement de Zanzibar par la flotte britannique le 27 août 1896 qui obtient en 38 minutes la destruction de la flotte ennemie et la capitulation du sultan. Face à un adversaire puissant et/ou dur, il faudra multiplier les coups, mais aussi les parades à ses coups. Sera donc baptisée « campagne » ou « opération », plus moderne, ce qui fait vraiment mal à l’adversaire ou qui inversement empêche d’avoir très mal soi-même dans un combat de boxe qui n’a pas de limites de temps et se termine forcément par un KO (destruction ou capitulation) ou abandon d’un des acteurs (négociation). Il y a une part de subjectivité dans tout cela, et c’est peut-être pour cela que l’on parle d’« art ». Retenons néanmoins ces deux critères : forte intensité et bien sûr bonne direction, car il ne sert à rien de donner de grands coups s’ils ne vont pas dans le bon sens.

C’est là qu’intervient la thèse forte de Benoist Bihan : avant Sviétchine et ce que l’on baptisera l’école soviétique, on n’a pas forcément conscience de tout ça puisque ce n’est pas théorisé, ce qui aboutit à de nombreuses crises entre les stratégies et des tactiques mal accordées. À la limite, lorsqu’il y a accord c’est par hasard et notamment celui qui amène au pouvoir quelqu’un qui se trouve simultanément Souverain avisé-Stratège génial, bon chef de bataille et disposant d’un outil militaire très performant par rapport à ceux de l’adversaire.    

Cette thèse me gêne un peu par sa radicalité. L’apport personnel principal de ce livre est plutôt de m’avoir comprendre que si on fait la guerre, et on rappellera toujours que ce sont les nations qui font les guerres et pas les armées, on pratique aussi forcément l’art opératif. On le fait bien ou mal, sinon cela signifierait que les forces armées sont employées au hasard. L’expédition athénienne en Sicile (415 à 413 av. J.-C.) est un désastre absolu mais elle présente toutes les caractéristiques d’une opération. La manière dont les Athéniens pensent par ce biais employer leurs moyens militaires favorablement à la guerre qui les oppose à la ligue du Péloponnèse est par ailleurs clairement exposée par Thucydide. La campagne française de Normandie en 1449-1450 durant la guerre dite de Cent ans est un autre exemple d’opération et même de « belle » opération, puisqu’il s’il y a art il y a aussi jugement esthétique. Grâce à la supériorité tactique de leurs forces, les Français gagnent tous les combats et ceux-ci font grandement et rapidement avancer le roi Charles VII vers la victoire finale.

Un autre point particulier qui me tient évidemment à cœur : les trois offensives alliées de l’été et automne 1918 en France me paraissent non pas comme la simple application mécanique de la force brute comme c’est présenté dans le livre mais au contraire comme de parfaits exemples de « belles » opérations. On n’y cherche pas de grandes batailles mais la distribution de combats le long du front jusqu’à obtenir un effet stratégique. L’offensive d’ensemble du 27 septembre 1918 qui permet de s’emparer en une semaine de toutes les lignes de défense allemande est alors la plus grande opération jamais menée dans l’histoire. Les Alliés progressent de cette façon beaucoup plus vite sur leur ligne stratégique que les Allemands, tant vantés, dans l’autre sens de mars à juillet et ce jusqu’à placer ces derniers devant le dilemme de la capitulation de fait ou de l’effondrement. La « bataille conduite » comme son nom l’indique n’est en réalité qu’une doctrine tactique, une manière d’organiser des combats locaux au sein d’une opération.

En résumé, je crois que les penseurs soviétiques comme Sviétchine n’ont pas découvert l’art opératif, ils n’ont même pas été les premiers à réfléchir dessus – c’est une question qui préoccupe les esprits militaires depuis au moins le milieu du XIXe siècle – mais ils ont inventé le terme et l’ont théorisé le mieux, ce qui est évidemment un apport considérable.

Au passage, le chapitre sur les débats au sein de l’armée rouge entre Sviétchine et Toukhatchevski est tout à fait passionnant. Je découvre la grande peur fantasmée en URSS à la fin des années 1920 d’une invasion occidentale depuis l’Europe orientale. Sviétchine prône une stratégie défensive initiale faute de moyens suivie d’une stratégie offensive une fois que les « courbes d’intensité stratégique » seront en faveur des Soviétiques (c’est la vision française de 1939) alors que Toukhatchevski prône au contraire une grande offensive brusquée plongeant le plus loin possible chez l’ennemi afin d’en obtenir l’anéantissement (c’est la vision française de 1914). La victoire de Toukhatchevski dans ce débat amènera par la suite à associer art opératif à la soviétique avec les grandes opérations dans la profondeur.

Les trois derniers chapitres poursuivent l’exploration de l’art opératif dans les milieux aériens et maritimes, je passe rapidement mais c’est très intéressant. Puis on évoque, les évolutions sinon de l’art opératif du moins de son appréhension après ce somment qu’aurait constitué les grandes opérations soviétiques de 1943 à 1945. Ce sont des opérations remarquablement organisées j’en conviens mais je ne peux m’empêcher de me demander comment elles se seraient déroulées sans une écrasante supériorité de moyens. On y évoque le problème posé par l’apparition de l’arme nucléaire, un peu comme si les deux boxeurs se trouvaient d’un seul coup munis de pistolets, ce qui évidemment fausse un peu des choses que l’on croyaient désormais établies.

On y évoque surtout, l’échec, selon Benoist Bihan, des pays occidentaux à s’« éveiller à l’art opératif », la faute en partie à la perturbation atomique mais aussi à la domination des conceptions américaines sur le sujet et notamment la création d’un « niveau opératif » qui serait un intermédiaire entre la stratégie et la tactique. Ce niveau (que Friedman attribue plutôt aux Soviétiques) apparaît surtout comme une manière de préserver le militaire de l’intrusion politique. De la même façon que les pères fondateurs des États-Unis se méfiaient tellement de l’armée, « instrument de la tyrannie », qu’elle n’était pas prévue initialement en temps de paix, les militaires américains n’ont pas envie d’être bridés par les contraintes politiques. L’avantage de cet écran est de pouvoir réfléchir professionnellement hors de la surveillance politicienne, mais son grand risque est de laisser les militaires faire « leur guerre » en se donnant des buts stratégiques qui s’écartent du but politique, le seul qui compte. On dérive ainsi souvent à une conception policière de l’emploi de la force, par principe apolitique mais aussi permanente (il n’y a pas traité de paix contre les criminels) et absolue (l’élimination de cet adversaire qui n’est pas considéré comme un ennemi politique équivalent). On ajoutera que dans la conception américaine, suivie intégralement par le biais des procédures OTAN, ce niveau opératif se confond aussi allègrement avec niveau interarmées, ce qui évidemment n’a rien à voir avec de l’art opératif. En même temps, si ce niveau opératif est une illusion, il y a quand même la nécessité d’un commandement opérationnel. Le général Schwarzkopf qui dirige les opérations Desert Shield et Desert Storm en 1990-1991 cités comme de rares exemples de bon art opératif américain représente bien un échelon de commandement avec une autonomie de décision. Faut-il le considérer comme un « délégué stratégique » ? Les choses ne sont pas claires à ce sujet.

On termine par le cas français moderne. Après tout la France de la Ve République est, après les États-Unis, la championne du monde en nombre d’opérations. Le problème est que ces opérations paraissent largement stériles en effets stratégiques. Le problème premier selon Benoist Bihan et je le rejoins pleinement là-dessus est que les opérations militaires sont fondamentalement des opérations de puissance, c’est-à-dire qu’à la fin de la guerre on doit se trouver avec une place de la France renforcée dans le monde. En l’absence de réelle politique de puissance, et « être présent » dans une coalition ou « montrer que l’on fait quelque chose » ne sont pas des objectifs de puissance, on ne risque pas de progresser dans ce sens, surtout si en plus de ne pas avoir d’objectifs clairs on ne se donne pas les moyens de les atteindre.

En résumé, il n’y a pas selon moi ceux qui pratiquent l’art opératif et ceux qui ne le pratiquent pas, mais ceux qui le pratiquent bien et ceux qui le pratiquent mal. La bonne nouvelle est qu’on peut apprendre à le pratiquer mieux et Conduire la guerre y contribue. C’est donc une lecture indispensable pour ceux qui s’intéressent à l’art de la guerre, et pas seulement ceux qui en ont fait leur profession. J’ajouterai même que c’est une lecture intéressante pour toute grande organisation, par principe concernée par le lien réciproque entre les directives du sommet et l’action de la base.