lundi 26 décembre 2016

Si tu veux la paye, ne prépare pas la guerre

Modifié le 28/12/2016

Quand un historien du futur examinera ce schéma d’organisation du soutien dans les armées, il commencera par se demander comment cela pouvait bien fonctionner. Il lira que vers 2008 il avait été décidé de résoudre enfin le problème du financement des grands programmes d’équipements en supprimant une bonne partie de ceux qui les utilisaient. De Livre blanc en Livre blanc, visiblement plus préoccupés par la manière de faire des économies que de lutter contre qui que ce soit, et de loi de programmation non respectée en loi de programmation non respectée, il avait prévu de supprimer près de 80 000 postes au ministère de la Défense. Comme l’expliquait à l’époque une responsable des ressources humaines au ministère, il n’y avait pas de raison que l’on ne fasse pas comme dans les grandes sociétés privées et de préférer les machines aux hommes et aux femmes afin de faire monter la productivité (entendre : le budget divisé par les humains). Et puis, c’était tellement facile : 70 % de CDD, pas de syndicat, discipline et dévouement (le même historien lira sans doute les déclarations de ce général de l’armée de terre se félicitant que les suppressions de régiments aillent plus vite que prévu).

Pour gérer cette ponction humaine sans trop pénaliser les engagements opérationnels, il fut décidé de se « recentrer sur le cœur de métier », autrement dit de réduire le soutien et l’administration. L’idée était de « mutualiser » les organismes chargés de l’environnement des unités opérationnelles et de revenir à la brillante organisation du Second Empire en séparant nettement ces deux structures et les plaçant sous des chaînes de commandement différentes. Les unités opérationnelles restaient sous le commandement organique des Chefs d’état-major des différentes armées et sous le commandement opérationnel du Chef d’état-major des armées (CEMA). Le soutien et l’administration, par ailleurs de plus en plus « civilianisés » relevaient désormais de leur côté du CEMA et du Secrétaire général de l’administration (SGA) par le biais d’un Commandement interarmées du soutien (CIS).

Les directions centrales des services (cinq dépendantes du CEMA et trois du SGA) allaient former des « verticalités » agissant sur les unités, soit directement sur elles, soit par le biais d’une structure intermédiaire nouvelle : la base de défense (BDD). La BDD regroupe donc les services administratifs (administration du personnel, achats, restauration, habillement) et les soutiens (santé, services d’information, infrastructures, carburant, transport et munitions non spécialisées). C’est la généralisation du système des bases aériennes et navales, avec toutefois deux innovations majeures : mélanger les armées (et parfois la Direction générale de l’armement) et les statuts puis ne pas fonctionner sur le principe de la colocalisation (qui aurait imposé aux unités de l’armée de terre essentiellement un regroupement coûteux sur quelques emprises). On ajoutait ainsi le désordre à l’éloignement, d’autant plus que ces BDD étaient des « patates » dessinées sur la carte et dont aucune n’avait le même volume (elles englobent des entités de 1 000 à 15 000 individus). Le commandant de la BDD (rattaché au CIS) est alors chargé de faire le lien entre les demandes d’ « en bas » et les services, en faisant appel aussi à l’externalisation. Il dispose du Groupement de soutien de la BDD dont le chef est rattaché à la direction centrale du commissariat des armées. Les services s’y déclinent (ou pas) en sigles majestueux : USID (unité du service infrastructure défense), UCIRISI (unité du centre interarmées des réseaux interarmées des réseaux d’infrastructure et des systèmes d’information), etc. La coordination de ces tuyaux d’orgue est assurée en haut par un CICOS (centre interarmées de conduite des opérations de soutien) et en bas par les BDD (ou non).

A ce stade, notre historien du futur se demandera comment des individus ayant réussi des concours brillants ont pu, au mépris de l’histoire et du reste du monde (à l’exception de l’Union soviétique, visiblement une source d’inspiration), créer une structure aussi manifestement débile. Toutes les tentatives précédentes et approchantes de ce type d’organisation avaient échoué (voir ici), depuis le Second Empire et la mobilisation pitoyable de 1870 jusqu’à la guerre de 2006 entre Israël et le Hezbollah. Israël avait organisé le soutien logistique de son armée de terre en bases de zone et comme pour l’armée de Napoléon III dès qu’il avait fallu monter rapidement en puissance, le système avait explosé. Alors même que les unités combattaient à quelques dizaines de kilomètres des bases plus personne ne savaient qui soutenait qui. Deux ans plus tard et sans réelle expérimentation, la France adoptait le même système mais en plus compliqué et plus rigide encore. 

N’importe quel étudiant en sociologie des organisations aurait compris qu’une telle structure était en réalité à niches à coûts cachés : coûts de transaction (le temps perdu par exemple pour se déplacer ou simplement pour comprendre qui est responsable de quoi et trouver le bon interlocuteur), déshumanisation et éloignement géographique mais aussi technique de la gestion du personnel, coûts des catastrophes que l’on a laissé prospérer dans les zones grises de la non-responsabilité (accidents, adoption du désastreux logiciel  de paiement Louvois, etc.), pertes de compétences internes par les externalisations, non maîtrise des contrats civils des partenariats public-privé (site de Balard : loué 17 500 euros de l’heure pendant 27 ans, 13 613 euros pour mettre en place une imprimante et un scanner dans une salle, etc.), explosion de certains délais de maintenance (un an désormais pour l’entretien programmé d’un hélicoptère Tigre), explosion des délais administratifs (il faut désormais plus de temps en 2016 qu’en 1916 pour décorer les soldats pour des actes de courage), incitation au soutien gris (c’est-à-dire payer tout de suite les choses de ses propres deniers ou par le biais de « caisses noires » plutôt que de faire une « demande Sillage » et d’attendre des mois), etc. Autrement dit, ce type de structure, et toute l’histoire des organisations le démontre, est à la fois inefficace et exaspérante dans la vie courante (voir le 8e rapport du HCECM ici ou un résumé ici) et extrêmement vulnérable à tout changement brutal.

Le pire, constatera notre historien, c’est que cela n’a servi à rien, la « bosse budgétaire » (la somme totale à payer pour financer les grands programmes industriels) n’ayant quasiment pas bougé en 2015 par rapport à 2008 (35 à 40 milliards d’euros environ). Cela n’a même pas suffi à arrêter les suppressions d’effectifs et à protéger les unités de combat…jusqu’à l’action, par ailleurs totalement prévisible, de trois salopards en janvier 2015 qui, elle, va suffire à stopper l’hémorragie des effectifs et du budget. 

Toute la difficulté est désormais de sortir d’un système alors que ses concepteurs sont encore largement aux affaires (et l’histoire tend aussi à montrer que ce sont rarement les créateurs des problèmes qui les résolvent). Cela passe parfois par l’arrivée d’une nouvelle génération, en espérant qu’elle ne se soit pas tellement habituée au système qu’elle ne puisse en concevoir d’autre, en espérant surtout qu’il se trouve parmi elle ou parmi des décideurs politiques éclairés quelques audacieux. Cela passe, surtout en France, le plus souvent par le choc d’un désastre.

HCECM : Haut Comité d'évaluation de la condition militaire.
La description de ce système génial est tiré de : Général Michel Forget, Nos armées au temps de la Ve République, Economica, 2016.
Sur le désastre Louvois : Jean-Michel Palagos, Julia Maris, Diriger en ère de rupture : Brouillard et solitude, Editions Hermann, 2016.
Lire aussi : Hugues Esquerre, Quand les finances désarment la France, Economica, 2015 et Général Vincent Desportes, La dernière bataille de la France : lettre aux Français qui croient encore être défendus, Gallimard, 2015.

mercredi 21 décembre 2016

La France aurait pu être la troisième puissance militaire mondiale, à moindre coût... mais finalement non.

Billet du 10/09/2013 réactualisé le 04/10/2014


Il est singulier de constater que ceux qui réclamaient une riposte immédiate et foudroyante en Syrie en 2013 et qui sont aujourd'hui sur le devant de la scène pour demander la destruction de Daesh sont les mêmes qui militaient vingt ans plus tôt pour toucher les « dividendes de la paix ». Le personnel politique français ne se renouvelant que très lentement, il peut arriver ainsi que l’on en vienne à être rattrapé par les effets à long terme des causes que l’on a défendu en son temps.

Le fait est que sans cet empressement à baisser la garde à la fin de la guerre froide et en considérant que l’on ait maintenu le même effort de défense qu’à l’époque, on aurait investi un ordre de grandeur de 200 milliards d’euros (de 2014) supplémentaires dans notre outil de défense, dont environ 80 milliards en investissements industriels et technologiques. Le budget s’élèverait aujourd’hui à environ 56 milliards d’euros au lieu de 31,4 et si les contribuables français faisaient le même effort que les contribuables américains ce budget avoisinerait même les 80 milliards d’euros. Nous serions déjà plus puissants militairement que la Russie. Notons qu'alors que le budget de la défense diminuait légèrement en valeur absolu, les autres dépenses de l'Etat s'accroissaient d'environ 80 %.

Cet effort maintenu aurait eu évidemment un impact économique. Une somme de 200 milliards d’euros représente environ 10 % du déficit public actuel. En fait, ces 200 milliards et surtout les 80 milliards d’achats industriels auraient occasionné aussi un accroissement de richesses, consolidé notre industrie et à l’instar des Etats-Unis largement stimulé une recherche-développement irriguant l’ensemble du tissu économique. Plus de 200 000 emplois dans les armées et l’industrie de défense (dont on rappellera qu’elle est peu délocalisable) auraient été maintenus. Ces emplois se seraient même sans doute accrus. 

L’exemple américain est également là pour démonter qu’on exporte beaucoup plus facilement lorsque la puissance militaire permet de créer des alliances. Au bilan, les retombées fiscales directes de l’industrie de défense et indirectes partout ailleurs dans l’économie aurait largement réduit ce coût bien en dessous des 10 %. Il n'est pas impossible même que l'exercice ait été bénéficiaire pour le budget de l'Etat. Cela avait réussi à l'économie de l'Allemagne nazie (à nos dépens), au 3e New deal de Roosevelt (à notre profit indirect, surtout à partir de 1942), à l'économie américaine des années 1980 et sans doute aussi des années 2000 avant l'engagement en Irak, cela profite actuellement à l'industrie russe mais pas à nous.

En interne au ministère de la défense, on aurait aussi évité toutes ces mesures d’économie à court terme qui finissent par devenir coûteuses à long terme et provoquer une forme lente d’implosion : report et réduction de commandes qui aboutissent parfois au bout du compte à avoir moins d’équipements que prévu mais pour un total plus cher (frégate FREMM ou véhicule VBCI), maintien en condition d’équipements anciens maintenus plus longtemps que prévu, regroupement des véhicules terrestres en parcs aboutissant au désintérêt des utilisateurs occasionnels et donc à une casse et des accidents accrus, mise en place d’un soutien de type « Second Empire » avec les mêmes résultats qu’à l’époque, etc. Nous sommes, depuis plusieurs années déjà, dans une situation où les capacités se réduisent beaucoup plus vite que le budget.

Surtout, ce financement aurait permis d’absorber largement tous les grands programmes de recapitalisation des années 1980 en les adaptant évidemment au contexte actuel. Nous aurions peut-être déjà deux porte-avions et de nouveaux sous-marins nucléaires d’attaque, l’avion Rafale équiperait presque complètement nos escadrons, nous aurions sans doute renouvelé notre flotte de ravitailleurs en vol et de transport, nos troupes au sol, enfin, ne pourraient plus être confondues avec celles de l’opération Daguet en 1991. Avec un système félin plus avancé et nos engins Scorpion, notre infanterie, pour ne citer qu’elle, serait la mieux équipée du monde. Nous aurions enfin eu suffisamment de moyens pour explorer les voies nouvelles comme les drones, la robotique ou le cyber et y être en pointe (avec encore les fois de nombreuses retombées industrielles) plutôt qu’à la traîne. Non seulement nos équipements seraient plus modernes mais ils seraient d’autant plus nombreux que la disponibilité technique serait sans doute plus élevée. Surtout, il n'aurait pas été nécessaire de réduire nos effectifs de 80 000 hommes et femmes en dix ans. On aurait peut-être même pu les accroître. Avec les emplois industriels déjà évoqués, c'est peut-être 400 000 postes de travail de plus qui existeraient aujourd'hui. 

Le plus important est que politiquement nous disposerions d’un outil de projection de forces puissant, second seulement de celui des Etats-Unis et sans leurs contraintes institutionnelles. Nous ne serions pas obsédés par l’idée de « peser dans une coalition » puisque nous n’aurions pas besoin de coalition. Nous ne serions pas condamnés à mener des guerres minuscules. Nous serions capables de vaincre des adversaires bien supérieurs en volume et en puissance aux 3 000 combattants que nous avons affrontés au Mali, nous aurions pu (avec moins d'intrusion politique) mieux assurer notre mission en Kapisa-Surobi, nous serions intervenus seuls en Libye s’il avait fallu (et non simplement représenter 20 % des frappes), nous aurions pu porter nous-mêmes nos troupes au Mali, nous aurions été capables si nous l'avions voulu de lancer une campagne de frappes sur la Syrie sans avoir à attendre une décision américaine, nous aurions été capables d'envoyer les effectifs suffisant en Centrafrique pour y assurer une vraie mission de stabilisation, nous ne représenterions pas enfin 3 % des frappes contre l'Etat islamique après avoir tant occupé l'espace diplomatique. Bref, nous serions encore une puissance indépendante et respectée, la 3e au lieu de la 8e en termes de budget de défense, pour un effort finalement modeste voire même profitable économiquement.

Au lieu de cela, on préfère encore réduire les moyens de notre outil militaire, en réduisant ouvertement le budget de défense ou, plus discrètement, en mentant sur des recettes exceptionnelles qui ne viendront jamais. On sous-budgétise le coût anticipé des opérations extérieures et on prend ensuite une partie de la différence dans les investissements des armées. On aboutit ainsi à ce paradoxe que chaque opération, même réussie, réduit nos capacités et qu'à force de victoires, on tende à disparaître. Pour un coût équivalent à cette ponction, on préfère supprimer le jour de carence des fonctionnaires.

Il est temps de savoir si nous voulons toujours être une puissance. Si tel est le cas, il n'y a pas d'autre solution que de revenir sur la spirale de destruction des outils qui permettent de l'être. Dans le cas contraire, autant supprimer tout de suite notre armée avant que tout cela ne devienne définitivement ridicule. 

jeudi 15 décembre 2016

L'état de barbarie

En janvier 1994, je suis revenu très troublé de mon expérience de presque sept mois dans une grande ville assiégée. J’en suis revenu écœuré du Machin, sa bureaucratie imbécile, sa gabegie et surtout sa vision surréalisme de l’emploi de la force armée : protéger l’aide humanitaire mais empêcher la population de fuir, tenir les positions conquises par les Bosno-Serbes (on appelait cela s’interposer) et leur permettre ainsi d’utiliser les unités de choc ailleurs, être capable de défendre les « zones de sécurité » mais sans préparation, sans moyens et si possible sans combat, à la manière du glorieux bataillon néerlandais de Srebrenica.

J’étais écœuré aussi par la gestion médiatique de cette affaire, en gros blocs de gentils et de méchants, blocs changeant d’ailleurs de couleur suivant les tendances. Certains hurlaient à la menace de l’implantation de hordes sarrasines en plein cœur de l’Europe et appelaient à l’alliance « naturelle et historique » de la France chrétienne avec les protecteurs serbes (« pas des sucrés certes, mais ils ne nous menacent pas eux ! ») et plus largement slaves orthodoxes. Ils étaient rejoints par ceux qui voyaient la main de la CIA partout et pour qui tout ce que l’on voyait dans les médias mainstream n’était que manipulation grossière ourdie par l’Empire. Plus nombreux et visibles étaient les adorateurs des « philosophes » en chemise blanche et autres épouse (officielle) d’un Président de la République qui prenaient la pose auprès des victimes des valeureux et purs Bosniaques « génocidés » par ces immondes salauds de Serbes, identifiés à des Nazis.

Les faits ne pénétraient pas dans le monde de leurs croyances, mais pouvaient éventuellement s’y coller à condition d’être compatibles. Bien entendu, les informations elles-mêmes, alors très physiques en l’absence d’internet, il fallait les chercher soi-même sur place, parfois avec courage comme quelques grands reporters permanents mais le plus souvent en allers-retours de quelques jours, ou, ce n’était pas incompatible, en se les faisant fournir par de généreux pourvoyeurs d’images, films et documents divers. Il fallait nourrir les médias en scoop et images chocs et beaucoup, formés à la manipulation y excellaient, en particulier localement du côté bosniaque et internationalement du côté américain, où le lobbying est inhérent à la politique (avec donc aussi, ce qu’on oublie souvent, un courant de manipulation pro-serbe bien organisé (1)).

En réalité, la vie sur place regroupait le pire de presque toutes ces visions aussi restrictives qu’intéressées. Sarajevo était frappée quotidiennement de centaines d’obus, de tirs de snipers, de rafales de mitrailleuses lourdes, voire de barils d’explosif lancés dans la cuvette. Entre 5 000 et 6 000 civils ont été ainsi massacrés et des dizaines de milliers d’autres blessés à vie dans leur corps et leur âme. Mais il y avait aussi le quartier serbe de Gorbavica, au centre de la ville et tenu par les forces Bosno-Serbes. Ce quartier était frappé aussi, il est vrai en bien moindre mesure que le reste de la ville et il n’était pas assiégé, mais personne n’en parlait. Son sort après la victoire des Bosniaques n’a jamais été raconté non plus.

Car la ville était pleine aussi de beaux salauds, en particulier dans la vieille ville ottomane, qui introduisaient une deuxième couche de souffrances à la population. Ces brigades mafieuses n’hésitaient pas à racketter les habitants et détourner l’aide humanitaire (jusqu’à 80 %) à leur profit (mais aussi, surréalisme des guerres civiles, celui des Bosno-Serbes contre qui ils se battaient et à qui ces petits seigneurs achetaient des munitions). Sur les 70 et quelques soldats français tués ou blessés à Sarajevo en 1993 une bonne moitié, surtout sur l’aéroport, a été frappée par les Serbes, et une autre moitié, dans la vieille ville où j’étais affecté, par des miliciens bosniaques. Il est vrai que le gouvernement bosniaque a finalement eu le bon goût à la fin de 1993 de faire une guerre civile à l’intérieur de la guerre civile et de se débarrasser des bandits les plus encombrants. Le chef des forces spéciales de la police s’était alors occupé personnellement du chef de la 10e brigade, qui, pour donner un exemple des mœurs locales, avait égorgé publiquement son fils.

Dans tous les cas, l’existence de salauds à l’intérieur ne faisait pas disparaître celle des salauds, encore plus nombreux et plus violents, de l’extérieur. De la même façon, l’instrumentalisation des souffrances des populations afin de susciter une intervention extérieure, voire la manipulation grossière et les intox, n’empêchait pas ces souffrances d’exister en masse. Oui, la ville de Sarajevo était la capitale du cynisme le plus dur et de l’égoïsme le plus abject, mais il y a avait au-dessous des obus serbes et de la nomenklatura politico-policière locale des dizaines de milliers de petites gens qui étaient piégés et souffraient un martyr. C’était d'ailleurs plutôt dans ce monde d’en bas qu’on retrouvait un peu d’espoir dans la nature humaine.

C’est finalement cette intervention militaire, après des années d’atermoiements et de pusillanimité, qui a mis fin à la guerre et à ses souffrances, en deux semaines. Les adeptes de l'alliance chrétienne auront pu constater auparavant que les massacres et exactions massives (y compris l’expulsion des Serbes de Krajina par les Croates catholiques) avaient été plutôt perpétrés sous le signe de la croix. Ils auront pu constater ensuite que l’islam soufi s’y révélait plus résistant au prosélytisme wahhabite qu’en France. La mafia, la corruption, les magouilles en tous genres sont restées en revanche une spécialité locale et on reste loin de l’idéal BHLien d’une société multiculturelle d’amour et de paix.

Toute ressemblance avec un siège contemporain n’est évidemment pas fortuite. Les guerres civiles sont choses atroces qui relèvent bien plus du surréalisme au niveau politique et des déformations de l’expressionnisme le plus sombre au ras du sol. Les adeptes du cubisme et de ses gros blocs de couleur y sont forcément en décalage souvent grossier avec la complexité des choses. Oui, il y a à Alep des djihadistes et des salafistes (le tiers du total des combattants environ et souvent extérieurs à la ville) dans les rues d’Alep-Est comme il y avait des salauds dans les rues de Sarajevo. Oui, ces salauds peuvent avoir pris en otage une partie de la population. Oui, la population d’Alep-Ouest a également été frappée aveuglément par les rebelles. Oui, les souffrances d’Alep-Est sont instrumentalisées. Oui, des informations fournies par tous les camps sont fausses ou au moins très suspectes (quelques exemples ici ou ici). Cela n’empêche pas pour autant des souffrances immenses d’exister… comme ont pu exister les souffrances de Homs, de la Goutha et d'autres, victimes de ce qui reste, au mieux un emploi maladroit des forces (« C’est la guerre », « Ils n’ont pas de munitions de précision », « Les X font pareil à Y », etc…) au pire, ce que je crois, une politique assumée de terreur. On peut tourner les sources dans tous les sens, Assad reste le plus grand salaud d’une région qui n’en manque pas et il ne sert à rien d’en appeler aux autres horreurs, au Yémen en particulier, pour d’un seul coup l’exonérer. Au passage, son titre autoproclamé de « rempart contre le terrorisme » fait, en étant gentil, rire jaune quand on se rappelle le nombre de victimes, y compris françaises, des organisations soutenues par ce régime.

Une grande différence cependant avec Sarajevo, Srebrenica, Gorazde et autres, c’est qu’il n’y aura cette fois aucune intervention militaire occidentale. L’intervention, elle a déjà eu lieu, elle est russe et selon une règle non écrite de la guerre froide, à partir du moment où un des camps occupe le terrain, l’autre n’y met pas le pied. Alep, rejoindra donc Berlin-Est, Budapest, Prague, Kaboul ou Grozny dans la liste des villes où les Russes et leurs alliés feront ce qu’ils voudront. Si intervention il devait y avoir, ce qui se discute largement, c’était bien avant qu’il fallait y penser. Maintenant, il n’y plus qu’à s’indigner, protester et éteindre la Tour Eiffel, toutes choses peut-être nécessaires à condition de ne pas exclusives  (on n'a rien éteint pour le Yémen), mais en tout cas suffisantes en rien.

Il faut admettre désormais qu’entre l’incohérence américaine (car le bizarre n’est pas forcément un plan machiavélique, c’est bien plus souvent de l’incohérence) et la bravade sans bras française, les puissances occidentales ont été ridicules. L’agir sans agir, c’est bien dans la philosophie taoïste mais beaucoup moins intéressant dans la politique internationale. Si on décide en 2011 qu’il est préférable de soutenir la révolution contre Assad, et bien on le fait vraiment, pas en postures, pas en sous-traitant l’aide concrète aux monarchies du Golfe et en attendant, oh surprise !, la prédominance des mouvements djihadistes et salafistes. Si on décide de ne pas intervenir, nous Français, en Irak et en Syrie, ce qui me paraissait souhaitable, et bien là-aussi on le fait vraiment, on maintient les contacts y compris par des ambassades (ce qui est leur rôle) et on reste très vigilant. Nous avons finalement fait un mélange de tout cela, nous plaçant désormais dans la plus inconfortable des postures : sans grand effet sur place et désormais ouverts à toutes les critiques et surtout les attaques. J'ai le sentiment pour ma part que le pire serait maintenant qu’on s’aligne sur Assad et ses alliés, nos effets seraient toujours aussi faibles et nous serions encore plus soumis à la critique et aux attaques. On peut se lamenter maintenant sur le sort présent et à venir de la population d’Alep-Est mais c’est aussi sur notre politique qu’il faut pleurer.


Le titre est emprunté à un livre de Michel Seurat, paru en 1989, et consacré à la Syrie d'Hafez el-Assad. Il a été republié en 2012 aux Presses Universitaires de France sous le titre Syrie, l'État de barbarie.

(1) Voir Mourir pour Sarajevo de Maya Kandel, CNRS Editions, 2013.

lundi 12 décembre 2016

Bomber Offensive : Le Bomber Command et la 8e Air Force contre le Reich (1939-1945)

La série « Les épées » est issue de l’expérience des cours donnés à Sciences-Po/Paris School of International Affairs sur l’histoire de l’évolution des armées. Le but de ces cours est d’analyser les freins, les moteurs, les acteurs et les processus qui ont permis la transformation des armées au cours des siècles.

Cette série de documents reprend ces travaux en les développant et en les complétant par de nouveaux cas concrets. Ce nouveau numéro est consacré aux évolutions antagonistes des forces de bombardement alliées et de la défense aérienne allemande durant la Seconde Guerre mondiale.

Cette analyse est disponible en format pdf (ou Word sur demande) à goyamichel@gmail.com au prix qu'il vous plaira (il suffit d'appuyer sur le bouton paypal en haut à droite sur ce blog et il n'y pas besoin d'avoir soi-même un compte paypal). 

Il est disponible ici en format Kindle (lisible aussi sur ordinateur sans liseuse Kindle).

Toutes les remarques et corrections sont les bienvenues. 

Introduction

De 1939 à 1945, trois organisations aériennes, le Bomber Command britannique, la 15e et, surtout, la 8e United States Air Force américaines ont largué 2 millions de tonnes de bombes sur l’Allemagne, ses alliés et l’Europe occupé, soit, en ne considérant que les charges explosives de ces munitions, l’équivalent de 30 à 50 bombes atomiques du type de celle lancée sur Hiroshima. Cet effort de destruction phénoménal a été payé par la perte de 40 000 bombardiers et la mort de 44 000 membres d’équipage à la 8e Air Force et de 46 000 au Bomber Command, soit dans ce dernier cas un taux de perte total de 47 %. Il a provoqué la mort de 600 000 Européens et la blessure d’un million d’autres. Plus de 20 % du parc immobilier allemand a été détruit ou gravement endommagé et 7,5 millions de civils se sont retrouvés sans abris.

Ce déchaînement de puissance a d’abord été le résultat de croyances à la fois sincères et d’intérêt corporatiste, dont presque toutes se sont avérées fausses. Contrairement à ce que pensaient les adeptes de la puissance aérienne (Air Power) et de l’indépendance des armées de l’air que cette doctrine confortait, le bombardement n’a pas permis de vaincre seul l’ennemi en disloquant son économie ou son moral. La difficulté, peu considérée avant-guerre, de pouvoir mesurer précisément les résultats concrets et les effets des frappes, a cependant fait que cette erreur n’était pas évidente et qu’il a fallu déjà beaucoup s’engager pour commencer à avoir quelques doutes sur l’efficacité de la doctrine. 

Ces doutes ont alors été confrontés aux sacrifices déjà consentis et à la présence d’une puissante force de bombardement enfin disponible et qu’on ne pouvait « déconstruire ». On a donc persisté à bombarder alors qu’on avait déjà constaté que pour obtenir des effets importants il faudrait des moyens d’autant plus colossaux que l’adversaire s’obstinait à y répondre par un engagement antagoniste. Paradoxalement, cet engagement en l’air comme au sol de la Luftwaffe, tout en augmentant les difficultés des organisations de bombardement, a lui-même été d’un tel coût qu’il a fini par constituer un résultat stratégique imprévu mais significatif pour le bombardement allié.

De crise en crise, les organisations opposées ont été ainsi enchaînées dans une montée aux extrêmes de la violence mais aussi de l’innovation dans tous les domaines jusqu’à l’effondrement des unes et le triomphe, parfois honteux, des autres. 
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21 pages-14 700 mots

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mercredi 7 décembre 2016

Le massacre d'Alep et la victoire d'Assad

Publié le 3 octobre 2016

La bataille d’Alep actuellement en cours est sans doute un tournant du conflit syrien. Dans ce nœud gordien stratégique où pratiquement tous les acteurs locaux, régionaux et internationaux sont impliqués, beaucoup de choses vont probablement se jouer dans les mois à venir.

Le front de l’autoroute M5

Alep, ancienne capitale économique syrienne peuplée de presque deux millions d’habitants avant-guerre, est une zone disputée depuis l’été 2012 et l’entrée d’une petite force armée coalisée rebelle, alors sous le chapeau de l’Armée syrienne libre (ASL). Avec la contre-offensive de l’armée syrienne, les positions ont fini par se cristalliser et partager la ville en deux parties presque égales. Les quartiers de l’est et du nord sont tenus par une association rebelle où pratiquement tous les principaux mouvements se retrouvent, les quartiers ouest et sud sont occupés par les forces loyalistes. Au nord, le quartier kurde de Sheik Maqsoud est rapidement pris en compte par les forces du Parti de l’union démocratique (PYD), qui suit sa propre voie politique.

Les rebelles, qui bénéficient par ailleurs de la proximité de la Turquie, contrôlent très largement les extérieurs de la ville, la zone gouvernementale n’étant reliée au sud que par un corridor large de seulement quelques kilomètres. Dans ce siège imbriqué, les combats sont violents mais statiques. Le milieu urbain dense favorise la défense et les effectifs de part et d’autre sont à la fois trop équilibrées et trop faibles (entre 15 000 et 20 000 hommes) pour obtenir une décision. On se bat pendant des années au rythme d’attaque et d’offensives qui ne visent que quelques centaines de mètres carrés.

Alep n’est alors qu’une des batailles urbaines qui se déroulent simultanément du Nord au Sud le long de l’autoroute M5, d’Alep à Deraa à frontière jordanienne en passant par Hama, Homs et Damas et un petit détour par Idlib. Les combats y prennent une forme similaire à Alep. Les forces loyalistes, faibles en effectifs, tactiquement peu compétentes pour ce type de conflit mais lourdement équipées pratiquent sciemment une politique de terreur utilisant en particulier leurs moyens indirects de frappe (missiles Scud, barils d’explosifs, artillerie, etc.) pour écraser les quartiers rebelles, en faire fuir les habitants ou les pousser à la reddition. En moins grande ampleur, ne serait-ce que parce qu’ils disposent de bien moins de moyens, plusieurs mouvements rebelles se signalent aussi par de nombreuses exactions. Les quartiers ouest d’Alep sont ainsi bombardés, aujourd'hui encore, sans aucune discrimination, par des armes artisanales, comme les « canons de l’enfer » (des bonbonnes de gaz lancées à plus d’un kilomètre).

Ce chapelet de villes le long de l’autoroute M5 est le centre de gravité du conflit. C’est là que se déroule la grande majorité des combats et que se concentrent les souffrances des populations.

Les puissances occidentales parlent, les monarchies du Golfe et la Turquie aident, l’Iran et la Russie interviennent

A l’écart de cette zone centrale disputée, les provinces côtières sont fermement tenues par le régime tandis que les trois cantons kurdes deviennent autonomes et alliés de fait d’Assad sous le contrôle du PYD et de son armée, les YPG. Pendant ce temps la myriade de groupes rebelles arabes (regroupés en 2012 en grandes fédérations, ASL, Front islamique syrien, Front islamique pour la libération de la Syrie pour les plus importantes ainsi que le mouvement djihadiste Jabhat al-Nosra) occupe la zone nord en arc de cercle autour d’Alep puis l’Euphrate.

Cette rébellion semble prendre le dessus au cours de l’année 2013. Le régime syrien y finalement sauvé par l’Iran qui envoie finances, conseillers, équipements et milices internationales chiites, en particulier le Hezbollah libanais. Il est aidé aussi par le retour au premier plan de l’Etat islamique en Irak (qui prend alors l’appellation Etat islamique en Irak et au Levant, EIIL ou Daesh). L’EIIL, puis EI, s’implante solidement sur l’Euphrate d’où il chasse les rebelles arabes, formant ainsi un front de revers beaucoup plus au contact des forces kurdes et rebelles arabes qu’à celles du régime. L’année 2013 est aussi le moment de la déconsidération complète des puissances occidentales, Etats-Unis en tête, à la suite de la révélation du décalage énorme entre leur posture verbale contre le régime et leur volonté réelle d’agir, même indirectement. Le message était clair, à tort ou à raison les Américains (et donc les Européens) ne prendront jamais aucun risque en Syrie. Les monarchies du Golfe et la Turquie s’impliquent en revanche encore plus fortement auprès des groupes les plus proches idéologiquement.

Une deuxième rupture stratégique intervient au printemps 2015. L’armée loyaliste échoue lourdement dans sa nouvelle tentative de dégagement d’Alep. Le régime d’Assad et son armée semblent à bout de souffle. L’Etat islamique s’empare de Palmyre pratiquement sans combat, tandis que l’Armée de la conquête (Jaish al-Fatah) qui réunit les puissants mouvements Ahrar al-Sham et Jabhat al-Nosra s’empare de la ville d’Idlib et de l’ensemble de sa province, à l’ouest d’Alep. Les provinces côtières alaouites sont, pour la première fois, menacées. Assad est sauvé une nouvelle fois par l’allié iranien et surtout l’intervention directe russe en septembre 2015.

Le plan incliné de la victoire

La Russie a utilisé sa stratégie classique du « piéton imprudent », consistant à occuper par surprise un espace et à laisser les Etats-Unis (et à plus forte raison la France) impuissants devant le fait accompli. A partir du moment où le contingent russe est en Syrie, il n’y a plus en revanche de surprise. Contrairement aux forces de la coalition menée par les Etats-Unis, taillées selon des considérations politiques intérieures américaines, les forces russes sont organisées selon un schéma opérationnel par ailleurs classique et bien connu. Outre la défense aérienne qui exclut désormais toute action extérieure contre Assad, la force d’appui rapproché (artillerie, avions et hélicoptères d’attaque) permet de multiplier la puissance offensive de la masse de manœuvre terrestre loyaliste (40 000 hommes environ, avec de moins en moins de Syriens). Au lieu de disperser cette force  aéroterrestre sur tous les points de contact, celle-ci est par ailleurs employée de manière plus cohérente dans une série d’actions visant à remporter définitivement la bataille de l’autoroute M5, en parallèle de frappes d’affichage (anti-terrorisme, démonstrations techniques) ou de raids d’opportunité (prise de Palmyre) contre l’Etat islamique.

L’effort est clairement porté depuis la fin de 2015 sur Alep. Une série d’opérations vise d’abord à envelopper la ville par l’ouest puis le nord pour la couper de tout soutien venant directement de la Turquie. C’est l’occasion, pour la première fois à cette échelle, de combattre l’EI, présent à l’est de la ville. Cette première phase est terminée en février 2016, avec la prise de Tall Rifaa. La phase suivante consiste à couper la route dite du « Castello » qui constitue la dernière voie d’approvisionnement, vers l’est cette fois et la province d’Idlib. Avec l’aide des forces kurdes de Sheik Maqsoud, l’encerclement total des quartiers-Est est réalisé le 17 juillet. Il est rompu un en août par une double offensive de la coalition « Conquête d’Alep » (Fatah Halab) depuis l’intérieur et l’Armée de la conquête depuis Idlib. Cette rupture n’est cependant que temporaire et désormais, après plusieurs cessez-le-feu, toute la puissance de la force de manœuvre aéroterrestre s’exerce sur les quartiers tenus par les rebelles (qui continuent aussi, il faut le rappeler, à bombarder à une échelle bien moindre, la population des quartiers Ouest).

On peut imaginer qu’une telle puissance de feu serve d’appui à une conquête terrestre, à la manière russe, mais il peut s’agir aussi, comme de nombreuses fois depuis 2012, d’écraser et d’affamer afin de pousser à la reddition, comme récemment à Homs ou dans quartier de Daraya au sud de Damas (les combattants rebelles rejoignant Idlib dans les deux cas).

Tout cela était donc prévisible et cette pratique de terreur n’est pas nouvelle. Elle atteint cependant un niveau jamais atteint jusque-là. Elle suscite une émotion aussi justifiée que désormais vaine, car au-delà des protestations rien ne se sera évidemment fait. On peut se demander justement si ces protestations n’existent que parce que les diplomaties savent pertinemment que rien de sérieux ne sera fait contre la Russie, puissance nucléaire membre du Conseil de sécurité (et déjà l’objet de sanctions économiques sans grands effets). C’est sans doute aussi la raison pour laquelle il n’y aucune protestation pour les actions similaires de l’Arabie saoudite au Yémen. Outre qu’il n’est pas question de fâcher un bon client, il faudrait mettre des actes derrière les protestations et de cela il n'est pas question. Des milliers de civils mourront donc à Alep, comme des centaines de milliers d'autres avant eux, sans personne pour l'empêcher. Cela prendra sans doute des semaines, peut-être même des mois, mais Alep tombera complètement entre les mains de la coalition de Damas.

La guerre ne sera pas terminée pour autant mais Assad aura pratiquement gagné la bataille des grandes villes. Outre quelques  petites poches, comme celle d’Azaz protégée par l’armée turque, la rébellion arabe sera désormais cantonnée à la zone de Deraa (tenue par le Front sud), aux contingents arabes des forces démocratiques syriennes (FDS) au Kurdistan syrien et surtout au quasi-émirat de la province d’Idilb tenue par Ahrar al-Sham et Fatah al-Sham (nouveau nom d’al-Nosrah après la rupture avec Al-Qaïda). La capacité d’action rebelle contre le régime sera au plus bas depuis 2012 et la perspective d’un changement politique réduite presque à néant. Sauf accident, Assad est assuré de rester au pouvoir encore longtemps, régnant sur une Syrie réduite mais régnant. L’initiative lui appartiendra entre l’acceptation d’une partition de fait, la concentration des efforts sur Idlib afin de mettre fin à toute rébellion organisée ou l’intervention dans la lutte entre les Kurdes et l’Etat islamique autour de la ville d'al-Bab.

mercredi 23 novembre 2016

Le point Fillon

Les primaires du Centre et de la Droite constituent un exemple parfait d’un concept stratégique un peu méconnu mais pourtant essentiel, celui du « point de bascule ». Le point de bascule, c’est ce moment où une situation apparemment figée s’emballe brusquement et les événements s’accélèrent jusqu’à la survenue d’une conclusion imprévue dans ses délais et/ou ses résultats. 

Électeurs snipers

Ces points sont presque toujours le résultat d’un changement soudain des anticipations qui entraîne un changement, tout aussi soudain, des comportements. En l’occurrence, le point de bascule des primaires est survenu à la fin du mois d’octobre lorsqu'est apparue la possibilité de voir François Fillon au deuxième tour. Parti de très loin, François Fillon a commencé par monter dans les sondages avec l’exposition médiatique des débats et des émissions politiques, champs où il s'est avéré de l’avis général plutôt convaincant. En même temps, il n’était pas pour autant un inconnu pour le  grand public, comme Jean-Frédéric Poisson par exemple. Sa progression était donc plutôt logique mais pas à la vitesse que l’on a connue ensuite. Pour atteindre un tel niveau, quasi exponentiel (1 % d’intention de vote en plus chaque jour), il a fallu l’apparition d’un autre facteur : le changement soudain de perception par les électeurs. 

Dans un pays démocratique, les scrutins restent une somme de choix individuels confidentiels en fonction d’anticipations, que l’on cherche à conforter ou compromettre. Dans un contexte figé où deux candidats se détachent très nettement en tête, la scène paraît déjà jouée pour un premier tour. On peut apprécier un des deux candidats majeurs et souhaiter que la situation ne change pas, on peut être démotivé (à quoi bon se déplacer puisque tout est joué ?), on peut aussi en profiter pour appuyer un outsider proche de ses convictions tout en sachant que cela ne changera sans doute pas grand-chose. Lorsqu’il apparaît qu’un troisième candidat peut prétendre aussi au second tour, la situation change alors radicalement. L’attention se porte d’un seul coup sur cette confrontation à trois, au détriment des autres candidats. 

Une décision stratégique est toujours la confrontation entre des options et des critères de choix, sous contrainte de temps. En situation d’urgence, on choisit la première option qui correspond aux critères de choix. Avec un peu plus de temps et d’effort, on sélectionne parmi les options qui confortent ses critères. Toute la difficulté des prédictions électorales provient de la multiplicité de ces critères. On peut chercher à les cerner en catégorisant les électeurs, en estimant qu’une catégorie (les hommes CSP+ retraités par exemple) aura tendance à voter plutôt selon tels critères. Cette évaluation serait déjà complexe à réaliser en situation holiste (tous les membres d’une catégorie votent tous de la même façon), elle l'est encore plus en situation réelle, interactionniste, où les individus ne se conforment pas tous à l’attitude que l’on attend de leur groupe d’appartenance. Pour peu que les évolutions socio-économiques mais aussi politiques, reconfigurent assez rapidement les catégories et leurs critères de choix (appelons cela les valeurs), pour peu aussi que les « rebelles » à leur catégorie soient plus nombreux et le comportement collectif devient très difficile à anticiper. Il peut même changer du tout au tout puisqu'un changement de contexte change aussi la confrontation des possibilités et des valeurs. On peut se retrouver ainsi en soudain décalage avec ce que l’on croit être encore la vision de l’opinion publique. Le 9 février 1933, quelques jours après l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler, les membres de l’Oxford Union votaient à 253 contre 153 qu’en « aucun cas, ils ne combattraient pour le Roi et la Patrie ». Six ans plus tard les mêmes étudiants d’Oxford se portaient massivement volontaires pour servir dans la Royal Air Force. A la mobilisation d’août 1914, on estimait qu’il y aurait 13 % de réfractaires en France (un an plus tôt, il y avait eu des mutineries à l’annonce de la simple annonce de l'allongement de la durée de service), il y en eu en réalité 1,5 %.

Dans le cadre, moins dramatique, d’une primaire à un parti politique, l’incertitude est très grande puisque, à l’intérieur même de l’électorat « normal » du parti, les votes peuvent glisser facilement d’un candidat à l’autre (les programmes ne sont pas très éloignés) et qu’en étant ouverte, le nombre de « volontaires » extérieurs peut aussi être très important (on peut avoir une dilatation du nombre de votants du simple au double). Les critères de programmes jouent bien sûr mais par rapport à une élection nationale moins que l’appréhension des personnes ou les calculs. Très clairement, lorsqu’un choix (François Fillon) est venu possiblement satisfaire le critère « élimination de Nicolas Sarkozy » beaucoup ont saisi cette possibilité. Certains ont pu adhérer aussi à la personne et au programme de François Fillon mais pour d’autres ce n’était pas le critère principal. Le bulletin Fillon était pour eux un tir (politique) de sniper dans ce qui devenait soudain une embuscade. 

Significativement, au vu des résultats de premier tour si l’électorat de Nicolas Sarkozy était, à 68 %, au cœur du parti (le carré des « fans »), si celui d’Alain Juppé était réparti presque équitablement entre LR (31%), UDI et gauche (23-25% à chaque fois), celui de François Fillon a été le plus éclaté politiquement. Il a attiré 400 000 électeurs LR de plus que Nicolas Sarkozy mais aussi beaucoup d’électeurs des autres grandes tendances politiques (100 000), du centre (220 000) et du FN (180 000) et surtout plus de 410 000 sans appartenance politique affirmée (85 000 seulement pour Sarkozy). Incontestablement, le choix Fillon a dépassé le choix purement politique. Encore une fois, il a pu séduire pour ses qualités intrinsèques mais aussi certainement pour ses qualités relatives de capacité d’élimination de Nicolas Sarkozy et, en moindre partie, d’Alain Juppé, certains électeurs n’ayant choisi celui-ci que par sa capacité à barrer la route à l’ancien Président de la République. 

Avec le second tour, le contexte et les anticipations (pour les élections présidentielles désormais) changent aussi radicalement, ce qui peut introduire des phénomènes compensateurs à ce qui, au soir du premier tour, semblait être un triomphe annoncé pour François Fillon. 

Coincer la bulle

Dans l’absolu, les bascules de ce genre ne devraient pas constituer une surprise, dans les faits c’est presque toujours le cas. Les estimations de vote donnent une image instantanée du comportement attendu. Outre que leur marge d’erreur est grande dans un contexte aussi volatil que des primaires d’un parti, elles sont forcément, le temps de les réaliser, en décalage avec un phénomène de bulle qui évolue très vite (et qui est accéléré par ces mêmes estimations). L’isoloir même, cet endroit rare sans aucune surveillance, constitue une zone à forte gravité. Plus on s’en approche et plus les comportements sont affectés. Les tout derniers jours, voire les dernières heures, sont toujours des périodes de fluctuations que l’on maîtrise mal.

Par ailleurs, si les sondeurs peuvent indiquer des tendances, ils émettent rarement des jugements radicaux sur l’avenir, essentiellement par peur d’un échec qui mettrait en cause leur crédibilité. Dans la mesure où ceux qui commandent les études ne demandent pas des hypothèses pondérées de probabilités, ce qui est pratiquement la seule démarche rationnelle, mais de quoi annoncer des situations précises (sans même préciser les fourchettes d’erreur), les erreurs sont fréquentes voire obligatoires. Or, si un institut de sondage cherche évidemment à répondre à la demande, il doit assurer aussi sa crédibilité à plus long terme, et le coût, en termes d’image, d’une erreur est toujours plus important que celle d’un succès (l’intensité ressentie d’un échec est environ quatre fois plus importante que celle d’un succès selon les travaux de Daniel Kahneman). Le très sérieux journal Literary Digest ne s’est jamais remis d’avoir, à grand frais, réalisé une étude où il prédisait une large victoire de Landon sur Roosevelt aux élections présidentielle de 1936. 

Pire encore, le coût d’un échec conformiste n’est pas le même que celui d’un échec audacieux. Il vaut mieux se tromper comme les autres que d’avoir envisagé quelque chose d’original. Encore ne parle-t-on là que de dégâts d’images, les annonceurs de catastrophes pouvant aussi payer plus chèrement leur audace. L’Histoire est pleine de dictateurs surpris par les révolutions alors que leur service de renseignement politique avait nettement perçu, au moins à la base, ce qui se passait. Les leaders des démocraties, entourés de courtisans, de cabinets chiens de garde, ne rencontrant les gens du monde extérieur que dans des réunions de fans, peuvent être aussi victimes de ce genre d’aveuglements vis-à-vis du rejet qu'ils suscitent. 

Tout incite donc à la prudence des jugements lorsque l'erreur se paye d'une manière ou d'une autre et d'autant plus lorsque ce jugement influe lui-même sur les événements.  Tout incite donc aussi à l’erreur importante lorsque survient d'un seul coup un emballement ou une bulle quelconque. 

Encore ne parle-t-on ici que des organismes de sondage. Les analystes politiques sont cependant soumis à des biais et des influences similaires. Si un jugement peut modifier les anticipations, il est toujours tentant de porter des jugements qui confortent les anticipations que l’on souhaite, quitte à tordre un peu la réalité des faits voire à les occulter lorsque leur simple expression peut « faire le jeu de ». Cela est évident pour les acteurs politiques (qui annoncent forcément la victoire en espérant la provoquer) mais personne n’est vraiment dupe. 

Cela est plus subtil pour les journalistes arbitrant entre l’objectivité que leur impose leur déontologie et leurs préférences personnelles. Contrairement aux philosophes, qui par leur statut étrange peuvent visiblement dire n'importe quoi (et c'est tant mieux, à condition de parfois faire surgir un concept intéressant), les journalistes payent aussi parfois les erreurs, et notamment les audacieuses. Ils sont conduits logiquement à aligner leur analyse sur des sondages qui lorsqu'ils sont longtemps à peu près identiques donnent l'impression, par ligne de fuite, de donner une image solide de l'avenir. A force de se répéter, il leur devient de plus en plus difficile de se déjuger même quand apparaissent de nouvelles informations. Plusieurs expériences (Stuart Oskamp, en 1965 par exemple auprès de psychologues) ont ainsi démontré qu'à partir d'un certain seuil, les nouvelles informations ne servaient plus à améliorer la qualité des jugements des experts mais à les conforter. 

Les opinions, ça colle. Plus le temps passe, plus tout le monde est d'accord et plus il est difficile de changer surtout quand il faut le faire vite et sur des données incertaines. Cela est encore plus difficile lorsque cette nouvelle perspective déplaît. Cela demande une grande force de caractère rare. On trouve presque toujours après une surprise que certains l'avaient prédite mais qu'ils n'ont simplement pas été visibles, c'est-à-dire exposés médiatiquement. 

Army of Me 

Heureusement, maintenant il y a aussi le Logrus. Les comportements des électeurs, qui, dans un contexte de « longue traîne» (quelques grands médias suivis d'une multitude d'autres sources d'informations ) ont des moyens de s'informer plus variés qu'auparavant peut ainsi échapper à celui des experts les plus en vue. Dans la mesure où avec l'accès large avec l'information on peut voir apparaître plus facilement des experts-amateurs (l'information collaborative), d'autres influences peuvent ainsi jouer, à l'insu des grands médias, pour créer des mouvements qui, lorsqu'ils rencontres des attentes, peuvent être assez puissants pour entraîner des bascules. On se souvient de l'influence d'un Etienne Chouard, parfait inconnu, dans la victoire du non au référendum de 2005, en contradiction avec l'immense majorité des acteurs politiques et des analystes des grands médias mais plus en accord avec un malaise grandissant vis-à-vis du projet. Ce qui est intéressant avec ces primaires, c'est qu'il n'y a même pas eu besoin d'experts-amateurs, l'expertise de chacun a suffit pour faire basculer les choses.


Le citoyen moderne est à la fois plus informé que jamais (à condition de faire un effort) et visiblement frustré d'une offre politique qui apparaît comme à la fois peu diversifiée et impuissante face à des problèmes graves. Le vote est un des rares instruments qui s'offre à lui de surmonter cette frustration et de se rebeller, au mépris parfois de toutes les prédictions, avec parfois même aussi l'envie de les déjouer et de faire mal. Nul doute que l'on assistera encore à des points de bascule et des surprises.

mercredi 2 novembre 2016

Un papillon sur l'épaule. Honneur aux soldats de l'opération Sangaris


Modification d'un billet publié le 31/12/2014


Quel est le combat le plus violent mené par des forces occidentales depuis 2013 ? Il s’agit certainement de l’affrontement survenu les 4 et 5 août entre les soldats français du Groupement tactique De Boissieu et des combattants de l’ex-Seleka à Batanfago au nord-ouest de la Centrafrique. Deux soldats français et un soldat congolais de la MISCA y ont été blessés alors que les bandes de la Seleka ont été détruites avec, selon les sources, de 37 à 70 tués et un nombre inconnu de blessés. Le fait est que, hormis quelques images passées en boucle sur les chaînes d’information pendant une journée, ces événements n’ont guère été mis en avant par le gouvernement. Tout se passe comme si cette victoire et celle de Boguila le 5 mai ou de Grimari en avril, face à une bande anti-balaka cette fois, ou encore les innombrables accrochages du Groupement Acier à Bangui dont celui du 20 août qui a provoqué des dizaines de blessés et beaucoup d'autres dans les différents mandats étaient des choses honteuses.

Il est vrai que l’opération Sangaris ne s’est pas vraiment passée comme prévue. Il n’existe que deux moyens d’user de la force légitime : la guerre et la police. Dans le premier cas, on affronte, un ennemi politique ; dans le deuxième cas, on s’oppose éventuellement à ceux qui contreviennent à la loi et l’ordre. En Centrafrique, contrairement au Mali, on a refusé de désigner un ennemi. On s’est donc lancé dans une opération de police internationale mais sans l’avouer (le cabinet du ministre de la défense m’a téléphoné pour me dire que ce n’était pas bien du tout de le dire) et surtout sans se donner les moyens de réussir. Une mission de sécurisation impose une présence humaine suffisante pour pouvoir s’imposer à tout le monde partout et en en même temps et bien entendu cette masse critique doit être d’autant plus importante que la situation est grave. 

Par sous-estimation de l’ampleur des bandes armées (certains hauts responsables auraient, paraît-il parlé de « promenade » en préparant l’opération) et en pariant à la fois sur la « sidération » des factions à l’arrivée des soldats français puis sur le secours rapide des Alliés, on a cru que l’engagement d’une poignée d’hommes, pour six mois suffirait (et 1 600 hommes au cœur d’une ville de plus d’un million d’hommes et sans parler de l’ensemble du pays, c’est une poignée). En réalité, c’est nous qui avons été surpris, par l’ampleur de la haine accumulée, par la force du mouvement anti-balaka, par l’état du pays qui nécessitait d’aller bien au-delà de la seule sécurisation, par le peu d’empressement des Européens à nous aider, par la lenteur enfin de la communauté internationale à nous relever. Il a donc été évident très vite que cette opération avait été mal engagée mais plutôt que de l’avouer, on a préféré fustiger les « pseudo-experts auto-proclamées » et les « généraux de Paris », puis, de plus en plus, jouer la discrétion.

Nous avons donc laissé notre poignée de soldats, à peine et discrètement renforcés de 400 hommes, dans une situation impossible au cœur des ténèbres, en proie aux spectacles de l’horreur, jusqu'au cannibalisme, aux mouvements plus ou moins rationnels des foules, aux accusations d’aider les uns lorsqu’on désarmait les autres, à l’impuissance devant les faits de délinquance (que faire des délinquants lorsqu’il n’y a plus de justice ou de police locale), à la menace permanente d’agressions aussi diverses que toujours soudaines. C’est ainsi donc que l’on a refusé aussi de communiquer vraiment sur les combats, pourtant victorieux, ajoutant en plus le manque de reconnaissance. 

Pire, l’espace médiatique, comme dans chaque opération de stabilisation en Afrique (Turquoise au Rwanda ou Licorne en Côte d’Ivoire), a été laissé à ceux qui nous voulaient du mal, exploitant les possibles fautes de comportement de quelques-uns des 15 000 soldats français qui finiront par être engagés au total dans cette « promenade » de six mois, mais surtout en les inventant. Pour beaucoup désormais l’engagement en Centrafrique, ce sera donc plus des accusations d’abus sexuels que des victoires au combat et surtout des milliers de vies sauvées. Les massacres évitées ne se voient pas et les aveux de manipulation ne sont jamais rapportés avec la même force que les accusations, quand ils sont rapportés.

L’opération Sangaris est ainsi devenue peut-être la plus difficile que les forces armées françaises aient eu à conduire depuis vingt ans. Si peu de soldats, trois au total dont deux au combat, ont été tués au regard des dangers encourus, le nombre de blessés et notamment de troubles psychologiques (un homme sur huit pour les deux premiers mandats pour un pour douze au retour d’Afghanistan) est particulièrement élevé. Beaucoup avouent avoir connu là leur expérience la plus épuisante. Bien au-delà des six mois initiaux évoqués, la force Sangaris et les contingents de la MINUSCA, sans parler par décence de la mission européenne (un millier d’hommes péniblement déployés après des mois de tractations sur les 1,7 millions que comptent les armées de l’UE), sont parvenus à détruire des milliers  d’armes et à assurer dans la plupart des villes de l’ouest centrafricain, résultat remarquable au regard des effectifs engagés. 

Tout cela est à mettre à l’honneur de nos soldats mais cela aurait pu être obtenu beaucoup plus vite, avec moins de souffrances et pour moins cher que les 500 millions d’euros que nous avons finalement dépensés (sans parler de l’usure des équipements) si on avait engagé tout de suite 10 000 hommes. Une opération de stabilisation comme Sangaris reste une opération de Sisyphe tant qu’une force nationale et/ou internationale suffisante n'est pas en mesure d’assurer la sécurisation minimale du pays. On espère que cela sera le cas avec la MINUSCA (et les 350 soldats français en réserve d’intervention). Le fait qu’il s’agisse de la sixième opération successive « MI », après l’échec des cinq précédentes (MISAB, MINURCA, MINUC, MICOPAX, MISCA) depuis vingt ans n’incite cependant pas à l’optimisme même si on est en présence, avec au moins 10 000 hommes, d’effectifs enfin un peu conséquents. Les effectifs sont nécessaires mais pas suffisants.

Preuve est ainsi faite que, par habitude, structure et surtout par effectifs insuffisants, les forces françaises en Afrique restent des forces d’intervention « coup de poing », forme d’engagement dans lequel elles sont encore très efficaces mais que dès lors que l’on sort de ce schéma, en refusant de désigner un ennemi, on se condamne à l’enlisement. Il faut soit l’assumer politiquement, soit en tirer des conséquences en infléchissant les évolutions en cours de nos forces. Nous ne pouvons déjà plus apparemment mener seuls des opérations de stabilisation et même les opérations de guerre tendent à se réduire à une simple collection de frappes sans possibilité de contrôler véritablement un espace important quelconque. 

L’opération Sangaris est officiellement terminée depuis le 31 octobre dernier, presque trois ans après son lancement. La France peut en être légitimement fière. Nous sommes la seule nation occidentale à avoir vraiment voulu faire quelque chose et avoir réellement agi, nous avons sauvé des milliers de vie et posé des bases, certes fragiles, pour la reconstitution d’un Etat. On attend maintenant une reconnaissance réelle et visible du courage et des efforts des soldats qui ont été plongés dans les ténèbres.