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samedi 14 décembre 2024

Le miroir aux Alaouites – Une brève histoire militaire de la guerre en Syrie

Si l’on faisait défiler la carte de la guerre civile en Syrie depuis le 15 mars 2011, semaine après semaine, on verrait 681 images montrant des taches de couleur changeantes, puis un fort ralentissement à partir de la 400e, pour finalement ne pratiquement plus bouger jusqu’à la 682e. À ce moment précis, en une seule image, la couleur du camp assadiste serait remplacée par celle de la rébellion arabe sunnite.

Les effondrements rapides sont assez courants dans l’histoire des guerres, mais un effondrement aussi soudain survenant après des années de conflit lent ou même figé est très surprenant. Comme pour toutes les surprises stratégiques, cela mérite qu’on s’y intéresse en revenant loin en arrière.

Le problème des trois camps et Assad sauvé une première fois

Rappelons tout d’abord que le conflit syrien n’est pas un problème stratégique classique à deux camps, où l’action réciproque se fait à somme nulle et où une partie finit par imposer sa volonté à l’autre pour aboutir à une paix plus favorable. Le conflit syrien est un cas assez exceptionnel de conflit mosaïque, où plusieurs camps s’affrontent simultanément avec des configurations changeantes d’alliances et de rapports de force, d’autant plus complexes que plusieurs acteurs extérieurs sont intervenus. C’est une des raisons principales de la longue durée de ce conflit : la possible défaite définitive d’un des camps suscite des réactions étrangères mais aussi internes, finissant souvent par le sauver.

La guerre en Syrie a commencé par l’opposition de deux camps : le camp loyaliste au régime, s’appuyant surtout sur la minorité alaouite et la majorité de la bourgeoisie de toute origine, et disposant de la majorité des organes de force — que l’on appellera l’AAS (Armée arabe syrienne) pour simplifier —, contre ce que l’on va appeler par commodité la rébellion arabe sunnite (RAS), en réalité une multitude de groupes armés plus ou moins bien équipés. Les deux camps sont imbriqués géographiquement : l’AAS contrôle fermement la zone côtière alaouite, tandis que la RAS domine l’est du pays, à l’exception de quelques poches comme Deir-er-Zor. Mais les choses les plus importantes se passent sur l’axe de l’autoroute M5 ou à proximité, avec son chapelet de grandes villes — Alep, Idlib, Hama, Homs, Damas, Deraa — que se disputent loyalistes et rebelles. C’est sur cette bande nord-sud de 500 km de long sur 100 de large que se situeront la très grande majorité des combats de la guerre.

Un troisième camp se forme très rapidement avec le Parti de l’union démocratique (PYD) kurde, qui, contrairement à la RAS, est un mouvement unifié. Le PYD prend le contrôle des provinces frontalières de la Turquie jusqu’à l’Irak. Affilié au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) de Turquie, il se tient à l’écart des combats entre loyalistes et Arabes sunnites.

La RAS, initialement très disparate, finit par former des fédérations de groupes comme l’Armée syrienne libre (ASL), plutôt nationaliste baasiste, le Front islamique pour la libération de la Syrie (FILS), à dominante Frères musulmans, ou le Front islamique syrien (FIS), salafiste. Ces formations reçoivent une aide importante des monarchies du Golfe et de la Turquie selon leur obédience salafiste ou frériste, et plus timidement des pays occidentaux qui tâtonnent. Le printemps 2012 voit également la création du « Front pour la victoire » (Jabhat al-Nosra, JAN), sous la direction d’Abou Mohammed al-Joulani, venu des rangs de l’État islamique en Irak (alors branche d’Al-Qaïda), rejoint par des djihadistes syriens souvent libérés par le régime l’année précédente. Tous ces ensembles sont rivaux dans l’allocation des ressources, mais coopèrent contre le régime.

Ce combat imbriqué entre forces hétérogènes n’est pas fait de grandes manœuvres, mais d’une multitude de petits combats qui, au tournant de l’année 2013, donnent de plus en plus l’avantage à la rébellion arabe sunnite. L’Euphrate, les provinces d’Idlib et de Deraa (avec la participation des Druzes) passent presque entièrement sous le contrôle des rebelles, qui prennent également de plus en plus le dessus dans les villes du centre. Le régime est sauvé une première fois par l’intervention de l’Iran, via le Corps des Gardiens de la Révolution Islamique-Force Qods, qui regroupe les gangs chabiha, les milices d’autodéfense locales et importées au sein des Forces de défense nationale, et surtout engage le Hezbollah et les Pasdarans de la division Sabin dans une contre-offensive.

L’intervention iranienne en Syrie suscite également celle d’Israël, qui n’hésite plus désormais à frapper sur le territoire syrien, en particulier près du Golan. En revanche, le refus américain de s’engager fin août 2013, après l’emploi d’armes chimiques sur le quartier rebelle de la Ghouta, discrédite les pays occidentaux auprès de la rébellion, qui recule et se reconfigure sous l’égide de nouvelles fédérations plus radicales.

Le problème à quatre camps et Assad sauvé une deuxième fois

La période voit également l’apparition en Syrie de l’État islamique. En sommeil depuis ses défaites de 2007, l’État islamique en Irak renaît soudainement à l’occasion du mouvement de révolte sunnite en Irak, durement réprimé et dont il se nourrit. Fin 2013, l’État islamique en Irak, devenu un temps aussi « au Levant », rompt avec JAN et avec Al-Qaïda. Le nouvel État islamique devient alors l’ennemi de tout le monde, mais il obtient des succès rapides, s’emparant de presque tout l’Euphrate syrien et irakien, approchant Alep d’un côté et tenant Falloujah de l’autre, ainsi que le désert syrien et Mossoul en Irak. Le régime de Damas, mais également la Turquie, ne sont pas mécontents de voir ce nouvel acteur affronter la rébellion arabe sunnite à l’arrière puis les Kurdes.

Ces victoires fulgurantes de l’EI et la création du califat ont au moins pour effet de faire réagir les États-Unis, qui organisent en 2014 une coalition pour lutter contre lui en Irak et en Syrie. Les États-Unis réussissent à former les Forces démocratiques syriennes (FDS), associant l’armée kurde (PYG) avec certains groupes arabes et assyriens, et installent la base d’al-Tanf au point de jonction des frontières de la Syrie, de la Jordanie et de l’Irak. La coalition américaine, avec une participation française, appuie les FDS et l’armée irakienne dans la lente reconquête des villes tenues par l’EI. En Irak, elle se retrouve alliée de fait avec la Force Qods, qui chapeaute les Unités de mobilisation populaires (Hachd al-Chaabi) chiites irakiennes. Les deux capitales de l’EI, Raqqa et Mossoul, sont reprises en 2017, et le califat est définitivement détruit fin 2018.

Pendant ce temps, l’association d’al-Nosra et d’Ahrar al-Sham, les deux mouvements rebelles syriens les plus puissants, ainsi que plusieurs autres factions au sein de l’Armée de la conquête (Jaish al-Fatah), change la donne au nord du front M5 avec l’aide de la Turquie et de l’Arabie Saoudite. L’AAS subit une défaite humiliante dans sa tentative de dégager Alep, tandis que la contre-attaque de l’Armée de la conquête permet aux rebelles de s’emparer de la province et de la ville d’Idlib et de menacer le port de Lattaquié. Très affaiblie, l’AAS est repoussée de Palmyre par l’EI, qui s’approche d’Homs. L’anticipation est une nouvelle fois à la défaite, et l’AAS commence à se désagréger tandis que le régime se déchire à Damas.

Cette fois, c’est la Russie qui sauve Assad en déployant, en septembre 2015, une puissante force anti-aérienne afin de protéger le régime de toute velléité américaine de campagne aérienne, et surtout une très puissante escadre de 70 aéronefs, chasseurs-bombardiers et hélicoptères d’attaque pour l’essentiel, sur la base de Hmeimim, ainsi que l’appui de l’escadre navale installée à Tartous et l’intervention de bombardiers depuis la Russie. La Russie déploie aussi quelques forces terrestres en soutien et appui à ses opérations, dont la société Wagner. Elle prend également un rôle très important dans la conduite des opérations, allant jusqu’à prendre directement le commandement des groupes du 5e corps d’armée de l’AAS. Forte de ce soudain soutien, l’AAS renforcée se dégage et entreprend le long siège d’Alep. Le siège est également l’occasion de la première intervention directe de la Turquie, qui s’empare, avec l’Armée nationale syrienne (ANS), dont Ahrar al-Sham, de la zone kurde au nord d’Alep entre le deuxième semestre 2016 et le printemps 2017, avant de s’attaquer à la province kurde d’Afrin au début de 2018.

La prise d’Alep en décembre 2016 est un point de bascule. L’anticipation générale se modifie, cette fois en faveur du régime, dont on ne voit plus comment il pourrait être vaincu avec le soutien russe. L’effort militaire se porte sur l’est du pays dans une course de vitesse avec les FDS et les Américains, tandis qu’un accord entre la coalition pro-Assad et la Turquie aboutit en mai 2017 à la formation de « zones de désescalade » — Idlib, Rastane entre Homs et Hama, Ghouta orientale (près de Damas) et Deraa — où l’on estime au moins possible de faire cesser les combats. Les rebelles sont désormais incapables de mener des opérations offensives autonomes d’une grande ampleur.

En 2018, après un violent combat entre Wagner et les forces américaines, les limites se figent à l’est du pays entre les FDS et l’AAS. Elles se figent également au nord-est, fin octobre 2019, après l’annonce d’un retrait partiel américain, suivi immédiatement d’une nouvelle offensive turque anti-kurde dans la zone de Tell Abyad à Ras al-Aïn. La moitié ou presque du Rojava, cette longue bande de 50 km de large occupée par les Kurdes le long de la frontière turco-syrienne, est entre les mains des Turcs et de leurs mercenaires arabes. Des forces américaines restent dès lors dans l’est du pays et sur la base d’al-Tanf pour continuer la lutte contre ce qui reste de l’EI et peser sur la route de l’« axe de la résistance » de Téhéran à Beyrouth via la Syrie. L’année est aussi marquée par une campagne de frappes israéliennes au printemps 2018 contre les Gardiens de la Révolution ou lors de l’attaque américano-franco-britannique en avril, après un nouvel emploi d’armes chimiques par l’AAS.

Au grand dam de leurs alliés, les Russes laissent faire. Ces interventions étrangères n’empêchent pas l’AAS, avec le Hezbollah en fer de lance et l’appui de l’armée russe, de s’emparer des « zones de désescalade » : la Ghouta en avril 2018, Rastane en mai et Deraa en juin, où le Front du Sud reste néanmoins présent en échange de la remise de ses armes lourdes sous l’égide russe (et non iranienne, à la demande d’Israël) et de l’acceptation de l’administration de Damas.

Reste la poche d’Idlib. Celle-ci, qui a accueilli beaucoup de réfugiés et de combattants rebelles arabes sunnites en échange des redditions des villes, est beaucoup plus résistante que les autres, d’autant plus qu’elle est limitrophe de la Turquie. Au deuxième semestre 2018, il y a au moins 50 000 combattants rebelles dans la poche : Hayat Tahrir al-Cham (HTC), ex-JAN, ex-Fatah al-Cham, et le Front national de libération, pro-turc, forment les organisations les plus puissantes.

L’offensive de l’AAS, lancée en septembre 2018, s’achève en mai 2019 sans résultat. L’AAS reprend l’offensive plus violemment en décembre 2019, provoquant la fuite d’un million de réfugiés en Turquie et, en retour, une intervention de l’armée turque, qui s’accroche avec les forces russes et inflige, début mars 2020, une sévère défaite à l’AAS. Le 5 mars 2020, la Russie et la Turquie signent un accord qui gèle la situation dans la région.

De la drôle de paix à la guerre éclair

Commence alors une « drôle de paix », où les positions ne bougent plus entre les différents camps, mais sont régulièrement frappées par des attaques aériennes d’avions ou de drones turcs contre les positions kurdes ou entre HTC depuis Idlib (dont l’attaque de l’Académie militaire d’Homs en octobre 2023) avec la réponse de l’AAS. La vraie bataille est alors celle de l’administration, et là, HTC s’impose clairement à Idlib. Sous la direction pragmatique d’al-Joulani, HTC parvient à prendre le contrôle du territoire, à imposer son autorité aux autres groupes, et à gérer, avec les ONG et les conseils locaux, l’administration d’une population qui a pu atteindre quatre millions sur l’équivalent d’un département français, notamment face aux crises du COVID-19 et du tremblement de terre de février 2023.

À l’inverse de la violence d’Al-Qaïda en Irak/EII envers les « déviants » musulmans et les minorités, qui avait provoqué un rejet général, y compris de l’opinion arabe sunnite, al-Joulani renouvelle une forme de statut de dhimmis aux Druzes et aux chrétiens, en les autorisant à pratiquer leur culte sous conditions (un statut bien supérieur à celui des chrétiens en Arabie saoudite, par exemple). Contrairement à Al-Qaïda, avec qui il a rompu en 2016, ou à l’EI, Mohammed al-Joulani ne prône plus le jihad international, jugé contre-productif. Par analogie au communisme soviétique, on pourrait parler de « salafisme dans un seul pays », en attendant la suite. Toujours est-il que cela réussit à Idlib, et que le contraste avec la gestion misérable, corrompue, inefficace et sous l’égide de la peur de l’administration du régime d’Assad est frappant. L’économie syrienne s’enfonce, hormis celle du captagon, et jamais le décalage entre la misère du peuple et le luxe des élites n’a été aussi grand.

Outre cet avantage comparatif incontestable lorsqu’il s’agit de conquérir les cœurs et les esprits, la « zone libérée » d’Idlib, là encore par comparaison avec les guérillas marxistes, est aussi le point de départ d’une montée en puissance militaire. Là où l’AAS, corrompue, tombe graduellement en déliquescence, HTC et les groupes alliés montent en puissance, s’entraînent et préparent une future offensive.

L’invasion russe en Ukraine, en février 2022, est le premier domino dont la chute va, des années plus tard, provoquer celle d’Assad, en absorbant progressivement toutes les forces russes présentes en Syrie, réduites à une dizaine d’appareils en 2024 et à des capacités d’intervention limitées. L’attaque du 7 octobre 2023 par le Hamas en Israël est le deuxième domino agissant depuis un autre axe. Dès le 7 octobre, l’Iran apporte son soutien au Hamas, et le Hezbollah commence à lancer des roquettes sur le nord d’Israël dès le lendemain. Ce soutien reste timide, car l’Iran ne veut pas d’une guerre à grande échelle contre Israël ou les États-Unis, mais il est suffisant pour donner un prétexte à Israël pour frapper sans retenue en Syrie.

Depuis le 8 octobre, l’artillerie ou surtout l’aviation israélienne frappe presque quotidiennement en Syrie contre les infrastructures ou les personnalités de la Force Qods, dont le chef au Levant est tué, ou contre tout ce qui appartient ou peut aider le Hezbollah. Avec l’offensive israélienne à partir de septembre 2024, le Hezbollah subit des coups très violents, perdant ses chefs, plus de 4 000 de ses combattants et une grande partie de son infrastructure. L’organisation n’est plus en mesure d’aider l’AAS, alors que l’Iran ne veut plus non plus le faire, sous peine de subir des dégâts irrémédiables.

En novembre 2024, le roi Assad est nu, mais il ne le perçoit visiblement pas, tout à son intransigeance, malgré les signes de bonne volonté de la Ligue arabe et de la Turquie. Excédé, Erdogan, qui sait forcément ce qui se prépare à Idlib et pourrait sans doute l’empêcher, ferme les yeux, et al-Joulani saisit l’opportunité de ce clignement très bref.

Si on savait le régime stratégiquement très faible, il fallait attendre le révélateur des combats pour connaître le niveau tactique réel des unités. Le nombre ne compte pas vraiment dans les points de contact : on ne s’y trouve que très rarement au-delà du 1 contre 2, et finalement le matériel compte assez peu. Ce qui importe vraiment – la valeur de la structure de commandement, la motivation et la compétence – est souvent peu tangible, d’où la nécessité d’un combat réel pour l’évaluer. À cet égard, l’attaque de la coalition menée par HTC vers Alep ne laisse aucun doute sur l’écart désormais immense entre les unités légères rebelles et les bataillons de l’AAS, un écart qui n’a jamais été aussi grand depuis le début de la guerre.

Avec la conquête très rapide d’Alep le 30 novembre 2024, tout le monde anticipe soudain la victoire possible des rebelles, et c’est là que l’effet d’avalanche commence. Le Front Sud, dominé par l’ASL, se réactive et se lance à l’assaut de Deraa puis de Damas. Ceux qui veulent participer à la victoire viennent grossir les rangs des deux coalitions, nord et sud. Au niveau tactique, à quoi bon combattre dans l’AAS quand on sait que l’on va forcément perdre ? Autant utiliser le numéro de téléphone de ralliement largué par les drones rebelles en avant de leur attaque.

Ne sachant pas encore qu’Assad a déjà prévu de les abandonner lâchement, les unités les plus fidèles, recrutées surtout parmi les Alaouites comme la 4e division blindée de Maher al-Assad, tentent de résister un peu du côté de Hama, mais elles sont rapidement dépassées. La route vers Damas est ouverte. La capitale est prise dans la nuit du 7 au 8 décembre. Le camp loyaliste dans son ensemble a disparu en même temps que son leader.

La rébellion arabe sunnite unie – au moins HTC, l’ASL et tous les groupes affiliés – l’a donc emporté et contrôle désormais tout l’axe M5 et les provinces de la côte, avec une inconnue sur le sort des bases russes. Qu’en sera-t-il maintenant de l’attaque préventive israélienne, détruisant autant que possible tous les instruments de frappe en profondeur de l’AAS et la défense anti-aérienne, mais occupant aussi une zone tampon au-delà du Golan annexé ? Qu’en sera-t-il des zones frontalières occupées cette fois par les Turcs avec l’ANS ? Qu’en sera-t-il surtout de tout le territoire occupé par les FDS ? Les groupes arabes sunnites vont-ils rester subordonnés aux Turcs ou aux Kurdes ou rallier le nouveau pouvoir à Damas ? Le danger est surtout grand pour les Kurdes qui, s’ils perdent la protection américaine – et cela est parfaitement possible avec la nouvelle administration Trump –, seront immédiatement attaqués par les Turcs et peut-être par les Arabes sunnites.

Beaucoup d’inconnues donc, en dehors même de la forme politique que prendra la Syrie centrale. Il est probable, au regard des premiers signaux donnés, que la coalition au pouvoir à Damas veuille passer d’abord par une nouvelle « drôle de paix », afin de consolider sa conquête et d’établir un État « salafiste à visage humain », avant de reprendre le combat au moins pour réunifier le pays.

vendredi 20 décembre 2019

Tempête rouge 2019

La version actualisée de "Tempête rouge" est disponible en version papier ou Kindle sur Amazon (ici) ou encore en version pdf sur demande (goyamichel@gmail.com) après un éventuel, rapide et très léger clic sur le bouton "Faire un don", en haut à droite du blog.

Rappelons qu'il s'agit sur 23 pages de l'analyse de l'engagement diplomatique et militaire russe en Syrie, de son succès et des enseignements qu'il serait possible d'en tirer. 


L'étude commune avec Laurent Touchard sur la lutte contre les organisations armée en Afrique est également réactualisée et disponible.










Il en d'ailleurs de même de toutes les autres études : 


- La guerre première : de la guerre du feu à la guerre du fer.
- La voie romaine : l'innovation militaire pendant la République de Rome.
- L'innovation militaire pendant la Guerre de Cent ans.

- Corps francs et corsaires de tranchées : Tirs, patrouilles, raids et coups de main, la petite guerre des Français (1915-1918).
- Innovations en Indochine : les évolutions du Corps expéditionnaire français en Indochine (1945-1954).
- La guerre d'usure entre Egypte et Israël (1969-1970).
- La France en guerre au Tchad : la victoire oubliée (1969-1972)


- GIs et Djihad : les évolutions militaires de la guerre en Irak (2003-2009)
- Sisyphe à Gaza : les évolutions militaires dans la guerre entre Israël et le Hamas (2008-2014).
- Levant violent : une brève histoire de la guerre en Syrie et en Irak (2011-2016).

- Théorie de la section.
- Une expérience de lutte contre les snipers.
- Régiment à haute performance.

- L'art de la guerre dans Starship Troopers.
- Manager comme un militaire (recueil Voie de l'épée).
- 20 notes sur la vie des organisations humaines.



















lundi 14 octobre 2019

Autant en emporte le Levant


Le meilleur moyen de protéger un allié consiste à placer chez lui des troupes en nombre et bien visibles, puis de dire : «Nous sommes là, nous nous ne voulons pas vous combattre, mais nous n’hésiterons pas à le faire, et très violemment, si vous nous attaquez ou si vous franchissez telle ligne rouge». En 1983, lorsque nous Français avons voulu protéger le sud du Tchad d’une possible invasion libyenne, nous avons tout de suite projeté deux puis trois bataillons sur les points clés au centre du pays et un escadron de chasseurs-bombardiers à N’Djamena. Nous avons dans le même temps défini le 15e parallèle comme «ligne rouge» dont le franchissement signifierait combat. La confrontation qui a suivi avec la Libye a connu ensuite de nombreux avatars, mais le fait est que la Libye n’a jamais osé affronter directement la France et qu’elle a été vaincue sur le terrain par nos alliés tchadiens.
Bien entendu ce procédé suppose un minimum d’anticipation et de courage, en proportion inverse d’ailleurs. Plus la situation est incertaine et plus le risque d’une évolution inattendue à la suite de notre action est grand. La prise de risques est donc plus importante. Les Russes sont les champions de ce type d’opération de saisie ou de «placement». Cela a parfois échoué, comme à Cuba en 1962 où le placement d’armes nucléaires n’a pu se faire avant d’être décelé, ou a abouti à des développements imprévus comme après la prise de Kaboul en décembre 1979 et l’élimination d’Hafizullah Amin. Cela a souvent réussi, même en recevant quelques coups, comme avec le déploiement en 1970 d’une division de défense aérienne complète en Égypte le long du Nil puis du canal de Suez, en Crimée en février 2014 ou encore en septembre 2015 en Syrie, lorsque l’arrivée soudaine d’un corps expéditionnaire russe a tout de suite modifié les rapports de force locaux.
Si on n’a pas la possibilité de faire les choses vite, grâce à des bases proches ou des moyens de projection importants, on peut le faire au contraire très lentement par infiltration, une méthode assez prisée par la culture stratégique chinoise (qui ne dédaigne pas l’attaque éclair par ailleurs). Le 31 janvier 1968, les Américains découvrent stupéfaits que la ville de Hué a été prise par l’ennemi sans avoir été attaquée. L’occupation du Tibet ou la prise de possession des îles de mer de Chine relève plutôt de cette manière de faire, très Wei-Qi. On se réveille un jour, on se trouve face à un drapeau étranger et on ne peut plus rien faire.
Tout ce long préambule pour dire que lorsqu’on est la sixième puissance mondiale, qu’on se targue tous les jours de défendre son rang, ses valeurs, son siège au Conseil de sécurité, ses liens historiques que sais-je, et qu’on dépense 35 milliards d’euros chaque année pour ses armées, on doit avoir les moyens, comme en 1983, d’imposer sa volonté à un peu n’importe qui si on le veut vraiment et sans même avoir à déclencher une guerre. Autrement dit, si on avait voulu vraiment protéger les Kurdes de Syrie, on aurait pu le faire, d’autant plus facilement que l’offensive en cours de la Turquie est peut-être bien l’invasion la moins surprenante de l’Histoire. Au Tchad, on avait déployé 3000 hommes, c’est la force standard (entre 2000 et 4000) que l’on est capable de déployer et soutenir pour une opération extérieure. En Syrie, cela aurait un peu plus compliqué, un peu plus long, mais matériellement c’était possible et les choses seraient assez différentes actuellement s’il y avait des sous-groupements français à Kobane, Tal Abyad, Raqqa, Ras al-Aïn et Qamishli. Ce n’est pas que notre puissance intrinsèque fasse spécialement peur, quoique nous serions capables de faire très mal à l’armée turque et même à n’importe qui, mais il se trouve simplement que n’importe quel État hésitera à s’en prendre directement et ouvertement à une puissance comme la France.
Notons même que si on l’avait fait plus tôt, cette brigade aurait pu participer aux combats contre l’État islamique, vous savez ces salopards qui ont organisé des attaques sur notre sol et tué des centaines de Français. En novembre 2015, le Président de la République s’engageait solennellement à mettre tout en œuvre pour détruire Daesh. C’était l’occasion. Il a préféré mentir, parce qu’on n’a pas mis tout en œuvre pour détruire Daesh, loin de là. On y est allé très doucement, très prudemment selon la doctrine de «l’empreinte légère» (light footprint, dans le texte), ce qui veut dire dans le langage américain qu’on appuie les forces locales par des raids et frappes, de l’instruction et de l’équipement, mais sans engager au combat des bataillons de GIs ou de Marines. On a trouvé ça génial, on était présents, nos soldats (mais pas nos civils) ne tombaient pas ou peu au combat, et on pouvait dire aux Français que l’on faisait la guerre aux «égorgeurs». Dans les faits nous représentions environ 5 % des frappes aériennes, le cœur du sujet, et 5 % d’une «empreinte légère» ce n’est pas grand-chose. Scientifiquement, on appelle cela une «trace». Si nous avions été seuls et en admettant que rien ne change localement par ailleurs, il nous aurait fallu 117 ans pour détruire complètement Daesh au rythme des victoires revendiquées par les ministres.
Et puis combattre en Syrie quel embarras! Souvenir d’un Premier ministre expliquant que les avions français ne toucheraient que les malfaisants qui préparent des attentats en France et… aucun souvenir en fait d’un homme ou femme politique expliquant qu’il y avait des soldats français au sol en Syrie (les Forces spéciales c’est pratique, car elles justifient par elles-mêmes de ne pas en parler), comme si on avait honte.
On n’avait pas honte en revanche de s’allier avec les Kurdes et Arabes des Forces démocratiques syriennes (FDS) pour qu’ils fassent le travail qu’on n’avait pas le courage politique de faire, car c’est ça l’«empreinte légère» : laisser le lourd, lent et meurtrier aux locaux, combattants et civils. En réalité, on n’a encore une fois rien décidé du tout dans cette affaire. On a fait comme les Américains, ce qui a le mérite de l’économie de réflexion. Pour la gestion des prisonniers de l’EI faits par les autres, on a fait aussi l’économie de la réflexion, n’imaginant pas une seconde que s'ils étaient laissés sur place ils pourraient ensuite être éventuellement utilisés contre nous. Dès lors qu’il s’agit de confrontations et de coups tordus entre États et/ou organisations, nous sommes d’une naïveté et d’une courte vue assez confondantes.
Nous voilà donc maintenant apparemment fort dépourvus alors que le départ des Américains, qui eux avec 2000 hommes sur place et des forces aériennes puissantes représentaient quelque chose de dissuasif, est annoncé depuis presque un an. Et de mouliner au Conseil de sécurité (vous savez le truc donc on sait qu’il ne sortira désormais plus rien de sérieux), de couper les exportations d’armement vers la Turquie (avec peut-être l’espoir que les Saoudiens compenseront) et, horreur! peut-être annuler un match de football, bref l’arsenal habituel des gesticulations destinées à masquer l’impuissance. Peut-être même qu’on enverra le porte-avions Charles de Gaulle faire des ronds dans l’eau en démonstration d’ultime énervement. Tout cela n’est pas très sérieux. On veut protéger les Kurdes et bien protégeons-les réellement! On ne veut pas le faire, et cela peut-être pour d’excellentes raisons stratégiques, et bien disons-le clairement, mais par pitié faisons de la politique courageuse.

mercredi 9 octobre 2019

Du bon moment de lâcher un allié


25 décembre 2018


Il est toujours délicat d’annoncer une victoire sans avoir simultanément une voix de l’ennemi qui reconnait la défaite. La bannière « Mission accomplie » derrière un George Bush annonçant la fin des combats en Irak…le 1er mai 2003 flotte encore dans les mémoires. Pour autant, et alors que l’on sait pertinemment qu’une organisation comme l’État islamique ne capitulera jamais, il faut soit accepter de mener une guerre tellement longue qu’elle en paraîtra éternelle, soit se demander où s’arrête ce qui suffit et déclarer unilatéralement la victoire à partir d’un évènement symbolique favorable.

En 2008, l’État islamique en Irak n’était pas complètement détruit, mais il était très affaibli, le gros de la guérilla sunnite avait changé d’alliance et l’armée du Mahdi, la principale organisation armée chiite, avait accepté de cesser le combat. La guerre n’était pas finie, mais la situation était suffisamment stabilisée pour considérer qu’elle ressemblait à la paix. Il fut alors possible pour les Américains de partir plus honorablement que s’ils l’avaient fait en 2007, comme cela avait été envisagé. Après que la situation se soit à nouveau dégradée et que l’État islamique soit revenu plus puissant que jamais, toutes choses dont le gouvernement irakien est bien plus responsable que le « lâchage » américain, il est alors nécessaire de revenir, en Irak d’abord puis d’étendre le combat aussi en Syrie l’ennemi étant déployé sur les deux territoires.

Voici donc que le nouveau président des États-Unis vient d’annoncer le repli des forces américaines de Syrie et, plus étonnant, de la fin des frappes aériennes dans ce pays. En soi, cela n’aurait pas dû constituer une surprise, Donald Trump l’ayant annoncé dès sa campagne électorale, s’il n’y avait eu entre temps de nombreux revirements. Pendant un temps, c’était même la politique inverse qui prévalait, certaines personnalités comme John Bolton, conseiller à la sécurité nationale, ne ménageant pas d’efforts pour expliquer pourquoi il fallait être présents militairement en Syrie : lutter contre l’État islamique, faire pièce à l’influence de la Russie et, surtout, maintenir une pression forte sur l’Iran. Très loin derrière, on évoquait parfois le concept vieillot de respect des alliances, en l’occurrence avec les Forces démocratiques syriennes (FDS), rassemblement du Parti de l’union démocratique (PYD), émanation syrienne du Parti des travailleurs kurdes (PKK), et de divers groupes armés arabes. Il faut croire que les arguments de John Bolton n’étaient pas si évidents puisque la ligne (lire « intuition de Donald Trump ») du retrait l’a finalement emporté.

On l’a dit, pour partir, il faut un bon prétexte. Hajine, dernier bastion relativement important de l’État islamique en Syrie, à quelques kilomètres de la frontière avec l’Irak, vient d’être définitivement conquis après de longs et difficiles combats. Il a suffi d’exagérer ce succès pour déclarer que  l’État islamique était vaincu. C’est évidemment faux. L’État islamique n’a pas été effacé de la carte puisqu’il contrôle encore quelques groupes de villages à la frontière et quelques portions de désert à l’ouest de l’Euphrate. Surtout et comme cela était prévu, il est retourné à la clandestinité. L’Etat islamique n’est pas né en 2013 et ne mourra pas en 2018 et même 2019. Il est simplement revenu à son état habituel dans sa désormais longue histoire multipliant les attaques et les attentats en Syrie et surtout en Irak. L’organisation a subi des coups très forts, mais les conditions qui ont fait son existence et même sa puissance sont toujours-là. La destruction n’est donc toujours pas en vue. Dans l’immédiat, le retrait américain et la fin annoncée des frappes en Syrie ont plutôt tendance à l’avantager en soulageant la pression qu’il y subissait. On ne peut imaginer pour l’instant qu’il puisse y organiser à nouveau les grandes opérations de 2013 et 2014, mais il y gagne de la liberté d’action. L’avenir est encore flou dans cette région spécifique au sud-est de la Syrie.

En novembre 2017, alors qu’après Mossoul, Raqqa et Deir ez-Zor venaient d’être repris à l’EI le président de la République française annonçait une victoire militaire totale contre l’État islamique dans « les prochains mois ». Il confondait, sans doute volontairement, fin de l’occupation territoriale de l’EI avec victoire, et surtout anticipait la fin de cette occupation en projetant dans l’avenir le rythme des progressions précédentes. Or, cette progression s’est ralentie en un an. On ne peut pas dire que la résistance de l’État islamique s’est raffermie, elle était déjà à son maximum et ses ressources sont réduites même s’il dispose peut-être encore d’autant de fantassins que l’armée de Terre française. C’est donc que la virulence de l’offensive s’est affaiblie, comme si les FDS approchaient de leur point culminant. Pour les milices kurdes (YPG) qui constituent l’élément le plus fort et cohérent des FDS, les opérations à la frontière sud sont très loin du Rojava, le Kurdistan kurde, et sans doute au plus bas de leur motivation.  L’État islamique a été un ennemi mortel pour les Kurdes, mais aussi un bon moyen de se faire aider par les États-Unis et leurs alliés, ce qui a sans doute contribué à les sauver en 2014 mais aussi à les protéger contre leurs autres ennemis de la région, la Turquie en premier lieu. Le maintien d’une présence résiduelle de l’État islamique loin du Rojava avait le double intérêt de justifier le maintien de cette présence protectrice tout en ne constituant plus une menace vitale.

L’avantage de la guerre indirecte, où on forme, conseille et surtout appuie quelqu’un qui, lui, va au combat, c’est qu’on y perd peu d’hommes. L’inconvénient c’est qu’on y dépend de la qualité et de l’agenda politique de celui qui prend vraiment des risques, mais défend aussi ses propres intérêts. En octobre 2001, les Américains semblaient avoir trouvé une formule magique en s’associant avec les seigneurs de la guerre du Nord afghan que l’on appuyait du « feu du ciel », via quelques équipes de forces spéciales. En fermant les yeux sur certaines pratiques de ces « nouveaux combattants de la liberté » cela a fonctionné merveilleusement bien jusqu’à ce qu’il faille opérer dans les provinces pashtounes. Là, à la place des Oubezks et Tadjiks très réticents il fallut faire appel à des hommes forts locaux qui s’avérèrent nettement moins fiables. Le mollah Omar et Oussama Ben Laden purent ainsi se replier au Pakistan et le contexte stratégique se transforma. En Syrie, il a fallu sans doute beaucoup de bons arguments pour que les Kurdes acceptent de combattre à Raqqa et Deir ez-Zor, ils n’ont pas été complètement suffisants pour aller jusqu’au bout. La part des milices arabes, plus hétérogènes, moins fortes militairement, que les YPG, s’accroit fortement dans les FDS au fur et à mesure que l’on progresse vers la frontière. Là encore l’agenda de ces milices arabes n’est pas non plus complètement celui des Kurdes et peut-être plus proche de celle des milices irakiennes qui bordent la frontière de l’autre côté. Dans un contexte où les forces sont des coalitions locales, l’allégeance de ces groupes arabes, désormais réduits au rôle de supplétifs des acteurs principaux PYD, Assad ou même l’EI et peut-être la Turquie, est un élément clé et plutôt imprévisible de l’avenir des rapports de force dans cette région.  

Du côté du PYD, le départ annoncé des Américains crée évidemment un vide. De fait, les Américains peuvent toujours expliquer qu’ils ne feront qu’un saut au-delà de la frontière et qu’ils auront toujours plus de 40 000 soldats dans la région (dont 2 200 en Turquie) et une force de frappe intacte. Ils peuvent même expliquer avoir gagné une plus grande liberté d’action qu’au contact direct des autres acteurs avec qui, au moins par deux fois en février et en juillet 2018, ils ont été amenés à se battre assez violemment y compris contre des Russes. Ce n'est cependant pas la même chose, encore une fois, d’être à distance et de prendre des risques. L’intérêt des 2 000 rangers, marines et forces spéciales américains n’était pas tant l’appui tactique qu’ils apportaient que leur simple présence qui dissuadait quand même les autres de pénétrer dans un secteur tenu par les Américains. Les deux affaires évoquées plus haut ont constitué de sévères défaites pour les forces du régime. On ne peut tuer des Américains ou même les attaquer sans souvent recevoir des coups.

La Turquie qui ne rêve que de broyer le Rojava et n’avait pas hésité de détruire un avion russe, s’est bien gardée jusqu’à présent de s’en prendre à des espaces où stationnaient des Américains. C’était une des vertus majeures de la province excentrée d’Ifrin d’être vide d’Américains. Elle fut envahie en janvier 2018, après la région d’al-Bab en 2017. Avec le départ des forces américaines des autres provinces, Kobane et Cezire, rien ne s’oppose désormais à de nouvelles opérations turques, sur l’ensemble du territoire kurde ou par offensives successives via les trois points d’entrée de Tell Abyad, Ras al-Ayn et Kamechliyé et les régions de peuplement mixtes kurdes et arabes. Il ne sera pas question d’annexer ces provinces, mais d’y détruire les bases du PYD-PKK et toute velléité d’indépendance. Ce ne sera pas forcément facile car les combattants kurdes sont durs, mais ceux-ci ne peuvent s’appuyer sur un terrain difficile et montagneux comme en Irak et le rapport de forces est trop défavorable.

Leur seul espoir réside peut-être dans la dissuasion de l’incertitude d’une occupation turque qui pourrait se transformer en enlisement couteux, mais surtout dans la recherche d’un nouveau protecteur. Il est un peu tard pour se lier aux Russes, comme cela aurait sans doute possible quelque temps plus tôt. Il reste la possibilité de négocier avec Assad, en jouant sur quelques gages comme les champs pétroliers de l’extrême Est, le territoire arabe tenu par les FDS (qui contrôlent un tiers de la surface de la Syrie) ou les milliers de prisonniers de l’État islamique qui constitue une arme potentielle. Au passage, ceux qui se félicitaient en France que ces prisonniers ne viennent pas rejoindre des prisons nationales risquent de le regretter. Ces cartes sont néanmoins assez faibles si Assad décide de reprendre le contrôle des provinces kurdes, jusque-là un allié de fait. Les derniers groupes arabes rebelles autonomes réunis et isolés dans le réduit d’Idlib, l’armée de Damas peut même se lancer tout de suite dans une course de vitesse avec la Turquie en direction de l’Euphrate. Plusieurs configurations de compétition-coopération sont alors possibles entre ces deux acteurs principaux et les milices arabes de l’est syrien, configurations dont les Kurdes seront immanquablement les victimes. Si le PYD peut résister un temps, difficile d’imaginer à terme pour lui autre chose que le reflux dans les bases du PKK dans les montagnes du Kurdistan irakien.

Selon un adage du monde de la finance, c’est quand la mer se retire que l’on voit ceux qui se baignent nus. La France s’est embarquée dans la région comme passager de la coalition organisée et dirigée par les Américains. Tout en annonçant une guerre totale contre l’État islamique, on n’y a finalement déployé selon les époques qu’une escadrille ou deux de chasseurs-bombardiers, une batterie d’artillerie, une structure de formation et quelques centaines de soldats de forces spéciales insérés dans les forces du Parti démocratique du Kurdistan (PDK) en Irak et du PYD en Syrie. Dans cette guerre, au plus fort de notre engagement nous représentions peut-être 10 % de l’effort total. Pas assez pour avoir un effet stratégique sur le terrain, mais suffisant pour dire à l’opinion publique française que l’on faisait vraiment la guerre, le tout en prenant peu de risques. Avec le départ annoncé des Américains de Syrie, tout le monde s’aperçoit que nous nous y baignions nus, n’avouant même pas officiellement que nous y étions. Maintenant, ce ne sont pas les quelques frappes françaises et au maximum les quelques centaines de soldats de l’opération Hydra qui auront un impact important sur les opérations. Ils ne constituent même pas les deux éléments de toute dissuasion : la force et la volonté affichée de combattre si on est attaqué. Dans ces conditions, il n’y a que deux solutions : soit on considère que l’alliance avec les FDS est stratégique au moins jusqu’à la disparition des derniers territoires et dans ce cas, on y déploie des moyens sérieux, comme les Américains ou les Russes, et on annonce clairement que tout Français tué sera durement vengé, soit on continue comme avant au risque de voir nos soldats plongés au milieu de combats qui nous dépasseront. Il sera bon de dire dans tous les cas, ce que l’on fera lorsque les derniers territoires de l’EI en Syrie seront pris, si on ne décide pas, troisième option (la plus probable), de continuer à faire comme les Américains mais en plus petit.

Donald Trump a fait un choix cynique, mais qui a sa cohérence. La Turquie est un partenaire bien plus important pour les Etats-Unis que les pauvres Kurdes et au bout du compte, la présence américaine en Syrie n’entravait pas sérieusement l’axe Téhéran-Bagdad-Damas. Les forces américaines sont toujours puissantes et à proximité. Quant à nous Français, nous n’avons pas déployé les moyens qui nous permettraient aussi d’être cyniques.

jeudi 7 mars 2019

Petit retour sur la guerre de la France contre Daesh

La France est entrée en guerre contre l’État islamique le 19 septembre 2014 en acceptant de participer à la coalition formée par les États-Unis pour lutter contre l’organisation armée.

Cela n’a pas été évoqué à l’époque, mais cela constituait un changement profond d’attitude. L’EI n’est pas né en 2013 comme semblait alors découvrir le gouvernement, mais en 2003 sous un autre nom. En 2006, devenue l’État islamique en Irak (EII) cette organisation ravageait le pays jusqu’au cœur de sa capitale. Nous étions alors, nous Français, d’un silence total devant les horreurs que perpétrait cette filiale d’Al-Qaïda. On considérait sans doute qu’il s’agissait là d’une conséquence de cette intervention américaine à laquelle, avec raison sans aucun doute, on n’avait pas voulu s’associer. De plus, l’EII ne nous avait jamais attaqués directement. Nous estimions donc inutile de prendre les devants en rejoignant tardivement une coalition que par ailleurs tous les Alliés s’efforçaient de quitter au même moment. Le destin et surtout le retournement d’alliance des arabes sunnites ont permis finalement de vaincre l’EII en 2008. De vaincre, mais pas de détruire. L’EII était très réduit mais survivait dans les marges des zones de peuplement mixte, là où il pouvait encore apparaître parfois comme protecteur des sunnites.

Cinq ans après sa défaite de 2008, l’État islamique est revenu le devant de la scène, et le gouvernement irakien, en particulier le Premier ministre al-Maliki, porte une énorme responsabilité dans ce retour. L’organisation a alors enchaîné un cycle de renforcement assez spectaculaire, nourri il est vrai par la faiblesse de ses opposants. Le nouvel EI, qui a appris de ses erreurs, multiplie les ralliements de groupes locaux, se renforce et enchaîne des victoires spectaculaires, ce qui accroît encore les ralliements. En juin 2014, l’État islamique (devenue un temps «en Irak et au Levant» puis EI tout court) contrôle suffisamment de territoire pour proclamer un Califat. Il poursuit son expansion en Irak et en Syrie, et reçoit même, à la manière d’AQ dont il s’est séparé, des allégeances de groupes internationaux.

C’est à ce moment-là, et alors qu’un journaliste américain a été assassiné, que les États-Unis décident d’intervenir à nouveau. Comme d’habitude, ils forment une coalition non pour disposer de moyens supplémentaires (tous les Alliés réunis ne représenteront jamais plus du quart des moyens américains), mais pour renforcer la légitimité de l’action. Contrairement à son attitude précédente, la France décide cette fois de faire la guerre à l’État islamique et de rejoindre la coalition.

J’étais à l’époque assez sceptique sur l’opportunité de cette nouvelle guerre. Nous étions alors déjà engagés en guerre au Sahel après avoir décidé d’y rester militairement après la destruction du «califat nord malien». Nous étions également engagés dans une opération de stabilisation (= opération où il n’y a pas d’ennemi désigné, donc une opération de police) en Centrafrique beaucoup plus délicate qu’annoncé initialement par le ministre. L’opération Vigipirate était toujours en cours en métropole ainsi que plusieurs autres opérations plus petites qui absorbaient encore quelques forces. En vieux soldat, je pensais qu’il valait mieux ne pas multiplier les ennemis. Les conditions stratégiques n’avaient pas fondamentalement évolué pour la France depuis la guerre civile irakienne, et l’EI ne nous avait toujours pas attaqués. Il valait sans doute mieux se concentrer sur le théâtre africain, où nous pouvions avoir un rôle militaire important, que d’ouvrir un nouveau front où notre impact serait forcément faible si on se contentait de faire comme les Américains.

L’échelon politique, qui peut user et abuser de cet outil militaire qui obéit et donne l’impression de faire quelque chose, ne voyait pas forcément les choses de la même façon. L’engagement militaire français est souvent une fin en soi dont les principaux effets attendus sont rarement sur l’ennemi. Pas avare de contradiction, tout en empilant les opérations le même gouvernement décidait par ailleurs de poursuivre et même d’accélérer la réduction du budget, des effectifs et des moyens qui permettaient de les réaliser. En cela, il est vrai qu’il n’innovait pas.

On s’engageait donc dans une nouvelle guerre. Avions-nous en mémoire les rétorsions des États-Unis la dernière fois que nous leur avions dit non? N’avions-nous plus simplement la volonté de refuser? Peut-être considérait-on plus justement que la menace nous concernait plus directement que quelques années plus tôt. De nombreux Français rejoignaient les rangs de l’EI, des journalistes étaient otages de l’organisation en Syrie, l’attaque du musée juif de Bruxelles en mai 2014 pouvait constituer le premier acte d’une campagne européenne d’attentats. On pouvait donc considérer que cette guerre était sans doute inévitable. Fallait-il prendre les devants? Aurions-nous été traités de naïfs si nous avions été attaqués malgré le refus de participer à cette nouvelle expédition? Peut-être. Difficile de le dire désormais.

A ce stade, une fois la décision prise et annoncée quelque chose me gênait. Ce sont les nations qui font les guerres et non seulement les armées. Alors qu’il annonçait cette nouvelle guerre (mais je ne suis pas sûr que le terme de guerre ait été employé), le gouvernement aurait dû logiquement mettre tout le pays en ordre de bataille. Si l’ennemi était aussi détestable et dangereux que cela, on pouvait logiquement s’attendre à ce qu’il nous porte des coups ou au moins tente de le faire. Quatre jours seulement après notre entrée en guerre, un Français était effectivement assassiné au nom de l’État islamique. Les mêmes Livres blancs qui concluaient à la nécessité de réduire les moyens de la défense contenaient tous des paragraphes sur le risque élevé d’attentats terroristes en France. C’était d’ailleurs, semble-t-il, pour essayer de les prévenir que nous étions entrés en guerre en Afghanistan, au Sahel et maintenant en Irak, et que nous maintenions des patrouilles de soldats dans nos villes.

La moindre des choses aurait été de prévenir les Français, de dire des choses comme «Nous entrons en guerre, mais l’ennemi ne restera pas passif. Nous mettons tout en œuvre pour le combattre, nous renforçons les services de sécurité intérieure, nous adaptons les moyens et les méthodes de police pour intervenir efficacement contre des attaques importantes sur le territoire nationalnous adaptons les procédures juridiques, etc., mais il est hélas probable que l’ennemi parviendra quand même à nous faire mal. Il faut s’y préparer aussi dans les esprits…».

Dans les faits, le discours politique d’entrée en guerre a été d’une incroyable pauvreté. C’est d’autant plus étonnant que celui accompagnant la guerre au Mali à peine plus d’un an plus tôt, sans parler de celui la guerre du Golfe en 1990, tranchait plutôt par sa clarté et le risque assumé. Plus de quatre ans après l’entrée en guerre contre l’EI, certains demandent encore s’il s’agit vraiment d’une guerre, si donc on peut y tuer des gens (sic.), ce qu’on doit faire des prisonniers, etc. Au-delà de l’annonce de la guerre, il aurait été utile de préciser quelques évidences : la zone de guerre contre l’EI est le territoire de l’Irak et de la Syrie, le droit de la guerre s’y applique exclusivement (et donc pas sur les autres territoires dont celui de la France) qui autorise évidemment de tuer des combattants adverses tout en préservant autant que possible la population. Il aurait été visiblement utile aussi de préciser dès cette époque, rien ne l’empêchait, ce que l’on ferait des traîtres capturés. Tout cela est normalement le kit de base de l’entrée en guerre.

Rien de cela n’a été dit. On simplement répété que nous étions face à une bande de psychopathes issus d’on ne sait où, sans contenu religieux, ni vision politique et  sans autres motifs en fait que faire le mal. Désigner un ennemi, c’est désigner un alter ego politique à qui on cherche à imposer sa volonté par la force. La difficulté à dire les choses venait sans doute de la difficulté à faire un lien entre l’ennemi et l’Islam, et peut-être surtout à lui conférer ce statut d’ennemi. On poussait le ridicule jusqu’à refuser obstinément de ne pas appeler l’Etat islamique par son nom, «parce que ce n’est pas un État» (comme si cela avait de l’importance) et par mépris (comme si cela avait un effet sur lui), voire de ne pas lui donner de nom, de parler de «groupe armé terroriste» ou même de «terrorisme» tout court. On utilisait même parfois l’expression «guerre au terrorisme», un non-sens sémantique que l’on moquait treize ans plus tôt lorsque George W. Bush l’employait. Tout cela apparaîtrait simplement comme étonnant de puérilité à ce niveau, si cela n’avait pas de conséquence sur les événements. Car derrière l’absence d’explication, il y a eu surtout une absence de précautions. Sans doute persuadés que nous étions bien organisés et bien protégés, nous sommes partis en guerre la fleur au fusil, une grosse fleur et un petit fusil, nous condamnant à évoluer au rythme des coups que notre population subirait.

Entrer en guerre, pourquoi pas, mais encore faut-il savoir ce que l’on va y faire. Parlons simplement du volet militaire. Si je me souviens bien l’objectif stratégique était «détruire les égorgeurs de Daesh», selon l’expression de Laurent Fabius. Certes, mais encore, qu’est-ce cela signifie concrètement pour nos forces armées : obliger al-Bagdhadi à signer une capitulation? Mettre hors de combat tous les combattants de l’EI? Réduire l’organisation à l’impuissance comme en 2008? Mettre fin à son territoire? Quatre ans plus tard, on attend toujours cet objectif clair. Par déduction, on semble se concentrer sur la reprise de contrôle du territoire tenu par l’EI. C’est cohérent, mais pourquoi ne pas l’avoir dit plus tôt? Pourquoi ne pas avoir expliqué aussi, car c’était prévisible dès 2014, que cela ne signifierait pas pour autant la destruction de l’EI qui est déjà en train de retourner à la clandestinité? En d’autres termes, un objectif aurait pu être de «contribuer [on n’est pas tout seul] à mettre fin à l’État islamique comme territoire organisé» et que le dispositif serait adapté ensuite, peut-être en ne conservant que son volet formation, la possibilité de frappes sur des objectifs précis depuis Al Dhafra et surtout la poursuite du combat clandestin en coopération avec les forces locales.

Descendons au niveau opératif, maintenant. Mettre fin à l’État islamique comme territoire organisé paraît effectivement être un objectif réaliste pour les forces armées. Comment faire ensuite? Comme il est infiniment peu probable de voir les combattants de l’EI s’enfuir aussi vite que l’armée irakienne de Ramadi ou Mossoul et encore moins se rendre, il faut bien envisager de devoir reprendre toutes les villes qu’il tient.

Techniquement, si l’exécution est évidemment difficile, le principe est simple. Tout en conduisant une action dans la profondeur de l’ennemi (en clair, frapper les bases, les chefs, les groupements de forces, tout ce qui est repéré et vaut le coup d’une mission aérienne ou d’un raid aéroterrestre) des brigades doivent remonter le long du Tigre et de l’Euphrate ou partir du Kurdistan pour s’emparer successivement de toutes les villes tenues par l’ennemi. Les combats seront difficiles, car les combattants de l’EI sont déterminés, mais la victoire est inéluctable tant le rapport de forces est écrasant. Daesh, c’est à peu près l’équivalent de 1 % de ce que l’OTAN s’apprêtait à combattre en Europe pendant la guerre froide. En face, la coalition constituée par les États-Unis doit représenter à peu près 80 % du budget militaire mondial. Dans des combats conventionnels, ce qui est le cas ici, des coalitions similaires ont dans le passé broyé des dizaines de divisions blindées et mécanisées en quelques semaines. Sur le papier, il s’agit donc d’une des plus grandes dissymétries de forces de l’histoire.

Dans les faits, cela a été plus compliqué. Si la coalition dans son ensemble avait décidé de faire comme la France au Mali en 2013, on [en fait les rares nations occidentales qui font encore combattre leurs armées] aurait engagé des dizaines de bataillons aux côtés des forces locales. Cela aurait été difficile, des soldats seraient tombés, à peu près un soldat pour cinquante de Daesh, mais l’objectif de destruction du califat aurait pu être atteint en quelques mois, peut-être un an. C’est le temps qu’il avait fallu aux seuls Américains pour reprendre les villes sunnites le long du Tigre et de l’Euphrate de l’automne 2004 à septembre 2005.  

Les États-Unis se sont interdit cette voie. Les contraintes psychologiques et politiques locales et surtout américaines étaient sans aucun doute beaucoup trop fortes. Ils ont logiquement opté pour une approche indirecte, c’est-à-dire tout le reste de ce que l’on a évoqué, les campagnes de frappes, l’appui des forces locales par les feux, le soutien logistique, l’équipement, la formation, etc., mais pas de bataillons au contact (ce que pour une raison mystérieuse certains persistent à appeler «troupes au sol»). Et même dans cette approche, ils se sont même interdit initialement l’emploi de certaines armes, apparemment encore trop risquées, comme l’artillerie ou les hélicoptères d’attaque.

Nous nous sommes complètement alignés sur cette approche. Nous l’avons pratiqué dans le passé, rarement avec succès il faut le dire, mais peu importait le passé, peu importait le fait qu’à partir du moment où l’action aérienne primait, cela nous condamnait à ne représenter que 5 % de l’action globale (contre 80 % pour les Américains), l’essentiel était clairement de participer et d’être présent.

Cette approche présente le grand avantage politique (politicien plutôt) de réduire considérablement les risques pour nos soldats, au moins à court terme. Elle présente néanmoins de nombreux inconvénients que l’on a, sans surprise, retrouvés ici.

Le principal est que cela lie les évènements aux forces locales. On passera sur le fait que, quel que fut le mode opératoire choisi complet ou indirect, il fallait s’associer avec une armée qui, comme en Syrie, lançait des barils d’explosifs sur Falloujah en 2013, ou des milices chiites radicales peu avares d’exactions sur la population sunnite (comme à Tikrit en 2015 par exemple). Concentrons-nous sur les problèmes techniques. Par principe, ces forces locales souffrent de nombreuses faiblesses, sinon elles n’auraient pas été battues et au moins, elles n’auraient pas besoin d’aide extérieure pour combattre l’ennemi. Or, il faut toujours du temps pour combler ces faiblesses, en admettant simplement qu’il s’agisse d’un problème de nombre, de compétences et d’équipements.

Dans ces conditions, au lieu de mois, il faut compter que la reconquête demandera des années. On savait dès 2014 que la seule phase de destruction du territoire-Califat durerait déjà probablement plus longtemps que la Première Guerre mondiale. Il est d’ailleurs toujours étonnant de voir nos dirigeants se lancer dans des prédictions, toujours optimistes et toujours démenties. La dernière en date étant celle du président de la République annonçant la fin du territoire de l’EI pour le printemps 2018. Notons déjà que pour une organisation comme l’État islamique, une résistance aussi longue face à une telle puissance constitue au moins une victoire symbolique sur laquelle il peut peut-être capitaliser.

Surtout, la statistique joue. Plus une guerre dure, plus les destructions et les souffrances sont grandes. Des risques faibles à court terme deviennent importants sur la durée.

Les pertes de soldats, qui l’on voulait éviter à tout prix, finissent par arriver. Au bout de quatre ans, plus de 90 Américains, militaires ou civils contractors (lire «soldats discrets») sont morts pour la plupart par accidents. On est loin des pertes de la période d’occupation, mais cela correspond déjà à que la France a perdu en Afghanistan ou à Beyrouth en 1983. Deux soldats français sont morts également en Irak, un par l’ennemi, un par accident (plus deux autres du service Action en Libye).

Les pertes civiles augmentent aussi. Au lieu de quelques milliers de frappes aériennes ou d’artillerie, de millions de cartouches qui auraient été nécessaires pour une campagne de quelques mois, il faut désormais parler en dizaines de milliers de bombes et obus et en dizaines de millions de cartouches. Malgré toutes les précautions prises, et en particulier par les Français il faut le souligner, avec la pratique ennemie des boucliers humains, cela finit par faire forcément des dégâts sur le terrain et la population. Les villes reconquises sont ravagées et des milliers de civils sont tués. La Coalition admet être directement responsable de la mort de 1200 civils. Le site AirWars, qui recense et recoupe des témoignages, évoque une fourchette probable entre 6000 et 9000, soit sensiblement ce qui est aussi imputé à l’État islamique. Ces dégâts et ces pertes, outre leur aspect moral et éthique, ne sont jamais neutres politiquement. Aurait-on eu moins de dégâts que cela peut avoir en agissant plus vite, avec des troupes au contact? Sans aucun doute, ne serait-ce que justement parce qu’on aurait été plus vite.

On n’en parle jamais, mais accepter qu’une organisation qui pratique le terrorisme conserve une grande liberté d’action, c’est également augmenter la probabilité d’occurrence d’attentats majeurs en métropole. En commençant cette guerre, on aurait dû avoir l’obsession de réduire au plus tôt cette liberté d’action et en particulier la possibilité d’engager des commandos en France. Cela n’a pas le cas et l’ennemi a pu organiser des attaques majeures en France. La lenteur des opérations en Irak et en Syrie n’est évidemment pas seule en cause. La faute en revient surtout, malgré les dénégations un peu pathétiques qui ont suivi, aux défaillances des organismes «boucliers» de la population, en partie de leur faute et partie par la négligence de l’État dans ses missions régaliennes.

Au bilan, en acceptant docilement l’approche américaine, nous avons effectivement préservé nos soldats, mais en transférant le risque sur d’autres, forces locales bien sûr, irakiens, syriens, kurdes, qui prennent complètement le combat direct à leur compte, et donc aussi par la lenteur des opérations en partie aussi aux populations locales, mais aussi nationales. La guerre de la France contre l’État islamique est la seule de notre histoire où il est à ce jour tombé presque cent fois plus de Français civils que de soldats. Nous sommes en contradiction complète avec le principe de base qui veut que ce soient les soldats qui prennent le risque sur eux pour justement en préserver les autres.

A-t-on pour autant modifié notre façon de faire? Nullement. Après les attentats de janvier 2015, dont un était revendiqué par l’EI (et l’autre par AQPA, contre qui aucunes représailles visibles n’ont été exercées) on a énergiquement lancé nos soldats… dans les rues de France. Après les attentats de novembre 2015, le président de la République déclarait «solennellement» devant les familles des victimes qu’il mettrait «tout en œuvre pour détruire l’armée des fanatiques qui avait fait cela». Le «tout en œuvre» a consisté à envoyer une batterie d’artillerie en Irak. Cela ne constituait même pas une audace vis-à-vis des Américains puisque ceux-ci, qui ne demandent pas leur avis aux Français pour agir, l’avaient déjà fait depuis des mois. Si cette batterie d’artillerie était si importante, et quant à rester dans la même approche, pourquoi ne pas l’avoir engagé d’emblée alors? Pourquoi ne pas en envoyer plusieurs? Pourquoi ne pas avoir engagé d’hélicoptères d’attaques? etc. Les Russes ont d’emblée engagé un dispositif de frappes et d’appui complet et cela a été plus efficace que les renforcements progressifs auxquels la Coalition a procédé.

Était-ce une question de moyens? Si c’est le cas, il faut revenir plus haut aux paragraphes «empilement des opérations» et «réduction des moyens depuis vingt-cinq ans» et se poser de sérieuses questions.

Surtout, il faudra qu’on explique pourquoi on a engagé une campagne aéroterrestre complète au Mali en 2013 avec quatre bataillons au contact, que l’on continue à le faire au Sahel et pas en Irak. Était-on plus menacé par le Mujao que par l’État islamique? Il semblait, dès 2014 que non. Aurait-ce changé quelque chose de procéder en Irak-Syrie comme au Sahel ? Incontestablement bien plus que ce que nous avons fait, même si ce que nous avons fait a été bien fait. L’opération Chammal, la contribution française à l’action de la Coalition, c’est depuis septembre 2014, environ 10000 soldats irakiens formés, et selon les chiffres officiels en moyenne une frappe aérienne et un tir d’artillerie chaque jour détruisant un à deux objectifs. Tactiquement, nos soldats ont fait et continuent de faire le travail demandé avec efficacité. Il n’est pas négligeable, on fait du mal aux djihadistes. Au niveau opérationnel, c’est simplement insuffisant. Si la France avait été seule à s’engager en Irak, avec les mêmes moyens et les mêmes méthodes qu’en 2014, l’État islamique aurait subi des coups, mais n’aurait même pas été freiné. En restant dans la même approche, mais avec la plénitude des moyens, à la manière des Russes, cela aurait été déjà plus efficace. En imposant notre autonomie opérationnelle au sein de la Coalition et avec un mode opératoire similaire à celui de Serval, notre poids sur les événements aurait été bien plus important. On serait non pas un actionnaire à 5 % mais peut-être à 30 %. Notre voix serait plus forte. Plus important, notre combat serait plus à la hauteur des enjeux, ne serait-ce d’ailleurs que par respect pour les victimes des attentats, et la destruction du territoire de l’Etat islamique aurait été accélérée.

Pour l’instant, si on fait disparaître d’un coup de baguette magique les Américains de la zone des combats, nous voilà en pleine lumière tels que nous avons toujours été  dans cette guerre : légers, à tous les sens du terme.