mercredi 17 avril 2024

Les Gardiens de la circonvolution

Nous voici dans la troisième grande confrontation entre Israël et la République islamique d’Iran. Il y a eu d'abord l’épisode libanais où l’Iran a utilisé des organisations armées chiites locales – le Hezbollah en premier lieu – pour affronter les occupants israéliens de 1982 à 2000 et même un temps les puissances occidentales qui avaient osé défier Téhéran. Ce front a connu une résurgence dans la guerre de 2006 entre Israël et le Hezbollah, pour se calmer ensuite. Les affrontements se sont déplacés secrètement sur le sol iranien afin d’y freiner le programme nucléaire par des sabotages informatiques ou des assassinats d’ingénieurs puis plus ouvertement en Syrie par des raids aériens après l’intervention iranienne de 2013 en soutien du régime d’Assad. L’attaque du 7 octobre 2023 par le Hamas soutenu par l’Iran et ses alliés a ouvert une nouvelle phase dans cet affrontement sous le seuil de la guerre ouverte et générale. Il a d’abord pris la forme classique d’échanges de coups de la part et d’autres de la frontière israélienne avec le Liban et la Syrie, y compris jusqu’à Beyrouth et Damas, et puis des choses nouvelles sont arrivées.

Plus on en montre et moins on tue

L’art opérationnel sur la limite de la guerre consiste à obtenir des effets militaires sans provoquer une guerre ouverte. Pour cela on combine de manière inverse la violence et la démonstration. On assassine et parfois même on combat secrètement, on accroche brièvement et ponctuellement – comme en février 2018 à Koucham en Syrie entre Russes et Américains ou comme lorsque les Israéliens frappent le consulat iranien à Damas le 1er avril - mais on fait des tonnes de démonstration lorsqu’on ne veut pas vraiment tuer.  Dans ce dernier cas, on peut parader au loin, se déployer face à l’adversaire (plus risqué) et même l’attaquer mais sans intention de lui faire mal. On parlera alors de « pseudo-opération ». Le raid français du 17 novembre 1983 sur la caserne Cheikh Abdallah dans la plaine de la Bekaa en est un bon exemple. Il s’agissait de répondre à l’attaque terrible du 23 octobre précédent mais sans provoquer d’engrenage, autrement dit « faire semblant ». Ce jour-là Huit Super-Etendard de la Marine ont décollé du porte-avions Clemenceau pour larguer 34 bombes sur une zone où tout le monde avait été alerté auparavant, à l’exception d’un malheureux berger et ses moutons. L'opération lancée le 8 janvier 2020 en réponse à l’assassinat à Bagdad par les Américains du général Qassem Soleimani cinq jours plus tôt a procédé de la même logique.  Les Iraniens avaient alors lancé quinze missiles balistiques sur deux bases américaines en Irak, mais seulement après avoir averti les États-Unis via l’Irak. Dans les faits ces attaques n’ont provoqué aucun mort et seulement peu de dégâts, mais l’Iran a pu annoncer un bilan faux mais triomphant tandis que de son côté Donald Trump a pu minimiser l’affaire. La confrontation en est restée sur ce point d’équilibre.

On savait – et les Israéliens les premiers - que de la même façon que l’Iran répliquerait forcément à l’attaque du 1er avril à Damas, où son consulat, et donc son territoire, avait été frappé par un raid aérien provoquant la mort de personnalités importantes de la force al-Qods. Ces personnalités, en particulier les généraux Zahedi et Rahimi qui coordonnaient l’action des organisations arabes alliées de l’Iran dans la région, constituaient sans doute des cibles trop tentantes pour les Israéliens qui ont donc tenté une « pointe » de violence au-delà du seuil de la guerre sans la revendiquer. Aucun État ne peut laisser attaquer son ambassade sans réagir. La réponse iranienne était inévitable, seule sa forme posait question.

Cette réplique ponctuelle pouvait jouer sur tout le spectre de l’action violente sous le seuil de la guerre ouverte, depuis l’attentat terroriste non revendiqué, comme celui de 1992 contre l’ambassade d’Israël en Argentine (29 morts et 242 blessés) jusqu’au lancement affiché de salves de roquettes, drones ou missiles. Ces attaques aériennes de quelques dizaines à quelques centaines de projectiles peuvent viser des objectifs périphériques, comme celles des 15 et 16 janvier à Idlib en Syrie, au Baloutchistan pakistanais et à Erbil contre une base supposée du Mossad après l’attentat du 3 janvier par l’État islamique, ou directement le territoire israélien. L’Iran pouvait utiliser ses alliés pour cela ou le faire directement et ouvertement. Les Iraniens ont choisi cette option maximale, rompant ainsi les habitudes de dizaines d’années de confrontation. Quand on rompt des habitudes, on surprend et les surprises doivent toujours être étudiées avec soin car elles indiquent peut-être des phénomènes nouveaux.

La salve a été massive avec plus de 300 engins sans pilotes à bord, peut-être un record historique, emportant environ 70 tonnes d’explosif au total. La majorité de ces projectiles – 185 – était composée de drones Shahed volants bas et lent. Ils sont mis plusieurs heures à atteindre Israël, ce qui a contribué à la mise en alerte de tous les systèmes de défense aérienne (SDA) de la région, sans espoir de faire beaucoup de dégâts mais espérant au moins de saturer en partie la défense. Dans cette orchestration, les drones ont été rejoints sur l’objectif par 36 missiles de croisière plus rapides et lancés plus tard, et enfin par sans doute la vraie force de frappe de 110 missiles balistiques venant directement d’Iran mais aussi marginalement depuis l’Irak, le Yémen et le Liban, accompagnés par plusieurs dizaines de roquettes à courte portée sur la frontière israélienne. Les objectifs visés étaient, semble-t-il, uniquement militaires, en particulier les bases aériennes d’où avaient décollé les avions qui ont bombardé le consulat d’Iran à Damas.

D’un point de vue tactique, l’attaque a servi de test, à la fois de la capacité d’attaque iranienne – organisation, fiabilité et précision des équipements utilisés, estimation des résultats – et du SDA israélien et éventuellement des alliés. De ce point de vue, les résultats de ce bref affrontement entre un des plus puissants arsenaux de frappe sol-sol et un des SDA les plus denses et performants au monde sont ambivalents. Les autorités israéliennes affirment, avec l’aide d’alliés de circonstances, avoir abattu « 99 % » de ces projectiles et qu’il n’y eu que des dégâts insignifiants. Il semble cependant que plusieurs missiles balistiques, entre 7 et 15 selon les versions, aient quand même réussi à percer le SDA et infliger quelques dégâts sur les bases aériennes de Nevatim et de Ramon dans le Néguev ainsi qu’un site sur de surveillance sur les hauteurs du Golan, tandis qu’une enfant a été blessée dans la bataille.

L’Iran dispose peut-être encore de la capacité de lancer vingt salves de même volume, ou moins nombreuses mais plus puissantes afin de mieux saturer le SDA israélien. Sur la durée, on ne sait pas bien si les Israéliens disposent d’une réserve de coûteux missiles d’interception suffisante pour faire face à toutes ces salves. Si rien ne change par ailleurs, l’Iran pourrait donc frapper le sol israélien d’un ordre de grandeur de 200 missiles. C’est à la fois peu en soi, à peine 100 à 150 tonnes d’explosif soit très largement moins que ce que l’armée de l’Air israélienne a lancé sur Gaza, mais alors que les 36 missiles Scud lancés par l’Irak sur Israël en 1991 avaient traumatisé la société, on peut imaginer ce que provoquerait ces 200 missiles modernes sur Tel-Aviv ou Haïfa. Il est probable cependant qu’Israël et sans doute ses alliés ne laisseraient pas à l’Iran la possibilité de lancer impunément toutes ces salves.

À plus long terme, l’Iran dispose donc d’une capacité statistique de percer le SDA en jouant de la masse, mais pas de la capacité à coup sûr nécessaire pour une éventuelle capacité nucléaire de seconde frappe. Il lui faut pour cela disposer d’abord de points de départ suffisamment diversifiés et durcis pour résister à une attaque, y compris nucléaire, puis de vecteurs presque invulnérables - ce qui passe probablement par l’acquisition de technologie hypervéloce – et bien sûr un nombre minimal de têtes nucléaires. Trois seraient actuellement en préparation. Avec peut-être une aide de la Russie, proche de celle qu’elle offre à la Corée du Nord, l’Iran peut espérer une capacité nucléaire fragile dans les deux ans qui viennent et une capacité de seconde frappe à l’horizon 2030.

L’art opérationnel sur la limite

En avertissant tout le monde avant du déclenchement de cette opération, que l’on savait n’obtenir que de faibles effets matériels, puis en expliquant ensuite que pour eux l’affaire était « soldée », les Iraniens ont choisi de rester dans le cadre d’une pseudo-opération, peut-être la plus importante de l’histoire, destinée à sauver la face tout en offrant aux Israéliens le bénéfice d’une victoire défensive et le moins possible de raisons de répliquer à leur tour. Elle a permis aux Israéliens de sortir au momentanément de leur isolement diplomatique, en obligeant les Occidentaux mais aussi certains États arabes comme la Jordanie et l’Arabie saoudite à se placer militairement à leur côté - une première depuis 1956 - et donc aussi en porte-à-faux vis-à-vis d’une grande partie de leur opinion publique.

Le plus intéressant est peut-être que l’Iran n’a pas été dissuadé de se lancer dans une opération qui représente une rupture symbolique forte. L’invincibilité militaire israélienne a été la pierre angulaire de la politique de la région pendant des générations. Cette invincibilité a été mise à mal une première fois le 7 octobre 2023 par la percée de la barrière défensive, mais aussi partiellement à partir de janvier 2024 par l’essoufflement de l’opération offensive Épées de fer à Gaza. On constate maintenant que l’Iran n’a pas hésité à son tour à attaquer le territoire israélien depuis le sien, ce qu’il s’était refusé de faire. Israël peut donc prendre des coups et sa fureur ne fait plus aussi peur. On est vraiment dissuadé de faire quelque chose que si on est persuadé que la riposte ennemie sera plus désavantageuse pour soi que sa propre attaque ne l’est pour lui. L’Iran n’a donc pas craint, du moins pas craint suffisamment, la riposte israélienne pour l’empêcher d’agir.

Peut-être pense-t-il que le résultat gagnant-gagnant de son opération empêche Israël rationnellement de riposter et de gâcher ses gains. Notons au passage, ce paradoxe qui veut que toujours dans cet art de la guerre sous le seuil ou à la limite que l’existence d’un bouclier a tendance à inciter l’adversaire à attaquer car il sait que cette attaque ne suscitera pas l’indignation accompagnant le spectacle des destructions et des dizaines voire des centaines de corps d’innocents meurtris. Les pseudo-opérations sont des opérations propres. Peut-être l’Iran estime-t-il à son tour ne pas craindre matériellement une attaque sur son propre sol car les capacités de frappe à distance des Israéliens ne sont pas jugées très importantes et en tout cas que les cibles potentielles sont bien protégées par leur propre SDA, peut-être renforcé par la Russie, et surtout leur durcissement et enfouissement. Peut-être enfin qu’en conservant une grande partie de sa force de frappe balistique, l’Iran peut estimer pouvoir encore faire très mal en « riposte à la riposte » israélienne » par une riposte encore plus massive et sans avertissement cette fois. L’attaque « propre » du 13 avril pourrait ainsi apparaître comme un ultime avertissement prouvant sa détermination à aller vers quelque chose de beaucoup plus grave.

En résumé, le pouvoir iranien, qui doit faire face à une contestation intérieure forte, a estimé que les gains espérés d’un franchissement ponctuel seuil de la guerre - sauver la face, jouer de la menace extérieure pour retrouver une légitimité interne, se placer en vrai ennemi d’Israël et défenseur de la cause palestinienne - surpassaient les risques, y compris sur le précieux programme nucléaire.

Dilemmes de la fureur

Le problème pour l’Iran est que le pouvoir israélien, quoique divisé, est sensiblement dans les mêmes dispositions. Si l’Iran voit son attaque comme une riposte légitime et suffisante, Israël la perçoit comme une agression directe et inédite de son territoire qui impliquerait normalement une réponse. En temps normal, cette réponse israélienne aurait été immédiate et de même nature en jouant également de la force de frappe aérienne.

Depuis l’opération Opera en 1981 contre l’usine Osirak jusqu’au raid au Soudan en 2009 contre un convoi d’armement iranien en passant par le raid de 1985 sur le QG de l’OLP à Tunis (2 300 km) ou sur le réacteur graphite-gaz dans la province syrienne de Deir ez-Zor en 2007, l’armée de l’Air israélienne a montré depuis longtemps sa capacité à mener des raids à grande distance. Avec sa combinaison F-35A furtifs pour ouvrir le passage et escorter et de F15I avec 10 tonnes d’emport de charge dont des missiles Delilah à 250 km de portée, les Israéliens peuvent lancer des attaques à plusieurs dizaines de tonnes d’explosif (17 tonnes lors de l’opération Orchard en Syrie) avec cependant deux limitations fortes : une capacité de ravitaillement en vol réduite à 4 avions KC-46 Pegasus et le manque (apparent) de projectiles à très forte pénétration, ce qui réduit forcément l’impact sur des installations durcies iraniennes. Israël peut aussi utiliser conventionnellement sa force de missiles Jéricho II ou III, normalement destinée à sa force de frappe nucléaire. Techniquement Israël peut donc lancer à son tour des attaques contre l’Iran, et, quoique limitées par la distance, plus puissantes au bilan que celles de l’Iran.

Toute l’histoire israélienne annonce un ou plusieurs raids aériens contre l’Iran, la retenue de 1991 face à l’Irak de Saddam Hussein constituant l’exception. Le frein principal est sans doute constitué par l’existence d’une autre guerre en cours depuis six mois contre le Hamas et qui est loin d’être terminée. La sagesse consisterait à ne pas multiplier les ennemis, comme en 2006 lorsque les opérations militaires commencées contre le Hamas à Gaza avaient dérivé en guerre contre le Hezbollah et le Liban (pour que son gouvernement agisse contre le Hezbollah) avec même la tentation à l’époque de s’attaquer aussi en même temps à la Syrie. Le résultat de cette hubris n’avait pas, pour le moins, été probant. Mais d’un autre côté, en se lançant dans le raid contre le consulat iranien à Damas, le gouvernement israélien actuel savait pertinemment qu’il se trouverait devant ce dilemme. Il peut considérer qu’une guerre parallèle contre l’Iran à coup de raids réciproques serait gérable, et d’autant plus que l’efficacité du bouclier défensif la rendrait relativement sûre. On retrouverait ainsi le schéma de guerre à distance qui a prévalu à plus petite échelle mais fréquemment entre le Hamas ou le Jihad islamique à Gaza et Israël de 2006 à 2021. Cela permettrait même à Netanyahu d'avoir in extremis une place d'honneur dans l’histoire en détruisant ou au moins en entravant un programme nucléaire iranien qui fait peur à beaucoup de monde. La sacro-sainte capacité de dissuasion israélienne s’en trouverait également renforcée.

Pour autant, les mêmes qui seraient effectivement satisfaits de l’arrêt du programme nucléaire iranien s’inquiètent aussi beaucoup des moyens qui seraient utilisés par les Israéliens pour l’obtenir. Les effets d’une guerre irano-israélienne ne seraient pas limités aux deux protagonistes mais affecteraient toute la région mais aussi le monde ne serait-ce que par la grave perturbation du trafic commercial, en particulier pétrolier, comme dans les années 1980. Ils poussent tous à la retenue israélienne, ou au moins à une forme d’attaque plus discrète. Reste à savoir dans quelle mesure, ils seront écoutés.

Un autre problème majeur est l’existence de cet ennemi proche pour Israël constitué par le Hezbollah et dont la capacité de frappe est également considérable. De fait, depuis le début de la nouvelle guerre contre le Hamas la tentation est forte du côté israélien de profiter de l’occasion pour mettre également fin à la menace du Hezbollah en détruisant sa force de frappe et en le repoussant au nord du fleuve Litani. D’un autre côté, le Hezbollah lui-même fait le minimum pour montrer sa solidarité avec le combat du Hamas et répondre aux attaques israéliennes mais, malgré les centaines de morts qu’il a subis, sans franchir le seuil de la guerre ouverte. Le Hezbollah n’a participé que de manière marginale à l’attaque du 13 avril. Une guerre d’Israël contre l’Iran pourrait l’obliger à surmonter ces réticences et utiliser sa propre force de frappe contre le territoire israélien avec peut-être même la possibilité de lancer des raids terrestres.

D’un autre côté, les Israéliens peuvent aussi déclencher une grande campagne aérienne contre le Hezbollah comme en 2006, mais cela provoquerait en retour une pluie de missiles, drones et surtout roquettes sur Israël. Israël peut faire l’impasse, considérant qu’il a, comme face à l’Iran, les moyens permettant de s’en protéger, mais le problème de cette campagne réciproque de frappes est surtout qu’elle ne produirait pas de résultat stratégique. Le Hezbollah aussi peut résister matériellement à une campagne de frappes et même politiquement au Liban où on considérerait que cette nouvelle guerre serait de la responsabilité d’Israël. Ce ne sont pas en tout cas les missiles et bombes guidées israéliens qui repousseront le Hezbollah jusqu’au Litani, pour cela il faudrait lancer une opération terrestre qui serait problématique alors que celle contre le Hamas, un adversaire plus faible, n’est pas terminée et que cela fait six mois que les réservistes ont été mobilisés, sans doute un record dans l’histoire israélienne.

Bref, on se trouve au bord d’une nouvelle guerre ouverte. En regardant le passé tout y pousse, en regardant l’avenir possible tout la freine.

dimanche 14 avril 2024

L'art de la défaite sous le seuil de la guerre : La France contre l'Iran

Extrait de Le temps des guépards : La guerre mondiale de la France de 1961 à nos jours, Tallandier, 2022. 

Bien qu’ayant accueilli en exil son guide suprême l’ayatollah Khomeiny, la France s’est opposée très vite à la nouvelle République islamique d’Iran proclamée en avril 1979. Or, à l’époque du Shah, les deux pays avaient conclu un vaste accord de coopération nucléaire. Cet accord est remis en cause avec le nouveau régime. L’Iran rompt le contrat de fourniture de centrales nucléaires, mais souhaite rester dans le consortium Eurodif, la filiale du Commissariat à l’énergie atomique, et bénéficier de la fourniture d’uranium enrichi prévue dans les accords. François Mitterrand s’y refuse, comme il refuse que la France rende le milliard de dollars qui y avaient été placés par le Shah.

La France multiplie en revanche les accords avec l’Irak de Saddam Hussein, alors le premier partenaire commercial de la France au Moyen-Orient et son deuxième fournisseur de pétrole. Lorsque Saddam Hussein engage la guerre contre l’Iran en 1980, il est pleinement soutenu par les États-Unis, désignés « Grand Satan » par l’Iran, tandis que la France est nommée le « Petit Satan ». La France fournit à l’Irak un quart de son équipement militaire et les réacteurs de la centrale nucléaire de Tammuz, qui est détruite par les Israéliens en juin 1981. On compte alors plus de 10 000 expatriés français en Irak, dont un certain nombre de conseillers militaires, tandis que de nombreux Irakiens sont formés en France. Les retombées sur l’industrie française sont énormes ainsi que les rétrocommissions sur les caisses noires des partis politiques français. D’un point de vue moins matérialiste, le « progressisme laïc » de Saddam Hussein plaît également beaucoup plus que cette République islamique chiite dont on craint qu’elle ne veuille exporter sa révolution.

La France appuie donc massivement l’Irak dans sa guerre. En septembre 1981, elle signe avec Saddam Hussein un contrat d’un montant équivalent à plus de 1,5 milliard d’euros et portant sur des centaines de véhicules blindés, des milliers de missiles antichars et antiaériens et même plus de 80 canons automoteurs de 155 mm, dont l’armée de Terre française n’est pas encore dotée. L’aviation irakienne dispose déjà de 90 avions de combat Mirage F1. On y ajoute 25 autres appareils en 1985. Le plus extraordinaire est que, de 1982 à 1986, on vend quand même aussi discrètement et illégalement des obus à l’Iran afin de financer le Parti socialiste. Les États-Unis font d’ailleurs de même pour financer les contre-révolutionnaires en Amérique centrale. En octobre 1983, le porte-avions Clemenceau vient prêter cinq avions Super-Étendard, seuls à même de frapper les navires iraniens dans le Golfe avec leurs missiles AM-39 Exocet. Un appareil est détruit et les quatre restants sont rendus à la France durant l’été 1985.

On peut difficilement imaginer à l’époque que tout cela passera inaperçu de l’Iran, mais on s’estime probablement protégés de toute action de la République islamique dont on croit de toute façon le destin assez bref. C’est une erreur.

C’est la première fois depuis 1963 que la France est en confrontation directe avec un État. L’adversaire de l’époque était le Brésil qui voulait interdire sa zone de pêche exclusive aux navires français. Il avait alors suffi de protéger les pêcheurs français par les navires de la Marine nationale pour, après une brève période de tension, mettre fin au « conflit de la langouste ». Cela ne va pas être aussi facile face à l’Iran.

La France est surprise par les attaques par procuration iraniennes. La première zone d’action est le Liban où l’Iran s’associe la Syrie, hostile à la présence des Occidentaux. En septembre 1981, l’ambassadeur de France à Beyrouth est assassiné par une milice à la solde de la famille Assad. L’Iran et la Syrie s’attaquent ensuite aux cibles que les pays occidentaux ont obligeamment placées au Liban.

En juillet 1983, la milice chiite Amal soutenue par l’Iran tente de pénétrer dans Beyrouth. Les petites forces armées libanaises réussissent difficilement à la repousser alors que la FMSB, censée aider l’armée nationale, reste l’arme au pied. Cela n’empêche pas les Occidentaux d’être frappés, notamment le 31 août lorsque quatre soldats et un policier français meurent dans le bombardement de l’ambassade de France. Le 4 septembre, l’armée israélienne évacue soudainement les montagnes du Chouf, au sud-est de Beyrouth. Le vide est occupé par les Druzes du Parti socialiste progressiste (PSP), alliés de la Syrie et qui se trouvent désormais à portée d’artillerie de la capitale libanaise. Les combats avec l’armée libanaise sont très violents à quelques kilomètres au sud de la capitale. Le 11 septembre 1983, pour, enfin, appuyer l’armée libanaise en posture délicate et protéger ses forces de la menace de l’artillerie du PSP, Ronald Reagan fait appel aux forces navales qui frappent les montagnes de leurs canons et lancent un raid aérien une semaine plus tard. Le 22 septembre, c’est au tour des Français de lancer un raid aérien de huit Super-Étendard depuis le porte-avions Foch afin d’anéantir une batterie druze après la mort de deux soldats français deux semaines plus tôt. La force multinationale continue pourtant à maintenir l’illusion de la neutralité en n’engageant pas les forces terrestres. Les forces navales sont donc en guerre, mais pas les forces terrestres, toujours interdites d’agir autrement qu’en légitime défense. C’est d’autant plus absurde que ce sont elles qui sont frappées et non les navires. Avant le 23 octobre 1983, 17 soldats français ont déjà été tués dans différentes attaques.

La myopie stratégique se double d’une cécité tactique. Le premier attentat suicide moderne avec emploi d’explosif est le fait d’un membre du mouvement chiite Amal, le 15 septembre 1981, contre l’ambassade irakienne à Beyrouth. Le mouvement Amal est soutenu par l’Iran qui a aussi remis au goût du jour l’emploi de combattants-suicide dans sa guerre contre l’Irak. D’autres attaques ont suivi, frappant le quartier-général israélien à Tyr en novembre 1982 et l’ambassade américaine à Beyrouth en avril 1983. Pour autant, on ne se prépare pas vraiment à ce nouveau mode d’action promis à un grand avenir. Pire, pour réduire leur vulnérabilité aux attaques plus classiques, les forces françaises réparties jusque-là dans des petits postes ont été regroupées dans de grands bâtiments, mais sans assurer autour d’eux une ceinture de protection efficace. C’est ainsi que la 3e compagnie du 6e régiment d’infanterie parachutiste, une unité de circonstance formée de volontaires, est tout entière placée dans un immeuble de huit étages baptisé Drakkar, à quelques centaines de mètres de l’ambassade d’Iran.

Le 23 octobre au petit matin, quelques jours après que le président Mitterrand a déclaré aux Nations unies que la France n’avait pas d’ennemi au Liban, le bâtiment Drakkar explose. Celui des Marines américains a été attaqué sept minutes plus tôt. Les Américains perdent 241 hommes et les Français, 58. Les deux attaques au camion-suicide représentent l’équivalent en explosifs de plusieurs missiles de croisière américains Tomahawk entrés au même moment en service et avec une égale précision. Elles sont attribuées à plusieurs organisations armées : le Mouvement de la révolution islamique libre puis le Jihad islamique et surtout le Hezbollah. L’implication de la Syrie et de l’Iran est évidente, mais aucune preuve formelle ne sera jamais avancée – on parlerait aujourd’hui d’opération « non attribuable ». Les autorités françaises, malgré la demande de plusieurs députés, ne constitueront jamais de commission d’enquête pour dire aux Français qui a tué leurs soldats.

Alors que quelques années plus tôt, il n’était question que de montrer notre détermination afin d’assurer la crédibilité de notre doctrine de dissuasion stratégique, l’exécutif français est désormais désemparé. Malgré l’affront immense, à ce jour les plus fortes pertes militaires en une seule journée depuis 1962, il faut attendre plusieurs semaines pour avoir une réaction. Le 7 novembre 1983, le véhicule piégé (une Jeep marquée « armée française ») destiné à frapper l’ambassade d’Iran à Beyrouth ne fonctionne pas. Moins de deux ans avant le fiasco du Rainbow Warrior, la France ne sait visiblement plus très bien monter des opérations clandestines. Le 17 novembre, « non pas pour se venger, mais pour que cela ne se reproduise pas », le président Mitterrand déclenche l’opération Brochet. Huit Super-Etendard de la Marine nationale décollent du porte-avions Clemenceau et larguent 34 bombes de 250 et 400 kg sur la caserne Cheikh Abdallah dans la plaine de la Bekaa, une position des Gardiens de la Révolution islamique et du Hezbollah opportunément évacuée quelques minutes plus tôt. Une rumeur forte prétend que les occupants ont été avertis par un membre d’un ministère français.

Le 21 décembre 1983, un peu plus d’un mois après le raid aérien destiné à ce que « cela ne se reproduise pas », une nouvelle attaque à la voiture piégée a lieu contre les Français. La voiture est arrêtée par les merlons de terre, mais les 1 200 kilos d’explosif détruisent l’endroit où les soldats français prennent habituellement leurs repas. L’heure des repas avait été heureusement décalée ce jour-là, sinon il y aurait un nouveau massacre parmi les soldats français. L’attaque en tue néanmoins un ainsi que 13 civils libanais. On compte également plus de 100 blessés, dont 24 Français. Cette attaque ne donne cette fois même pas lieu à un simulacre de représailles.

Dès lors, la priorité est l’autoprotection. Plus personne ne sort des deux bases françaises, au centre de Beyrouth et sur la ligne verte. Une batterie de cinq canons automoteurs de 155 mm AMX-13 est amenée de métropole en renfort, qui ne tirera jamais le moindre obus, mais dans le même temps le bataillon français emprunté à la Finul lui est rendu.

Le début du mois de février 1984 est l’occasion de nouveaux combats dans la capitale. L’armée libanaise, que la FMSB n’aide toujours pas, se désagrège dans la montagne face aux Druzes de Walid Joumblatt et dans Beyrouth face aux chiites d’Amal. La force multinationale impuissante soutenant une armée fragile au service d’un État faible n’a plus de raison de perdurer sinon pour prendre des coups qu’elle ne voudra pas rendre malgré ses cuirassés, porte-avions et ses hélicoptères d’attaque. Britanniques, Italiens et Américains évacuent Beyrouth en ordre dispersé pendant le mois de février. La France s’obstine encore un peu, en proposant même de remplacer la FMSB par une force des Nations unies, qui, d’évidence, aurait été encore plus impuissante. La proposition est bloquée par un véto soviétique. Isolée, la France n’a plus le choix : il lui faut replier également ses forces, qui, selon les mots du président de la République, « elles ont rempli leur mission ». Du 22 au 31 mars, les Français évacuent Beyrouth. La mission de la Force multinationale de sécurité de Beyrouth prend fin officiellement le 31 mars 1984 après dix-huit mois d’existence. Nous avons alors perdu pour rien 89 soldats tués et plusieurs centaines de blessés, autant que plus tard en douze ans de présence en Afghanistan.

Cela ne met pas fin pour autant à la guerre « sous le seuil ». Au Liban, l’Iran et la Syrie utilisent divers groupes locaux pour enlever 11 diplomates et journalistes français de 1985 à 1987. Ces groupes sont utilisés aussi pour frapper Paris. De décembre 1985 à septembre 1986, 14 attentats à la bombe y sont organisés, faisant 13 morts et plus de 300 blessés. Le réseau de Fouad Ali Saleh à l’origine de ces attaques est démantelé en 1987. Ce groupe est lié au Hezbollah libanais, lui-même lié à l’Iran. Il n’est pas exclu non plus que l’assassinat en novembre 1986 de Georges Besse, ancien président du directoire d’Eurodif, par le groupe français Action directe ne soit également lié au conflit.

Plus ouvertement cette fois, à partir d’avril 1985, avec l’arraisonnement d’un porte-conteneurs français, l’Organisation des Gardiens de la Révolution multiplie les attaques à la bombe ou au missile antichar contre les navires battant pavillon français ou autre dans le golfe arabo-persique. Le 25 novembre 1986, c’est une plateforme pétrolière de la société Total qui est frappée par deux avions iraniens, faisant cinq morts dont deux Français.

Face à ces nouvelles attaques, la France gesticule. Après les attentats de Paris de 1986, 2 000 soldats sont engagés sur le pourtour du territoire métropolitain en soutien des forces de police et de douane. Cette opération, baptisée Garde aux frontières, est le premier engagement militaire français sur le territoire métropolitain depuis la fin de la guerre d’Algérie. Elle n’a évidemment aucun effet sur Téhéran.

Le 17 juillet 1987, on rompt les relations diplomatiques avec l’Iran. Le 30 juillet, la Task Force 623 quitte Toulon en direction du golfe Arabo-Persique. Avec 6 000 marins sur 140 000 tonnes de bâtiments de guerre dont le porte-avions Clemenceau, soit 40 % du tonnage total la Marine nationale, la TF 623 représente la plus forte concentration navale depuis la crise de Suez en 1956. Cette opération, baptisée Prométhée, est nettement plus utile que Garde aux frontières dans la mesure où escorteurs, frégates et chasseurs de mines protègent efficacement sans combat les navires français, et même parfois neutres, des attaques iraniennes. Pour le reste, les huit passages du groupe aéronaval dans le Golfe sont l’occasion de déclarations martiales du président de la République, mais aucune frappe n’est jamais ordonnée.

En réalité, au moment du déclenchement de Prométhée, le gouvernement français, dirigé par Jacques Chirac, a déjà décidé de tout céder à l’Iran et de tirer un profit politique de la libération des otages peu de temps avant l’élection présidentielle de 1988 face à François Mitterrand. L’argent dû à l’Iran lui est rendu, ainsi que le personnel diplomatique inquiété après les attentats de Paris. En échange, les otages au Liban, Jean-Paul Kauffmann, Marcel Carton et Marcel Fontaine, sont libérés. Il est alors mis fin aux opérations militaires de démonstration dont le but principal avait bien été de permettre un abandon plus facile derrière un masque de fermeté. Un traité définitif est signé par la France et l’Iran en 1991. Il consacre encore, à ce jour, la plus grande défaite de la France après la fin de la guerre d’Algérie.

Cet accord de paix secret avec l’Iran coïncide presque avec celui avec Libye, l’autre adversaire du moment.

dimanche 7 avril 2024

Chaos debout

Dans la conclusion de L’embrasement j’écrivais au mois de janvier dernier qu’après la première phase de « modelage », euphémisme, de la zone de combat par une campagne de frappes, la phase de conquête du territoire de Gaza se poursuivrait probablement jusqu’à la fin du mois de mars 2024 pour faire place ensuite à une longue phase de contrôle dans un nouveau cadre politique. Malgré les apparences, je croyais encore qu’il y avait un début de stratégie du côté israélien. En fait, on n’est jamais sorti du modèle de la « corbeille à papier » de James March : un ensemble de réactions jetées les unes sur les autres au hasard des circonstances comme des boulettes de papier dans une corbeille.

L’esprit humain cherchant toujours une cohérence dans les choses, on peut rétrospectivement considérer que toutes ces décisions empilées formaient un plan réfléchi. En réalité, le cabinet de guerre israélien a bien du mal visiblement à établir une ligne claire entre des impératifs et des contraintes souvent contradictoires : démanteler le Hamas mais tout en libérant les otages sans trop concéder de contreparties, préserver ses troupes mais aussi la population gazaouie tout en ne sachant pas trop quoi faire d’elle, contrôler la Cisjordanie sans susciter de révolte générale, écarter la menace du Hezbollah et de l’Iran tout en leur faisant très mal, restaurer la sacro-sainte capacité de situation tout en évitant l’embrasement général.

Tout au plus peut-on considérer une dominante maximaliste à l’image de celle du gouvernement Olmert voulant profiter de l’occasion de l’attaque du 12 juillet 2006 du Hezbollah à la frontière nord pour chasser le Hezbollah du Sud-Liban, mais en plus de l’opération déjà en cours contre le Hamas et tout en cherchant à imposer au gouvernement libanais de désarmer le parti de Dieu. Certains voulaient même à l’époque s’en prendre aussi à la Syrie, voire l’Iran. On connaît le résultat de cette politique brouillonne et déconnectée de ce qu’il était réellement possible de faire. Tsahal ravage le Liban mais échoue à imposer un comportement à un gouvernement libanais impuissant. L’armée israélienne échoue surtout à vaincre le Hezbollah et se trouve en crise tandis que le Hamas a les mains libres pour prendre le contrôle de Gaza. A la fin de la séquence de 2006, la position d’Israël se trouve affaiblie au lieu d’être renforcée.

Les enjeux de la guerre en cours contre le Hamas sont bien plus importants que ceux de la guerre contre le Hezbollah en 2006, ne serait que parce l’attaque du 7 octobre 2023 à été au moins cent fois plus violente que celle du 12 juillet 2006 et avec cent fois plus d’otages. Il fallait au moins donner une réponse à la hauteur du choc. On s’est donc surtout contenté côté israélien d’essayer de donner une réponse cent fois plus forte qu’en 2006. Dans ce cadre, l’objectif stratégique affiché initialement de destruction du Hamas était évidemment irréaliste mais que dire d’autre à ce moment-là ? Après l’attaque du 13 novembre 2015 à Paris-Saint Denis François Hollande avait dit aussi qu’il mettrait tout en œuvre pour « détruire l’armée des terroristes » qui avait commis cette attaque. Outre qu’il n’a pas réellement mis tout en œuvre, l’Etat islamique est toujours là, même affaibli pour la deuxième fois après son étouffement de 2008. L’étouffement d’une organisation armée, c’est-à-dire son retour à une clandestinité difficile, est la seule chose qu’une armée peut proposer au politique. Pour le reste, c’est à ce dernier de donner les clés pour la suite. Cet étouffement est cependant impossible à atteindre par le seul moyen d’une campagne aérienne et exige, comme justement les deux cas de l'Etat islamique en 2006-2008 et 2014-2017, la conquête puis le contrôle du terrain tenu par l’ennemi.

Cette opération de conquête finalement ordonnée pour la fin du mois d'octobre a été d’emblée plus gâchée qu’aidée par une campagne de frappes dévastatrice de l’artillerie et surtout des forces aériennes. Certes le Hamas et les autres groupes armés ont subi des pertes sous cette pluie de projectiles, mais comme l’admettait le porte-parole de Tsahal au moins de décembre, deux fois moins que la population civile. Or, quand on tue bien plus de civils que de soldats ennemis dans un contexte médiatisé, ce que l’on gagne éventuellement militairement est irrémédiablement perdu sur le plan politique. En l’espace de quelques semaines, Israël s’est créé plusieurs problèmes humanitaires à résoudre, depuis l’alimentation immédiate ou les soins jusqu’à leur habitat futur. Il a par ailleurs dilapidé le soutien massif il bénéficiait après l’attaque du 7 octobre, et ce jusqu’aux Etats-Unis, le seul acteur à pouvoir influer vraiment sur sa politique. Les dégâts humains, entre 10 et 17 000 morts civils par les seules frappes aériennes en six mois (pour les whataboutistes bien au-delà de tout ce qu’à pu faire la coalition anti-Daesh en quatre ans), matériels et politiques sont très profonds. Tout cela pour tuer quelques centaines de combattants ennemis et donc sauver aussi peut-être une dizaine de soldats israéliens qui auraient été en face d’eux par la suite. Gageons qu’à long terme, les nombreux vengeurs sécrétés dans les familles meurtries ne rejoindront peut-être pas tous un Hamas impopulaire à Gaza mais tueront quand même bien plus d’Israéliens que cette dizaine sauvée.

La seule chose cohérente - l’opération de conquête - n’est donc lancée que le 27 octobre 2023. Au lieu d’un engagement total, Tsahal opte alors pour une série d’attaques successives autour puis dans les grands centres urbains : Gaza-ville, plus Khan Yunes puis Rafah. C’est plus long, un paramètre à prendre à compte quand on s’appuie sur une mobilisation forcément éphémère des réservistes, mais cela permet de mieux (ou moins mal) gérer le problème de la présence de la population en la forçant à évacuer les zones attaquées et d’avoir localement un meilleur rapport de forces. Cette opération de conquête commence de manière conforme à ce qu’on pouvait en attendre, y compris avec la part incompressible de bavures lorsqu’on lance des dizaines de milliers de soldats très jeunes (20 ans pour une brigade d’active, cadres compris) dans une zone de combat très complexe et stressante où la majorité des êtres vivants sont des civils. Ces soldats israéliens tombent aussi, mais grâce à la puissance de feu, le blindage de feu des phalanges de fer de Tsahal et la capacité de secours rapide aux blessés, il faut alors huit heures aux 40 000 combattants du Hamas et des autres groupes armés de Gaza pour tuer un seul d’entre eux.

La 36e division conquiert à peu près la zone de Gaza-Ville dans le mois de novembre. La 98e division attaque ensuite celle de Khan Yunes durant le moins de décembre. Au changement d’année, tout en s’efforçant de contrôler le nord, la 36e division attaque à nouveau mais cette fois au centre. L’armée israélienne progresse encore un peu au moins de janvier et puis les combats diminuent en intensité. Tsahal perd 70 soldats tués à Gaza jusqu’à la trêve du 22 novembre, 102 en décembre et encore 53 en janvier 2024, signe déjà d’un infléchissement. Les pertes diminuent ensuite très fortement avec 17 morts en février et 15 en mars. Cette diminution s’explique par l’affaiblissement parallèle et beaucoup plus importante du Hamas et ses alliés, qui ont peut-être perdu définitivement - morts, blessés graves et prisonniers - 20-25 000 hommes sur 40 000, mais aussi par la moindre prise de risques de Tsahal. L’utilisation massive de la puissance de feu pour reprendre le contrôle de l’hôpital al-Shifa plutôt que de pénétrer à l’intérieur et la concentration croissante des pertes sur les unités de forces spéciales et de la 89e brigade commando sont des indices supplémentaires de la réticence nouvelle à engager les brigades régulières.

C’est très étonnant. Malgré les annonces sur l’opération suivante à Rafah, tout se passe en fait comme si le gouvernement israélien avait renoncé à conquérir définitivement Gaza depuis la fin du mois de janvier et était déjà passé à la phase de contrôle dans la partie nord du territoire. La conquête de Rafah posait de toute façon d’énormes problèmes humanitaires et politiques avec la présence forte de la population réfugiée à la frontière égyptienne, des problèmes totalement anticipables par ailleurs. La frappe meurtrière sur un convoi de l’ONG américaine World Central Kitchen le 1er avril constitue une bavure forte qui oblige Joe Biden a sortir un peu de sa paralysie électorale pour commencer à exercer une pression à « l’arrêt des conneries » sur Netanyahu, ainsi que l’opinion publique israélienne qui montre à nouveau son mécontentement. La décision annoncée aujourd’hui de retirer la 98e division de la zone sud à l’exception de la brigade Nahal sur le corridor de Netzarim, ou route militaire 749, au centre du territoire, mais aussi les avancées dans l’idée d’une trêve de longue durée vont dans cette hypothèse d’un renoncement à tout conquérir pour se concentrer simplement sur la gestion de la partie Nord.

Peut-être faut-il considérer que Tsahal est réellement usée par les combats. Les forces israéliennes ont perdu à Gaza au total plus de 2 400 tués et blessés, dont 630 blessés par accidents. Avec les pertes du 7 octobre et des autres fronts, on atteint déjà des niveaux de pertes comparables à la guerre des six jours en 1968 alors qu’Israël affrontaient trois armées régulières arabes, à celles de la guerre d’Usure avec l’Egypte en 1969-1970 ou celles de l’opération Paix en Galilée au Liban en 1982 contre l’armée syrienne, l’OLP et d’autres organisations. Certaines brigades comme la 84e Givati (40 morts) ou la 7e Blindée (14 morts) combattent à Gaza depuis fin octobre. C’est beaucoup. Par ailleurs, les réservistes ne peuvent pas être maintenus sur le pied de guerre trop longtemps sous peine de paralyser l’économie du pays et ils commencent très progressivement à être démobilisés.  Autrement dit, Tsahal n'aurait plus le souffle pour entamer la conquête du sud et préférerait se concentrer sur le contrôle du territoire nord, qui visiblement présente des trous, et se contenter de raids et de frappes sur le sud en attendant de reconstituer ses forces. 

Savoir où s’arrête ce qui suffit est toujours un exercice difficile en temps de guerre. Peut-être que dans le même temps le gouvernement estime que même si l’objectif d’étouffement de l’organisation et d’élimination de ses deux principaux leaders, les pertes infligées au Hamas et alliés sont une vengeance à la hauteur du choc du 7 octobre et qu'il doit désormais se concentrer sur la libération des 133 otages restants, dont on ignore combien sont encore vivants. 

Mais peut-être aussi que ce même gouvernement Netanyahu est en fait beaucoup moins sage que ça et qu’il envisage très sérieusement de lancer une guerre contre le Hezbollah et l’Iran, ce qui serait pure folie. Très clairement ces deux acteurs ne voulaient pas de cette guerre, mais la récente attaque israélienne sur le consulat iranien de Damas (coup d’opportunité et/ou provocation ?) oblige à une riposte forte. Celle-ci sera servira sans doute à sauver la face sans trop escalader, notamment par une attaque sur des ressortissants israéliens hors d’Israël. Mais on ne peut pas exclure une riposte directe par une attaque massive de roquettes du Hezbollah, ce qui entrainerait immédiatement au moins cette campagne aérienne au moins au Liban et peut-être jusqu'en Iran que certains souhaitent tant en Israël.

Beaucoup de peut-être donc. Comme un Hercule se débattant dans une tunique de Nessus, la politique israélienne crée pour l’instant plus d’entropie qu’elle ne simplifie la situation à son profit. Il est inutile à ce stade de penser à une paix définitive quelconque, pensons simplement à limiter l’extension du domaine de la catastrophe.

dimanche 31 mars 2024

L’armée russe, point de situation

Une bonne stratégie se doit d’accorder au mieux des objectifs et des capacités. Comme ces dernières sont plus difficiles à modifier que les premiers, la stratégie s’aligne souvent d’abord sur ce que l’on peut réellement faire face à son ennemi puis on envisage comment modifier éventuellement les moyens. Essayer d’estimer les intentions de la Russie impose donc d’abord de s’intéresser à ce qu’est capable de faire son armée actuellement.

Des chiffres et des êtres

Malgré les lourdes pertes de la guerre, 315 000 tués et blessés selon un document récent de la Defense Intelligence Agency américaine, les forces armées russes sont passées dans leur globalité d’un peu moins d’un million d’hommes fin 2021 à 1,35 million aujourd’hui, en espérant atteindre 1,5 million en 2026. Cet accroissement est le résultat d’une légère augmentation du volume de la conscription, de l’appel aux réservistes fin 2022 et surtout d’une grande campagne de recrutement de volontaires contractuels. En décembre 2023, Vladimir Poutine et son ministre Choïgou annonçaient que 490 000 soldats avaient ainsi été recrutés sous contrat durant l’année. C’est un chiffre colossal, c’est en proportion comme si on avait recruté 195 000 nouveaux soldats en France alors qu’on peine à en avoir 26 000, et donc douteux. Il faut donc sans aucun doute le traduire par « contrats » plutôt que « recrutements », et inclure ainsi les renouvellements, parfois imposés, pour les soldats déjà en ligne. Pour autant, en jouant sur le patriotisme et surtout des incitations financières inédites dans l’histoire - une solde représentant trois fois le salaire moyen plus des bonus et des indemnités personnelles ou familiales en cas de blessures – ainsi que le recrutement de prisonniers ou de travailleurs étrangers en échange de passeports russes, les engagements ont effectivement été très importants en volume.

Si on ajoute les recrutements des différentes milices provinciales et corporatistes ou le renforcement des services de sécurité, on s’approche cependant du 1 % de la population d’une population qui correspond, empiriquement, au maximum que l’on peut recruter sur volontariat pour porter les armes et risquer sa vie. Au-delà il faut en passer par la conscription. Or, cet impôt du temps et éventuellement du sang est généralement très impopulaire s’il ne repose pas sur de bonnes raisons et s’il n’est pas partagé par tous. Quand la patrie n’est pas réellement menacée dans son existence, qu’il existe de très nombreuses échappatoires au service et que l’on est soucieux de sa popularité, on évite donc d’y recourir. Le souvenir de l’engagement malheureux des appelés soviétiques en Afghanistan dans les années 1980 ou celui vingt ans plus tôt des Américains au Vietnam, n’est à ce sujet pas très incitatif.

La Russie avait l’ambition de professionnaliser complètement son armée à partir des réformes du ministre Serdioukov en 2008-2012, mais la contradiction entre l’ampleur des effectifs jugés indispensables - qui correspondraient en proportion à 450 000 pour la France - le nombre réduit de volontaires à l’engagement et encore plus de réservistes opérationnels qui pourraient les compléter a imposé de maintenir une part de conscription. Ce système mixte, professionnels et conscrits, a été maintenu depuis le début de la guerre en Ukraine et il y a ainsi environ 290 000 soldats appelés au sein dans l’armée russe. Toujours par souci de ne pas passer de l’impôt du temps à l’encore plus impopulaire impôt du sang, ces conscrits n’ont pas été engagés en Ukraine sauf très discrètement et ponctuellement. C’est un des paradoxes de cette guerre à la manière russe où on déclare la patrie, et donc désormais aussi les territoires occupés, agressée par toutes les forces de l’univers mais où on n’ose pas pour autant engager tous les hommes chargés de la défendre. C’est donc un actif énorme qui absorbe également de nombreuses ressources militaires pour son encadrement, son équipement et sa vie courante mais qui n’est pas utilisé directement dans la guerre. Cette armée d’appelés sert au moins à tenir l’arrière et remplir toutes les autres missions que la guerre, tout en servant de base de recrutement de volontaires et d’ultime réserve.

Au bilan, les forces armées russes utilisent environ la moitié de leur potentiel humain dans la guerre en Ukraine et un tiers dans les 12 armées du Groupe de forces en Ukraine (GFU). C’est suffisant pour obtenir une supériorité numérique sur le front mais insuffisant pour que celle-ci soit décisive.

Si on peut estimer à 1 % de la population la proportion maximale de volontaires susceptibles s’engager dans une population d’un pays européen moderne de moyenne d’âge de 40 ans, on peut également estimer à 5 % le nombre maximum d’hommes (à 80-90 %) et de femmes réellement mobilisables sous les drapeaux. C’est sensiblement le cas actuellement en Israël, sans que l’on imagine que cela puisse durer longtemps, alors que l’Ukraine est à environ 2,5 % et la Russie à 0,9 %. Pour espérer disposer de la masse suffisante pour l’emporter à coup sûr, la Russie est sans doute obligée de mobiliser un peu plus ses réservistes mais tout en ménageant la susceptibilité de la population. De fait, après le renouvellement par acclamations du mandat de Vladimir Poutine, l’introduction du mot « guerre » dans le paysage et même l’instrumentalisation de l’attentat djihadiste du 22 mars à Moscou tout le monde attend un nouvel appel de plusieurs centaines de milliers d’hommes sous les drapeaux.

Une nouvelle armée russe

Au début de l’année 2023, le GFU et les deux corps d’armée de Donetsk et Louhansk représentaient environ 360 000 hommes après le renfort des réservistes mobilisés à partir de septembre 2022. C’est alors encore un ensemble très hétérogène formé dans l’urgence après la crise de l’automne 2022. Il s’est ensuite consolidé progressivement avec la formation d’une structure spécifique de corps de formation et d’entraînement dans des camps très en arrière du front. Malgré les pertes persistantes, le volume des forces s’est ensuite accru progressivement, avec 410 000 hommes à l’été 2023 et 470 000 au début de 2024.

La quantité autorise l’augmentation de qualité. Ce volume accru et la moindre pression offensive ukrainienne permettent en effet d’effectuer plus de rotations entre la ligne de front et la structure arrière de régénération-formation. Les régiments et brigades peuvent être retirés du front avant d’être sous le seuil de pertes qui impliquerait aussi une implosion des compétences collectives. Les nouvelles recrues peuvent également être accueillies et assimilées en arrière dans les camps et non directement sous le feu, ce qui est souvent psychologiquement désastreux.

Cette réorganisation été l’occasion d’une reprise en main politique du GFU surtout après la rébellion de Wagner en juin. Wagner a été dissoute et ses soldats « nationalisés », tandis qu’on n’entend plus parler de généraux mécontents. Le risque à ce niveau est celui d’avoir remplacé des mécontents ou ses suspects par des fidèles, un critère qui n’est pas forcément associé à celui de la compétence. Pour le reste, l’armée de terre russe poursuit son retour progressif à l’organisation de l’armée soviétique sur le seul modèle simple armées-divisions-régiments plutôt que le fatras actuel de structures. Le facteur limitant est sans doute celui de l’encadrement supérieur. L’armée russe manque cruellement d’officiers compétents pour constituer les états-majors nécessaires à sa bonne organisation.

Si l’armée russe tend à revenir à ses structures classiques de grandes unités, les échelons les plus bas ont été radicalement transformés pour s’adapter à la guerre de position. Les groupements tactiques de manœuvre mobile (connus sous l’acronyme anglais BTG) associant un bataillon de combat (à dominante blindée ou infanterie motorisée) avec un bataillon d’artillerie et d’appui n’existent plus. L’emploi complexe de ces groupements a été simplifié en dissociant les deux éléments, manœuvre et appuis, dont les bataillons sont désormais regroupés dans des entités spécifiques et coordonnés à l’échelon supérieur. Avec le passage de la guerre de mouvement à la guerre de position, il y a maintenant deux ans, et la réduction du nombre de véhicules de combat, les bataillons de manœuvre sont en fait devenus des bataillons de « mêlée », presque au sens rugbystique du terme où on privilégie le choc sur le mouvement. Oubliant les grandes percées blindées-mécanisées et les assauts aériens ou amphibies, l’armée de terre russe est désormais une « armée de tranchées » largement « infanterisée » avec une proportion de chair humaine par rapport au tonnage d’acier beaucoup plus importante qu’au début de la guerre.

En coordination avec l’appui indispensable de l’artillerie russe, qui a perdu beaucoup de pièces et manque d’obus, mais a augmenté en compétences et diversifié son action, l’infanterie russe mène un rétro-combat avec des unités qui évoluent à pied au contact de l’ennemi en emportant avec elle le maximum de puissance de feu portable – mortiers légers, mitrailleuses, lance-grenades, drones – sur une distance limitée et dans le cadre d’un plan rigide. La valeur tactique de ces bataillons, très variable, est presqu’entièrement dépendante de la quantité de ses cadres subalternes, de sergent à capitaine, qui ont réussi à survivre et ont appris de la guerre. Les meilleurs bataillons sont qualifiés d’« assaut » alors que les plus mauvais se consacrent à la défense du front.

Au total, la forme des combats n’a pas beaucoup évolué depuis le début de la guerre de positions en avril 2022, mais, pour parler en termes économiques, la composante Travail en augmentation l’emporte désormais sur le Capital matériel et technique en baisse car les destructions et l’usure l’emportent sur la production. Le troisième facteur de production, l’Innovation, est en hausse jouant plus sur les évolutions humaines (nouvelles compétences, méthodes ou structures) que matérielles, hormis sur les petits objets comme les drones, mais au bilan le combinaison TCI produit un rendement plutôt décroissant. Il faut aux Russes de 2024 dépenser plus de sang et de temps qu’à l’été 2022 pour conquérir chaque kilomètre carré. Les opérations offensives russes peuvent être toujours aussi nombreuses qu’à leur maximum à l’été 2022 mais de bien moindre ampleur.

La fonte de l’acier

Outre la mobilisation partielle humaine de septembre 2022, c’est la mobilisation industrielle qui a sans doute sauvé le GFU et lui a permis de croiser à nouveau en sa faveur les « courbes d’intensité stratégique » par ailleurs déclinantes des deux côtés par la fonte du Capital. Cette fonte du Capital a d’abord été une fonte de l’acier. Près de 3 200 chars de bataille et 4 100 véhicules blindés d’infanterie ont été perdus sur un parc initial de, respectivement, 3 400 et 7 700. Les forces aériennes russes ont également perdu plus d’une centaine d’avions divers, sans compter les endommagés, et 135 hélicoptères, tandis que 36 000 tonnes de la flotte de la mer Noire sont au fond de l’eau.

Pour compenser ces pertes matérielles et payer ses soldats, la Russie fait un effort financier important représentant 6 à 7 % du PIB et 30 % du budget fédéral, la Russie peut ainsi dépenser entre 10 et 13 milliards d’euros pour son armée, dont une grande partie pour son industrie de défense ou les importations. À titre de comparaison, la France dépense 3,6 milliards d’euros par mois pour ses forces armées, dont deux pour les achats d’équipements, par ailleurs nettement plus chers. Pour autant, cet effort peut à peine être considéré comme un effort de guerre. Pendant les années 1980, les États-Unis en « paix chaude » faisait le même effort de défense en % de PIB et l’Union soviétique bien plus. L’Ukraine, qui est effectivement en économie de guerre, y consacre le quart de son PIB.

Outre sa capacité de coercition sociale qui impose une mobilisation plus intensive de son industriel que dans les pays occidentaux, le véritable atout de la Russie est d’avoir conservé en stock les équipements pléthoriques de l’armée rouge. Aussi l’effort industriel principal russe consiste-t-il surtout à réinjecter dans les forces des matériels anciens régénérés et rétrofités. L’industrie russe peut ainsi « produire » 1 500 chars de bataille et 3 000 véhicules d’infanterie par an, mais ceux-ci sont à plus de 80 % des engins anciens rénovés. Cela permet de limiter la réduction de masse, mais au détriment d’une qualité moyenne qui se dégrade forcément avec l’utilisation de matériels anciens et par ailleurs déjà usés. Les stocks ne sont pas non plus éternels, mais on peut considérer que la Russie peut encore jouer de cet atout jusqu’en 2026. À ce moment-là, il faudra avoir effectué une transition vers la production en série des matériels neufs.

Les matériels majeurs neufs ne sont pas non plus nouveaux, impossibles à inventer en aussi peu de temps du moins, sauf pour des « petits » matériels comme les drones, qui connaissent une grande extension. On se contente donc largement de produire à l’identique les équipements sophistiqués, malgré les sanctions économiques. L’industrie russe continue à fabriquer par exemple un à deux missiles Iskander 9M725 par semaine à peine entravée par l’embargo, visiblement peu contrôlé, sur l’importation de composants. Les choses sont simplement un peu plus compliquées et un peu plus chères.

La limitation principale concerne les munitions et particulièrement les obus d’artillerie, alors que la Russie a atteint en décembre 2022 le seuil minimal pour organiser de grandes opérations offensives. L’armée russe avait alors consommé onze millions d’obus, en particulier lors de l’offensive du Donbass d’avril à août 2022. Pour répondre aux besoins de 2023, la Russie a puisé dans son stock de vieux obus, souvent en mauvais état et surtout produit 250 000 obus et roquettes par mois, dont une petite moitié d’obus de 152 mm. Elle a également fait appel à ses alliés, la Biélorussie, l’Iran, la Syrie (pour des douilles) et surtout la Corée du Nord, qui aurait fourni entre 2 et 3 millions d’obus. La Russie espère produire plus de 5 millions en 2024, dont 4 millions de 152 mm et continuer à bénéficier de l’aide étrangère. Aller au-delà supposerait d’importants investissements dans la construction de nouvelles usines et l’extraction de matières premières. Autrement dit, si rien ne change radicalement les Russes bénéficieront sur l’année en cours et sans doute encore la suivante d’une production importante, quoiqu’insuffisante, mais l’année 2026 risque d’être problématique.  

Que faire avec cet instrument ?

Il y a les conquêtes et il y les coups. L’armée russe peut mener ces deux types d’opérations, mais à petite échelle à chaque fois, empêchée par la défense ukrainienne et l’insuffisance de ses moyens. Sa principale est cependant que l’armée ukrainienne est encore plus empêchée qu’elle et qu’il en sera très probablement ainsi pendant au moins toute l’année 2024. Cette légère supériorité sur la longue durée laisse l’espoir d’obtenir la reddition de l’Ukraine et incite donc à poursuivre la guerre jusqu’à cet « état final recherché » tournant autour de l’abandon par l’Ukraine des territoires conquis par les Russes étendus sans doute reste du Donbass, Kharkiv et Odessa, ainsi que de la neutralisation militaire de Kiev et sa sujétion politique. Tant que cet espoir persistera, la guerre durera.  

Avec les moyens disponibles actuellement et à venir, la stratégie militaire russe se traduit par une phase de pression constante et globale sur le front et l’arrière ukrainien, à base d’attaques limitées mais nombreuses dans tous les champs. L’objectif premier n’est pas forcément du conquérir du terrain, mais d’épuiser les réserves ukrainiennes d’hommes et de moyens, en particulier les munitions d’artillerie et de défense aérienne. Cette pression offensive constante peut permettre de créer des trous dans la défense qui autoriseront à leur tour des opérations de plus grande ampleur, sans doute dans le ciel d’abord avec la possibilité d’engager plus en avant les forces aériennes, puis au sol d’abord dans le Donbass et éventuellement ailleurs si les moyens le permettent.

Dans cette stratégie d’endurance où la Russie mène un effort relatif humain et économique trois fois inférieur à l’Ukraine, l’année 2025 est sans doute considérée comme décisive. Dans cette théorie russe de la victoire, l’Ukraine à bout et insuffisamment soutenue par ses Alliés ne pourrait alors que constater alors son impuissance et accepter sa défaite. Comme d'habitude cette vision russe est une projection ceteris paribus, or il est probable que les choses ne resteront pas égales par ailleurs. 

Ajoutons que si cette stratégie réussissait, Vladimir Poutine serait auréolé d'une grande victoire et disposerait en 2026 d’un outil militaire plus volumineux qu’au début de 2022 mais également très différent, plus apte à la guerre de positions qu’à l’invasion éclair. Pour autant, après un temps de régénération et de réorganisation soutenue par une infrastructure industrielle renforcée, cet outil militaire pourrait redevenir redoutable pour ses voisins et la tentation de l’utiliser toujours intacte, sinon renforcée.

Sources

Dr Jack Watling and Nick Reynolds, Russian Military Objectives and Capacity in Ukraine Through 2024, Royal United Services Institute, 13 February 2024.

Ben Barry, What Russia’s momentum in Ukraine means for the war in 2024, International Institute for Strategic Studies, 13th March 2024.

Pavel Luzin, The Russian Army in 2024, Riddle.info, 04 January 2024.

Mason Clark and Karolina Hird, Russian regular ground forces order of battle, Institute for the Study of War, October 2023.

Joseph Henrotin, « La guerre d’attrition et ses effets », Défense et sécurité internationale n°170, Mars-avril 2024.

Douglas Barrie, Giorgio Di Mizio, Moscow’s Aerospace Forces: No air of superiority, International Institute for Strategic Studies, 7th February 2024.

dimanche 24 mars 2024

Attaque de Charlie Hebdo-Six combats en 16 minutes dans un rectangle de 250 x 80 m


18/01/2016
Actualisation le 16/09/2020

Nous sommes le 7 janvier 2015 à 11 h 20. Les frères Kouachi arrivent dans la rue Nicolas-Appert. Ils pénètrent au n° 6 croyant sans doute être dans les locaux de Charlie Hebdo. Après avoir menacé les employés et obtenu la bonne adresse, ils pénètrent au n° 10 et tirent sur les agents de maintenance, tuant froidement l’un d’eux, Frédéric Boisseau. Cet assassinat tranche avec l’attitude qu’ils auront par la suite avec ceux qui ne rentrent pas dans la catégorie qu’ils ont décidé de cibler, signe de tension extrême qui se détendra par la suite lorsqu’ils auront considéré avoir réussi leur mission. Une fois à l’intérieur du bâtiment, ils parviennent par la menace à obtenir le code d’accès au journal et arriver dans la salle de réunion du comité de rédaction.

Entre temps, un des premiers hommes attaqués a averti la police qui envoie immédiatement sur place une équipe de la Brigade anti-criminalité (BAC) du 11e arrondissement. Le contact avec l’homme qui a téléphoné permet de faire remonter le renseignement que l’affaire est sans doute liée à Charlie Hebdo, qu’il y a «Trois [erreur du témoin] personnes à l’intérieur du bâtiment avec des armes lourdes» et il demande du renfort. Outre un agent qui reste avec le véhicule, le reste de l’équipe (deux hommes et une femme) se met en position de bouclage sur les trois sorties possibles du bâtiment. Trois policiers en VTT sont alors en route depuis l’avenue Richard Lenoir suivis par deux autres en voiture pour parfaire le bouclage en attendant probablement l’arrivée de la Brigade de recherche et d’intervention (BRI). 

Pendant ce temps, le premier combat a déjà eu lieu à l’intérieur du bâtiment. Les deux frères ont pénétré dans la salle de réunion où ils se trouvent face à un seul garde du corps. Malgré les menaces régulières, l’incendie de novembre 2011, les cyber-attaques et le classement public (Inspire, revue d’AQPA du printemps 2013) de Charb parmi les hommes à tuer, la protection de l’équipe de Charlie Hebdo avait été progressivement réduite de neuf hommes à un seul (plus une patrouille mobile régulière qui n’a été d’aucune utilité) en l’espace d’un peu plus de deux ans. Les soldats agissent toujours au minimum par deux, un seul homme ne pouvant en réalité compter que sur la chance lorsqu’il est surpris par deux attaquants équipés de fusils d’assaut. Malheureusement, Franck Brinsolaro n’a pas eu de chance ce jour-là.

A 11 h 33, les frères Kouachi sortent du bâtiment, côté rue Nicolas-Appert, calmement et en hurlant victoire («Nous avons tué Charlie Hebdo», «Nous avons vengé le Prophète», ce qu’ils répéteront à plusieurs reprises). Lorsqu’ils ouvrent le feu sur l’équipe qui arrive en VTT, la policière de la BAC placée à dix mètres dans le coin droit du bâtiment en face d’eux tire, trois fois seulement, avec son pistolet, les rate et se poste à nouveau derrière le mur. Elle déclarera : «Je suis entrée dans un état de paranoïa. J’étais persuadé qu’ils me voyaient».

Les images ne montrent pas alors les frères Kouachi comme étant fébriles et encore moins inhibés, mais comme étant «focalisés», c’est-à-dire concentrés sur une action précise à la fois comme le policier à terre vers lequel ils courent tous les deux en même temps, sans s’appuyer l’un après l’autre et utiliser les protections de l’environnement. Ils sont alors en situation de déconnexion morale. Le pire est déjà arrivé. S’ils sont très conscients cognitivement de ce qu’ils font, ils n’ont plus aucune conscience ni du danger, ni surtout de l’horreur de ce qu’ils font. Cette conscience peut venir plus tard avec les remords, mais ce n’est pas toujours le cas, loin de là. Cette focalisation cognitive explique pourquoi ils se concentrent sur des détails, comme plus tard la chaussure tombée, et en oublient d’autres, comme la perte de la carte d’identité lors du changement de voiture.

Le même phénomène de «focalisation» frappe aussi certainement les hommes et les femmes qui leur font face. La plupart se concentrent sur l’origine du danger immédiat, avec souvent une acuité accrue, mais d’autres peuvent rester sur la mission qu’ils ont reçue même si celle-ci a changé, un problème technique à résoudre, un objet, etc. Il y a forcément une déperdition de l’efficacité globale, surtout si les hommes et les femmes sont dispersés sans quelqu’un pour donner des ordres.

Le comportement dans une bulle de violence obéit ainsi à sa propre logique qui peut apparaître comme irrationnelle vu de l’extérieur. Pour le comprendre, il faut partir du stress et de sa gestion.

Stress et préparation au combat


La manière dont on réagit à un danger dépend de l’interaction de plusieurs systèmes nerveux. Lorsque l’amygdale cérébrale, placée dans le système limbique, décèle un danger, elle provoque immédiatement une alerte vers le cerveau reptilien et ses circuits nerveux rapides. Les ressources du corps sont alors automatiquement mobilisées par une série d’ordres bioélectriques et des sécrétions chimiques. Cette mobilisation immédiate se traduit par une concentration du sang sur les parties vitales au détriment des extrémités ainsi qu’une atténuation de la sensation de douleur. Surtout, elle provoque une augmentation du rythme cardiaque afin de permettre des efforts physiques intenses.

Quelques fractions de seconde après le cerveau reptilien, l’alerte de l’amygdale atteint le néocortex. Un jugement de la situation est alors fait, en quelques secondes au maximum, qui influe sur la mobilisation du corps de combat déjà déclenchée en la contrôlant ou, au contraire, en l’amplifiant. Or, ce processus de mobilisation devient contre-productif si son intensité est trop forte. Au-delà d’un premier seuil, l’habileté manuelle se dégrade et des gestes jusque-là considérés comme simples peuvent devenir compliqués. Au stade suivant ce sont les sensations qui se déforment puis ce sont les fonctions cognitives qui sont atteintes et il devient de plus en plus difficile puis impossible de prendre une décision cohérente. Au mieux, on obéira aux ordres ou on imitera. Au stade ultime de stress, le comportement de l’individu n’a plus de lien avec la survie, ou plus exactement la menace principale est alors l’arrêt cardiaque et le corps y fait face en bloquant l’action de l’amygdale cérébrale. On peut rester ainsi totalement paralysé face à quelqu’un qui va pourtant visiblement vous tuer. Comme par ailleurs l’amygdale est reliée à la mémoire, sa paralysie soudaine entraine souvent aussi celle de la mémoire qui se fige sur la scène du moment. S’il survit, l’individu est alors condamné à revivre souvent cette scène.

On se retrouve ainsi avec deux processus, organique et cognitif, qui dépendent largement de l’expérience. La mise en alerte sera d’autant plus rapide que l’on a des situations similaires et des indices de danger en mémoire. L’intensité de la mobilisation sera plus forte si l’on est surpris et s’il s’agit de la, ou des toutes, première(s) confrontation(s) avec le danger. L’analyse intellectuelle qui suit passe aussi d’abord par la recherche de situations similaires (heuristique tactique), puis, si elle n’en trouve pas et si l’intensité du stress le permet, par une réflexion pure, ce qui est de toute façon plus long.

Or, le résultat d’un combat à l’arme légère à courte distance se joue souvent en quelques secondes. Le premier qui ouvre le feu efficacement l’emportant sur l’autre dans 80 % des cas, rarement du premier coup, mais plutôt par la neutralisation totale ou partielle de l’adversaire, en fragmentant par exemple ses liens visuels entre des hommes qui se dispersent et postent. Cette neutralisation permet de prendre ensuite définitivement le dessus et de chasser, capturer ou tuer l’ennemi. Encore faut-il être conditionné pour aller au-delà de la simple autodéfense et chercher sciemment la mort de l’autre (ne faire que du «tir à tuer» notamment). Dans le reportage de France 2 revenant sur les événements du 7 au 9 janvier, le responsable de la salle de commandement de la Direction de la sécurité de proximité de l’agglomération parisienne (DSPAP) déclare : «on avait en face à faire à des individus surarmés, entraînés». On a pourtant là des amateurs qui font face à des professionnels. Il se trouve simplement que pour ce contexte précis, l’auto-préparation des premiers a été supérieure à celle, institutionnelle, des seconds.

Les frères Kouachi se préparent à l’attaque depuis des mois. Ils sont équipés comme un binôme d’infanterie moderne, avec des équipements en vente libre (gilets tactiques) et de l’armement accessible par le biais de contacts criminels et grâce à l’ouverture des frontières et celle des arsenaux de l’ex-Pacte de Varsovie et de l’ex-Yougoslavie. L’ensemble-deux fusils d’assaut AKS-47 ou AKMS en 7,62 mm, un lance-roquettes M 82, deux pistolets automatiques et dix grenades fumigènes, des munitions en grande quantité — a été financé (environ 10000 euros) de manière autonome par le biais de crédits à la consommation ou d’achats à crédit, une voiture par exemple, revendus immédiatement après. L’acquisition de l’armement a été sans doute la phase la plus délicate, mais pour le reste, grâce à Internet, un peu de temps libre et un espace discret pour s’entraîner et tirer, n’importe qui peut acquérir les compétences techniques nécessaires pour maîtriser l’emploi de cet équipement.

Face aux combattants auto-formés

La préparation la plus longue des frères Kouachi a été mentale. Se préparer au combat et plus encore à un massacre suppose une phase d’acceptation de ce qui n’est pas naturel et, pour le second cas, est même monstrueux. Les frères Kouachi et Coulibaly étaient déjà habitués par leur passé à la violence et son usage. Ils ont par ailleurs répété de multiples fois par les mots et surtout par des images mentales les actions qu’ils allaient mener, dans ses moindres détails, et sa justification en disqualifiant moralement les cibles qu’ils ont choisi. C’est ainsi qu’ils sont arrivés sur les lieux d’attaque en situation d’hyperconscience sous adrénaline, tendus d’abord puis de plus en plus relâchés dans le déroulement de l’action et de ce qu’ils considéraient comme des réussites. Ils sont également conscients de la supériorité de leur armement sur tout ce qu’ils sont susceptibles de rencontrer, au moins dans un premier temps. Des substances chimiques ou l’alcool simplement peuvent aider psychologiquement au moment, et surtout juste avant, l’action, mais souvent au prix d’une réduction des performances.

Les frères Kouachi ont parallèlement préparé leur mission, sans doute avec une reconnaissance préalable. Il n’y avait pas de caméras de surveillance dans la rue Nicolas-Appert qui aurait peut-être permis de déceler ces préparatifs et les patrouilles mobiles organisées toutes les 30 à 40 minutes par la police autour du site n’ont rien donné. Inversement, cette préparation a pu repérer justement la fréquence de ces patrouilles, de façon à glisser une attaque de quelques minutes entre elles, et l’absence des caméras. L’opération sur Charlie Hebdo comprenait néanmoins plusieurs manques importants, comme le lieu exact de la réunion du comité de rédaction et le code d’accès, éléments aléatoires susceptibles de retarder fortement son exécution.

Un fantassin seul a toujours des moments de vulnérabilité (changement de chargeur, déplacement, fatigue de l’attention, etc.). Le fait de s’associer en binôme permet de faire en sorte que ces moments de vulnérabilité de l’un soient protégés par l’autre, sans parler de l’aide éventuelle en cas de blessure. Ils peuvent aussi se fournir des munitions. Surtout, ils s’épaulent psychologiquement et cette surveillance morale contribue aussi à réduire les possibilités de faiblesse ou de réticence. Un binôme est ainsi bien plus actif et redoutable que deux hommes isolés. La vulnérabilité de leur structure résidait dans l’absence d’appui, un homme à l’extérieur pour les protéger d’une intervention ou au moins les avertir, et surtout d’un conducteur, figure imposée lorsqu’on envisage de s’exfiltrer (comme dans un braquage par exemple), ce qui était visiblement le cas. Le binôme a donc agit en laissant la voiture au milieu de la route, portes ouvertes et en comptant sur la vitesse d’exécution tout en sachant qu’il y avait plusieurs inconnues dans leur plan.

Ainsi équipés et formés, ils se transforment en cellule de combat d’infanterie. Le déplacement vers la zone d’action à partir de 10 h, avec la réunion des deux frères au dernier moment (Saïd venait de Reims, où il avait échappé à toute surveillance) s’est faite de manière «furtive» dans un mode civil, armes cachées, en évitant tout contrôle par un respect strict du Code de la route et avec la possibilité de présenter des documents d’identité. Les tenues sont «hybrides», c’est-à-dire à la fois banales et susceptibles de se transformer en tenues de combat, autrement dit qui n’entravent pas les mouvements et permettent de porter des équipements, éventuellement dans de grandes poches. L’utilisation de cagoules confirme la volonté d’exfiltration. Les commandos-suicide n’en portent pas. Pour autant, il semble qu’ils n’aient pas eu d’argent avec eux (d’où la nécessité de braquer plus tard une station-service), ni envisagé la possibilité de changer de voiture (le principal élément de repérage et de suivi) autrement que par un vol, opération aléatoire.

Face à ce groupe de combat miniature, les policiers qui arrivent les uns après les autres sont systématiquement en situation de désavantage. Dans le reportage de France 2, un policier parlant sous le couvert de l’anonymat déclare : «Il faut savoir que nous, on ne s’entraîne pas au tir de précision, on s’entraîne au tir de riposte, c’est-à-dire à 5 ou 6 m. Là, en plus ça bouge, il y a le stress. Le combat est perdu d’avance». Un autre : «Après coup, les policiers se sentent impuissants face à ce genre d’événements. On n’est pas préparé, on n’est pas équipé. C’est pas le casse-pipe mais presque».

L’usage des armes n’est pas le point central de l’action d’un policier ou d’un gendarme. C’est un phénomène très rare qui apparaît comme un geste ultime, au contraire du soldat dont la formation est organisée autour de cet acte. Une étude réalisée de 1989 à 1996, montrait que sur 29000 policiers parisiens, seuls 218 avaient déjà ouvert le feu autrement qu’à l’entrainement, tirant 435 projectiles, dans l’immense majorité des cas à moins de 4 mètres. Ces projectiles étant tirés principalement pour stopper des véhicules, ils n’ont touché que 74 fois des individus, 45 au total, donc dix mortellement. Durant la même période, 20 policiers ont été victimes du devoir chaque année (6 depuis le début des années 2000). Policiers et gendarmes sont bien plus souvent tués que tueurs. Hors unités d’intervention, ils n’utilisent que très exceptionnellement leur arme et toujours en autodéfense.

Dans les premiers combats dans le bocage normand en 1944, on a remarqué que les fantassins américains novices tiraient très peu. On s’est aperçu au bout de quelques mois que cette inhibition provenait surtout du fait que le contexte dans lequel ils évoluaient et où ils ne voyaient que très peu d’ennemis était totalement différent de celui dans lequel ils avaient été formés. De la même façon, à Sarajevo, en juillet 1993 un soldat français du bataillon n° 4, sentinelle à l’entrée d’un pont a subi sans riposter ni même beaucoup bouger plusieurs rafales tirées par deux miliciens à l’autre bout du pont. Cet homme n’avait jamais ouvert le feu à l’exercice autrement que sur ordre et toujours face à de belles cibles en carton visibles et immobiles. Il s’est trouvé d’un seul coup dans une situation en contradiction avec sa formation et cette dissonance cognitive a accentué le stress déjà important pour un baptême du feu jusqu’à aboutir à une sidération.

Encore s’agit-il de cas où les combattants savent qu’ils ont un armement équivalent à celui de leur adversaire. Que s’insinue l’idée que celui-ci est inférieur (un pistolet face à un fusil d’assaut) et le stress est encore plus important. Une policière membre de l’équipe intervenant en VTT déclarera «On peut pas répondre à des Kalash. Faut être spécialisé, formé dans une unité d’élite». La gendarme départementale qui interviendra à l’imprimerie de Dammartin le 9 janvier expliquera de son côté : «On avait un simple pistolet, eux ils avaient des Kalachnikovs. S’ils nous tirent dessus, leurs cartouches passent à travers nos gilets, c’est comme une feuille de papier. Un simple gendarme à l’époque n’était pas préparé à affronter des terroristes». Mais de manière très significative, son collègue sous-officier plus expérimenté et ayant reçu une formation militaire réagira très différemment, malgré les mêmes équipements, et parviendra même à blesser Chérif Kouachi avec son pistolet. Il n’a tenu qu’à la crainte que son frère se venge sur un otage qu’il ne le tue ensuite.

Un entraînement est un conditionnement. Que celui-ci soit décalé face à une situation et il devient moins efficace que la simulation mentale pratiquée par les truands ou les terroristes, surtout lorsque cet auto-conditionnement est débarrassé de toute considération légale et réglementaire, facteurs qui complexifient en revanche la phase d’analyse «flash» des policiers. On aboutit ainsi à des hésitations, des maladresses (le simple grossissement de la pupille de l’œil sous l’effet du stress, l’augmentation des pulsations cardiaques, la tendance à rentrer les épaules, le souci de tirer vite suffisent déjà à être moins précis, d’un facteur 10 à 100, que sur un champ de tir) et des jugements inadaptés au contexte.

Contrairement aux frères Kouachi pour qui la situation est claire, tous les policiers autour d’eux sont en dissonance cognitive. Malgré les précédents de Mohamed Merah en 2012 ou même du périple Abdelhakim Dekhar qui s’était attaqué à des médias à peine 14 mois plus tôt, ils ne conçoivent pas encore l’attaque terroriste à l’arme à feu. Ils tordent donc la réalité pour la faire correspondre à une explication «normale». La policière de l’équipe en VTT ne comprend pas qu’il puisse y avoir un braquage, le seul cas qu’elle envisage, dans une zone tranquille sans banque ni bijouterie et conclut que les témoins ont sans doute entendu des pétards. L’équipe de la BAC, après avoir soupçonné une fausse alerte, conclut qu’il y a une prise d’otages et applique la procédure correspondante. Lorsqu’il voit les deux frères Kouachi sortir avec des cagoules et des fusils d’assaut à la main, un des membres de la BAC se persuade contre toute logique qu’il s’agit de «collègues d’une unité d’élite». Personne ne songe au passage à neutraliser le véhicule des frères Kouachi lorsqu’ils sont à l’intérieur du bâtiment.

Stress organisationnel

Au moment du tir de la policière contre les Kouachi, son collègue de la BAC placé dans l’Allée verte essaie en vain d’avertir par radio du danger que courent les agents qui arrivent à vélo. Le message ne passe pas et les trois hommes tombent nez à nez sur les deux ennemis qui leur tirent dessus à quelques mètres. Ces tirs sont heureusement maladroits et les policiers, complètement surpris («Je me suis dit que j’allais mourir. Je ne comprenais rien») parviennent à échapper aux tirs en prenant un chemin immédiatement à droite et en se réfugiant dans un garage. L’un d’eux est blessé. L’équipe est neutralisée.

Les Kouachi montent dans leur voiture, prennent l’Allée verte en direction du boulevard Richard Lenoir. Ils aperçoivent une voiture de police qui arrive en sens inverse. Le policier dans l’Allée verte essaie à nouveau en vain d’avertir par radio. Leurs camarades dans la voiture croient voir la BAC et font des appels de phare. Les Kouachi ont donc encore l’avantage de la surprise lorsqu’ils descendent de la voiture et tirent au fusil d’assaut à quelques dizaines de mètres. Les policiers réagissent néanmoins très vite, tirent au pistolet à travers le pare-brise et font marche arrière jusqu’au boulevard Richard-Lenoir. Ils ne pensent pas à bloquer la sortie de l’Allée verte.

Si le renseignement opérationnel a été défaillant dans les jours et les mois qui ont précédé l’attaque, le renseignement tactique, sur le moment même de l’action n’a pas toujours été bon. L’équipe de la BAC arrive au moment du massacre sans connaître la nature particulière de la cible. Son action est orientée dans le sens d’un braquage, confrontation qui se termine le plus souvent, pour peu que le bouclage soit bien réalisé, par une négociation et une reddition. Ce sont finalement eux qui apprennent au centre de commandement, et pas l’inverse, le lien avec Charlie Hebdo et donc le caractère probablement particulier de la situation tactique. Par la suite, le réseau radio est saturé, phénomène classique lorsqu’un réseau centralisé doit faire face à un événement exceptionnel et que la hiérarchie multiplie les demandes souvent simplement pour soulager son propre stress et répondre aux sollicitations du «haut». Ce blocage de l’information contribue au moins par deux fois à ce que les policiers n’aient pas l’initiative du tir.

Lorsque le véhicule de la police revient sur le boulevard Richard-Lenoir, le passage est libre pour les frères Kouachi qui malgré des tirs d’un policier de la BAC depuis l’Allée verte et de ceux qui ont reculé, prennent le boulevard en tirant également par la fenêtre passager. Aucun de ces coups de feu ne porte. Les Kouachi croisent d’autres policiers qui leur tirent dessus, toujours sans effet. Comprenant qu’ils sont à contresens, ils font demi-tour et reprennent le boulevard dans l’autre sens se retrouvant à nouveau presque dans l’axe de l’Allée verte. Ils se trouvent face à un nouveau binôme qui ne sait pas quoi faire. Ahmed Merabet se retrouve seul face aux frères Kouachi qui descendent de voiture, le blessent puis vont l’achever avant de reprendre la route. Il est 11 h 37. Ils sont ensuite pris en chasse par un véhicule de transport de détenus, trop lent pour les suivre. Après plusieurs accidents, les Kouachi braquent un automobiliste et lui volent sa voiture. Ils sont calmes et déclarent agir pour Al-Qaïda au Yémen. Ils se dirigent ensuite vers la porte de Pantin et la police perd leur trace.

Au bilan, la police a engagé entre douze et quinze agents, selon les sources, contre les deux frères Kouachi sans parvenir à les neutraliser, ni même les blesser ou les empêcher de fuir, déplorant en revanche deux morts, un blessé léger et plusieurs traumatisés. Le système de protection de Charlie Hebdo était insuffisant, l’action des unités d’intervention, dont les hommes sont évidemment bien préparés au combat, était trop tardive face à des combattants spontanés dont le but premier est de massacrer, qui ne veulent pas négocier et ne tiennent pas particulièrement à leur vie. Face à ces micro-unités de combat, les Mohammed Merah, Abdelhakim Dekhar, Mehdi Nemmouche, Amédy Coulibaly, Chérif et Saïd Kouachi ou Ayoub El Khazzani, sans même parler du commando du 13 novembre, l’organisation classique, nettement différenciée entre l’action de police «normale» et celle d’unités d’intervention centralisées, semble inopérante pour empêcher les massacres.

Que faire?

Ces cas sont rares (une attaque d’un ou plusieurs hommes équipé(s) d’armes à feu tous les six mois depuis trois ans, à laquelle s’ajoutent des agressions de divers types) mais ils ont un impact considérable, amplifié par les nouveaux médias. Il s’agit donc d’un point de vue organisationnel, de faire un choix entre l’habituel et l’exceptionnel.

Dans le premier cas, on peut considérer que ces attaques n’engagent pas les intérêts vitaux de la France et qu’il n’est donc pas nécessaire d’investir en profondeur dans l’outil de sécurité intérieure. La menace disparaîtra avec le temps et il suffit de résister, d’encaisser les coups qui ne manqueront pas de survenir malgré toutes les précautions prises. On peut considérer au contraire qu’il faut faire face à cette nouvelle donne stratégique.

Dans ce dernier cas, il semble nécessaire d’augmenter la densité de puissance de feu efficace en protection de sites sensibles et surtout en capacité d’intervention immédiate (moins de quinze minutes sur n’importe quel point urbain). Il faut peut-être pour cela arrêter la diminution constante de densité de sécurité (nombre d’agents susceptibles d’intervenir immédiatement par 1000 habitants), ce qui suppose sans doute au moins autant une remise à plat de l’organisation qu’une augmentation des effectifs (250000 agents au ministère de l’Intérieur).

On peut engager ponctuellement des militaires mais il faut comprendre que cela pénalise fortement la capacité d’action extérieure de la France, d’autant plus que leurs effectifs ont été considérablement diminués depuis vingt ans (il y a désormais moins de soldats professionnels qu’avant la fin du service militaire).

On peut aussi imaginer d’utiliser, en complément, des agents privés armés spécialisés dans la seule protection, comme sur certains navires pour les protéger des pirates. Cela suppose une évolution forte de la vision de la société sur ces groupes et de sérieuses garanties de contrôle et formation. Il faut déterminer enfin si ce modèle est plus économique que le recrutement de fonctionnaires.

Dans tous les cas, l’augmentation de cette densité, qui peut aussi avoir par ailleurs des effets indirects de réassurance sur la population et sur la délinquance, a des limites de recrutement. Elle peut aussi être tactiquement contournée par l’ennemi en déplaçant les attaques sur des zones moins densément peuplées et surveillées.

Il ne sert à rien d’avoir plus d’hommes et de femmes au contact, s’ils sont moins bien équipés et formés que ceux qu’ils combattent. Il apparaît donc toujours nécessaire dans ce cadre que les agents, hors unité d’intervention, soient capables de basculer d’une situation normale à une situation de combat en quelques instants, avec une double dotation d’armes (arme de poing/arme de combat rapproché). Si la policière qui a tiré sur les Kouachi à la sortie du 10 Nicolas-Appert avait utilisé un pistolet-mitrailleur (un vieux HK MP5 par exemple), l’affaire se serait probablement arrêtée là. La simple capacité de tir en rafales associée à un entraînement adéquat aurait sans doute suffi à éliminer cette menace sans avoir à viser, d’autant plus que cette puissance de feu aurait été beaucoup plus rassurante et donc stimulante qu’un simple pistolet automatique. Avec l’aide simultanée d’au moins un autre agent de la BAC, les frères Kouachi n’auraient eu aucune chance. De même que s’il y avait eu deux gardes du corps à la rédaction de Charlie Hebdo, il est peu probable, malgré la surprise, qu’ils aient pu être abattus au même moment. Cette double dotation a cependant des effets négatifs comme la charge supplémentaire de surveiller l’armement le plus lourd, rarement utile en fait.

Tout cela a un coût, en finances et en temps d’entraînement, mais cela suppose surtout un changement de regard sur les agents de sécurité, passant du principe de méfiance à un principe de confiance. Le premier soldat français tué durant la guerre d’Algérie a été abattu alors qu’il essayait de sortir ses munitions d’un sac en toile. Les premiers soldats engagés dans l’opération Vigipirate avaient également leurs munitions dans des chargeurs thermosoudés. Il est même arrivé que la prévôté retire leurs armes à des militaires en opération après des combats. Ces humiliations n’ont, semble-t-il, plus cours, et on s’aperçoit que non seulement les soldats ne font pas n’importe quoi pour autant mais sont plus efficaces. On peut considérer que mieux armer les agents de sécurité de l’État et assouplir leurs règles d’ouverture soit un danger majeur contre les citoyens, il est probable que cela soit surtout plus dangereux pour leurs ennemis.

Les attaques de combattants spontanés, plus ou moins dangereuses, de l’agression au couteau jusqu’à l’attaque multiple par un commando très organisé, existent déjà depuis plusieurs années et elles perdureront tant que la guerre contre les organisations djihadistes perdurera. Le cas d’Abdelhakim Dekhar en novembre 2013 montre d’ailleurs que d’autres motivations peuvent aussi exister.

Il reste donc aux décideurs politiques, et aux citoyens qui les élisent de faire ces choix. On peut se contenter, après chaque attaque, de réactions déclaratoires, de symboles et d’adaptations mineures. Cette stratégie de pure résilience peut avoir ses vertus, mais il faut l’assumer. On peut aussi décider de vraiment transformer notre système de défense et de sécurité pour faire face à l’ennemi, à l’intérieur comme à l’extérieur. Cela suppose des décisions autrement plus fortes qui auront nécessairement un impact profond sur notre système socio-économique et notre diplomatie.

La France ne sera pas tout à fait la même dans les deux cas mais le courage ne peut pas rester la vertu des seuls hommes et femmes qui sont en première ligne.

Principales sources :

Attentats 2015 : Dans le secret des cellules de crise, France 2, 03/01/2016.

Pierre-Frédérick Bertaux, «Les effets traumatiques de l’intervention violente», in Penser la violence, Les Cahiers de la sécurité — INHESJ, 2002.

Sur les aspects psychologiques : Christophe Jacquemart, Neurocombat, Fusion froide, 2012 et Michel Goya, Sous le feu-La mort comme hypothèse de travail, Tallandier, 2014.

Pour la réactualisation des déclarations des policiers (procès de septembre 2020)

Paul Konge, « Procès de l’attentat contre “Charlie Hebdo” : l’effroi des jeunes policiers face aux “kalach” des frères Kouachi» Marianne.net 14/09/2020, publié à 18 : 47 et fil Twitter Corinne Audouin, 16/09/2020.