lundi 21 décembre 2020

La guerre du Haut-Karabakh (2020)-Enseignements opérationnels

La nouvelle étude porte sur la guerre dans le Haut-Karabakh de septembre à novembre 2020.

Cette note de 16 pages est disponible disponible (ici) en version Kindle.

Toutes les autres études sont disponibles également sur Kindle. 

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Si vous avez déjà une version ancienne d'une note, il suffit de me demander la nouvelle.

01-La guerre première. De la guerre du feu à l'empire de fer
02-La voie romaine. L'innovation militaire pendant la République romaine
03-L'innovation militaire pendant la guerre de Cent ans

04-Corps francs et corsaires de tranchées. La petite guerre des Français (1915-1918)
05-Innovations militaires en Indochine (1945-1954)
06-La victoire oubliée. La France en guerre au Tchad (1969-1972)
07-La guerre d'usure entre Israël et l'Egypte (1969-1970)

08-GI’s et Djihad. Les évolutions militaires pendant la guerre en Irak (2003-2008)
09-Sisyphe à Gaza. Israël contre le Hamas, enseignements opératifs et tactiques (2008-2014)
10-Levant violent. Une brève histoire militaire de la guerre en Syrie et en Irak (2011-2016)
11-Etoile rouge. Enseignements opérationnels de quatre ans d'engagement russe en Syrie (2015-2019)
12-Lutter contre les organisations armées en Afrique subsaharienne (avec Laurent Touchard)

13-L'art de la guerre dans Starship Troopers de Robert Heinlein

14-Théorie de la section d'infanterie
15-Régiment à haute performance
16-Une expérience de lutte contre les snipers (Sarajevo, 1993)
17-Retour sur les combats d'Uzbin (18 août 2008)

18-VE 1 Manager comme un militaire. Recueil de billets
19-VE 2 20 notes sur les organisations humaines. Recueil

20-L'expérience des Combined action platoons-Une expérience réussie de contre-guérilla au Vietnam
21-Le vainqueur ligoté-L’armée française des années 1920
22-Confrontation en Ukraine (2014-2015)-Une analyse militaire
23-Barkhane-Une analyse de l'engagement militaire français au Sahel
24-La guerre du Haut-Karabakh-Enseignements opérationnels

mardi 8 décembre 2020

Bonjour mon colonel : Une journée dans la peau d’un manager qui s’initie aux méthodes militaires-Par Nicolas Doumenc, fondateur de Bonjour Wild

Cet article a été écrit par Nicolas Doumenc, fondateur de > Bonjour Wild qui intervient au plus haut niveau dans les entreprises du CAC 40.

Si vous voulez, comme le héros de l’article, préparer vos projets et objectifs comme un militaire, achetez le > playbook PDF Bonjour mon Colonel. Découvrez les modes d’emplois 10 techniques militaires inspirées par Michel Goya. 


08 h 45 : Jérôme se lève plus tard, car aujourd’hui, il télétravaille et gagne donc une heure de trajet.


09 h 23 :  Jérôme entre dans le salon, son ordinateur sous le bras, mais s’arrête net. Un homme en uniforme est assis à son bureau. Le militaire se retourne vers lui.

— Bonjour Jérôme, c’est à cette heure-ci que tu démarres ta journée ?

— Comment vous êtes entré chez moi ? 

— Ta femme m’a ouvert. C’est elle qui m’a demandé de venir en fait. Il paraît que tu n’arrêtes pas de lui dire que, et je cite, “l’armée, ça marche hyper mal”, et qu’il faudrait que des gens comme toi aillent mettre un peu d’ordre là-dedans avec de vraies méthodes de management. 

— C’est une blague ?! 

— Je viens juste te montrer que dans certains domaines c’est l’armée qui a de l’avance.


09 h 24 : Jérôme ressort du salon et appelle sa femme, qui lui confirme toute l’histoire. Comme elle travaille depuis 6 mois en tant que consultante sur un projet au ministère des Armées, elle a décidé de donner une leçon à son mari en faisant venir un militaire qu’elle connaît bien pour passer la journée avec lui.   

09 h 32 : Jérôme revient dans le salon et essaie de calmement faire face à la situation.

— Écoutez, je ne sais pas ce que vous voulez faire au juste, mais j’ai une réunion importante qui démarre dans 3 minutes donc vous ne pouvez pas rester. 

— Tu sais Jérôme, je ne suis pas le plus à cheval sur le protocole, mais je préfèrerais quand même que tu m’appelles mon colonel. Tu peux te mettre au repos.

— Il faut que vous partiez maintenant !… mon colonel

— Comme tu préfères, mais c’est dommage parce que tu aurais pu apprendre des choses, dit le colonel en commençant à ranger ses affaires. 

09 h 34 :  Jérôme ouvre son ordinateur et se connecte à sa réunion. La voix de sa chef, la directrice commerciale, l’accueille.

—  Bonjour Jérôme, on vient de démarrer. Comme je l’expliquais à tout le monde, l’objectif de la réunion est de parler du nouveau système de formation des commerciaux. Ces derniers mois nos concurrents sont beaucoup plus agressifs sur le terrain et il faut réagir. Nous allons donc avoir une série de réunions entre nous puis avec les gens de la formation pour trouver le meilleur système à déployer. 


09 h 36 : Sa chef poursuit son introduction, mais il s’aperçoit du coin de l'œil que le colonel a arrêté de ranger son sac et écoute avec intérêt. Jérôme coupe son micro et lui dit : 

— Qu’est-ce que vous faites ? Vous devez partir !

— Jérôme, c’est la bataille de Gazala ta discussion !

Lisant l’incompréhension sur le visage de Jérôme, le colonel poursuit : 

— En 1942, en Libye, Rommel dirige les forces allemandes face aux Britanniques qui sont en surnombre et mieux équipés. En plus, il prend pas mal de mauvaises décisions… et pourtant il met une raclée historique aux Britanniques 

— Ok, mais c’est quoi le lien avec la formation de nos commerciaux ? 

— En fait, Rommel a gagné parce qu’il décidait très vite avec peu d’informations et du coup il était capable de déplacer son armée en une journée alors qu’il en fallait trois aux Britanniques.  Quand une de ses manœuvres loupait, il enchaînait sur une autre, avant même que les Britanniques n’aient pu réagir.

— Donc si je suis l’exemple de Rommel, il faut prendre une décision aujourd’hui sur la façon de former les commerciaux et le mettre en place le plus vite possible ?

— Exactement, même si ce n’est pas le système optimal il vaut mieux réagir vite, observer les résultats et ajuster si besoin. 

— Ok, je vais essayer de leur proposer ça. 


09 h 38 :  Jérôme est sur le point de remettre son micro pour prendre la parole, quand soudain il se ravise.  

— En fait mon colonel, je ne me sens pas trop d’expliquer qu’on va s’inspirer de Rommel pour prendre une décision sur la formation de nos vendeurs. Vous avez un exemple sans nazis ? 

— Tu sais Jérôme, c’est pas parce qu’on parle d’un nazi dans un exemple qu’on devient nazi ! Mais si tu y tiens, tu peux dire qu’ils font comme ça chez Amazon. Jeff Bezos veut absolument que les décisions “réversibles” soient prises très rapidement, au plus proche du terrain et sans attendre d’avoir 100% des infos nécessaires : décision, observation et correction de trajectoire si besoin. 


11 h 05 : La réunion est terminée. La chef de Jérôme a accepté de faire une formation pilote sur 10% des commerciaux qui sera mise en place dès la semaine prochaine. Jérôme se tourne vers le colonel. 

— Écoutez, vous pouvez rester mon colonel… de toute façon, je vois bien que vous avez ressorti toutes vos affaires. Mais vous devez me dire pourquoi vous êtes là et combien de temps vous comptez rester.

— Très bien. Tu vois Jérôme, il y a beaucoup de cadres comme toi qui pensent que l’armée ne peut rien leur apprendre. Donc quand ta femme m’a appelé, je me suis dit que c’était l’occasion de montrer à un civil qu’il y a des techniques militaires qui valent le coup. 

— Heu… ok. Et du coup vous partez quand mon colonel ?

— Ce soir. 


13 h 30 : Après avoir mangé ensemble, Jérôme et le colonel se connectent à la réunion la plus importante de la journée : un point d’étape sur le lancement du nouveau système de Customer Relationship Management (CRM). Ce système va permettre de connaître précisément les besoins de chaque client et de pouvoir leur proposer le bon produit au bon moment. 


14 h 40 : Jérôme, qui est chef du projet, a proposé à tout le monde de faire une pause de 10 minutes. Les indicateurs sont au vert, mais il a une impression de malaise. Les responsables sont confiants sur leurs tâches respectives, mais ils ne semblent pas du tout convaincus que le projet sera déployé en temps et en heure. Le colonel semble partager ses doutes : 

— Tes responsables n’osent pas te dire un truc, ou bien ils ne savent pas bien mettre le doigt dessus.

— Oui, mais qu’est-ce que vous proposez mon colonel ? 

— Je vais te raconter une histoire. En 1982, les Israéliens préparaient une attaque sur le sud du Liban. L’état-major a convoqué les historiens militaires et leur a demandé d’étudier toutes les opérations qui ont eu lieu dans cette région au 20ème siècle. Ils ont tout analysé : les expéditions des Britanniques, des Français… et ils ont préparé une liste des problèmes rencontrés et des solutions trouvées. 

— Très bien, donc si on appliquait cette méthode au CRM, ça voudrait dire prendre du recul et étudier les problèmes qu’on a eus dans le passé sur ce genre de projets ? 

— Tout à fait. Et non seulement, les problèmes que vous avez eus en interne, mais aussi les problèmes qu’ont eus vos concurrents. Je vais te guider. 


15 h 30 : 50 minutes plus tard, la réunion est terminée. Sur les instructions du colonel, Jérôme a divisé son équipe en deux groupes pour étudier les problèmes rencontrés lors des gros déploiements informatiques. Un groupe s’est concentré sur les problèmes rencontrés en interne dans le passé, l’autre groupe étudiait les déploiements de CRM chez des concurrents. 


Ces recherches ont permis d’identifier le problème principal à régler : quand il y a des changements, les plus gros clients ou partenaires arrivent à obtenir des dérogations ou des délais. Sauf que ces “régimes spéciaux” temporaires se prolongent et deux ans plus tard, les équipes se retrouvent à faire vivre 3 ou 4 systèmes en parallèle. 


16 h 00 : Jérôme planche sur des solutions au problème des dérogations avec le colonel et en discute ensuite au téléphone avec chaque responsable puis avec sa patronne. Jérôme va “brûler ses navires” pour ne plus pouvoir faire demi-tour, comme Cortés lors de son arrivée au Mexique. Il a obtenu le feu vert de sa chef pour mettre l’ancien système informatique hors service après trois mois de transition. Il n’y aura donc pas de dérogations ou de plan B, tout le monde va aller vers le nouveau CRM.  


17 h 00 : Jérôme commence à apprécier l’approche du colonel et il lui demande son avis sur un sujet clé pour lui, le recrutement d’un bras droit qui a à la fois la fibre commerciale, mais une aussi une vraie affinité pour l’analyse de données. En gros, un recrutement à ne pas louper. 


17 h 10 : Après avoir posé des questions d’éclaircissement, le colonel conseille Jérôme. 

— Je ne suis pas le meilleur recruteur parce que dans l’armée tu as souvent dans une équipe déjà constituée. Par contre, je sais m’entraîner pour me préparer à des moments critiques. 

— Quand on a une équipe de 10 personnes comme moi, les entretiens c’est quelque chose qu’on fait 20 fois dans l’année maximum. Comment on s’entraîne pour quelque chose qu’on fait si peu souvent ? 

— Ca tombe très bien, c’est exactement pareil pour les soldats avec le combat.  Par exemple, pendant la Seconde Guerre mondiale, un pilote d’avion qui décolle pour son premier combat a 40% de chances d’être abattu. On a observé qu’en simulant les premiers combats en centre d’entraînement on arrivait à baisser le risque d’être abattu en combat réel à moins de 5% ! 

— Ca fait un gros écart !

— Oui Jérôme, et c’est pour ça que la Navy américaine a fondé l’école de pilotes “Top Gun”. On va appliquer ces recettes à ton recrutement. 


17 h 40 :  Jérôme et le colonel ont posé les principes d’un centre d’entraînement style Top Gun pour préparer Jérôme au recrutement. 

— Préparation des entretiens et simulation avec des collègues. Ces exercices seront filmés pour pouvoir être briefés en profondeur. 

— Jérôme va se greffer dans les entretiens d’autres équipes, se faire un avis puis suivre la performance des personnes recrutées afin de vérifier la pertinence de ses avis et se forger un “instinct”. 


18 h 00 : Début d’un debriefing de 30 minutes sur le lancement d’un nouveau produit qui a fait un “flop” financier. 


18 h 33 : Le débriefing est terminé. Le colonel n’est pas impressionné. 

— J’avais entendu parlé des debriefs civils qui se font un peu n’importe comment, mais je ne savais pas que c’était à ce point

— Vous savez mon colonel, là c’était déjà pas mal parce que souvent on n’en fait même pas des debriefs. 

— Désolé mais chez nous, une discussion comme ça on n’appelle pas ça un débrief, on appelle ça “remonter le Mékong”. C’est juste un moment sympa autour d’un verre où on échange des anecdotes sur les opérations auxquelles on a participé. Je te propose un marché, va nous chercher une bière et je vais t’expliquer comment régler ta situation. 


18 h 45 : Jérôme est installé sur son canapé et prend des notes. Le colonel s’assoit en face de lui et explique : 

— J’ai un collègue qui était à Sarajevo avec sa compagnie. Sa mission était d'établir un avant-poste pour préparer l’arrivée du régiment. Le seul problème c’est que la ville était assiégée et que sa position à l’intérieur de la ville était elle-même assiégée par des miliciens et snipers serbes. 

Face à ce problème...délicat, il a fait des essais, il s’est planté, et il a fini par trouver des solutions.  Il a écrit une note de trois pages avec sa méthode, les résultats, les erreurs à ne pas commettre...Deux semaines plus tard, lorsque le régiment est arrivé, il a fait le tour des unités pour distribuer son document afin qu’elles appliquent la méthode immédiatement. 

— C’est très intéressant, mais là je ne vois pas le lien avec mon produit qu’on a pas réussi à vendre.

— J’y viens ! Il faut aller plus loin dans ta démarche de debriefing. Rédige une note de quelques pages sur vos erreurs, les enseignements que vous en avez tiré et diffuse là immédiatement à toutes les équipes qui participent aux lancements de produits pour qu’elles fassent mieux la prochaine fois. C’est ça un vrai débriefing, il faut que ça change les pratiques de l’organisation.


19 h 30 : La femme de Jérôme rentre. Après lui avoir raconté leur journée ensemble, il est temps pour le colonel de partir : 

— Au revoir Jérôme, j’espère que tu as maintenant une meilleure opinion des techniques militaires dans le monde du travail

— Oui mon colonel, 

— J’ai aussi appris des choses, et je suis jaloux de la vitesse à laquelle vous pouvez mettre les choses en place. Chez nous on a cette vitesse en combat, mais pas dans l’aspect administratif de notre travail. 

— C’est sûr. Et j’ai aussi compris que l’armée et le civil avaient de grosses différences et qu’on ne peut pas tout transposer. 

— Oui Jérôme. Il faudrait être bien courageux...ou bien con, pour s’élancer sous le feu ennemi avec une mentalité “fail fast” par exemple. En tout cas, bon courage pour le CRM et pour le recrutement

— Merci mon colonel


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Vous y découvrirez les techniques suivantes en pas-à-pas : 

  • Clarifier sa mission

  • Red Team Blue Team

  • Mettre l’histoire au service de la mission

  • L’élément réservé

  • Briefing final

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mardi 1 décembre 2020

Les enseignements opérationnels de la guerre du Haut-Karabakh

Le 10 novembre 2020, l’Azerbaïdjan et l’Arménie signaient sous l’égide de la Russie un accord mettant fin aux hostilités dans le Haut (ou Nagorno) — Karabakh. Après six semaines de guerre, l’Azerbaïdjan reprenait le contrôle des sept districts peuplés d’Azéris et de Kurdes qui étaient occupés par les Arméniens depuis 1994. Elle recevait également le droit de maintenir ses forces armées dans les territoires conquis, dont le district de Chouchi qui commande le corridor étroit de Lachine entre l’Artsakh, selon l’appellation arménienne du Nagorno-Karabakh, et l’Arménie. Elle obtenait enfin un accès libre à travers le territoire de l’Arménie jusqu’au Nakhitchevan, son enclave jouxtant la frontière avec la Turquie et l’Iran. La Russie s’engageait de son côté à déployer 2000 soldats sur place dans une mission d’interposition et de maintien de la paix.

Si l’Artsakh survivait comme entité politique au statut des plus flous, son existence était largement menacée à terme. Il s’agissait là de gains considérables pour l’Azerbaïdjan, 26 ans après le désastre de la guerre perdue contre l’Arménie.

Cette victoire nette de l’Azerbaïdjan a pu surprendre ceux qui étaient restés sur les défaites humiliantes des années 1990 face à des troupes arméniennes incontestablement supérieures, plus motivées et mieux commandées. Elle ne doit pourtant rien au hasard.

La guerre est un acte politique

Le gouvernement azerbaïdjanais a d’abord déclenché cette guerre, car il n’a pas été dissuadé de le faire. Il n’a pas été retenu par l’ordre international et la peur de sanctions et de rétorsions diverses pour avoir employé la force. Il est vrai que la communauté internationale, ni même d’ailleurs l’Arménie, n’a jamais reconnu la République du Haut-Karabagh, et plutôt soutenu la position de l’Azerbaïdjan en particulier sur les districts occupés autour de l’Artsakh. En 2007, l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) qui tente de normaliser la situation dans la région a établi leur restitution à l’Azerbaïdjan comme un préalable nécessaire à la paix. En face, l’Artsakh et son protecteur arménien ont toujours fait preuve d’intransigeance, arguant de la nécessaire sécurité de ce glacis, et persuadés de toute manière de leur supériorité militaire [1].

Et c’est bien là, le deuxième élément. L’Azerbaïdjan a effectivement longtemps été dissuadé par la réelle supériorité arménienne. Elle s’est efforcée patiemment de la surmonter. Les Azéris ont consacré plus 24 milliards de dollars de 2009 à 2018 à leur Défense [2]. L’Azerbaïdjan est le 9e pays au monde en termes d’effort de défense rapporté au PIB. Tout le monde a remarqué l’investissement dans les drones achetés à Israël et à la Turquie, mais les achats plus classiques d’engins blindés modernes ont au moins été aussi importants. L’essentiel est cependant ailleurs. Il ne suffit pas d’accumuler des équipements modernes pour être une bonne armée, il faut surtout savoir bien les utiliser. L’armée azerbaïdjanaise a beaucoup travaillé avec l’aide des Turcs. Par une formation soutenue et de nombreux exercices, elle a considérablement augmenté son capital de compétences depuis les savoir-faire de base des combattants jusqu’à l’organisation d’opérations interarmes et interarmées complexes. Elle a aussi innové en adoptant un certain nombre de procédés nouveaux turcs et russes employés en Syrie ou dans le Donbass.

En face, l’Arménie n’a que peu bougé. Son effort de défense est certes conséquent puisqu’elle se trouve au 10e rang mondial, mais avec un PIB très inférieur à celui de l’Azerbaïdjan. Là où cette dernière investissait 24 milliards de dollars, l’Arménie n’en dépensait que 4. Cela n’inquiétait visiblement pas beaucoup les autorités arméniennes dont beaucoup avaient connu la guerre précédente et restaient toujours persuadées de la supériorité qualitative de leurs forces et de celles de l’Artsakh. Non seulement les Arméniens n’ont pas assez investi matériellement, mais ils ont peu innové, laissant ce champ à leurs adversaires, une erreur fatale quand on a moins de ressources. Avec des budgets comparables, il aurait été possible de construire un système défensif mieux organisé, en profondeur, enterré, camouflé et associé à une force décentralisée de technoguérilla, pour reprendre l’expression de Joseph Henrotin. Pour le prix de l’escadrille de chasseurs multirôles Su-30 SM, dont pas un ne décollera pendant la guerre, il aurait possible de se constituer une flotte de drones de combat supérieure à celle de l’Azerbaïdjan. On se trouve là dans un cas d’inertie conscient, selon l'expression de Philippe Silberzahn, où même après les accrochages violents de 2016 on voit venir la guerre, mais on ne fait pas grand-chose de sérieux pour y faire face.

Il est vrai que l’Arménie comptait aussi beaucoup sur son alliance militaire avec la Russie, très présente sur son sol avec la grande base de Gyumin. Le problème est que lorsque l’on dépend d’un unique et puissant protecteur, il ne faut pas le fâcher. Or, la Russie n’apprécie pas le nouveau régime arménien issu de la révolution de 2018. Elle a donc saisi l’occasion de cette nouvelle crise pour lui rappeler son statut d’allié captif, en laissant clairement entendre qu’elle défendrait le territoire de l’Arménie si celui-ci était agressé, mais qu’elle ne combattrait pas pour l’Artsakh. La Russie se permettait d’affaiblir son image construite d’allié fiable, mais au profit de celle de protecteur indispensable lorsque la situation sera devenue critique. Cette posture a été le «feu vert» pour l’Azerbaïdjan, mais c’est aussi la Russie qui a été le seul interlocuteur à pouvoir négocier la paix. Il est même possible selon certains que la Russie ait même imposé la paix à l’Azerbaïdjan en menaçant d'intervenir. Elle est en tout cas devenue le nouveau protecteur de ce qui reste de l’Artsakh.

À noter enfin que si la Russie se posait comme protecteur ultime de l’Arménie, la Turquie faisait de même avec l’Azerbaïdjan en déployant quatre avions F-16 sur la base de Ganja, en maintenant une posture de vigilance à la frontière turco-arménienne, en soutenant matériellement les forces azéries et même en engageant sans le revendiquer une force de mercenaires syriens dans ses rangs. On a là un bon exemple, proche de ce qu’a pu faire la France dans plusieurs conflits africains, d’implication sous le seuil de la guerre ouverte.

En résumé, si l’Arménie a été battue, c’est parce qu’elle était devenue battable et que tous les freins diplomatiques à l’engagement azéri ont été levés.


La conquête

La zone des combats est de 100 km de large sur 150 de long, l’équivalent de trois départements français, correspond au Haut-Karabagh lui-même et aux districts azéris conquis à la fin de la guerre de 1994 et occupés depuis par la milice arménienne.

La majeure partie du Haut-Karabagh est montagneux et forestier, mais le sud de la zone le long de la frontière iranienne est plat et plus accessible. Le système de défense de l’Artsakh y est fondé sur un réseau de points d’appui tenus et un deuxième échelon de forces de manœuvre à base de petits bataillons blindés mécanisés et de groupes d’artillerie, avec un arsenal ex-soviétique ancien, mais conséquent : environ 300 chars ou véhicules blindés d’infanterie et 140 pièces d’artillerie, dont il est difficile de déterminer le taux de disponibilité réel. L’armée du Haut-Karabagh dispose aussi d’une petite force aérienne avec deux avions d’attaque Su-25, quatre hélicoptères d’attaque Mi-24, cinq hélicoptères de transport Mi-8 et quatre drones de reconnaissance Krunk. L’ensemble représente environ 40000 combattants d’active et de réserve, un poids énorme pour une population de moins de 170000 habitants. Cette force est largement soutenue par l’Arménie par le corridor de Lachine qui relie les deux territoires et par lequel passent la logistique, les équipements et les combattants venus d’Arménie [3].

L’offensive azérie lancée le 27 septembre présente de nombreuses analogies avec les deux offensives russes dans le Donbass en août 2014 et janvier 2015. Il s’agit d’abord très classiquement d’une opération séquentielle où on cherche à s’emparer du terrain et non d’une opération cumulative où on s’efforce de faire pression sur l’ennemi, par des feux aériens le plus souvent, pour le faire céder. On peut la suivre sur la carte et en prédire la fin. Elle est lancée sur l’ensemble de la ligne de front. Le 4e corps d’armée engagé au nord et au centre, essentiellement pour des raisons politiques afin de s’emparer des zones azéries tenues par les Arméniens, est assez rapidement et logiquement stoppé. Le terrain difficile favorise le défenseur et les axes peu nombreux et encaissés peuvent facilement être bloqués. La combinaison mines-missiles antichars y a causé de fortes pertes pour des gains de terrain limités, mais jugés suffisants et qui ont permis de fixer une partie des forces ennemies.

L’effort est porté au sud, avec trois corps d’armée concentrés sur la partie sud, la plus accessible. C’est une zone de 50 km sur 50 où sont menées une série de petites avancées par blocs avec, comme au Donbass, mais aussi en Syrie et notamment par l’armée turque, une phase d'infiltrations dans la profondeur de groupes professionnels d'infanterie légère, puis une neutralisation par le couple artillerie/LRM-drones de reconnaissance suivie d’une phase d’assaut blindé.

Les armées du Caucase ont hérité de l’Union soviétique une artillerie diversifiée et pléthorique, souvent plus volumineuse que celle de l’armée de Terre française. L’artillerie azérie disposait ainsi d’un arsenal de 600 pièces diverses réparties dans les 23 brigades motorisées, mais aussi une brigade d’artillerie, qui regroupe les armes à longue portée, et une brigade de lance-roquettes multiples (LRM). Cette artillerie est cependant ancienne et à la précision très éloignée des standards occidentaux. La combinaison avec des drones de reconnaissance lui a d’un seul coup donné un surcroît d’efficacité. À la masse des feux notamment des LRM s’ajoutent maintenant une plus grande précision et une grande réactivité, puisque la boucle de tir, de la détection à l’évaluation, est plus rapide.

Non seulement, l’artillerie azérie a été efficace dans la neutralisation des défenses arméniennes, mais elle a pu, largement étouffer l’artillerie arménienne par sa contre-batterie grâce aux pièces lourdes, type 2S7 Pion de 203 mm, et LRM à longue portée, comme les BM 30 Smerch. Autre point fort, l’emploi des 80 canons automoteurs de 122 mm 2S1 comme «canons d’assaut» frappant en tir direct jusqu’à 2000 mètres les positions retranchées ennemies. L’artillerie azérie dispose enfin avec les LORA de missiles balistiques suffisamment précis avec un écart circulaire probable de 10 m (une chance sur deux de frapper dans ce diamètre) pour effectuer des missions d’interdiction, en frappant par exemple le pont dans le corridor de Lachine et provoquant ainsi une sérieuse entrave la logistique arménienne.

Les groupements de manœuvre, ont progressé ensuite derrière ces feux. Au moins autant que l’acquisition de drones armés, c’était l’acquisition ces dernières années de cent chars russes T-90, avec une option pour cent autres, qui auraient dû inquiéter le commandement arménien. Ils sont venus s’ajouter à un parc déjà conséquent de 95 T-55 peu utilisés, mais surtout de 470 T-72 dont certains modernisés avec l’aide israélienne. Même en ne considérant que les engins les plus modernes, c’est un arsenal considérable pour un pays de cette importance.

Les trois corps d’armée évoluant au sud de la zone d’action le long de la frontière possédaient un potentiel de trente à quarante groupements tactiques interarmes chars-infanterie mécanisée et artillerie automotrice, qui ont évolué et se sont relevés au rythme des cessez-le-feu sur des fronts de 1 à 2 km en progressant de trois à quatre kilomètres par jour.

À partir du moment, où ils évoluent dans un contexte de supériorité dans le «ciel terrestre», c’est-à-dire dans l’environnement immédiat où évoluent les obus, les roquettes, et les appareils de reconnaissance et d’appui, et qu’ils sont évidemment servis par des hommes courageux et compétents, rien ne peut résister à l’attaque de ces groupements dès lors que la ligne de défense est franchie. Celle-ci a tenu deux semaines.

Le point clé de Fizuli est pris le 17 octobre. Cinq jours plus tard toute la zone frontalière avec l’Iran est conquise et la manœuvre pivote ensuite en direction de Chouchi, le véritable centre de gravité de la région, lieu historique et symbolique au cœur du Haut-Karabagh, à 15 km de la capitale Stepanakert, mais surtout sur l’axe principal et vital reliant l’Artsakh et l’Arménie.

Significativement, si les pertes humaines de la guerre de 1988-1994 étaient largement en défaveur des Azéris (de l’ordre 3 ou 4 pour un combattant arménien), celles de 2020 sont équilibrées. Le gouvernement arménien a annoncé la mort de 2425 hommes, dans les forces de l’Artsakh et les siennes, une proportion considérable des troupes engagées, ce qui témoigne de leur courage comme de la violence des combats. Du côté azéri, le président de l’Azerbaïdjan a parlé de 1500 martyrs, c’est sans doute sous-estimé, et les pertes réelles doivent être très proches de celles des Arméniens. Dans tous les cas, on est très loin des 20000 morts de la première guerre, certes beaucoup plus longue.

Le groupe néerlandais Oryx a documenté précisément les pertes en équipements du conflit. Ces estimations étant fondées sur des images, elles sont forcément inférieures à la réalité, mais elles montrent là encore la très grande létalité du combat moderne, en particulier pour les véhicules. Les destructions de chars de bataille des deux camps représentent à elles seules la moitié du parc théorique français. La disparité des pertes y est aussi frappante, alors que les Azéris étaient en posture d’attaques de positions défensives, leurs pertes matérielles prouvées sont inférieures de moitié aux pertes arméniennes, et parfois plus encore. Les Azéris n’ont eu par exemple que 32 chars détruits pour 121 arméniens. Plus de 200 pièces d’artillerie arméniennes de tout type ont été détruites, pour un LRM et un mortier azéri, preuve de la suprématie azérie dans la contre-batterie. Un autre point significatif est le nombre d’équipements capturés par les Azéris, correspondants à entre 30 % et 100 % du nombre de ceux détruits, alors qu’inversement les matériels capturés par les Arméniens sont très peu nombreux [4]. Tout cela témoigne d’une supériorité quasi systématique sur les points de contact, sauf dans la région du nord ou le terrain équilibrait les choses, avec plusieurs niveaux tactiques d’écart, ce qui a permis à plusieurs reprises de disloquer les dispositifs ennemis et donc d’obtenir de grands décalages de résultats.

Le ciel du Caucase est un espace trop dangereux pour les avions

L’aspect le plus remarqué de ce conflit a été l’emploi massif des drones par les forces azéries, notamment dans les premiers jours afin de briser les contre-attaques aériennes. On a moins remarqué la rareté, voire l’absence des avions, un phénomène déjà observé pendant la guerre dans le Donbass en 2014-2015. Non sans mépris pour ces drôles d’engins volants, il était de bon ton dans les armées occidentales de considérer que les drones ne survivraient pas longtemps dans un environnement de haute intensité, et que les avions de combat resteraient les rois du ciel. C’est exactement l’inverse qui s’est passé dans les deux premiers conflits du siècle entre États : les drones ont été omniprésents et les avions rares, car jugés trop vulnérables ou, dans le cas russe, d’une signature politique trop élevée.

L’Azerbaïdjan et l’Arménie disposent pourtant d’une flotte non négligeable, avec une trentaine d’avions de combat disponibles et une vingtaine pour l’autre dont quatre Su-30 SM. C’est, et surtout pour les avions les plus modernes, un investissement considérable pour ces petits pays. Ils sont donc assez rares, un pour 150000/300000 habitants environ (comme pour la France) et précieux. L’avion de combat est désormais un engin de luxe qu’il est difficile de se payer avec des budgets contraints et sa perte est une catastrophe. Or, là aussi héritage soviétique et russe, ces deux pays disposent aussi d’un solide réseau de défense antiaérienne, sans parler des forces russes et turques très proches qui pourraient frapper à tout moment sur la toute la zone des combats.

Comme dans le contexte ukrainien, la défense tend alors à l’emporter, au moins pour les avions, car les drones au contraire sont paradoxalement moins vulnérables. En l’absence de capacité de fusion (plot-fusion) les réseaux de radars ont du mal à repérer ces petits objets lents et volants à basse relative altitude. L’armement prévu pour abattre des avions n’est pas non plus très adapté à ces cibles anormales. Les instruments de brouillage manquent également pour couper les liaisons entre les drones et les stations de conduite. Dans ce contexte, si quelques Su-25 ont pu être utilisés, dont un abattu dès le deuxième jour, les Mig-29 et même les Su-30 SM sont restés au sol faisant fonction de «flottes en vie» utilisables en dernier recours dans un niveau supérieur d’escalade. Il n’y aura qu’un seul avion abattu, un Su-25.

Il n’y aura par ailleurs que deux hélicoptères abattus, un Mi-8 de part et d’autre, ce qui tend à prouver surtout du côté azéri, qui dispose d’une flotte très conséquente d’hélicoptères d’attaque avec plusieurs dizaines de Mi-24 et surtout 24 Mi-35 M que ceux-ci ont été engagés de manière très prudente et/ou que les défenses aériennes arméniennes ont bien été neutralisées ou détruites. 

La parole a donc été donnée aux drones et plus particulièrement les drones de l’armée azerbaïdjanaise qui a su se constituer une petite flotte capable d’effectuer presque toutes les mêmes missions qu’une aviation de combat, mais pour beaucoup moins cher et évidemment moins de pertes humaines. Les Azéris disposaient ainsi d’une flotte de vingt drones israéliens de reconnaissance (Héron, Hermes 450 et 900, Aérostar, Orbiter 3), dix MALE armés turcs Bayraktar TB2, ainsi qu’un certain nombre de drones-suicide israéliens Harop, SkyStriker  et Orbiter 1 K. Plus surprenant et preuve là encore d’une opération intelligemment préparée, les Azéris ont constitué une flotte de vieux biplans An-2 Colt sans pilotes et guidés depuis le sol, qui pourraient peut-être servir de bombes volantes avec une quantité énorme d’explosifs ou, ce qui a été le cas, afin de servir d’appâts pour les défenses antiaériennes arméniennes qui se découvraient ainsi et étaient frappées immédiatement par les TB2 ou par l’artillerie [5].

Car et là c’est un phénomène inédit, jamais des drones n’ont autant détruit en une seule campagne. Le grand raid aérien initial classique, par avions ou missiles de croisière, détruisant ou neutralisations les capacités de défense antiaérienne ennemies, a été remplacé par un raid de drones TB2, dont les missiles MAM-L ont fait des ravages, et de drones-kamikaze Harop attirés par les émissions radars. Le 4 octobre, l’armée azérie revendiquait la destruction de 33 systèmes de défense antiaériens arméniens, dont un S-300. Oryx de son côté a documenté la destruction de 27 systèmes et 12 radars [4].

Les drones azéris ont également effectué des missions d’interdiction, avec au moins un convoi logistique arménien frappé par des missiles TB-2. Ils ont surtout entravé tout mouvement d’une force sur véhicules. On sait depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale que les unités terrestres motorisées sont vulnérables aux attaques aériennes, des avions d’abord, chose dont les forces occidentales ont largement profité depuis 1990, des hélicoptères ensuite, avec le bémol de la vulnérabilité, et maintenant des drones armés dont tout indique qu’ils sont en train de se «démocratiser». Cela ne signifie pas la fin des unités motorisées, et notamment de chars qui au contraire ont été le fer de lance de l’offensive azérie, mais qu’elles doivent être accompagné d’un système de défense adapté à courte portée et de moyens de guerre électronique, sachant que la tendance est là encore au drone autonome. Les drones-suicide Harop par exemple, peuvent avec des résultats un peu dégradés, effectuer des frappes sans être guidés.

De la dissuasion intra-guerre

À la manière maoïste, l’Arménie fondait sa capacité de dissuasion sur le couple défense populaire-missiles à longue portée. La défense populaire, on l’a vu, reposait sur la mobilisation et la résistance acharnée des miliciens artsakhiotes soutenues par les «volontaires» venues d’Arménie. Cela n’a pas suffi. La seconde composante reposait sur un arsenal assez conséquent de missiles balistiques Scud-B et OTR-21 Tochka améliorés, capables de projeter des dizaines de charges de plusieurs centaines de kilos d’explosifs sur l’ensemble du territoire de l’Azerbaïdjan depuis le Nagorno-Karabakh. On pensait alors à Erevan que dans une stratégie du «faible au fort», cette capacité globale de destruction dépasserait les gains d’une conquête éventuelle d’un territoire de seulement 160000 habitants.

L’Azerbaïdjan a répondu d’abord en se constituant à partir de 2011 un solide réseau de défenses antimissiles, russe avec l’acquisition de deux divisions de missiles antiaériens S-300 PMU-2, puis aussi israélien avec la commande de neuf systèmes de tir israéliens Barak-8 avec deux radars EL/M-2080 Green Pine, qui présentaient aussi l’intérêt pour Israël de pouvoir déceler des tirs de missiles iraniens, mais il n'est pas certain qu'ils aient été déployés [6]. 

La stratégie arménienne se trouvait prise en défaut. Après les incidents de 2006, l’Arménie décidait d’aller donc plus loin en obtenant de la Russie l’acquisition d’un bataillon de modernes et puissants Iskander E SRBM. L’achat des avions multi rôles Su-30SM doit se comprendre aussi dans cette volonté de montrer que l’on faisait quelque chose en achetant des moyens haut de gamme censés faire peur à l’Azerbaïdjan. Mais après le bouclier défensif, l’Azerbaïdjan se dotait aussi d’une force de frappe moderne conséquente avec quelques systèmes biélorusses Poronez et turcs TRG-300, sur châssis LRM, et surtout des LORA israéliens, à la fois puissant et précis.

La force de frappe à longue portée arménienne n’a donc dissuadé en rien l’offensive azérie. Pire en détruisant d’emblée grâce aux drones une grande partie du système de défense antiaérien arménien, donc six lanceurs S-300 et même un lanceur de missiles balistiques (a priori SCUD), la position d’équilibre qui pouvait exister entre les deux forces de frappe a été en partie rompue.

Les frappes sur des cibles civiles ont commencé, semble-t-il, le 3 octobre avec des tirs azéris de roquettes Smerch sur Stepanakert, sans que l’on n’en connaisse très bien la raison. Peut-être s’agissait-il de faire fuir la population, ce qui sera le cas pour la moitié de l’Artsakh. L’Arménie riposte en lançant un missile Scud sur la ville et base militaire de Ganja, ce qui induit en retour de nouveaux tirs sur Stepanakert. Il y a donc une escalade surtout du côté arménien où on cherche à compenser une situation que l’on contrôle plus sur le terrain en essayant d’exercer autrement une pression sur l’ennemi. Les forces arméniennes frappent donc à nouveau Gandja puis la ville de Barda. Elles auraient aussi, semble-t-il, essayé de frapper les installations pétrolières au nord de Bakou. L’ensemble est erratique, à la fois trop faible pour avoir véritablement un impact stratégique, et trop fort pour ne pas susciter de réprobations internationales, comme le 28 octobre lorsqu’une frappe de LRM Smerch tuait 21 personnes et en blessait plus de 80.

Les Arméniens avaient peut-être l’espoir de finir par provoquer une intervention russe, mais les Russes ne bougent pas, même quand le 14 octobre des tirs azéris frappent des emplacements de lanceurs sur le sol de l’Arménie ou quand les Azéris abattent par erreur un hélicoptère russe.

Dans l’ensemble, cependant et si les chiffres sont contestés de part et d’autre, les pertes civiles totales sont estimées à environ 50 morts du côté arménien, plutôt dans les combats au sol, et 90 morts du côté azéri du fait des frappes à distance. Un chiffre finalement assez faible pour une guerre de haute intensité de 44 jours, à comparer par exemple aux 500 morts des 78 jours de campagne aérienne de l’OTAN au Kosovo et en Serbie en 1999 ou au millier de morts de la campagne aérienne américaine en Afghanistan d’octobre à mi-décembre 2001, pour des cadres espace-temps comparables. La différence est que dans le conflit du Nagorno-Karabakh, on a fait endosser le risque aux soldats sans beaucoup le transférer aux civils.

Au bout du compte, on se trouve dans une situation très classique, mais un peu oubliée d’un conflit clausewitzien, ouvert, avec un début et une fin clairs, marqué par un duel des armes jusqu’à la réduction à l’impuissance d’un des adversaires. La montée aux extrêmes a été contenue et il n’a jamais été question à aucun moment de détruire l’ennemi, mais simplement de le soumettre à sa volonté politique. L’Azerbaïdjan a emporté ce duel parce qu’il y avait accord entre les objectifs et les moyens conçus puis utilisés pour les atteindre. Face à une nation qui n’a pas aussi bien analysé les choses et n’a pas su se doter d’un modèle de forces adapté, la victoire était certaine avant même le premier coup de feu. Notons pour conclure qu’il serait intéressant de simuler une situation où les forces françaises qui ont désormais moins de moyens que celles de l’Azerbaïdjan, 76e puissance mondiale, se seraient retrouvées à la place des Arméniens.


[1] Noura Doukhi, « Les raisons de la défaite arménienne dans le Haut-Karabakh », L’Orient-Le jour, 24 novembre 2020. https://www.lorientlejour.com/article/1242147/les-raisons-de-la-defaite-armenienne-dans-le-haut-karabakh.html

[2] Ejaz Haider, “War in the Caucasus: Lessons”, https://www.thefridaytimes.com/war-in-the-caucasus-lessons/

[3] Pierre Razoux, « Nagorno-Karabakh : nouveau front turc face à la Russie ? » Fondation Méditerranéenne d’Etudes Stratégiques, 13 octobre 2010, https://fmes-france.org/nagorno-karabakh-nouveau-front-turc-face-a-la-russie-par-pierre-razoux/

[4] https://www.oryxspioenkop.com/2020/09/the-fight-for-nagorno-karabakh.html

[5] Joseph Henrotin, « Guerre d’Artsakh-Quelles leçons pour une guerre de haute-intensité », Défense et Sécurité Internationale, n°150, novembre-décembre 2020.

[6]Eduard Abrahamyan, “Azerbaijan's Ballistic Missile Dilemma”, August 22, 2018, the CACI Analyst. https://www.cacianalyst.org/publications/analytical-articles/item/13530-azerbaijans-ballistic-missile-dilemma.html