dimanche 30 octobre 2022

Missiles, menaces et mensonges - Point de situation du 24 octobre 2022


Commençons par quelques nouvelles du ciel.

Machines volantes et petite stratégie

Le plus visible dans l’évolution de la situation est la transformation de la campagne aérienne russe de frappes de théâtre (théâtre aussi au sens de scène) de ponctuelle à systématique. Il ne s’agit plus depuis le 10 octobre de frapper de manière irrégulière des objectifs fixes décelée dans la profondeur mais de produire d’abord un effet de masse avec l’emploi de plusieurs dizaines de missiles balistiques ou de croisière, accompagnés de drones-projectiles en plus grand nombre encore. Dans cet avatar de la théorie des cercles de Warden, ces 400 millions d’euros de projectiles quotidiens sont utilisés officiellement pour frapper les infrastructures du « système de vie » ukrainien et plus particulièrement son réseau énergétique.

En cela, cette campagne, menée uniquement avec des projectiles inanimés, rappelle immanquablement celle des armes « V » comme « vengeance » lancées par l’Allemagne nazie sur l’Angleterre puis les pays libérés à l’Ouest à partir de juin 1944. Comme à l’époque, ce sont des dizaines de projectiles qui sont lancés chaque jour sur les villes sans que l’on sache s’il s’agit vraiment d’une véritable stratégie de paralysie, de représailles après une série d’humiliations ou d’un acte de simple communication à l’usage des faucons du régime, de sa propre population ou de ses troupes que l’on tente ainsi de rassurer. On constatera d’abord qu’il est étrange de prétendre vouloir libérer une population d’un joug néonazi en frappant directement ou indirectement la vie de cette population. On rappellera surtout la vanité d’une telle approche.

Si l’objectif est d’obtenir la capitulation des peuples ou leur révolte contre des dirigeants incapables de les protéger, c’est-à-dire la même stratégie que les organisations terroristes, c’est aussi inhumain que stupide. Si les peuples entiers peuvent craquer et obliger leurs dirigeants à demander grâce, le phénomène est assez rare et semble même se limiter aux exemples russes et allemands de la fin de la Première Guerre mondiale après des années de privations, souffrances et surtout du spectacle de désastres sur le front. On notera que dans ces deux cas, ce n’est pas certainement pas parce que les civils allemands et russes ont reçu des projectiles venus du ciel - rares à l’époque – qu’ils se sont révoltés, mais bien parce que les sacrifices consentis ne s’accompagnaient plus d’un espoir que cela serve à quoi que ce soit.  Les peuples ne se rebellent éventuellement contre leur gouvernement que lorsqu’il n’y a plus d’espoir de victoire militaire.

On en est loin des deux côtés dans la guerre actuelle en Ukraine et quand on espère encore la victoire, c’est surtout aux agresseurs du ciel que l’on en veut, un contexte propice à l’escalade. Il n’y a aucune raison que ceux que l’on frappe en représailles réagissent différemment que soi mais on le fait quand même. Les Ukrainiens frappent aussi les villes tenues par les Russes et même à Belgorod en Russie. C’est pour l’instant très ponctuel, cela pourrait devenir aussi une campagne systématique satisfaisant ainsi un désir de vengeance. Ce serait une grande erreur au profit du gouvernement russe qui cherche désespérément à mobiliser psychologiquement sa population avant de le faire réellement.

Les campagnes aériennes sur les infrastructures peuvent avoir plus d’intérêt en entravant la production de guerre, surtout en frappant sur certains secteurs clés. Cela a été le cas sur l’Allemagne, pendant la Seconde Guerre mondiale. Encore faut-il qu’il y ait quelque chose d’important à détruire. Quand on ravage des pays aussi peu industrialisés que la Corée du Nord ou le Nord-Vietnam, alors que leurs approvisionnements militaires viennent d’un étranger intouchable, cela ne sert pas à grand-chose sinon à ralentir un peu la manœuvre ennemie. Encore faut-il aussi déployer beaucoup de moyens. Les missiles russes font effectivement beaucoup de dégâts, mais ils sont peu nombreux à chaque fois et leur stock n’est pas illimité. Au moins 2 000 d’entre eux ont déjà été utilisés, soit une valeur totale de l’ordre de dix milliards d’euros, et ils en produisent très peu. Le fait que les Russes en soient réduits à utiliser aussi de vieux missiles anti-navires ou des missiles anti-aériens dans ce rôle témoigne déjà d’une crainte de dilapidation de cette précieuse force de frappe.

La fourniture par l’Iran ou la Corée du Nord de missiles balistiques pourrait peut-être changer la donne en permettant de prolonger la campagne V. Ces armes étant plutôt de faible précision, cette campagne dériverait donc de plus en plus vers une pure campagne anti-cités, à la manière du « bombardement de zone » cher au général britannique « Bomber » Harris. À défaut, seul l’engagement dans la profondeur de l’aviation russe pourrait permettre de continuer la campagne avec d’ailleurs plus d’efficacité et d’ampleur mais sans aucun doute au prix de pertes intolérables dans un environnement anti-aérien aussi dense. On est loin des flottes de milliers d’avions de la Seconde Guerre mondiale, une force aérienne de quelques centaines d’appareils vulnérables à une défense anti-aérienne moderne peut être détruite en quelques semaines.

En attendant, l’emploi des drones-projectiles Shahed-131 ou surtout 136, rebaptisés Geran (Géranium) 2 pour faire croire qu’ils sont russes, présentent l’intérêt d’être peu coûteux et donc nombreux. Mais avec une charge explosive de quelques dizaines de kilos d’explosif, il faut les considérer comme des obus de gros calibre semblables à ceux lancés par milliers chaque jour sur la ligne de front, mais avec une très grande portée. Ils seraient sans doute très utiles pour frapper des objectifs fixes dans la profondeur du champ de bataille, mais les Russes préfèrent les utiliser pour frapper les villes où ils produisent surtout du stress, ce qui renvoie à la question de l’objectif premier de cette campagne. Finalement, le seul intérêt militaire de l’emploi de ces drones contre les villes est de contraindre les Ukrainiens à consacrer des moyens matériels importants, comme des canons mitrailleurs, à la traque de ces V1 low cost.

Vers un Stalingrad sur Dniepr ?

Sur la ligne de front, la zone la plus critique actuellement se trouve du côté de Kherson où malgré un black out informationnel inédit plusieurs indices, comme le repli d’une partie de la population de la ville mais aussi semble-t-il de soldats russes, semblent indiquer une nouvelle phase active après deux semaines de préparation.


Sept brigades de mêlée ukrainiennes sont actuellement concentrées avec une brigade d’artillerie autour de la moitié nord de la poche russe contre seulement quatre dans la partie sud entre Kherson et Mykolayev. Avec les deux brigades territoriales en réserve à Mykolayev, c’est désormais un cinquième des unités de mêlée ukrainiennes – environ 40 000 hommes - qui se trouve concentré dans ce secteur, contre 12 brigades/régiments russes disparates, soit environ 20 000 hommes au plus fort du déploiement, peut-être moins maintenant, sous le commandement de la 49e armée.

Les forces d’appui, air et surtout artillerie, doivent être sensiblement équivalentes de part et d’autre pour harceler le dispositif ennemi et ses arrières, et ponctuellement appuyer une attaque ukrainienne ou au contraire lui faire barrage. La méthode ukrainienne est très classique dans un tel contexte de camp retranché à ciel ouvert et consiste en attaques de bataillon sur de petits espaces afin de « cabosser » le front et former de petites poches obligeant les Russes à un repli sur une nouvelle ligne. C’était la méthode utilisée par les Russes dans le Donbass. On parle donc maintenant d’un nouveau cabossage avec une seconde avance le long du fleuve, cette fois en direction de Mylove à 30 km au nord du point de passage de Nova Kakhovka, associée à une attaque latérale depuis Davidyv Brid. Si ces succès sont avérés, les Russes n’auront pas d’autre choix que de se replier à nouveau.

À ce stade, si on exclut la possibilité pour les Russes, par manque de moyens, de contre-attaquer et de reprendre le terrain perdu, il n’y a que deux options possibles pour eux. Le premier est le recul pied à pied vers le fleuve, au risque d’un effondrement soudain ou d’une prise au piège si les Ukrainiens continuent à progresser rapidement le long du fleuve et/ou s’ils progressent à nouveau directement vers Kherson. Le second est le repli rapide derrière la protection du fleuve, à la manière du repli des armées autour de Kiev fin mars. Reste la question de la ville même de Kherson, dont on imagine mal qu’elle soit abandonnée sans combat par les Russes. Il faut donc s’attendre à une grande bataille, un Stalingrad sur le Dniepr, qui pourrait commencer dans les prochains jours, les prochaines semaines ou peut-être jamais si la ville est évacuée.

Les forces ukrainiennes se trouveront ensuite devant le Dniepr et il est peu probable qu’elles puissent aller au-delà, au moins dans l’immédiat, ce franchissement devant prendre l’allure d’une opération amphibie tant le fleuve est large. En fait, le Dniepr marque déjà la ligne de démarcation entre les deux camps sur plusieurs centaines de kilomètres. Il est plus probable que les Ukrainiens déplacent la majeure partie de leurs brigades sur une autre partie du front.

Le front des accusations réciproques

La bataille de la poche de Kherson s’accompagne d’une nouvelle menace réciproque sur une grande infrastructure civile sur la ligne de contact, en l’occurrence le grand barrage de Kakhovka. Comme pour le cas de la centrale nucléaire de Zaporijjia personne n’a intérêt à la catastrophe mais tout le monde a intérêt à présenter l’autre comme voulant la provoquer.

La destruction du barrage et la libération des 18 milliards de tonnes d’eau retenue provoqueraient une inondation gigantesque et dévastatrice en aval. On rappellera qu’un ouvrage civil de cette importance, de 30 mètres de haut et quelques mètres de large sur 3 km de long ne peut être détruit avec quelques obus d’artillerie, mais avec des tonnes d’explosifs bien placées. En d’autres termes, la destruction par les Ukrainiens nécessiterait une série de frappes aériennes très visibles, et il serait difficile dans ce cas pour eux d’accuser les Russes. Inversement, s’il n’y a qu’une seule grande explosion, le coupable sera forcément la Russie, seule à même de placer la charge, qui ne manquerait pas pour autant d’accuser les Ukrainiens du méfait. On ne voit pas en réalité qu’elle serait l’intérêt de dévaster ce qui pour chacun constitue son propre territoire. S’il s’agit de bloquer les troupes de l’autre camp, le Dniepr constitue déjà un obstacle majeur sans qu’il soit nécessaire d’en rajouter.

Le principal intérêt de cette accusation, comme celle d’emploi envisagé par les Ukrainiens d’une « bombe sale » (c’est-à-dire d’une munition lourde associée à des éléments radioactifs afin d’irradier toute une région) relève de la communication. Il s’agit de décrire l’autre comme un affreux prêt aux pires ignominies, y compris sur son propre territoire et son propre peuple. Cela permet de détourner l'attention, de légitimer un peu plus la guerre et de fournir des arguments à tous les sympathisants étrangers, qui reprendront intégralement les éléments de langage. Au pire, cela peut constituer une justification a priori à une escalade qui dans ce cas serait préventive. Au pire du pire, cela peut annoncer une opération réelle dont la responsabilité serait attribuée à l’adversaire, un exercice aussi cynique que délicat tant l’indignation obligatoire provoquée par de tels actes peut se retourner. Il est vrai que, comme après le massacre de Katyn en mars 1940 où l’arme de destruction massive (4 500 morts) s’appelait Vassili Blokhine, l’attribution du méfait à un autre, la négation forcenée devant les évidences et le soutien inconditionnel des militants peuvent permettre d’entretenir pendant très longtemps un doute salvateur.

Donetsk, Louhansk et X

L’autre zone active est le Donbass, avec une multitude de petits combats de la taille de la compagnie aux bataillons tout le long de la ligne de front. Les Ukrainiens ont l’initiative de ces attaques sur la frontière de la province de Louhansk et les Russes, en fait surtout Wagner et les brigades LNR/DNR, le long de celle de Donetsk. Les Russes semblent toujours s’obstiner à s’emparer complètement de la province de Donetsk, ou au moins à dégager la ville capitale. Ils progressent lentement autour de la petite ville d’Avdiïvka à quelques kilomètres de Donetsk comme ils (Wagner) ont progressé autour de Bakhmut depuis le mois de juillet avant de reculer à nouveau. En dehors d’un effondrement très improbable du front ukrainien qui serait par ailleurs peu utile tant les réserves russes manquent actuellement pour pouvoir réaliser une exploitation, il faudrait au moins deux ans à ce rythme pour conquérir le Donbass. Sans réserve, et donc sans supériorité numérique d’unités de combat de bonne qualité, ce genre de stratégie de type « Somme, 1916 » n’apporte pas grand-chose.

Du côté de la province de Louhansk, où réside leur deuxième effort après Kherson, les Ukrainiens ont réuni 13 brigades de mêlée de la frontière russe jusqu’à la zone forestière de la rivière Donets. En face, les Russes ont constitué un ensemble disparate de groupements tactiques issus de neuf divisions différentes (ils en ont quatorze) qui s’efforce de former une ligne solide. Il est très difficile d’évaluer la capacité de résistance de cet ensemble hétérogène qui reçoit prioritairement l’afflux des mobilisés, autant source de problèmes que renforcement. Les Ukrainiens disposant d’une supériorité de moyens dans la zone, on se trouve dans une phase de préparation, avec des reconnaissances offensives le long de la ligne en particulier dans le nord où la densité des forces est encore faible et où chacun essaie de déborder l’autre.

Cette phase de préparation est plus longue qu’anticipée mais on peut néanmoins considérer que les Ukrainiens vont reprendre des attaques de plus grande envergure soit vers Kreminna, une zone néanmoins difficile à prendre, soit plus probablement vers Svatove, directement ou par le nord. Avec Svatove entre leurs mains, Starobilsk, le point clé de tout le nord-ouest deviendrait accessible et tout le complexe urbain Kreminna - Roubijné – Severodonetsk – Lyssytchansk serait abordable par le nord.

Mais on peut imaginer aussi que les Ukrainiens décident aussi de basculer complètement leur effort sur la zone entre le Dniepr et Vouhledar (ligne DV) au sud-ouest de la ville de Donetsk, une zone plutôt calme jusqu’à présent. C’est la bataille X évoquée il y a un mois.

Les Ukrainiens disposent d’une soixantaine de brigades de mêlée. On peut en identifier 42 le long de la ligne de front. Où sont les autres ? Certaines sont en protection de Kharkiv et au nord de Kiev alors que les Russes procèdent à des gesticulations le long de la frontière russe et en Biélorussie pour en fixer un maximum. D’autres sont au repos. Il en reste cependant sans doute assez pour compléter les six déjà présentes sur la ligne DV.


Il faut toujours s’intéresser aux brigades blindées (BB) ukrainiennes, car ce sont leurs forces de choc dans les espaces un peu ouverts. Les 3e et 4e BB sont dans le Donbass, la 17e qui s’y trouvait a disparu des radars, ainsi que la 5e BB, formation de réserve intacte et équipée des chars T-72M1 fournis par la Pologne et des véhicules de combat d’infanterie YPR-765 néerlandais. Quant à la 1ère BB, la plus puissante de toutes, elle se trouve justement en arrière de la ligne DV. On note aussi dans le secteur la présence de deux brigades d’artillerie, une densité inhabituellement forte. En face, après la 58e armée russe, affaiblie par de nombreux prélèvements, on trouve aussi en réserve entre la centrale nucléaire d’Enerhodar et la Crimée les petites 36e et 5e armée, à moins qu’une ou une partie d’entre elles ait été rappelée au nord.

Une opération importante nécessite un état-major pour la planifier et la conduire. L’état-major de la zone Sud conduit la bataille de Kherson et celui de la zone Nord s’occupe de la bataille du Donbass. Il n’est pas évident que ce dernier ait la capacité de gérer une nouvelle offensive. Auquel cas, on peut concevoir l’appel à un autre état-major, celui de la zone ouest par exemple inactif depuis des mois. Il faut considérer aussi toute la logistique nécessaire à une troisième offensive. Il n’est pas évident que les Ukrainiens aient toutes ces ressources, et il sera peut-être nécessaire d’attendre l’arrêt d’une des deux offensives en cours, mais s’ils en disposent ils ont effectivement tout intérêt à attaquer entre Orikhiv, Houliaïpole et Vouhledar, prioritairement sur les deux premiers, car ce sont les points qui offrent le plus de possibilités. La prise de Tokmak serait déjà un grand succès, celle de Mélitopol marquerait le glas de la présence russe dans les provinces de Kherson et Zaporajjia et presque le retour aux lignes du 24 février, premier seuil stratégique.

Cartes de : War Mapper @War_Mapper

samedi 29 octobre 2022

1918 en Ukraine ?

11 septembre 2022

Il faut toujours s’intéresser aux combats dont les résultats sont surprenants, car ils indiquent souvent des tendances nouvelles.

Percée

En faisant un point de situation au début de cette semaine, on aurait égrené les noms de villages que les deux camps ont attaqués. On aurait expliqué ainsi que les Russes avaient ainsi continué à attaquer autour de la ville de Donetsk, puis en direction de Bakhmut et de Seversk à l’est du couple Sloviansk-Kramatorsk, progressant souvent de manière millimétrique. Les Ukrainiens de leur côté ont continué à avancer lentement au nord et un peu au sud de la tête de pont russe de Kherson, tout en continuant à mener d’importantes frappes d’interdiction sur les arrières.

Et puis la surprise est venue du nord. Le 6 septembre, après une préparation de quelques semaines, les forces ukrainiennes ont lancé à l’attaque un groupement de cinq brigades de manœuvre réunies dans la région de Zmiv-Andriivak au sud-ouest de Kharkiv, associé à deux groupements périphériques, un au sud de Balakliya avec une brigade renforcée d’un bataillon de chars et un autre au nord face à Chkalovske avec deux brigades territoriales. Avec au moins une brigade d’artillerie, trois groupements de forces spéciales et plusieurs bataillons indépendants, on a là un dispositif au moins aussi important que celui engagé autour de la tête de pont de Kherson.  

L’attaque surprend complètement les forces russes assez réduites de la 144e division motorisée renforcée d’unités indépendantes disparates. La petite ville (25 000 habitants) de Balakliya, est prise très vite. La percée est exploitée immédiatement.

Le groupement principal se fractionne en deux. Le premier part vers le nord-ouest en direction de Shevtchenkove, qui est prise le 9. À partir de là, une brigade mécanisée poursuit vers le nord et joint son action à celle des deux territoriales tandis que deux brigades précédées de forces spéciales en véhicules légers foncent vers Kupiansk la base arrière russe de toute la région. Pendant ce temps, deux autres brigades progressent plein ouest vers la rivière Oskil avec l’intention d’encercler la zone clé d’Yzium.

A ce stade, les Ukrainiens ont obtenu pour la première fois de cette guerre, hors siège de Marioupol, une dislocation de dispositif. Il ne s’est plus agi de repousser une force ennemie, mais bien de pénétrer en son cœur jusqu’à sa structure de commandement et rendre la force incapable d’un combat cohérent. Cela se traduit concrètement par une proportion inhabituelle de prisonniers, peut-être plus d’un millier, et la capture de nombreux matériels y compris sensibles (guerre électronique, véhicules de transmissions, radars) qui vont alimenter les dépôts ukrainiens et intéresser les services occidentaux. Les forces russes sont bousculées et ne tentent vraiment de freiner l’avance ukrainienne que par les forces aériennes.

Le 10 septembre, ce qui restait de la 18e division russe est chassée de Kupiansk dans la journée. Une des deux brigades ukrainiennes garde la position et la possibilité de franchir la rivière Oskil tandis que la deuxième rejoint la poussée au nord vers Velykyi Burluk puis la frontière russe. Au sud, l’énorme dispositif russe à Yzium, au moins une quinzaine de groupements tactiques issus de quatre divisions et brigades indépendantes, est replié en catastrophe vers l’est, au-delà de la zone forestière de la rivière Donets. Yzium est prise. Pendant ce temps, des attaques ukrainiennes ont lieu également autour de la poche de Kramatorsk, jusqu’à Lyman au nord de Sloviansk et peut-être même aux abords de Lysychansk, prise par les Russes en juillet. L’aéroport au nord-est de Donetsk est peut-être lui-même menacé.

Les forces russes tentent maintenant de rétablir une ligne de front avec les forces retirées d’Yzium, les renforts de la zone de la grande base arrière de Belgorod et surtout du sud. On ne sait pas encore quand et comment ils parviendront à le faire.

Quand on assiste à une telle surprise, triomphe pour les uns, désastre pour les autres, c’est qu’il y a une conjonction de très bonnes choses d’un côté et d’incompétence de l’autre. D’un côté, les Ukrainiens ont été capables d’organiser simultanément deux offensives très différentes, dans la région de Kherson et celle de Kharkiv, incluant au total au moins 15 brigades de manœuvre, là où les Russes ne parviennent plus à monter des attaques d’une ampleur supérieure à une brigade ou un régiment depuis juillet.

Le plus étonnant est peut-être que la réunion de cinq brigades blindées-mécanisées près du front à Zmiv soit passée inaperçue des Russes, malgré leurs moyens de renseignement depuis les satellites d’observation jusqu’aux équipes de reconnaissance en profondeur et les espions, en passant pas les moyens d’écoute ou les drones, voire les avions ou hélicoptères, car les Russes ont toujours la supériorité dans les airs au moins près du front. Il est vrai que beaucoup de ces moyens ont été réduits par les combats, mais il y a eu incontestablement une défaillance grave dans l’estimation tactique de la situation au sein de la chaîne de commandement russe.

Peut-être que le haut-commandement russe, dont les têtes étaient réunies au même moment en Extrême-Orient avec un certain nombre de moyens pour parader à l’exercice Zapad, s’est lui-même trompé sur la valeur de son armée en Ukraine. On avait compris que, sans l’avouer complètement, il avait renoncé à la conquête complète du Donbass en limitant les attaques dans la région pour privilégier la défense du sud. Il ignorait sans doute aussi combien son armée était devenue faible au nord. Il y a dans la chaîne des gens qui ont fauté et/ou menti.

Courbes

On a évoqué à plusieurs reprises l’idée d’une armée comme masse de compétences, qui s’accroît ou décroît en fonction de la conjonction des ressources fournies et de la capacité d’apprentissage. Il apparaît maintenant clairement que la masse de compétences russes est en régression depuis le début de la guerre.

La guerre de mouvement n’a pas permis d’atteindre les objectifs stratégiques, et en cela elle a été un échec, mais elle a connu des succès tactiques de la part d’armées bien organisées, comme la 58e au sud. Le passage à une campagne de positions au tournant de mars et avril, avec des modes d’action beaucoup plus simples, témoignait déjà d’une baisse de compétences après les pertes initiales. Cette campagne a permis d’obtenir quelques succès, 1 000 km2 conquis en trois mois, à comparer au 2 000 pris par les Ukrainiens en trois jours, mais au prix une nouvelle fois de lourdes pertes. Les meilleures troupes constamment sollicitées ont beaucoup souffert et ont été remplacées par des bataillons de recrues à la valeur très inférieure ou par des expédients comme les mercenaires de Wagner ou les bataillons de mobilisés des républiques séparatistes, mal équipés et peu motivés pour combattre à Kherson ou Kharkiv.

La « pause opérationnelle » du mois de juillet, pause qui dure toujours, a été un symptôme de cet affaiblissement qui ressemble à l’atteinte du point Oméga, qui décrit le moment où une armée n’a plus les ressources pour organiser des offensives de grande ampleur. Désorganisées, renforcées insuffisamment en nombre et encore plus en qualité, divisions et brigades russes ont vu la gamme tactique des unités de manœuvre devenir encore plus hétérogène et diminuer en moyenne.  

Dans le même temps, l’évolution de l’armée ukrainienne s’est faite dans l’autre sens. On a pu en douter un moment, au mois de juin notamment lorsque la pression et les pertes étaient fortes dans le Donbass, mais la tendance à long terme conjuguant l’apport de l’aide occidentale et de la mobilisation – et donc aussi de l’instruction militaire – des forces de la nation ukrainienne était plutôt à celle d’une élévation du nombre et de la gamme tactique des unités de combat et d’appui.

Il restait à déterminer quand les courbes se croiseraient à l’avantage des Ukrainiens. Surestimant une nouvelle fois les Russes et sous-estimant les Ukrainiens, on imaginait cela plutôt en automne voire en 2023, avec de nouvelles opérations offensives d’ampleur, voire le retour de la guerre de mouvement. C’est apparemment arrivé maintenant.

1918 ?

On compare souvent depuis le mois d’avril la forme de la guerre à celle de la Première Guerre mondiale, passant d’une phase de mouvement à une phase de tranchées, oubliant souvent qu’elle s’est terminée en 1918 par une nouvelle guerre de mouvement, d’un autre style il est vrai que celle de 1914. On peut peut-être considérer que 1918 a maintenant commencé en Ukraine. Cette campagne de mouvement de 1918 s’est effectuée de deux manières : par quelques offensives de grande ampleur des Allemands du printemps à l’été puis par une série de multiples petites offensives alliés de l’été à l’automne, jusqu’à l’effondrement allemand.

Actuellement, les Ukrainiens font les deux. L’attaque de la tête de pont de Kherson ressemble en réalité à un siège, où par la précision de leur artillerie moderne mais aussi une petite force aérienne d’attaque renouvelée, conjuguée à de multiples petites attaques, les Ukrainiens s’efforcent d’obtenir par la pression l’isolement et le repli des 20 000 soldats russes au-delà du Dniepr. C’est un peu l’équivalent de la réduction de la poche allemande de Soissons en juillet 1918. S’ils y parviennent, ce serait à nouveau un coup dur, matériellement et psychologiquement pour les forces russes. Dans le nord, les forces ukrainiennes ont réussi une percée et une dislocation, pour la première fois de toute leur jeune histoire. Cela ressemble justement à la création de cette poche de Soissons, lorsque le 27 mai 1918, les Allemands ont attaqué dans la zone, en diversion des opérations principale dans les Flandres et ont crevé jusqu’à la Marne un front mal défendu par les Français.  

A charge pour les Ukrainiens maintenant d’exploiter à fond leur succès puis de maintenir ces gains territoriaux malgré les difficultés logistiques que cela peut induire. S’ils y parviennent, et s’ils continuent de bénéficier de l’avantage du nombre et de la qualité tactique des unités de combat, associé à une plus grande souplesse du commandement et de bons appuis, leurs possibilités sont très grandes. Comme les Alliés en 1918, ils pourront déplacer les brigades et les appuis d’un point à l’autre du front plus vite que les Russes et multiplier les attaques importantes. On imagine ce qu’une percée similaire à celle de Balakliya pourrait donner sur le front jusque-là plutôt calme au sud de Zaporojie, avec une exploitation vers Melitopol, de la centrale nucléaire d’Enerhodar voire de Marioupol, ce qui serait un symbole très fort. Elle mettrait en danger aussi à la fois la Crimée et la zone de Kherson.

Ne négligeons pas l’aspect psychologique des choses. Il faut une bonne raison et l’espoir que cela serve à quelque chose pour prendre des risques mortels au combat. C’est évidemment moins difficile lorsqu’on croit que cela va contribuer à la victoire plutôt que ne servir à rien. Or, sans prise de risque, il y a rarement des victoires.

Les semaines à venir seront déterminantes pour voir si on se trouve vraiment dans un 1918 à l’avantage des Ukrainiens où s’il ne s’agit que de circonstances heureuses et d’une anomalie avant de revenir à un retour à la rigidité des fronts. Si on est bien passé à une nouvelle phase, on ne voit pas comment les Russes pourraient s’en sortir sans un changement radical de leur armée. Le problème est que ce changement radical, qui passerait forcément par une forme de mobilisation de la nation, est une boîte de Pandore.

dimanche 23 octobre 2022

La terreur venue du ciel - naissance d'une illusion meurtrière

Extrait de Les vainqueurs, Tallandier, 2018

La plus grande évolution de la Première Guerre mondiale réside dans l’emploi militaire à grande échelle de la troisième dimension. Ballons, avions et obus lourds se déploient principalement dans la zone du champ de bataille mais très rapidement et alors que la fixation du front donne un caractère d’immense guerre de siège au conflit, on imagine aussi de frapper « au-delà de la muraille », hors de la zone des armées.

Deux types d’objectifs se dégagent. Le premier est constitué par les cibles d’« intérêt militaire » c’est-à-dire qui contribuent au renforcement ou au fonctionnement des armées, le second est formé par les villes, dont on se persuade que les populations paniqueront et feront pression sur les gouvernements pour demander la paix. Si les premières cibles ne suscitent pas beaucoup de réticences, les secondes - parfois difficiles à distinguer des premières - sont moralement et même juridiquement plus problématiques. Toutefois, comme le souligne l’amiral von Tirpitz dans une lettre à un ami en novembre 1914, « si l’on pouvait mettre le feu à Londres en trente points, alors ce qui est odieux à petite échelle deviendrait quelque chose de beau et fort (1) ».

Gotha et Bertha

De fait, les Allemands saisissent très tôt toutes les occasions de frapper directement la population avec tous les moyens possibles. Dès le 4 août, lendemain de la déclaration de guerre, les croiseurs Goeben et le Breslau bombardent Bône et Philippeville et tuent une trentaine de personnes. Le 30 août 1914, un avion jette quatre bombes de deux kilos sur Paris. Quelques jours plus tard, Reims commence par être frappée par l’artillerie lourde et elle le sera de manière presque continue pendant un an. En novembre, un premier bombardier frappe le sol anglais. Il n’y a dans tout cela aucun objectif précis sinon celui de terroriser. Paris et Londres sont proches des lignes et bases allemandes et il est donc très tentant de les frapper. 

La marine allemande est impuissante avec sa flotte de surface. Pour gagner la guerre à elle seule, il lui reste les sous-marins et les Zeppelins, dont elle a récupéré l’emploi. Avec ces moyens, elle ne peut cependant attaquer que des civils – navires marchands ou villes – pour espérer obtenir des effets stratégiques. Les dirigeables peuvent voler à très haute altitude, plus de 6 000 mètres, ils ont un grand rayon d’action et peuvent porter plusieurs tonnes de bombes, soit plus que les bombardiers B-17 de la Seconde Guerre mondiale. C’est eux que H.G. Wells décrit en 1908 The War in The Air en train de semer la terreur dans les villes. Les Zeppelins sont cependant également peu fiables mécaniquement, vulnérables surtout gonflés au très inflammable hydrogène, et très sensibles aux vents de haute-altitude. Ils sont également trop peu nombreux, 115 au total. Le premier raid sur l’Angleterre est néanmoins lancé le 19 janvier 1915 et d’autres suivront au rythme d’un toutes les deux semaines environ. Paris est frappé également, le bombardement du 29 janvier 1916 fait 26 morts et qui horrifie la population qui s’insurge contre les « pirates des airs ».

L’armée allemande lance également sa propre campagne contre les populations, indépendante comme toujours de celle de la marine. Elle utilise pour cela ses avions Gotha IV puis, plus rarement, des Staaken R-VI qui peuvent emporter respectivement 600 kg et 2 t de bombes. En arrière de la bataille de Verdun, la ville de Bar-le-Duc est sans la première en 1916 à faire l’objet de bombardements aériens visant directement la population, notamment celui du 1er juin qui tue 64 personnes, mais le premier raid de bombardiers sur Londres a lieu en mai 1917 et sur Paris en janvier 1918. Les derniers ont lieu en septembre 1918.

Comme l'avait prédit Jules Vernes en 1879 dans Les cinq cents millions de la Bégum l’armée allemande s’enorgueillit également d’avoir mis au point des canons capables de frapper les villes à grande distance. Dans ses mémoires, le maréchal Hindenburg en parle comme des « merveilles de la technique (2) » en expliquant même que le but de chasser les Britanniques des Flandres en 1918 était de pouvoir placer ces canons géants sur la côte afin de tirer sur l’Angleterre. Les premiers tirs sur Paris, seule cible possible pour une arme aussi imprécise, surviennent le 23 mars 1918.

Ce nouveau système de tir a reçu plusieurs noms, « Max le long » « Frédéric le long », « canons de Paris » ou « la Parisienne » par les Allemands, et par confusion avec une autre pièce « Grosse Bertha » par les Alliés. Il s’agit en fait d’une batterie de trois canons géants de 210 mm (au premier tir et 235 mm au 65e lorsqu’il faut changer le tube) installée dans plusieurs bois successifs à moins de 120 km au nord de Paris (3). Les Allemands sont informés, en quelques heures, des résultats des tirs par les comptes rendus des espions puis la lecture des journaux français.

Les effets matériels de tous ces instruments de terreur sont finalement minuscules à l’échelle de l’ensemble des destructions de la guerre. L’ensemble des bombes larguées sur Londres équivalent à peu près à 25 000 obus de 155, alors que des millions d’obus de ce calibre ont été tirés sur les champs de bataille. La ville de Paris reçoit 266 obus de gros calibres qui tuent 226 personnes dont 92 dans l’Eglise Saint-Gervais frappée le 29 mars 1918. L’ensemble de toutes ces campagnes aériennes de terreur en France et en Grande-Bretagne tue environ 2 300 personnes sur quatre ans, soit l’équivalent d’une seule journée de pertes de soldats. L’effet stratégique le plus important a sans aucun doute été le détournement de grandes ressources pour mettre en place de systèmes de défense nouveaux.

Les deux capitales ont été entourées de cordons éloignés d’observateurs, les lumières ont été interdites la nuit, des escadrilles de chasse retirées du front ainsi que de l’artillerie anti-aérienne, des ballons, des projecteurs. A lui seul le dispositif britannique représente 17 000 personnes au début de 1918. Des abris et des systèmes d’alerte ont été installés. On a même commencé à mettre en place un faux Paris en bois et toiles peintes au sol pour tromper les bombardiers au nord de la capitale. Face à la « Grosse Bertha », il a fallu également monter une opération d’artillerie spécifique. La conjonction d’observations aériennes, d’agents locaux puis les calculs du service de repérage au son ont permis de repérer très vite l’origine des tirs. Une force de contre-batterie de huit pièces d’artillerie lourde, voire très lourde (jusqu’à 340 mm) à grande portée a été mise en place qui a permis dès le 27 mars d’endommager une des pièces. Finalement une autre des trois pièces a été détruite par explosion prématurée d’un obus et la dernière a cessé de tirer le 9 août avant d’être rapatriée en Allemagne avant d’être rejointe par l’avancée des troupes françaises.

Cette défense anti-aérienne a effectivement absorbé de grandes ressources mais les forces de frappe, 230 bombardiers lourds, 110 zeppelins, les canons géants, ont également coûté très cher en ressources encore plus rares pour l’économie de guerre allemande. La construction des seuls Zeppelins a représenté plusieurs fois le coût des destructions qu’ils ont opérées et si le but avait été de détourner des ressources pour la défense aérienne, une seule des deux campagnes, Zeppelins ou avions Gotha, aurait suffi. Cette force de terreur est elle-même largement étrillée à la fin de la guerre. A la fin de la guerre, il ne reste plus de disponibles que quelques bombardiers géants et neuf Zeppelins.

L’objectif était surtout de frapper les esprits et cet objectif a été atteint, si des batailles ont été oubliés on se souvient toujours aujourd’hui de la « Grosse Bertha ». Plus de 300 000 parisiens ont fui mais finalement ce n’est pas la demande de paix mais surtout celle de représailles qui émerge en 1918. Sur la réponse à cette demande, Français et Britanniques divergent.

Air Powerless

Les Français sont sans doute les premiers à avoir créé un groupe de bombardement dès septembre 1914 à Nancy, suivi de trois autres au printemps 1915. Cette première force a ensuite conduit une série de raids à partir de mai 1915 sur des objectifs industriels sur la Ruhr. Cette première campagne de bombardement a été un échec complet. Les effets sur la production industrielle ont été nuls et les Allemands ont rapidement mis en place un système de défense antiaérien dévastateur pour les appareils utilisés par les Français à l’époque. En attendant un engin performant, on a donc renoncé du côté français au bombardement en profondeur, sauf de nuit ce qui s’avérait encore moins précis. La force de bombardement française est cependant utilisée pour frapper directement Karlsruhe le 22 juin 1916, en représailles directe du bombardement allemand sur Bar-le-Duc quelques jours plus tôt. L’attaque fait 150 morts et plusieurs centaines de blessés. Peut-être saisis par l’horreur de ce qu’ils ont fait, les Français n’organiseront plus jamais de raids aériens de terreur sur une ville.  

Le Breguet XIV, excellent bombardier, est mis en service au deuxième semestre 1917 mais à ce moment-là, le commandement français n’envisage plus de campagnes anti-industrielles. Les bombardiers français sont intégrés dans les opérations aéroterrestres comme artillerie à très longue portée, essentiellement pour des missions d’interdiction sur les axes logistiques et les nœuds de communication. Ils ne sont que très exceptionnellement utilisés pour frapper des objectifs économiques proches, à Briey, en Sarre ou au Luxembourg. De son côté, répondant aux parlementaires qui réclament une force de bombardement de représailles, Clemenceau se souvient de Karlsruhe s’y oppose fermement en répondant : « Je ne veux pas être un assassin ».

Le gouvernement britannique résiste plus difficilement à la pression de l’opinion et des parlementaires. En août 1917, après les premiers bombardements de Londres, le général sud-africain Jan Smuts, membre du Cabinet de guerre, écrit un rapport où il recommande la création d’un ministère de l’air, d’une armée de l’air indépendante et d’une force de bombardement en profondeur autonome. La Royal Air Force est effectivement créée le 1er avril 1918 de la fusion Royal Flying Corps de l’armée et du Royal Naval Air Service de la marine.

La force de bombardement indépendante, (Independant Air Force, IAF) est formée de son côté le 6 juin 1918 près de Nancy sous le commandement du général Hugh Trenchard et ne dépend que du ministre de l’Air. Elle dispose initialement de neuf escadrilles de bombardiers, DH 4, DH9 et quelques Handley Page o/400, le plus gros appareil allié jamais construit avec une capacité d’emport de 900 kg de bombes et un rayon d’action de plus de 1 000 km. L’IAF représente au total environ 120 bombardiers.

Les Britanniques poussent à en faire une force interalliée. Les Français s’y opposent longtemps. Le 26 octobre 1918 cependant, à quelques jours de la fin des combats, les Britanniques obtiennent gain de cause et des escadrilles françaises, américaines et italiennes rejoignent l’IAF qui passe sous le commandement de Foch. Le bilan de l’IAF est finalement très mitigé. En 650 missions, elle a perdu 109 appareils pour larguer 585 tonnes de bombes. Ces 585 tonnes de bombes, une nouvelle fois une puissance de feu infime par rapport aux frappes d’artillerie, ont finalement tué plus de 700 personnes, ce qui est comparable aux campagnes de terreur allemandes. Les études d’après-guerre montrent que l’impact économique a été insignifiant. Le coût des destructions a représenté au maximum une demi-journée du coût total de la guerre pour l’Allemagne et la diminution de la production a été minime (4). Devant ce constat et a contrario de ce qu’ils ont pu observer sur leur propre population, les promoteurs du bombardement en profondeur ont alors invoqué les effets psychologiques qui auraient été dévastateurs sur les civils.

Au printemps de 1918, la supériorité des Alliés dans les espaces vides – air et eaux - est écrasante mais si elle permet d’exploiter au maximum les flux de ressources disponibles et de réduire drastiquement ceux des Puissances centrales, elle ne permet pas d’agir directement avec efficacité dans la profondeur de leur espace terrestre. Les systèmes de défense de zones, antinaval ou antiaérien, sont alors beaucoup plus efficaces que les systèmes d’attaque. Les opérations amphibies dans des zones défendues sont difficiles et les raids de bombardement ont peu d’effets matériels et des effets psychologiques incertains. Il en est de même pour les Allemands qui poursuivent des campagnes sous-marines et de bombardement qui n’apportent plus d’effets, sinon celui de satisfaire le désir de vengeance ou simplement celui d’agir malgré les contraintes. Par l’indignation qu’elles soulèvent ponctuellement en cas de massacres massifs de civils, elles ont même tendance à entraver le processus diplomatique. Du côté allemand non plus, ce n’est pas par cette voie que la victoire aurait pu être obtenue.


(1) Williamson Murray, Les guerres aériennes 1914-1945, Autrement, 1999, p. 72.
(2) Mémoires du maréchal Hindenburg cité par David T. Zabecki, The German 1918 Offensives: A Case Study in the Operational Level of WarRoutledge, 2006, p. 206.
(3) Alain Huyon, « La Grosse Bertha des Parisiens », Revue historique des armées, n°253, 2008.
(4) W.Raleigh et H.A. Jones, The War in the Air, Oxford, Clarendon, 1922, vol. 4, p. 154.

mercredi 19 octobre 2022

Guerre en Ukraine et LPM-Le top 4 des enseignements de la guerre actuelle

La guerre en Ukraine n’est pas terminée, loin s’en faut, mais alors que l’on réfléchit à nouveau en France sur notre modèle d’armées et sur la future loi de programmation militaire, il n’est pas inutile de revenir sur ce qui parait déjà évident au regard des huit mois de conflit. C’est une appréciation évidemment personnelle et donc tout aussi évidemment critiquable avec des arguments.

1-20 % des ressources pour ceux qui font 80 % du travail, c’est peu

Les difficultés de la Russie à vaincre militairement l’Ukraine, un pays au budget de défense officiellement 13 fois inférieur (et officieusement bien plus encore, malgré l’aide américaine avant 2022) s’explique d’abord par un modèle d’armée inadapté au contexte.

La Russie a voulu une armée de classe « Etats-Unis » avec un PIB à peine supérieur à celui de l’Italie et il a fallu forcément effectuer des arbitrages. Chacune de ses composantes a argué de son absolue priorité pour assurer la dissuasion nucléaire, la présence et le prestige du drapeau blanc-bleu-rouge dans le monde, le soutien à l’industrie et parfois pour gagner les guerres à mener.

Au bout du compte, la Russie a opté pour le maintien d’un arsenal nucléaire pléthorique, la modernisation massive de son aviation et de sa marine, une défense antiaérienne puissante, la création et le développement des forces spéciales et d’une force d’assaut aérien indépendante. Il ne restait plus que 20 % des ressources pour l’armée de Terre. La confrontation et éventuellement la guerre contre les pays occidentaux ont attiré les regards, les esprits et les budgets (toujours agiter la menace la plus forte pour attirer les finances) alors que la probabilité d’une telle guerre était et reste toujours très faible, dissuasion nucléaire oblige. Au nom du « plus permettant le moins », on a cru que ce modèle pouvait faire face à tout et cela s’est avéré un leurre lorsqu’il a fallu mener une vraie guerre et sans l’excuse de la surprise puisque c’est la Russie elle-même qui a déclenché cette guerre.

De la lutte contre des organisations armées à l’invasion d’un pays, on ne gagne pas les guerres en tuant tous les combattants ennemis à distance – une stratégie de riche Sisyphe qui ne veut pas prendre de risque - mais en occupant le terrain. Or, l’armée russe en charge de planter les drapeaux était bien inférieure à ce qu’elle aurait pu être au regard du potentiel du pays.  

En face, par défaut de moyens et ambition limitée à la défense du territoire, l’armée ukrainienne a consacré 90 % de ses ressources à ses forces terrestres et aux moyens anti-accès. Alors qu’une grande partie du modèle d’armée russe ne pouvait être engagé contre l’Ukraine, le rapport de forces réel sur le terrain s’est donc retrouvé beaucoup moins déséquilibré qu’il aurait pu être. Peu importe de pouvoir gagner éventuellement des guerres hypothétiques, et d’autant plus hypothétiques qu’elles opposeraient des puissances nucléaires, si on n’est pas capable de gagner les guerres majeures du moment et notamment celles que l’on a décidées.

On ajoutera pour aller plus loin dans le détail du modèle que non seulement l’armée de Terre russe a été négligée, mais que le modèle même de cette armée de Terre, fondée sur la puissance de feu de l’artillerie et la puissance de choc des chars de bataille, s’est trouvé pris en défaut. Il n’est pas moyen de gagner une guerre majeure sans infanterie, la sienne ou celle des alliés que l’on soutient, nombreuse et de qualité, surtout lorsque le milieu est complexe et urbanisé comme l’Ukraine. L’armée de Terre russe disposait d’autant moins de cette infanterie nécessaire que les meilleurs éléments étaient pris par les forces aéroportées et les brigades d’infanterie navale, de bonnes unités, mais mal équipées et mal organisées pour combattre autrement que dans le cadre d’opérations aéromobiles/aéroportées/amphibies, qui se sont révélées rarissimes.

2. Le stock, c’est la survie

Le rapport de forces était d’autant moins favorable aux Russes que les Ukrainiens disposaient de réelles réserves humaines au contraire d’eux. Pouvoir faire face à un changement radical de contexte, c’est être capable de remonter en puissance très vite ou au moins de pouvoir alimenter la puissance sur la durée. Russes et Ukrainiens ont eu l’intelligence de s’appuyer sur leurs stocks de vieux équipements majeurs hérités de l’armée soviétique. Rétrofités, ils ont permis de disposer de la masse matérielle. La différence est que les Ukrainiens ont mieux organisé la ressource humaine destinée à se servir de cette masse matérielle.

On ne peut remonter en puissance rapidement sans faire appel aux ressources du reste de la nation. L’Ukraine a organisé cet appel, pas la Russie. Les Ukrainiens disposaient de réelles réserves d’hommes expérimentés qui ont permis de compléter les brigades d’active, d’en former de nouvelles à la mobilisation et de constituer le cadre des brigades territoriales. Avec l’afflux des volontaires puis des mobilisés, les Ukrainiens ont disposé d’une masse d’hommes qui sont devenus des soldats au bout de plusieurs mois de formation et d’expérience. On peut ajouter que cet apport de la nation a aussi été un apport de compétences particulières et même d’équipements civils d’utilité militaire. Grâce à cet effort de mobilisation et avec l’aide matérielle occidentale, l’armée ukrainienne est devenue la plus puissante d’Europe à l’été 2022.  

En face, rien de tel n’a été prévu. Un peu comme la France dans la guerre contre l’Irak en 1990, la Russie a engagé un corps expéditionnaire uniquement composé de soldats professionnels, mais sans avoir prévu une réserve opérationnelle professionnelle de même ampleur pour le compléter ou le soutenir. Depuis le début de la guerre, la Russie improvise donc en la matière, du ratissage de volontaires jusqu’à la mobilisation partielle chaotique, et cela ne donne évidemment pas de bons résultats. On ne fait pas sérieusement de guerre de haute intensité, pour reprendre le terme désormais consacré, sans avoir au préalable simplifié les procédures administratives, organisé des stocks d’équipements et de ressources logistiques, des unités de réserves complètes, le recensement de tous les individus ayant une expérience militaire, la possibilité de réquisition d’équipements civils et planifié la transformation des chaines de production.

Ajoutons que même si, comme les pays occidentaux actuellement, on reste dans le cadre d’une confrontation et pas de la guerre, disposer au moins de stocks d’équipements et de structures de formation permet au moins d’aider matériellement beaucoup plus facilement le pays allié qui, lui, est engagé en guerre.

3. Le ciel est-il devenu trop dangereux pour les humains ?

Une des caractéristiques de la guerre en Ukraine est qu’on y voit peu d’avions, les stars ( à 70 % américaines) des guerres en coalition que l’on menait pendant le « Nouvel ordre mondial ». Ce n’est pas complètement nouveau. Déjà la guerre de 2014-2015 dans le Donbass s’était faite pratiquement sans aéronefs pilotés, ainsi que celle entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie en 2020. La raison principale réside dans la difficulté à engager des engins pilotés à plusieurs dizaines de millions d’euros dans un environnement dense de défense antiaérienne sur plusieurs couches. Malgré la prudence dans leur emploi, les forces aériennes russes ont perdu à ce jour 63 avions et 53 hélicoptères, pertes documentées et donc inférieures à la réalité. Il existe par ailleurs des moyens alternatifs pour réaliser quand même les missions de ces aéronefs : drones en tout genre, artillerie à longue portée et missiles. La campagne russe de frappes dans la profondeur du territoire ukrainien est la première à être presque entièrement menée avec des missiles ou quasi missiles depuis celle des V-1 et V-2 allemands en 1944-45. Elle a sensiblement la même inefficacité.

On notera qu’après avoir placé toute sa confiance dans la certitude de disposer de la supériorité aérienne (avec l’aide américaine dès qu’il fallait faire quelque chose d’important et/ou de longue durée) et dans son souci d’économies à tout crin, la France a sacrifié à la fois son artillerie antiaérienne et son artillerie sol-sol ainsi que les drones, qui paraissaient ne pas avoir d’utilité dans un tel contexte dont on savait pourtant pertinemment qu’il aurait une fin. Si les forces aériennes américaines sont encore capables à grands frais d’évoluer dans un environnement aussi hostile, qu’en est-il réellement des forces françaises ?

Le problème se pose également pour les opérations amphibies ou simplement près des côtes, à portée de missilerie ou encore pour les opérations d’assaut aérien. Doit-on y renoncer au profit d’autres modes d’action ? Faut-il adapter les moyens pour les rendre capables de pénétrer malgré tout des défenses anti-accès puissantes ? Est-ce que cela vaut le coup ?

4. L’atome, c’est la paix ou presque

On n’a jamais parlé autant de l’arme atomique depuis les années 1980. C’est l’occasion au moins de rappeler combien elle est utile pour empêcher les guerres entre les puissances qui la possèdent. Si l’arme nucléaire n’avait pas existé, nous serions non pas au seuil d’une troisième guerre mondiale, mais d’une quatrième, puisque la troisième aurait certainement déjà eu lieu durant entre l’OTAN, le Pacte de Varsovie et la Chine entre 1950 et 1990.

Il faut donc pour la France continuer à améliorer cet outil et conserver cette capacité de seconde frappe (être capable de répondre à une attaque nucléaire massive) qui seule permet réellement d’être dissuasif face à une autre puissance nucléaire. Le problème majeur est que cela a un coût, et même un coût croissant. Le coût supplémentaire du renouvellement des moyens de notre force de frappe nucléaire est en train de dévorer l’augmentation du budget des armées et donc, à moins d’augmenter encore ce budget, de produire des effets d’éviction.

C’est l’occasion de rappeler la nécessité d’avoir des moyens en fonction de ses ambitions – si on faisait le même effort de défense qu’en 1989 le budget des armées serait de 70 milliards d’euros - ou si ce n’est pas possible de faire l’inverse, sinon la France se trouvera dans la position actuelle de la Russie dès lors qu’il s’agira de faire réellement la guerre.

mardi 11 octobre 2022

Extension du problème de la lutte - Point de situation du 11 octobre

Rappelons une nouvelle fois les évidences. Il existe trois niveaux d’affrontement, c’est-à-dire de recherche d’imposer sa volonté par la force, dans les relations internationales modernes : la confrontation, où on exerce une pression sur l’autre de toutes les manières imaginables mais sans se battre ; la guerre conventionnelle, qui est la même chose que la confrontation plus des combats et la guerre nucléaire, qui est la même chose que la guerre conventionnelle mais avec l’emploi effectif d’armes atomiques.

Franchir un de ces seuils, de la confrontation à la guerre conventionnelle et de la guerre conventionnelle à la guerre atomique, est toujours délicat. On s’engage dans un nouveau vortex souvent incertain dans ses résultats, mais certain dans ses coûts énormes et avec une grande difficulté à revenir en arrière. Approcher un seuil, c’est approcher un objet à très forte gravité. La physique s’y déforme et à force de s’approcher on peut franchir un point de non-retour. Notons d’ailleurs que les forces présentes aux abords de ces deux seuils n’ont pas non plus la même intensité. Approcher de la guerre conventionnelle équivaut à s’approcher d’une étoile massive, c’est dangereux mais gérable, alors que de son côté la guerre nucléaire est un terrifiant trou noir. On hésite donc encore plus à s’en approcher, jusqu’à même – entre puissance nucléaires - éviter de franchir le seuil précédent.

À l’intérieur de ces espaces, les stratégies sont fondamentalement de deux types : par pression jusqu’à l’émergence du résultat escompté et cela ressemble à du poker, ou par une séquence d’actions où le succès de l’une d’entre elles dépend du succès de la précédente et on pense évidemment dans ce cas aux échecs. La première stratégie est largement cachée jusqu’au dénouement, la seconde se suit sur une carte.

La difficulté de compréhension de la crise actuelle est un mélange de tout cela. Il y a à la fois une guerre — la Russie contre l’Ukraine — et une confrontation — la Russie contre l’Alliance atlantique – précédente à la guerre en Ukraine (faut-il rappeler ce qui se passe en Afrique ?) mais qui a évidemment pris un tour beaucoup plus grave depuis. Par ailleurs, si la confrontation entre la Russie et l’Alliance atlantique relève presque uniquement du poker (paquets successifs de sanctions, accroissement de l’aide militaires en nature et volume, coupures ou embargos, messages plus ou moins explicites via des sabotages, influence, etc.), la guerre en Ukraine comprend un échiquier des opérations militaires posé sur un tapis plus large où on joue aussi un poker plus sinistre encore que celui auquel nous jouons puisqu’il tue. C’est dans le cadre de la confrontation que nous aidons l’Ukraine dans sa guerre, sans vouloir pour autant franchir le seuil de la guerre et les Russes sont dans la même posture.

Ce n’est pas nouveau. Alors que les États-Unis soutiennent le Sud-Vietnam et font la guerre au Nord-Vietnam, l’Union soviétique apporte une aide militaire massive au Nord. Quelques années plus tard, les rôles sont inversés et c’est l’Union soviétique qui fait la guerre en Afghanistan et soutient les régimes éthiopiens ou angolais tandis que les Occidentaux, cette fois unis, s’y opposent. Dans les deux cas, Soviétiques et Occidentaux ne s’affrontent pas directement militairement.

A ce stade de l’affrontement actuel, la confrontation russo-occidentale prend de l’ampleur. On est passé aux sabotages économiques non revendiqués, y compris peut-être récemment sur le réseau ferré allemand. Il s’agit toujours pour les Russes, à court terme d’ébranler les opinions publiques occidentales et surtout ouest-européennes, dans leur conviction à soutenir l’Ukraine «au nom de la paix». Privé de soutien l’Ukraine aura beaucoup de mal à poursuivre le combat. Mais il faut bien comprendre et le discours de Vladimir Poutine le 30 septembre a été clair, que la rupture est désormais consommée et qu’un nouveau rideau de fer est tombé. Le régime russe nous a déclaré une confrontation permanente. Même si on décidait d’arrêter l’aide à l’Ukraine, la lutte continuerait.

Dans la guerre en cours en Ukraine, les choses ont moins bougé sur l’échiquier cette semaine que les précédentes. Dans la bataille de Kherson, les forces russes ont rétabli une ligne de défense cinq kilomètres au sud de l’axe Davydiv Brid-Dudchany et la poche n’a pas bougé. Les frappes d’interdiction et le quasi-siège de la tête de pont se poursuivent. Dans la bataille du nord, les Ukrainiens ont ralenti dans leur progression vers Kreminna et Svatove, consolidant leur position entre Lyman et la rivière Oskil. Les Russes de leur côté, poursuivent des petites attaques à l’ouest de la ville de Donetsk et au sud de Bakhmut, où ils se sont emparés de plusieurs villages. La ligne sud Zaporijia-sud Donetsk n’a pas bougé. Les forces ukrainiennes consolident, digèrent leurs victoires et reconstituent ou relèvent leurs forces usées par plus d’un mois de combats ininterrompus. Ce ralentissement est mis à profit par les forces russes pour tenter de rétablir des lignes de défense plus solides. Nul doute cependant que les offensives ukrainiennes vont reprendre rapidement dans les mêmes secteurs nord et sud car ils ont encore beaucoup de potentiel de succès stratégiques : la prise du carrefour de Starobilsk livrerait tout le nord de la province de Louhansk, les libérations de Lysychansk et Severodonetsk annuleraient tous les succès russes des trois mois de guerre de tranchées, la destruction de la 49e armée sur la tête de pont rive droite du Dniepr serait un coup très dur aux forces russes et la conquête de Kherson serait une victoire majeure. Mais il n’est toujours pas exclu, si les Ukrainiens en ont les moyens, qu’une troisième offensive soit également portée en direction de Mélitopol.

Face à ces menaces, les marges de manœuvre russes restent limitées, comptant sur les pluies d’automne et la neige de l’hiver pour ralentir les mouvements et donc en premier lieu ceux des Ukrainiens, puis sur l’arrivée de renforts mobilisés. Le problème, pour rester dans la métaphore échiquéenne, est que les Russes n’ont que des pions à envoyer sur l’échiquier là où les Ukrainiens dominent en nombre de pièces et continuent à les renforcer voire en fabriquent de nouvelles. Si la boue de novembre peut effectivement ralentir les opérations, le froid hivernal ne les interdit pas et vu comment les forces russes semblent être équipées pour l’hiver (un comble et un nouvel indice des défaillances du système) il est possible que cela les pénalise encore plus que les Ukrainiens. Un autre expédient réside dans l’implication biélorusse. Le président Loukachenko louvoie depuis le début de la guerre entre son obéissance obligée envers Vladimir Poutine et le risque de profonde déstabilisation interne que provoquerait une entrée en guerre de son pays. Il a donc une stratégie de limite de seuil, offrant tout ce qu’il est possible de faire pour aider l’armée russe — l’utilisation de son sol, le pillage de ses équipements, le maintien d’une menace de fixation à la frontière ukrainienne — sans entrer en guerre. Peut-être y sera-t-il obligé, mais son armée est une «armée Potemkine» qui serait sans aucun doute battue par l’armée ukrainienne actuelle. Le sacrifice des Biélorusses soulagerait un temps les Russes mais au prix d’un ébranlement de la Biélorussie aux conséquences très incertaines. Au bilan, il n’est du tout certain que ces nouveaux éléments militaires puissent inverser la tendance sur l’échiquier, mais ils maintiennent l’espoir pour le camp russe.

Cela permet aussi peut-être de gagner aussi du temps dans l’autre champ de la guerre, celui de la pression sur le tapis. L’attaque ukrainienne dans la nuit du 7 au 8 octobre contre le pont de Kerch qui relie la Crimée à la Russie, détruisant un axe routier sur deux, endommageant la voie ferrée et fragilisant l’ensemble, est à la limite entre les deux champs et ce sont les meilleurs coups. On peut en effet la considérer à la fois comme un moyen d’entraver la logistique des forces russes dans le sud de l’Ukraine, en préparation peut-être d’une nouvelle offensive, et comme un affront à Vladimir Poutine dont c’est le grand œuvre. Peu importe la méthode employée, c’est une opération clandestine d’autant plus remarquable qu’elle a réussi à percer un réseau de protection très dense et très vanté, ce qui ajoute encore à l’affront.

Un tel acte ne pouvait rester impuni alors que la «guerre des tours (du Kremlin)» semble se réveiller entre les baronnies sécuritaires russes — FSB, SVD, GRU, le ministère de la Défense, la Garde nationale, le groupe Prigojine, Kadyrov — et que l’action même de Poutine semble contestée au sein même du petit Politburo du Conseil de sécurité, Nikolaï Patrouchev en tête. Les représailles ont pris la seule forme possible : par une intensification forte de la campagne de frappes arrières. En faisant feu de tout bois, missiles en tout genre, drones, roquettes pour les zones proches du front, il s’est agi de frapper le maximum de villes afin d’avoir le maximum d’impact psychologique, sous couvert de frappes sur les infrastructures. Les avions de combat sont toujours autant étrangement absents de cette campagne qui ressemble quand même beaucoup à celle des armes V allemandes, V comme vengeance mais aussi comme tentative désespérée de faire craquer la population ukrainienne et donc ensuite l’exécutif. C’est un espoir fréquemment caressé depuis la Première Guerre mondiale avec les raids de Zeppelin sur l’Angleterre ou les bombardements de 1918 sur Paris par les canons longs allemands, mais toujours déçu à moins de l’accompagner d’une victoire ou au moins d’une grosse menace sur l’échiquier terrestre. À destination des faucons russes et de la population ukrainienne, cette escalade sinon en nature mais du moins en intensité de la campagne de frappes a aussi des effets contradictoires sur les opinions publiques occidentales, entre soutien accru à l’Ukraine et faux «discours de paix» de la part du parti prorusse (entendre «cessons d’aider l’Ukraine»).

On verra si les Russes ont la volonté et les moyens de poursuivre cette campagne de frappes à haute intensité. Faute de missiles, peut-être seront-ils obligés d’y intégrer les forces aériennes qui risquent alors de subir de gros dégâts face à la défense antiaérienne ukrainienne. Dans tous les cas, il y a urgence pour les pays occidentaux à aider les Ukrainiens à gagner par le sol la bataille du ciel, par souci humanitaire mais aussi pour contribuer à détruire deux atouts militaires russes : leur force de missiles (dont on rappellera qu’ils peuvent porter des armes nucléaires) déjà très amoindrie et leur force aérienne, encore préservée. C’est encore un domaine où par facilité et petite économie, la France s’est largement désarmée mais elle possède, comme les canons Caesar dans l’artillerie sol-sol, quelques dizaines d’objets artisanaux de luxe comme les missiles Aster 30, qui seraient très utiles dans cette bataille.

En résumé, avec les annexions des territoires conquis, la mobilisation partielle, l’implication biélorusse accrue, la campagne accrue de destruction de l’économie ukrainienne et les frappes de vengeance, Vladimir Poutine tente de compenser une dynamique militaire défavorable dans la guerre en cours. Avec la pression énergétique, avec l’aide de l’OPEP qui augmente le prix du pétrole, la campagne d’influence, peut-être la réalisation ou la menace de sabotages et d’autres surprises qui viendront sans doute, il tente également de reprendre l’initiative dans la confrontation avec l’Occident tout en restant sous le seuil de la guerre. C’est au moins autant d’espoirs pour lui et tant qu’il y a de l’espoir, on ne pense pas à utiliser d’armes nucléaires.