lundi 6 décembre 2021

Le top 6 de ce que la victoire de Koufra peut nous apprendre


Intervention lors de la journée d'étude sur la bataille de Koufra, 26 novembre 2021.

Rappel des faits : La bataille de Koufra est une bataille de la Seconde Guerre mondiale qui eut lieu dans le sud-ouest de la Libye du 31 janvier 1941 au 2 mars 1941. Elle opposa victorieusement les troupes françaises de la colonne Leclerc, composée de 350 hommes et de 56 véhicules automobiles sous les ordres du colonel Philippe Leclerc, appuyée par les Britanniques du Long Range Desert Group, face à l'armée italienne. À l'issue de cette victoire, le colonel Leclerc et ses troupes prononcent le « serment de Koufra », promettant de ne déposer les armes qu'après la libération de Strasbourg. (Wikipedia, et pour quelques détails ici)
Retex

La prise de l’oasis de Koufra par le bataillon du colonel Leclerc dans le mois de février 1941 constitue un combat minuscule dans la Seconde Guerre mondiale par le volume des forces engagées mais ses conséquences ont pourtant été majuscules. Cette « grande petite victoire » peut certainement nous apprendre encore beaucoup. Voici quelques enseignements évidents.

1. La guerre, c’est de la politique et le combat sert à obtenir des gains politiques

Ce qui d’abord frappant avec le combat de Koufra, c’est le décalage entre l’ampleur du la bataille assez modeste, et son impact stratégique et opérationnel. Il faut bien comprendre que bien sûr la guerre est un acte politique, c’est ce qui le distingue de l’action de police, l’autre emploi possible du monopole étatique de la force.

Cet acte politique est d’abord un dialogue violent avec une autre entité politique qualifiée d’ennemie. En l’occurrence, ici c’est l’Axe et plus particulièrement l’Italie. Mais c’est un acte qui peut viser aussi d’autres publics. La colonne Leclerc en particulier, et les Forces françaises libres en général, c’est la « courte épée » de la France, pour reprendre l’expression du général de Gaulle, celle qui lui permet d’exister face aux Alliés, britanniques d’abord et bientôt américains, mais aussi face à la France de Vichy.

La grande habileté du général de Gaulle et de Leclerc, son chef militaire en Afrique subsaharienne, est de faire du Fezzan un front particulier où la France peut obtenir des victoires avec ses propres forces. « Le Fezzan doit être la part de la France dans la bataille d’Afrique », explique alors le général. Dans ce cadre, Koufra n’est pas une victoire alliée, mais une victoire française. L’ampleur de l’effort est modeste, mais le gain opérationnel, la fermeture de la porte vers le sud de l’Egypte, est net et il permet au général de Gaulle une exploitation médiatique forte, via les réseaux de communication de l’époque.  

Parmi les publics que l’on peut viser aussi, outre l’ennemi, les Alliés, l’opinion publique, il y a aussi ses propres forces, surtout lorsque celles-ci sont composées de volontaires. Certains combats n’ont pour d’autre objet que de donner des victoires et de redonner le moral. Ce n’est pas le cas de la victoire de Koufra mais elle fait du bien aux forces françaises qui retrouvent le gout du succès. La France peut gagner et on initie là un cercle vertueux. Par les combats, on accumule de l’expérience, de l’audace, et de recrues pour cette armée de volontaires, ce qui donne encore plus de chance d’obtenir des victoires. A partir de Koufra, les forces françaises libres ne seront plus jamais vaincues dans cette guerre.

2. Start up France libre

Une autre particularité de la colonne Leclerc comme de la 1ère Division française libre qui va se former plus tard, est son côté innovant. La Seconde Guerre mondiale est riche en petites unités, certains parlent d’armées privées, créées par de fortes personnalités au sein des différentes armées. Le Long Range Desert Group (LRDG), avec lequel Leclerc coopère a été créé par un ancien officier britannique passionné par l’exploration du désert, et en constitue un excellent exemple.

Leclerc fait feu de tout bois pour créer une unité adaptée à son combat. Cela relève largement du bricolage mais c’est un bricolage intelligent, qui s’appuie sur le retour d’expérience avec par exemple les deux missions de reconnaissance lancées en janvier 1941 avec un groupe nomade et une patrouille motorisée au sein du LRDG, qui sont en réalité aussi des expérimentations. Sans contraintes bureaucratiques-on est loin des procédures de marchés publics-les hommes de Leclerc apprennent du LRDG à se déplacer dans le désert avec des moyens modernes sur des centaines de kilomètres, à combiner des moyens anciens comme des chameaux ou des canons de 75 mm avec des véhicules légers, et à coopérer avec l’aviation.

Au bout du compte, la colonne Leclerc est un laboratoire tactique qui devient la meilleure unité du monde, avec la combinaison LRDG-Special Air Service, pour le combat dans le désert. On peut faire le même constat avec la 1ère Brigade française libre à Bir Hakeim un an un plus tard. La pratique d’une unité, c’est un mélange d’équipements, de méthodes, de structures et de façon de voir les choses. Cela mesure ce qu’elle est capable de faire réellement. Les moyens matériels sont sensiblement les mêmes que ceux des unités qui ont combattu en mai 1940 en Belgique et en France, mais pourtant les résultats sont très supérieurs. On se prend à rêver de ce qui se serait passé en mai 1940 si tous les bataillons français avaient été de la trempe de celui de Leclerc.

3. L’empire du milieu

Les milieux particuliers nécessitent une pratique particulière. Il y a ceux qui font l’effort de se constituer cette pratique, et ceux qui ne le font pas ou pas assez. Les premiers pourront manœuvrer dans le milieu difficile, les autres seront dans des forts et des bases. Les premiers auront l’initiative des combats et l’initiative des combats, surtout aux petits échelons, c’est un très puissant multiplicateur d’efficacité. L’histoire des autres se confondront avec celle des redditions.

Là, pour rester dans le cadre désertique, on peut penser aux combats de 1986-1987 au nord du Tchad et là encore dans le Fezzan, lorsque les « rezzou tgv » de l’armée nationale tchadienne ont triomphé des bases libyennes, avec un peu notre aide, mais on peut penser aussi hélas, aux nombreuses petites garnisons maliennes, nigérienne ou burkinabé, isolées et régulièrement attaquées par un ennemi, qui vit lui dans la région, et maitrise beaucoup mieux le terrain.

En 1940, les soldats de Leclerc ne font pas des tournantes de quelques mois, ils vivent sur place et pour beaucoup depuis toujours, et ils sont capables de mener des raids pendant un mois complet dans le désert, là où leur ennemi ne fait pas beaucoup d’effort. La seule unité italienne qui s’est avérée dangereuse, outre l’aviation, a été comme par hasard la compagnie saharienne. Une fois cette compagnie vaincue, les Italiens n’ont rien fait pour contester le désert aux Français. Dans le désert, le plus mobile dispose d’un avantage opérationnel énorme.

4. Guerre de corsaires et guérilla en uniforme

La colonne Leclerc, dans le raid sur Koufra et les deux campagnes suivantes dans le Fezzan, s’attaque à un ennemi plus nombreux, retranchée, et plus puissant en théorie. Ce sont les Français qui sont en position asymétrique défavorables, du moins en apparence si on regarde simplement les rapports de force initiaux. Au bout du compte, au début de 1943 toute la force italienne dans le Fezzan a été anéantie pour des pertes françaises réduites, et probablement plus du fait des difficultés du désert que des Italiens. D’un point de vue opérationnel, Leclerc a mené un combat en ligne intérieures anéantissant successivement en trois campagnes tous les points d’appui italiens isolés, en les frappant à chaque fois avec la force d’un bataillon.

Sommes-nous capables de faire la même chose, et de mener une guerre de corsaires, faire à un adversaire plus puissant sur le papier ? Ce n’est pas certain. On peut rétorquer que l’on mène désormais ces raids avec des avions de combat ou de plus en plus drones armés. C’est vrai, mais avec de gros inconvénients, cela coûte très cher, les avions et drones sont rares et n’ont pas le don d’ubiquité et puis l’effet n’est pas tout à fait le même lorsqu’on ne prend pas de risques au combat.

On mène des coups de main avec des moyens héliportés, seuls comme les raids de nuit en Libye en 2011, ou en coopération avec des unités légères spécialisées. C’est très bien mais combien sommes-nous capables de mener de des raids et coups de main actuellement ? Très peu. C’est peut-être suffisant contre les ennemis que nous combattons au Sahel et ce n’est pas certain. C’est insuffisant si nous devons faire les choses beaucoup plus en grand. Il aurait été possible de mener contre eux une « guerre de corsaires » comme Leclerc face aux Italiens, en multipliant les raids et les coups de main, de manière à avoir un engagement qui soit au même niveau que celui des attaques terroristes en France en 2015. On n’a pas osé. On ne sait plus, au niveau politique, prendre des risques comme à l’époque de la France libre.

5. La taille, ça ne compte pas beaucoup au combat

Avoir la supériorité opérative est surtout intéressant parce ce que cela permet d’avoir l’initiative des combats, mais encore faut-il être capable de gagner ces combats. Ce qui est frappant avec le combat de Koufra, c’est que les deux combattants y sont sensiblement de même volume, avec même une légère infériorité du côté français, sans parler d’un armement supérieur et bien sûr des fortifications du côté italien. Or, au bilan, les pertes « définitives » italiennes sont presque 100 fois supérieures à celle des Français. Ce sera pratiquement toujours le cas, lors des rencontres lors des campagnes suivantes. Que se passe-t-il ?

Il faut bien comprendre d’abord que l’égalité des forces sur le terrain est la norme sur le champ de bataille moderne. On prône dans les règlements d’attaquer à 3 contre1. En réalité, au moins au niveau des combats de contact jusqu’à l’échelon du bataillon et même de la brigade, il est très rare de trouver des combats dont le rapport de forces numérique dépasse 2 contre 1. Or, les résultats, comme à Koufra, sont souvent déséquilibrés. Ils ne peuvent donc être anticipés à partir des simples calculs de rapports de volume d’hommes, d’armes, etc. Sinon Leclerc n’aurait jamais attaqué Koufra.

En fait, il faut raisonner en termes de niveau de qualité, ou de gamme, tactique. On peut classer la valeur des bataillons avec une équation simple : la valeur tactique d’une unité est égale à se masse multipliée par la qualité de ses hommes et de son commandement au carré.

En analysant correctement les valeurs des unités et en les classant par an de 1 à 10 (1 pour les bataillons les plus faibles de l’époque et 10 pour les plus puissants), les résultats des combats deviennent prévisibles. Un affrontement d’unités de classes équivalentes donne très souvent des résultats incertains, équilibrés et rarement décisifs, car le point de dislocation (le moment où le dispositif ennemi n’est plus structurée) n’est pas atteint. Avec un niveau d’écart, l’unité la plus forte l’emporte le plus souvent mais là encore rarement de manière décisive. Un écart de deux niveaux donne une probabilité de victoire très importante pour le plus fort et un rapport de pertes de 1 à 10. Avec trois niveaux d’écart la victoire est presque certaine, le niveau de dislocation de l’unité ennemie est presque toujours atteint et le rapport de pertes peut dépasser, parfois largement, les 1 pour 30.

Dans le cas de la bataille de Koufra, les masses sont équivalentes et la position défensive des Italiens leur donne un avantage supplémentaire, mais la qualité des hommes et de leur chef n’est pas du tout la même, Leclerc annulant même l’avantage ennemie de la position défensive par une manœuvre d’intoxication lui faisant croire qu’il est en réalité inférieur. On obtient ainsi un décalage de niveau très important et on atteint le point de dislocation, non pas sur le terrain mais dans la tête des chefs ennemis.

6. L’amalgame c’est la force

La colonne Leclerc, c’est 150 Européens et 200 Tchadiens. Sans l’amalgame avec des recrues locales, rien n’aurait été possible. Notre capacité de projection actuelle, estimée à 15 000 hommes au maximum, est sans doute inférieure à celle des soldats de la France libre. Nous sommes capables de faire encore moins de choses que les seuls Français métropolitains qui ont rejoint alors les rangs de de Gaulle. L’épée de la France est toujours aussi courte, alors que nos ennemis, y compris des organisations armées comme l’Etat islamique ont souvent plus de 15 000 combattants, où les populations au sein desquelles nous évoluons sont toujours plus nombreuses.

Sans renforts locaux, avec des recrues soldées et commandées par la France, nous sommes incapables de tenir un terrain quelconque pendant quelques temps ou de nous emparer de villes comme Mossoul par exemple. Outre que les Américains utilisent plus de réservistes que nous et plus de sociétés privées, c’est seul le recrutement de 100 000 miliciens locaux en Irak, souvent d’anciens ennemis, qui seul leur a permis en 2007-2008 de vaincre l’Etat islamique et l’armée du Mahdi et de se sortir du piège dans lequel ils étaient. Les Russes commandent un corps d’armée complet en Syrie formé de recrues locales, les Turcs utilisent aussi largement des mercenaires. Pensons-y avant d’être dépassés.

samedi 27 novembre 2021

Le futur ne revient jamais-Anticipation militaire et fantaisie

Intervention prévue au Forum innovation Défense, le 25/11/2021

Il n’est guère de métier qui fasse plus appel à l’imagination que celui de soldat. Les soldats ont été inventés fondamentalement pour faire la guerre, or, et c’est heureux, ils ne la font pas souvent. Pour autant, ils sont quand même obligés de s’y préparer sous peine de graves déconvenues. Le problème est que comme disait le mathématicien Henri Poincaré : « la guerre est une expérience dont l’expérience ne peut pas se faire ». Autrement-dit, ce qui se passe dans la guerre, qu’il s’agisse au niveau le plus bas de concevoir la réalité concrète du combat et de la proximité de la mort, comme au niveau le plus élevé de la stratégie d’anticiper la complexité des interactions avec l’ennemi, tout cela ne peut être appréhendé complètement en temps de paix. Or, ce qui ne peut être appréhendé par les sens doit être imaginé. Pour préparer la guerre future, les militaires vivent au présent dans un temps de guerre imaginaire.

Au niveau dit « tactique », pour se préparer au combat qui pourrait survenir dès le lendemain, on simule. On fait des grands ou des petits exercices, sur cartes ou sur le terrain, on se tire dessus avec des cartouches à blanc ou des laser, on tire réellement sur des ennemis en carton ou on clique sur des écrans. On essaie de cette façon dans les unités destinée à aller au contact de l’ennemi de coller le plus possible à la réalité que l’on anticipe.

Au niveau le plus élevé, lorsqu’il s’agit de modeler et faire évoluer une armée toute entière pour l’adapter à la guerre que l’on aura à mener dans l’avenir, il n’est pas d’autre solution que de pratiquer des exercices de pensée. Comme dans la psychanalyse d’Alfred Adler, on se construit en fonction d’un modèle de soi imaginé dans un futur indéterminé. Intéressons nous à cet aspect.

L’invention du futur

Anticiper la guerre future n’est pas un exercice très ancien. Pendant des siècles, un soldat devait simplement apprendre l’état d’un art qui évoluait lentement. Un officier pouvait faire toute une carrière avec la même culture, les mêmes équipements, les mêmes structures, les mêmes méthodes. La seule incertitude résidait dans l’emploi réciproque de ces moyens dans les campagnes et les batailles. Quand on se réfère au temps, du moins en Europe, c’est alors plutôt au passé que l’on s’adresse, et plus particulièrement à un passé antique grec ou surtout romain plus ou mythifié et jugé modèle idéal.

Et puis le futur est apparu. Un jour de 1834, l’essayiste et homme politique français Félix Bodin publie Le roman de l’avenir, sans doute le premier roman de ce que l’on va baptiser « littérature futuriste » puis d’« anticipation » ou de « science-fiction » et qui témoigne de la conscience que beaucoup commencent à avoir de l’évolution désormais rapide des sociétés. Le monde dans lequel vivront les enfants sera très différent de celui dans lequel sont nés leurs parents. Pour beaucoup alors, ce différent sera meilleur. Les regards se tournent donc du passé vers le futur.

Les états-majors militaires, ceux qui sont justement destinés à préparer la guerre, sont obligés à leur tour de prendre en compte cette invasion des changements. Ils sont obligés d’anticiper sous peine d’être dépassés par l’accélération des choses. En France, les règlements militaires, l’état de l’art mis par écrit, changeait en moyenne tous les 40 ans jusqu’en 1860, ils sont renouvelés ensuite tous les 12 ans jusqu’à la Première Guerre mondiale, et tous les ans pendant cette guerre.

Anticiper le futur militaire n’est cependant pas chose facile. La guerre peut survenir demain, dans quelques années ou très loin, peut-être jamais, alors que dans le même temps, il faut effectuer des investissements matériels sur des cycles de plus en plus longs. Nous sommes actuellement en matière d’équipements dits « majeurs », avions de combat ou de transport, grands navires, véhicules terrestres, sur des séquences qui peuvent s’étaler sur 60 ans de la conception au retrait. Et autant le dire, prévoir ce que l’on va faire d’un équipement dans 60 ans ne relève plus de l’anticipation mais de la voyance. Mais les investissements ne sont pas seulement matériels. Imposer un service militaire universel par exemple implique un peu l’idée d’avoir à défendre la patrie contre une menace majeure proche dans l’espace mais aussi dans le temps.

Et puis, faire la guerre c’est aussi s’opposer à une autre entité politique, et pour les militaires, c’est s’opposer à une autre force armée. Même si la perspective d’avoir à affronter une très puissante armée clairement identifiée à nos frontières n’est pas réjouissante, cela a au moins le mérite de savoir à quoi on va avoir affaire et de se structurer en conséquence. Il est donc très troublant de voir cet ennemi potentiel disparaitre d’un coup. C’est un peu comme si on disait au XV de France un lundi que finalement il ne jouera pas contre les All Blacks le samedi suivant, et même qu’il n’est pas sûr du tout qu’il ait à affronter une équipe de rugby. S’il n’y a pas d’armée ennemie, il faut l’inventer, et en attendant on continue à faire comme si cette armée n’avait pas disparue. Dans les années 1990, on a ainsi longtemps continué à affronter l’Union soviétique dans les exercices militaires car cet éclairage résiduel d’une étoile que l’on savait disparue était le seul dont on disposait. Notons, pour rebondir à ce qui était dit plus haut sur les programmes industriels et la voyance, que nous sommes toujours  fondamentalement équipés pour affronter cette étoile, rouge bien sûr, disparue depuis trente ans.

Ce n’est pas tout. Même si le brouillard n’est pas aussi épais que cela, l’anticipation militaire doit faire face aussi à un autre terrible écueil : le confort organisationnel. Les armées comme toutes les organisations, n’aiment pas les changements profonds, les ruptures d’équilibre internes avec des perdants qui râlent forts et les gagnants qui se taisent. Elles connaissent pourtant régulièrement des restructurations, mais presque toujours par imposition de l’exécutif politique et quasiment jamais par une décision interne, sauf en cas de « Patrie en danger ». Ce n’est pas un conservatisme par nature. Les armées peuvent susciter en interne des innovations importantes, mais à condition que cela ne bouscule pas trop des façons de faire et des façons de voir les choses. Imaginer le futur c’est bien, surtout s’il ne faut rien changer.

Une innovation forte est une greffe, et cette greffe doit être acceptée par le corps. C’est ce qui explique le plus souvent des comportements très différents face à des innovations identiques. Dans les années 1960, l’armée de l’Air accepte plutôt bien l’idée de se doter d’armes nucléaires, c’est prestigieux, cela fait moderne, cela assure des crédits sans avoir à trop bousculer l’organisation et les valeurs internes. Piloter un Mirage IV dans un raid nucléaire reste un mission pour les pilotes de chasse, le « noyau noble » de l’organisation. Dans la Marine nationale, cela signifie faire concentrer une grande partie des ressources au profit des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, avec une mission ingrate, au détriment du Plan bleu de renouvellement de la belle flotte de surface, le noyau dur et noble de l’institution, celui dont sont issus tous les chefs d’état-major. Cela se fait donc plus difficilement et il faut l’autorité du général de Gaulle pour l’imposer à beaucoup d’amiraux réticents. Les temps et les visions ont bien changé depuis.

Sans intervention extérieure forte, mais encore faut-il qu’elle soit éclairée, on peut ainsi conserver longtemps une contradiction entre un futur qui impose le changement et un présent qui le refuse. En 1942, l’état-major japonais constitue une « Red Team » avec des officiers ayant vécu aux Etats-Unis et connaissant bien les Américains. Lors d’un grand jeu prospectif simulant la suite de la guerre, cette équipe « américaine » parvient à faire débarquer ses troupes virtuelles le 1er octobre 1944 aux Philippines. Le jeu est arrêté à ce moment-là, ses conclusions détruites et la Red Team dissoute. Les Américains ont réellement débarqué aux Philippines le 25 octobre 1944.

Pas facile donc d’imaginer la « guerre future » quand on est l’institution qui est chargée de la faire. Illustrons cela sur une longue durée par l’exemple américain.

Le futur en fuite

En 1945, après la Seconde Guerre mondiale, la vision de la guerre future qui se dégage aux Etats-Unis est en réalité très proche de la vision traditionnelle de la guerre dans ce pays. Comme l’élastique géante de l’Histoire que décrit Poul Anderson dans La patrouille du temps, on revient immédiatement à la tradition malgré l’énormité des évènements récemment vécus. Pour le futur, on fera comme avant. Les Etats-Unis redeviennent neutres, et protégés par une grande marine et, seule nouveauté, également une grande aviation dotée de bombes atomiques. L’armée de Terre en revanche est dissoute. S’il faut refaire la guerre, on remobilisera et on repartira outre-océans pour détruire le Mal.

Au passage, quand on fait le même exercice d’anticipation en France en 1946 et que l’on demande aux états-majors comment ils voient la guerre future et ce qu’ils veulent comme moyens, ils répondent tous qu’ils veulent refaire du 1944-45 avec des flottes de bombardiers, des porte-avions et des divisions blindées. Personne ne parle des deux évènements récents qui vont pourtant avoir le plus d’influence : les bombardements atomiques au Japon et la guérilla communiste en Indochine.

Revenons aux Etats-Unis. Cette vision digne des Pères fondateurs tient quatre ans, jusqu’à la doctrine Truman et l’idée que les Etats-Unis ont un ennemi, le communisme, et qu’il faut s’allier à tous ceux qui le combattent. Très vite on voit donc fleurir des scénarios de guerre en Europe, où l’URSS remplace l’Axe. Elle sera bombardée massivement depuis les airs, y compris avec des bombes atomiques, et attaquée au sol à la manière de 1944. Pour autant, on ne modifie pas encore beaucoup les forces car on n’imagine pas cette grande guerre pour tout de suite, et puis la tradition de mobilisation in extremis persiste.

Manque de chance, la guerre a lieu tout de suite, en 1950, dans un endroit totalement imprévu, la Corée, et sans emploi d’armes nucléaires. Le résultat est très mitigé.

Qu’à cela ne tienne. Au retour de Corée en 1953, grâce à la miniaturisation des armes atomiques, l’US Army va pouvoir se doter d’une puissance de feu considérable qui va permettre d’écraser tous ses adversaires. C’est la grande période de l’atome. En 1958, le lieutenant-colonel Rigg écrit War 1974 dans lequel il dépeint la manière dont on combattra dans 16 ans. La guerre future c’est alors une guerre en Europe où l’atome est partout, dans les armes et c’est l’époque où l’armée américaine se dote de milliers d’obus, de roquettes, de missiles anti-aériens atomiques, mais aussi les moteurs que l’on retrouve dans les avions ou les hélicoptères géants. Les soldats volent eux-mêmes dans de mini-hélicoptères, sont équipés d’armures et de casques intégraux, ils se nourrissent de pilules mais ont une poche dans la tenue pour mettre les cigarettes. Tout cela fait consensus. Un an plus tard, Robert Heinlein, écrit sensiblement la même chose dans Starship Troopers, les communistes étant remplacés loin dans le futur par les Punaises.

Manque de chance, les forces armées américaines sont en fait engagés massivement au Vietnam de 1965 à 1973, et on n’y emploie toujours pas d’armes atomiques. Au bilan, le soldat américain de 1974 n’est guère différent de celui de 1958, il a simplement les cheveux un peu plus longs et il est un peu plus démoralisé. La vraie nouveauté n’est alors pas technique, mais sociale : c’est désormais un professionnel. Notons au passage, combien les visions du futur d’où qu’elles viennent jugent mal de la vitesse des choses, en les accélérant le plus souvent. Il suffit de revoir les films de science-fiction des années 1970 et 1990 qui sont censés se dérouler dans les années 2020 pour juger du décalage.

La guerre menée n’était toujours pas celle anticipée, qu’à cela ne tienne. Après la Corée, le Vietnam est considéré comme une nouvelle anomalie et on peut maintenant revenir à la « vraie guerre future », c’est-à-dire contre les Soviétiques en Europe et avec plein de machines. C’est l’occasion d’une floraison de littérature sur le sujet avec des essais comme Race to the Swift: Thoughts on Twenty-First Century Warfare de Richard Simpkin, des wargames commerciaux, et des romans comme Team Yankee, La troisième guerre mondiale du général Hacket ou encore Tempête rouge de Tom Clancy (1986) qui apparait alors à beaucoup comme la meilleure description de ce qui va probablement se passer.

Les armes nucléaires du champ de bataille sont passées de mode, vive les nouvelles technologies de l’information qui vont permettre d’accroitre la capacité des forces. Mais à côté du software, on construit aussi du gros dur, avec des équipements militaires, chars, hélicoptères d’attaque, avions de combat, etc. et on s’entraine mieux grâce à la révolution de la simulation. La vision a permis de créer en quelques années, et pour la première fois en temps de paix, une nouvelle armée américaine particulièrement puissante.

Manque de chance, trois ans après Tempête rouge, le mur de Berlin s’effondre et les soldats soviétiques rentrent chez eux sans même avoir été combattus. Les grandes divisions blindées américaines ne vont finalement pas combattre en Europe mais en Arabie saoudite et contre l’Irak. Encore raté, même si pour le coup les Irakiens vont subir la foudre. Beaucoup d’entre eux, se vengeront douze ans plus tard face à la même armée américaine qui refusait alors d’intégrer la guérilla dans ses planches de Powerpoint pleines de nœuds de communications, de faisceaux laser, de récepteurs et d’effecteurs, de cyber et d’espace.

Imaginer ou mourir

Pour résumer. Les militaires ont absolument besoin de visions du futur pour se construire. Le problème est que la vision qu’il vont produire institutionnellement parlera peu de politique, or la guerre c’est de la politique ; elle parlera beaucoup de machines, or si c’est le plus visible ce n’est qu’une partie de choses ; elle ne dira rien qui change ses équilibres internes, ce qui revient à négliger les scénarios dits de « rupture » (synonyme de « gros changements ») souvent les plus dangereux.

Les armées ont donc obligatoirement besoin aussi de visions alternatives, ce qui ne peut venir que d’une réflexion libre de militaires ou de civils -la meilleure description de la Première Guerre mondiale est venue du banquier Jean de Bloch en 1898 dans La guerre de l'avenir- ou mieux encore de l’association entre les deux. Ils ont donc aussi obligatoirement besoin que se dégage de toutes ces réflexions, comme dans un processus scientifique, un consensus le plus honnête et le plus fiable possible sur le futur qui puisse leur être imposé. 

Si cette vision n’impose pas trop de changements internes, c’est formidable, on aura une armée intelligemment construite par le futur un peu comme dans La fin de l’éternité d’Asimov lorsque c’est l’énergie captée dans le futur grâce au voyage dans le temps qui permet ce même voyage dans le temps. Dans le cas contraire, et en fait pas incompatible, le futur devra être imposé de force par l’échelon politique, comme de Gaulle et la refondation malgré elle de l’armée française dans les années 1960. Dans les deux cas, il sera bon de garder aussi en mémoire les futurs exclus, car on ne se sait jamais. Sans vision de futur, on ne le risque pas de le fabriquer. Sans visions alternatives à celle-ci, il sera plus difficile de s’adapter lorsque les choses ne se dérouleront pas comme prévu.

mercredi 24 novembre 2021

L'odeur du pas de sens

Voici donc revenir le marronnier du service militaire. Je pense que je vais donc stocker ce texte quelque part pour le ressortir lors de la prochaine élection.

Petit rappel pour commencer : Art 1 du code la Défense « La mission des armées est de préparer et d’assurer par la force des armes la défense de la patrie et des intérêts supérieurs de la nation ». Il n’est écrit nulle part que les armées aient à servir de maison de correction, de centre de formation professionnelle, de palliatif à des peines de prison, d’anxiolytique pour la population, d’antigang à Marseille, de supplétif à la police nationale, de fournisseurs de photos sur l'antiterrorisme, de régulateur du nombre de sangliers, de société de ramassage des poubelles ou de nettoyage des plages, d’éducateurs pour adolescents en internat-découverte, bref de palliatif à tout ce qui déconne (on dirait du Orelsan).

Je remercie tous ceux qui découvrent maintenant des vertus à quelque chose qu’ils ont soigneusement évité de faire (avec toujours bien sûr de bonnes raisons) lorsqu’ils en avaient la possibilité ou, dans le pire des cas pour eux, se sont débrouillés pour l’effectuer confortablement. Je rappelle que dans les dernières années, le service national pouvait s’effectuer aussi dans des entreprises choisies.

J’ai passé 6 ans dans 2 régiments d’infanterie composés d’appelés, j’y ai rencontré bien peu de CSP+. L’autorité, la cohésion, l’effort, tout ça, c’était mieux pour les gueux, et les gueux garçons. Peu de féministes ont demandé à l’époque de bénéficier de la parité devant le sac à dos malgré tant de bienfaits.

Je suis assez vieux pour avoir connu les films de bidasses ou le prodigieux « Comment se faire réformer » de Philippe Clair, et je loue tous les jours les mânes de Jacques Chirac pour avoir mis fin au genre par sa décision de suspension du service national. Notons qu’au moment de cette décision, personne n’a levé le petit doigt pour défendre un système pourtant apparemment si vertueux. Notons aussi que le contexte qui a présidé à cette décision n’a pas varié depuis. Au passage, on parlait tout autant à l’époque que maintenant de la cohésion nationale, de la faillite éducative, des banlieues, des problèmes d’intégration, du terrorisme (les premiers attentats datent de 1995) etc.

Alors, oui il y a quand même quelques vertus à la formation militaire, ce sont d’ailleurs celles que reçoivent encore 20 000 jeunes volontaires chaque année. Et j’ai connu plein de choses formidables avec des soldats appelés. Maintenant, ces vertus sont indissociables de la fonction des armés qui est de combattre. Si on s'entraîne dur et si on construit une vraie cohésion et s'il existe effectivement un brassage social, ce n'est pas une fin en soi mais c'est pour aller au combat. Si l'apprentissage est une fin en soi, cela s'appelle de l'éducation et il y a des établissements pour ça.

Dans « service national », « service » indiquait service « à » la nation sous forme d’impôt en temps et éventuellement en sang, mais pas service « de » la nation à des jeunes. Un service militaire, encore une fois, n'a de sens que s'il a une fonction militaire. Si c’est pour protéger la nation d’une invasion, comme dans les pays baltes par exemple, cela a du sens ; si c’est pour aller combattre au Sahel parce que l’on considère que cela va contribuer à la protection des Français, cela a du sens aussi ; si ce n’est pour surtout pas prendre de risques, alors ce ne sont pas des soldats, c’est autre chose (à définir).

Alors on pourrait par exemple imaginer un grand service civique obligatoire, il faudrait braver la CEDH qui considère cela comme du travail forcé, mais cela aurait une utilité pour la nation et par la nation. Pour tout autre objectif, voir Education nationale.

Si on décide malgré tout de remettre en place un service militaire, je souhaite bon courage pour trouver les nombreux milliards d’euros nécessaires chaque année à la formation, l’encadrement, le logement (en mixité ?), la nourriture, les soins, la solde et l’équipement (oui, il leur faut aussi des armes, des véhicules, etc.) pour un million de soldats, soit les 200 000 actuels plus les 800 000 d’une classe d’âge, ou 600 000 si on coupe en tranches de six mois de service, mais je n’aimerais pas partir au combat avec eux. Si on décide de former des soldats, ce qui est un peu le principe du service militaire, autant le faire sérieusement.

Bon courage aux dizaines de milliers d’officiers, sous-officiers et caporaux-chefs qui seront obligés de reformer l’« armée de l’arrière », celle qui ne part jamais en opex. Bon courage à l’armée qui continuera à faire des opex, mais avec moins de moyens. Sauf augmentation considérable des ressources, et encore une fois, en refusant d’engager des soldats en opérations (ce qui est un oxymore quand on y réfléchit), un service militaire affaiblirait considérablement les armées.

Bon courage enfin à ceux qui devront gérer, les resquilleurs, la flambée des P4 (pas les véhicules) et des objecteurs de conscience, les fils d’Archevêque, les déserteurs, etc. Un jour je vous raconterai comme j'ai eu un gars qui prétendait être Claude François (ce n'était pas lui). Et encore, ça se serait l’héritage. Il faudra y ajouter aujourd’hui, les réseaux sociaux, les révolutionnaires de bac à sable, les revendications identitaires, le retour en force de l’antimilitarisme, les allergiques au drapeau français, les offensés de l'uniforme et micro-agressés du garde-à-vous, et autres joyeusetés. Il faudra surtout à nouveau lutter contre tous ceux, de plus en plus nombreux avec le temps, qui considérerons que comme tout impôt c’est surtout bon pour ceux qui ne peuvent y échapper. Bon courage donc.

samedi 20 novembre 2021

La guerre mondiale de la France

A paraître en janvier 2022
Intervention à l'Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale, le 19 novembre 2021

L’ère des opérations extérieures commence peut-être le 23 novembre 1961 lorsque le général décrit sa vision du monde et des nouvelles missions des forces armées dans ce nouveau contexte. Cet homme, né à une époque où la France se lance à la conquête d’un empire colonial et où l’armée française prépare la revanche contre l’Allemagne en pantalon rouge et fusil Chassepot modifié, est désormais à la tête d’une nation en pleine croissance des Trente glorieuses, mais qui n’a presque plus de colonies et se trouve menacée de destruction en quelques heures à coups de missiles intercontinentaux thermonucléaires soviétiques.

Afin de préserver l’indépendance de la France et la défense de ses intérêts, vitaux comme secondaires, le général de Gaulle fixe deux grandes missions aux forces armées. La première consiste à faire face à la menace soviétique sans dépendre complètement des Etats-Unis, ce qui signifie qu’il faut disposer soi-même d’un arsenal atomique adossé à une force conventionnelle à nos frontières. D'autre part, je cite : « comme l'éloignement relatif des continents ne cesse pas de se réduire et que tout danger, tout conflit, où que ce soit, intéresse une puissance mondiale, et par conséquent la France. Et puis au surplus, comme dans les conditions adaptées à notre siècle, la France est comme toujours présente et active outre-mer, il résulte de tout cela que sa sécurité, l'aide qu'elle doit à ses alliés, le concours qu'elle s'est engagée à fournir à ses associés, peuvent être mis en cause en n'importe quelle région du globe. Une force d'intervention terrestre, navale, aérienne, faite pour agir à tout moment et n'importe où, lui est donc nécessaire »

Le modèle gaullien à l’épreuve

Deux armées séparées donc, correspondant comme dans toute bonne politique de Défense à faire face aux hypothèses d’emploi les plus importantes et/ou les plus probables, mais un chef unique. Les institutions de la nouvelle république et surtout la pratique qui en est faite par le général de Gaulle face aux derniers évènements de la guerre d’Algérie et aux nécessités d’un éventuel conflit nucléaire aboutissent à une grande centralisation dans l’emploi de la force armée. Une opération militaire, c’est désormais une action décidée en conseil de Défense par le président de la République avec pour seul contrepoids la nécessaire cosignature du Premier ministre, ce qui normalement ne pose pas de problème, sauf en cas de cohabitation politique.

Résumons : un grand besoin d’exister dans le monde + de nombreuses obligations + une force d’intervention immédiatement disponible + une grande facilité d’engagement = une très forte incitation à lancer des opérations à laquelle seul le président Pompidou résistera. Petit problème, comme il n’est plus question d’envoyer des soldats appelés au loin depuis 1895, cette force d’intervention sera réduite à quelques unités professionnelles complétées éventuellement par le subterfuge des « volontaires service long ». Cela importe alors peu puisqu’on n’imagine pas au début avoir à faire autre chose que des interventions très limitées en volume et dans l’espace-temps, un peu comme celle que nous venons de faire alors pour dégager les bases de Bizerte en juillet 1961.

Une politique de Défense, ce que l’on appelait avant une grande stratégie militaire, est comme un paradigme scientifique. Une fois établie elle doit s’adapter aux anomalies qui ne manqueront pas de survenir jusqu’à celle qu’il ne sera plus possible de gérer avec le modèle en cours et qui imposera d’en changer. Des anomalies, on en rencontre très vite dans la stratégie des moyens, mais l’emploi des forces correspond bien au modèle jusqu’en 1969 lorsqu’il faut mener au Tchad une guerre de « contre-insurrection » pendant des années contre une organisation armée. Ce qui est intéressant dans ce cas, c’est que ce n’était pas prévu parce que ce n’était improbable mais parce qu’on ne voulait « refaire l’Algérie ». On le refait pendant trois ans et plutôt bien en adaptant à la marge le modèle, concrètement en initiant un processus croissant de recrutement de soldats professionnels.

La deuxième anomalie vient de la confrontation, ou pour employer le terme officiel actuel de la « contestation » sous le seuil de la guerre ouverte avec d’autres Etats. On avait connu cela lors de la « guerre de la langouste » avec le Brésil entre 1961 et 1963, une affaire de zones de pêches où la France avait envoyé un groupe aéronaval au large des eaux brésiliennes pour protéger ses pêcheurs et faire céder Brasilia. On fait des choses plus sérieuses au Tchad contre la Libye de 1983 à 1987, en déployant un bouclier dissuasif de forces au centre du pays et une force de frappe aérienne. Derrière la ligne rouge imposée au colonel Kadhafi, on arme, conseille et appui les forces armées tchadiennes qui chassent les Libyens du nord du pays. Kadhafi est impuissant, même s’il tente quelques coups contre nous, comme des raids aériens et plus tard un attentat terroriste qui fera 170 morts dont 54 Français.

On s’est trouvés beaucoup moins à l’aise lorsque la confrontation nécessitait de mettre en œuvre d’autres moyens que militaires. L’Iran et la Syrie nous ont frappés ainsi clandestinement au Liban et en France avec une relative impunité dans les années 1980 et on n’a su que répondre par des opérations de gesticulation destinés au public français mais n’ont fait aucun mal aux Iraniens. En 1987, après un peu plus d’une centaine de morts français, civils et militaires, on a cédé à toutes les exigences iraniennes. C’est encore à ce jour le plus grand désastre de la Ve République. Cela n’a pas changé grand-chose à notre politique.

Et puis est survenue la « grosse anomalie », celle à laquelle on ne peut s’adapter qu’en changeant en profondeur les choses. En l’espace de quelques années, l’Union soviétique disparaît et avec elle les principaux antagonismes et blocages, de la guerre froide. On se trouve ainsi d’un seul coup à avoir à mener une guerre contre un Etat lointain et puissant : l’Irak. Entre grande guerre aux frontières et petite guerre au loin, la grande guerre au loin était un cas non prévu, en grande partie parce que très peu probable dans le contexte de la guerre froide.

En fait, ce que l’on n’avait pas prévu, c’était que la guerre froide pouvait se terminer un jour et que le contexte politique international pouvait se modifier. Il suffisait pourtant de regarder un peu le passé pour constater que depuis au moins deux siècles, le contexte international autour de la France, et donc les hypothèses d’emploi de ses forces armées, changeait fortement selon des cycles de douze à trente ans. Le général de Gaulle évoqué plus haut en avait connu quatre dans sa vie. Il est toujours étonnant de voir que l’on n’anticipe pas ou si peu, non pas les grands évènements qui vont se produire, beaucoup ne sont pas prévisibles, mais le fait qu’il y en aura. Nous sommes comme les dindes que décrivait Bertrand Russell qui analysent la vie quotidienne de la basse-cour mais ignorent ou veulent ignorer que Noël va arriver et que cela risque de provoquer de gros changements dans leur vie.

Le Noël 1990 se passe dans le désert saoudien, avec les forces françaises de l’opération Daguet sont deux fois inférieure en volume aux forces britanniques et trente fois inférieures à celles des Américains. Quand on est obsédé par sa place dans les affaires du monde, c’est humiliant. Depuis l’ambition secrète sera de faire mieux qu’à cette époque, mais, attention spoiler, on n’y parviendra pas.

Dans le nouvel ordre mondial

Toujours est-il qu’après ces grands bouleversements, toutes les hypothèses sont à revoir dans ce nouveau cadre unipolaire et mondialisé, que l’on baptise « nouvel ordre mondial ». Mais qui dit « ordre » dit « maintien de l’ordre ». On décide donc de se lancer dans la police du monde. Le mot fait horreur, on parlera d’opérations humanitaires armées, de gestion de crise, de maintien ou de restauration de la paix, d’interposition puis de stabilisation, sans parler bien sûr des opérations de secours ou d’évacuation de ressortissants. C’est pourtant simple : quand un Etat ou une organisation non-étatique est désigné comme ennemi c’est la guerre, ouverte ou non, mais quant il n’y a pas d’ennemi désigné, c’est de la police.

Dans les faits, on fera aussi la guerre, et même une fois tous les quatre ans de 1990 à 2011, mais on prendre soin de qualifier ces ennemis - l’Irak, la République bosno-serbe, la Serbie, l’Etat taliban et l’Afghanistan (on sautera la case Irak 2003) - de « voyous » ou de contrevenants d’une manière ou d’une autre à l’ordre et la morale internationaux. Concrètement, on attend à chaque fois que les Etats-Unis le décident, forment une coalition et fournissent 70 % des moyens, essentiellement aériens, permettant aux Occidentaux, à l’exception de la guerre de 1990-1991, de transférer aux alliés locaux et à la population de prendre la charge des risques.

Bien entendu, il aurait fallu adapter le modèle de forces à cette nouvelle vision. Cette adaptation a consisté seulement à professionnaliser l’ensemble des forces, mais pour le reste, on s’est empressé de réduire les budgets, ce qui a plongé les forces armées dans une longue crise. Au bout du compte, la capacité d’intervention n’augmente guère au cours de cette période alors que les besoins explosent.

Dans ces conditions, cela ne fonctionne pas beaucoup. Les anomalies surviennent très vite dans les opérations de police. L’opération humanitaire au Kurdistan réussit parce qu’il n’y aucune opposition irakienne, mais il n’y a aucune opposition car nous (les Américains en fait) sommes forts et faisons peur. C’est beaucoup moins efficace quand c’est géré par les Nations-Unies. Au Cambodge, cela fonctionne presque, en Somalie pas du tout malgré la présence américaine, beaucoup moins à l’aise face à la milice du général Aïdid que face à un Etat, mais ce n’est encore rien par rapport au désastre en Croatie et surtout en Bosnie. Depuis 1983 Mitterrand a ainsi sacrifié environ 150 soldats français morts pour bien peu de résultats concrets, mais l’honneur était sauf, il n’a pas fait la guerre, sauf et bien malgré lui, contre l’Irak.

On a mis beaucoup de temps à comprendre que le maintien de la paix, cela ne fonctionne que lorsqu’il y a déjà la paix, c’est-à-dire le plus souvent lorsqu’il y a un vainqueur et un vaincu. Le meilleur moyen de soulager les souffrances des populations, c’est de donc faire en sorte qu’il y ait un vainqueur, si possible honorable, et un vaincu, si possible le méchant de l’histoire, pas de donner de l’aide alimentaire aux gens en espérant que la paix vienne par magie.   

On commence à s’en rendre compte justement lorsqu’on se redécide à faire la guerre. Les souffrances contre la population bosniaques n’ont cessé qu’avec la défaite des Bosno-Serbes en 1995 avec l’aide des canons et avions de l’OTAN. C’est à ce moment-là seulement que la stabilisation a pu s’effectuer, non plus par une interposition stérile mais par la présence forte de 40 000 soldats avec des moyens importants dans tout le pays. Idem, pour le Kosovo et la Serbie en 1999. On croit avoir trouvé enfin le bon modèle dans les Balkans : soit il y a un vrai accord de paix entre les acteurs, soit on l’impose par la force et dans tous les cas, on stabilise (je n’ose dire « pacifie » pour ne pas faire colonial) avec une forte densité de forces de « police ». La situation qui en découle, en ex-Yougoslavie et en Albanie, n’est pas parfaite mais c’est une vraie paix.

La plus étonnant est qu’on persiste dans l’inhibition en Afrique sub-saharienne, essentiellement par peur de l’accusation de néo-colonialisme. Pas de guerre donc, mais du soutien « par l’arrière » à de multiples opérations de soutien à des forces régionales, onusiennes ou européennes qui ne réussissent que lorsqu’il n’y a aucun risque que cela échoue. On rétablit l’ordre à plusieurs reprises pendant deux ans à Bangui avant de se lasser de cette mission de Sisyphe et quitter la Centrafrique en 1998. On réussit temporairement à sécuriser la région de Bunia en République démocratique du Congo en 2003, parce qu’on concentre, dans cette opération européenne assez de soldats français sur une petite zone pour avoir une densité de « police » suffisante.

L’opération la plus mystérieuse est alors sans doute Licorne en Côte d’Ivoire où on coupe le pays en deux pendant huit ans à partir de 2002, en se faisant attaquer de tous les côtés et avec toute la panoplie de l’hybridité, jusqu’à ce qu’on se décide en 2010 à soutenir militairement un camp, et donc de désigner l’autre comme ennemi. Etrangement, alors bien sûr que l’on se félicite officiellement du succès de cette opération, personne n’a plus envisagé de la rééditer, notamment au Mali en 2013, alors que la situation militaire était sensiblement la même qu’en Côte d’Ivoire en 2002. Bref, l’interposition c’est enfin bien fini. On a quand même réédité l’expérience de la sécurisation par « étouffement » en Centrafrique en 2013, un peu comme en Bosnie ou au Kosovo. A cette différence près qu’au lieu de 50 000 soldats de l’OTAN pour une population de 2 millions d’habitants, personne dans l’OTAN ne vient aider nos 2 000 soldats français pour une population de volume similaire sur un espace beaucoup plus grand. Les opérations Licorne et Sangaris étaient des anomalies dans un contexte géopolitique qui avait changé depuis plusieurs années.

La fin de la fin de l’histoire

Alors qu’on parlait de la « fin de l’histoire » au début des années 1990 avec la survenue du meilleur des mondes possibles libéral économiquement et démocratique, on n’a bien perçu que la mondialisation affaiblissait en réalité beaucoup d’Etats tout en favorisant, grâce à des multiples flux d’armes, d’individus, d’argent, d’informations, les organisations non étatiques armées. Les organisations armées ont proliféré dans tous les Etats faibles et elles sont devenues beaucoup plus fortes dans les années 1990-2000, un doublement de puissance, alors que dans de nombreux pays. Le vrai choc n’a pas forcément été la capacité de certaines de ces organisations, en particulier les salafo-djihadistes, à organiser des attentats mais à résister aux plus grandes puissances militaires du moment. L’année 2006 est une année témoin où simultanément l’ISAF la coalition internationale en Afghanistan découvrait avec stupeur et douleur que le sud de l’Afghanistan était tenu par les Taliban et leurs alliés, les Etats-Unis ne parvenaient pas à vaincre l’Etat islamique en Irak ou l’armée du Mahdi qui se disputaient Bagdad et le Hezbollah résistait à Israël au Liban. On était loin de l’écrasante victoire de 1991 face à l’Irak.

Après avoir longtemps pratiqué une politique d’évitement, on est véritablement entré dans la nouvelle ère en 2008 en occupant le secteur de la Kapisa-Surobi que l’on savait tenu par l’ennemi. Depuis nous sommes en guerre continuelle contre les organisations armées salafo-djihadistes et leurs alliés, en Afghanistan pendant quatre ans puis depuis 2013 au Sahel, en Irak-Syrie depuis 2014 et même sur le territoire national, tout en achevant, on l’a vu, les derniers feux de la dernière période.

Comme jusqu’en 2015 on réduisait quand même toujours les moyens militaires, on s’est retrouvé en surextension stratégique alors qu’ont assiste au retour des puissances non-occidentales, globales comme la Russie et la Chine, ou régionales comme la Turquie, qui menait logiquement des politiques de puissance. C’était la fin définitive du Nouvel ordre mondial à la vie bien brève et le retour aux blocages, contraintes et pratiques de la guerre froide.

Nous voilà avec ces deux missions sur les bras. La guerre contre les organisations armées continue et il faut s’attendre non plus à faire la guerre contre des Etats, la dernière à eu lieu il y a dix ans déjà, mais à se confronter à eux, ce qui suppose aussi d’être fort. On s’adapte plus ou moins bien à ce nouveau contexte, mais le plus inquiétant est que personne ne réfléchit au fait que ce nouveau contexte lui-même changera probablement radicalement dans une dizaine d’années.

mercredi 10 novembre 2021

Le 11 novembre, rien ne remplace la victoire


Publié le 24 octobre 2018

Il se murmure (ici) que le président de la République ne souhaiterait pas célébrer le centenaire de la victoire de la France et de ses alliés le 11 novembre prochain. A la place, il ne serait question, à travers un « périple mémoriel », que d’évoquer les souffrances de nos soldats et de rendre hommage à leur courage tout au long de la guerre, ce qui paraît être la moindre des choses, mais sans évoquer le sens de ces mêmes souffrances, ce qui paraît être une faute.

Le président, pour reprendre les termes de Bruno Roger-Petit, son « conseiller mémoire », « regarde l'histoire en face » et souhaiterait d'abord que l'on retienne que la Grande Guerre fut « une grande hécatombe » lors de laquelle « les combattants, qui seront au cœur des commémorations, étaient pour l’essentiel des civils que l’on avait armés ». Ces mots paraissent difficiles à imaginer en 2018 tellement ils apparaissent comme la lumière résiduelle d’une étoile idéologique déjà morte. Ils l’ont été pourtant témoignant alors d’une histoire non pas vue de face mais de biais. Non monsieur le président, il ne s’agissait pas de « civils que l’on avait armés » mais de citoyens, qui pour reprendre les termes de la loi du 5 septembre 1798, étaient forcément « aussi des soldats et se devaient à la défense de la patrie ». Concrètement, en 1914, tout français physiquement apte était soldat jusqu’à l’âge de 49 ans, plus tardivement encore pour les militaires. 

Le citoyen défend la cité lorsque celle-ci est menacée, c’est un des fondements de la République, or, il ne faudrait pas l’oublier, la République française était bel et bien menacée en août 1914. Elle fut même partiellement envahie et ravagée. Les quatre millions d’hommes qui se sont rassemblés alors n’étaient pas des civils naïfs. C’était absolument tous des soldats d’active ou de réserve qui répondaient sans joie mais consciemment à l’appel à défendre la patrie. Il n’y avait alors et il n’y aura jamais aucun doute parmi eux sur la justesse de ce combat sinon sur la manière de le mener. Même les mutineries de 1917 ont été à cet égard bien plus des grèves que des révoltes, l’idée d’arrêter le combat et d’accepter la défaite en étant exclue.

Ce combat, ils ne l’ont pas mené non plus sous la contrainte impitoyable et au profit d’une classe de profiteurs et de généraux bouchers, mais pour « faire leur devoir », selon les mots qui reviennent sans cesse dans leurs propos ou leurs lettres. Ils n’auraient jamais combattu avec une telle force si cela n’avait pas été le cas. Faut-il rappeler que le nombre d’exemptés demandant à aller au combat malgré tout a toujours été très supérieur à celui des réfractaires ? Que ce nombre très faible de réfractaires n’a cessé de diminuer avec la guerre ? Dire que leur combat n’avait pas de sens, ce qui est le cas lorsqu’on refuse d’évoquer la victoire, équivaudrait à traiter ces hommes d’idiots. Ils savaient ce qu’ils faisaient, ils méritent mieux que cela.

D’ailleurs ces « civils que l’on a armés » et qui auraient pris sur eux toute la charge du combat, qui sont-ils ou plutôt de qui faudrait-il les distinguer ? Des professionnels ? Car ceux-ci ne souffraient peut-être pas, eux et leur familles, parce qu’ils étaient volontaires ? Des officiers, dont un sur quatre a laissé la vie dans l’infanterie ? Des généraux, ceux-là même dont 102 sont « morts pour la France » en quatre ans ? Des dirigeants et représentants du peuple, dont 16 ont été tués par l’ennemi ? Faut-il rappeler aussi que les uns et les autres avaient leur fils en première ligne ? Le général de Castelnau en a perdu trois, le sénateur et futur président de la République Paul Doumer quatre, et il n’agissait pas hélas de cas isolés.

Faut-il rappeler encore que loin de la vision idéologique que ce conseiller du président semble reprendre à leur compte, ces généraux ont non seulement conduit les troupes à la victoire sur le champ de bataille mais ont réussi également la plus importante transformation de toute notre histoire ? L’armée française de novembre 1918 était la plus forte et la plus moderne du monde. Cela n’a pas été pas le produit d’un heureux hasard mais d’un immense effort et peut-être d’un peu d’intelligence.

Parmi ces généraux, les plus illustres ont reçu le titre de maréchal de France, ce n’est pas rien maréchal de France, c’est une dignité dans l’Etat. Ne pas les évoquer serait donc déjà étonnant. Il est vrai que parmi eux il y a le très gênant Pétain, futur coupable d'intelligence avec l'ennemi et de haute trahison, mais aussi, l’avenir ne détruisant pas le passé, un des artisans majeurs de la victoire de 1918. Mais il est vrai que si on ne veut pas parler de celle-ci il n’est pas besoin de parler non plus de tous ses artisans. Les maréchaux, et peut-être même les généraux, et pourquoi pas tous les officiers pour peu qu'ils soient professionnels, seront donc effacés de l’histoire comme les ministères de la vérité effaçaient les indésirables des photos dans les régimes totalitaires.

Ce sont les nations qui font les guerres et non les armées et la guerre est un acte politique. Célébrer la fin de la guerre sans célébrer la victoire, c’est refuser la politique et sans politique l’emploi de la force n’est que violence criminelle. Refuser la politique et donc la victoire, c’est traiter le gouvernement de la France pendant la Grande Guerre comme l’on traite les organisations terroristes lorsqu’on leur nie tout projet politique et on les cantonne à la folie. C’est placer Poincaré ou Clemenceau au rang de criminels et tous les soldats à celui de victimes. Et si les événements n’ont été que pure criminalité de la part des dirigeants de l’époque, la suite logique en serait pour les dirigeants actuels de s’en excuser, encore une fois.

Sans la défaite de l’armée allemande, concrétisée par l’armistice du 11 novembre 1918, la France et l’Europe n’auraient pas été les mêmes. Il n’est pas évident qu’elles en fussent meilleures sous la férule du Reich. La moindre des choses serait de le rappeler et de le dire, à moins qu’une loi mémorielle non écrite interdise de fâcher nos amis d’aujourd’hui parce qu’ils ont été nos ennemis hier, ce qui conduit de fait à interdire de célébrer une grande partie de notre passé. On peut même imaginer en allant jusqu’au bout, d’inverser la logique expiatrice en participant aux célébrations des victoires de nos anciens ennemis, comme celle de Trafalgar en 2005. Les Britanniques, eux, n’ont pas honte de leurs combats et ils n’hésitent pas à les célébrer dignement sans considérer que l’hommage à leurs soldats vainqueurs soit une insulte aux anciens vaincus. Faut-il rappeler le contraste édifiant à quelques semaines d’écart en 2016 entre les traitements respectifs des batailles de Verdun et de la Somme ?

La victimisation est peut être une tendance actuelle, elle n’était pas du tout celle de mon grand-père, valeureux combattant des tranchées qui n’aurait absolument pas compris qu’on lui vole ce pourquoi lui et ses camarades se sont battus. Lorsque plus de trois millions d’hommes ont été tués et gravement blessés pour atteindre un but, on peut considérer que celui-ci aussi a, à peine cent ans plus tard, encore des « droits sur nous ».

Pour fêter cette victoire, nul besoin forcément de défilé militaire grandiose mais au moins une reconnaissance, un remerciement, un mot, un geste du chef des armées serait suffisant. Un discours de vainqueur à la hauteur de ceux de Clemenceau, l’annonce que le centenaire du défilé du 14 juillet 1919 sera le moment principal de la célébration, entre nous ou avec nos alliés de l’époque, voilà qui serait un minimum, en complément de l’indispensable hommage aux soldats.

Pour le reste pour célébrer l’heureuse amitié franco-allemande, retournement incroyable au regard de l’histoire, il sera possible le 22 janvier de fêter l’anniversaire du traité de l’Elysée qui la marque bien plus dans l’histoire que le 11 novembre. Nous n'étions pas du tout amis à l'époque. Il n’y a pas d’ « en même temps » en histoire, il n’y a que des faits réel et distincts, et on peut tourner le 11 novembre dans tous les sens, cela restera toujours l’anniversaire de la victoire de la France.

lundi 27 septembre 2021

Pour le caporal-chef Maxime Blasco

Publié dans Le Figaro, ce jour.

Nous sommes dans la nuit du 14 juin 2019 au Mali. Ils sont trois dans l’hélicoptère Gazelle, Kevin et Adrien dans le cockpit et Maxime, le tireur d’élite, à l’arrière les pieds sur les patins. Tous les trois sont engagés dans un combat qui a déjà commencé depuis plusieurs heures contre une quarantaine de combattants djihadistes. Cela se passe mal. Dès son arrivée dans la zone, l’hélicoptère est accroché, percé et chute. Le crash est très rude et tous se retrouvent brisés à l’intérieur alors qu’un incendie menace de tout faire exploser. N’écoutant que son courage, qui lui disait beaucoup, Paco, le chef de bord de l’hélicoptère Tigre évoluant à proximité, décide de se poser à une cinquantaine de mètres de là pour tenter de récupérer ses camarades au milieu de la zone de combat. Voyant cela et les flammes qui montent, Maxime surmonte ses douleurs et va chercher ses deux camarades encastrés dans le cockpit. Ils sont incapables de marcher. Qu’à cela ne tienne, Maxime les traîne jusqu’au Tigre. Petit détail : l’hélicoptère Tigre n’a aucune capacité de transport. Les trois hommes s’accrochent donc comme ils peuvent au train d’atterrissage et tiennent à la force des bras pendant les cinq minutes de vol jusqu’à un lieu plus sûr. En tout, du crash au posé du Tigre, douze minutes de courage pur.

Vous en avez entendu parler? Il est probable que non, même si un petit reportage a été fait et bien fait. Éternel problème : la France a des hommes et des femmes ordinaires qui font régulièrement des choses extraordinaires loin de chez eux, mais peu le savent. Et quand par chance, on les voit sur le petit écran, on ne cite que rarement leur nom complet.

Maxime est tombé le 24 septembre dernier. Pour l’honorer complètement, on peut donc enfin dire son nom complet : Maxime Blasco. Pas sorti d’une grande école, pas riche héritier, pas joueur au Paris–Saint-Germain, pas influenceur sur Instagram, Maxime n’avait pas de chance de faire la une, sauf peut-être en passant par le Meilleur Pâtissier, son premier métier. En fait, la pâtisserie ce n’était pas son truc, son truc, comme beaucoup d’hommes et de femmes qui s’engagent dans un régiment de combat c’était justement le combat. Il a voulu une vie forte en échange du risque qu’elle soit brève et comme il était des Alpes, il s’est engagé au 7e bataillon de chasseurs alpins où il a trouvé ce qu’il cherchait. Dès sa première opération, en Centrafrique, Maxime a participé au combat de Batangafo au nord du pays les 4 et 5 août 2014. Ce combat très violent a fait au moins 70 morts parmi ceux qui avaient attaqué les soldats français qui n’avaient alors eu que deux blessés, sans doute pas assez pour que cela intéresse plus les médias que les fausses accusations de pédophilie dans la même région. Mais si on ne veut pas les voir et si l’armée ne sait pas les montrer, les bons combattants sont au moins reconnus en interne. Maxime Blasco, alors tireur d’élite, a reçu là la Croix de la Valeur militaire et sa première citation. Pour les non-initiés, c’est la version de temps de paix de la Croix de guerre, qui récompense de la même façon le courage au combat. Pour dévoiler la suite, Maxime Blasco en recevra quatre en sept ans.

Car bien entendu cela ne s’est pas arrêté là. Comme il était très bon, il a rapidement rejoint le Groupement de commandos montagne, ce qui se fait de mieux à la 27e brigade d’infanterie de montagne. À partir de là, il a rejoint tous les ans à partir de septembre 2016 et pour quatre mois à chaque fois, l’unité d’intervention aéromobile au camp de Gao au Mali. Il a donc enchaîné aussi les combats à terre ou depuis l’hélicoptère où il servait comme tireur d’élite, un rôle d’autant plus lourd que l’on voit qui on tue et qui est également essentiel dans des engagements où il faut à tout prix éviter de tuer des innocents. L’importance des tireurs d’élite est considérable dans notre armée, quasi stratégique quand on considère le poids d’une seule erreur. Clint Eastwood a fait un film sur l’un d’entre eux, mais Clint Eastwood est américain et Maxime Blasco était infiniment plus humble que Chris Kyle, mais tout aussi accroché à sa mission et à ses potes, refusant tout poste «tranquille» après ses blessures pour les rejoindre plus vite.

Plein de combats donc, dont un où il a stoppé un convoi ennemi à lui tout seul et cette fameuse nuit de juin 2019. Au bout du compte, Maxime Blasco est un des Français qui a fait le plus de mal à nos ennemis djihadistes. Le président de la République l’a même décoré de la Médaille militaire, il y a quelques mois seulement. Il faudra qu’on arrête un jour cette distinction aristocratique entre la Légion d’honneur pour les officiers et la Médaille militaire pour les autres, mais il faut que les Français se rendent compte que recevoir la Médaille militaire comme caporal-chef après neuf ans de service, c’est très exceptionnel. C’est recevoir une médaille d’or aux Jeux olympiques, mais discrètement.

Mais le combat est aussi forcément un risque. Pénétrer dans une zone de danger, c’est lancer un dé. Selon le résultat, on en sort le plus souvent indemne, on est parfois blessé dans son corps et son âme, on y perd aussi de temps en temps la vie. Le 24 septembre dernier, dans cette mission de reconnaissance près de la frontière burkinabé, le dé est mal tombé. L’ennemi n’était pas détruit après le passage des Tigre et il restait encore un homme pour tirer à bout portant sur Maxime, qui n’a sans doute et comme souvent, même pas vu qui lui tirait dessus. Comme les héros de l’Illiade, le puissant destin s’est emparé de ses yeux et son âme s’est envolée sans souffrir. Celle de son ennemi n’a pas tardé à le rejoindre.

Ce n’est pas parce que nos soldats tombent que nous perdons les guerres. Si nos soldats tombent, c’est parce que nous acceptons comme nation qu’ils prennent des risques, ce qui reste à ce jour le seul moyen de vaincre nos ennemis. Pour autant, ils sont peu nombreux ceux qui acceptent de pénétrer volontairement dans ces bulles de violence, quelques dizaines de milliers tout au plus. Ils constituent un trésor national qui mérite sans doute plus, plus de moyens, d’attention, de considération. À tout le moins, le minimum est de ne pas attendre qu’ils soient tombés pour voir qu’ils sont grands.

jeudi 23 septembre 2021

La malédiction de l'indicateur vert

Comme presque tout le monde, j’ai été surpris par l’effondrement soudain du château de cartes patiemment et coûteusement mis en place pendant des années par la Coalition menée par les Américains en Afghanistan. Je n’aurais pas dû, tant le décalage entre la peinture qui est faite d’une situation stratégique et la réalité est souvent très grand. Il ne s’agit pas forcément d’un mensonge délibéré, mais plutôt d’un processus collectif plus ou moins conscient de production d’une vision tellement simplifiée et optimiste des choses qu’elle finit par ne correspondre à la réalité que par hasard. Or, le hasard, ici synonyme de ce que l’on ne comprend pas vraiment, finit toujours par se retourner.

Beaucoup de crises stratégiques modernes ressemblent en fait à la crise des subprimes en 2007. Des gens vendent des produits financiers auxquels personne ne comprend rien, y compris les vendeurs, mais qui sont étiquetés fiables par des institutions qui ont intérêt à minimiser le risque. D’autres gens les achètent en ne comprenant rien, mais en faisant d’autant plus confiance aux indicateurs de fiabilité qu’ils gagnent de l’argent. Les achats massifs confortent alors les vendeurs dans l’idée qu’ils doivent continuer. Tout le monde est content puisque tout le monde est apparemment gagnant jusqu’à ce qu’on découvre que le roi est nu. On appelle cela aussi le «moment de Minsky». L’optimisme fait alors place à une dépression brutale. Quelques illustrations sur les vingt dernières années.

Green Lantern

Nous sommes au mois de mars 2004 en Irak, le général Swannack commandant la 82e division aéroportée américaine rend public son rapport de fin de mission dans la province irakienne d’Anbar. En lisant le résumé pour le lecteur pressé, on comprend qu’il est très content de lui. En lisant la suite, on s’aperçoit qu’il s’agit surtout d’un bilan comptable, avec des inputs d’un côté : nombre de patrouilles, de soldats et policiers irakiens formés, d’argent dépensé dans les actions auprès de la population, etc., et des outputs de l’autre qui font office de résultats : nombre d’ennemis neutralisés, nombre d’attaques contre les troupes américaines et pertes américaines. Pour rendre le tout plus sexy, on trouve quelques photos de raids héliportés et les cartes à jouer représentant les dignitaires du régime de Saddam Hussein qui ont été éliminés.

Pour relier tout cela une explication simple : les résultats sont passés du rouge au vert grâce à ce que nous avons fait. Logiquement, tous les gens qui lisent ce rapport, commandement militaire, décideurs politiques, membres du Congrès, journalistes, n’importe qui en fait, ont tendance à faire, comme le propose le général Swannack, de la corrélation entre les inputs et les outputs une causalité. Qui plus est, ce que dit le général est corroboré par les rapports de fin de mission, très semblables, des trois autres commandants de division. L’un d’entre eux, le général Odierno déclare au même moment qu’après la capture de Saddam Hussein en décembre 2003, la rébellion est en à genoux et qu’il n’y a aura plus de problème en Irak dans quelques mois. La très puissante preuve sociale, tout le monde dit pareil = vrai, renforce donc la première impression. Pire, elle s’autoalimente. Les discours premiers sont repris et souvent encore simplifiés par tous ceux, politiques et médias, réseaux divers, qui ont envie et intérêt à ce que cela soit vrai. Ils deviennent donc encore plus vrais, et d’autant plus que l’expression publique d’une opinion est une colle forte. Il est très difficile de s’en détacher ensuite.

Il se dégage de tout cela l’idée que l’on peut envisager la suite des évènements avec confiance. Les successeurs de ce premier contingent américain n’auront plus qu’à gérer la transition politique de l’autorité provisoire de la Coalition avec un nouveau gouvernement irakien et militaire avec les nouvelles forces de sécurité locale. Ce n’est pas du tout ce qui va se passer.

Petit retour en arrière. D’abord, pourquoi présenter des bilans militaires avec des indicateurs chiffrés? Tout dépend de la manière dont on combat.

Dans les opérations de conquête ou séquentielles, il suffit de regarder le déplacement des drapeaux sur une carte pour comprendre qui est dans le sens de l’histoire. C’est le plus souvent le cas dans les combats terrestres entre armées étatiques répartis le long d’une ligne de front. Le mouvement de la ligne donne alors la tendance. Mais cela peut être le cas contre une organisation armée, comme lors de l’opération militaire Serval au Mali au début de 2013. Les objectifs sont alors des points géographiques, villes à libérer et bases à détruire, et lorsqu’ils sont tous atteints la campagne est terminée.

Dans les opérations de pression, ou cumulatives, il s’agit cette fois de multiplier les petites actions afin de faire émerger d’un coup un effet stratégique, généralement une soumission. Cela peut être le cas dans des conflits entre États, comme lorsqu’on bombarde la Serbie en 1999, mais c’est surtout le cas dans les conflits contre des adversaires irréguliers dissimulés dans le milieu local et combattant de manière fragmentée, ce que l’on appelle aussi la «guérilla» et la «contre-guérilla». C’est toute la différence entre Serval et l’opération Barkhane. Il est beaucoup plus difficile dans ce contexte de voir qui est dans le sens de l’Histoire. On peut multiplier les coups, les frappes, les raids, les éliminations, les distributions d’argent, les stages de formation, etc., et ne rien voir venir. On introduit des inputs dans une boîte, souvent noire parce que les choses sont compliquées à l’intérieur, et on attend.

Le problème est qu’il n’y a pas que les militaires qui attendent. Il y a aussi des politiques nationaux qui ont des comptes à rendre, surtout à l’approche d’élections, mais aussi des Alliés locaux ou simplement plein de gens qui regardent leur télévision, Internet ou qui lisent des journaux. Une des difficultés des opérations militaires modernes est donc qu’il faut obtenir des effets sur plusieurs publics différents et parfois contradictoires. Face au public «ennemi» il faut prendre des risques pour avoir des effets importants sur lui, mais dans le même temps le public «politique» n’aime pas trop les risques, car il est persuadé que le public «opinion» est très sensible aux pertes.

Bref, au bout d’un certain temps, lorsque rien de décisif n’émerge de la boîte noire, on finit par chercher des indices que l’on va dans le bon sens et des indices que l’on peut aussi montrer aux publics prioritaires. Sans drapeau à déplacer sur une carte, la tentation est forte de s’en remettre à des indicateurs chiffrés pour déterminer si on progresse vers la victoire. Encore faut-il choisir les bons. Les indicateurs choisis en 2003 par les Américains en Irak sont les 55 cartes des dignitaires du régime baasiste encore en fuite et quelques chiffres clés très américano-centrés comme la quantité d’argent américain dépensé ou le nombre d’agressions contre les Américains et les pertes américaines. On forme ainsi un discours sur l’évolution de la guerre destiné avant tout à des Américains : l’institution militaire elle-même, l’opinion publique et les parlementaires qui votent les crédits, c’est-à-dire tous ceux qui jugent, accordent les promotions et les ressources.

Point particulier : lorsque ceux présentent les résultats sont également jugés sur ces mêmes résultats, il est assez rare que ces derniers soient mauvais, quitte à tirer parfois les estimations du bon côté et surtout s’ils sont difficilement contestables. Les interventions extérieures sont en effet le plus souvent en périphérie ou à la surface de réalités locales complexes. Pour tenter d’y voir clair, il faut travailler, se documenter longuement, interroger, si possible aller sur place. Peu de gens font en réalité cet effort, ne serait-ce que parce qu’ils sont souvent autre chose à faire en même temps. On lit donc quelques fiches, on écoute quelques exposés, et ça suffit. La réalité présentée par les militaires aux politiques, les politiques aux médias, les médias au public, les gens entre uns dans les réseaux sociaux est ainsi très souvent une réalité outrageusement simplifiée et donc aussi fausse que l’Irak dans le American sniper de Clint Eastwood. Qui fait l’effort de spéculer en France sur les politiques particulières des 30 et quelques groupes armés présents au Mali? On préfère les regrouper par les étiquettes, dont les fameux «groupes armés terroristes» où tout est dit en trois mots, voire trois lettres «GAT». Les mots sont des abstractions de la réalité, les acronymes sont des abstractions d’abstractions. T = méchant sans doute psychopathe qu’il faut détruire, fin de l’analyse. On y revient : quand les idées sont simples au-dessus de choses compliquées, leur justesse relève le plus souvent du hasard.

Bien entendu si les indicateurs à verdir sont l’alpha et l’omega de ceux qui sont sur le terrain, ils seront privilégiés parfois au détriment de tout le reste. Les pertes deviennent sensibles, qu’à cela ne tienne on ne prendra plus de risques, on ne fera plus de patrouilles et on restera dans les bases. Spoiler : c’est ce qui explique en grande partie le bon bilan du général Swannack au printemps 2004 qui oublie de préciser que les rebelles ont eu tôt fait de réoccuper le vide.

Autre effet pervers : une fois que l’on a établi une norme qui répond aux indicateurs choisis, il est difficile pour les acteurs sur le terrain de s’en écarter. Au début des années 2000, l’économiste David Romer a montré que la plupart des stratégies des coaches d’équipes de la National Football League étaient sous-optimales. Non que ces coaches soient mauvais, mais ils avaient tendance à suivre la norme des styles de jeu. Pourquoi? Parce qu’ils ont une carrière et qu’ils ont vite compris qu’ils seront excusés plus facilement s’ils échouent dans la norme plutôt qu’en essayant quelque chose de nouveau. Les généraux américains déployés en Irak n’ont pas à gagner la guerre contre les rebelles, la plupart n’iront pas jusqu’au bout, mais feront seulement une période. Ils seront jugés sur cette période et la plupart seront donc tentés de faire comme tout le monde avant et à côté, même s’ils sentent que ce n’est pas forcément la meilleure chose à faire. Pour être juste, dans le cas irakien, le général Petraeus, commandant la 101e division d’assaut aérien affectée dans le nord de l’Irak en 2003-2004, a effectivement tenté des choses différentes de ses trois collègues, mais il est vrai que la période était encore fluide que la norme dominante n’était pas complètement établie.

Toujours est-il qu’avec toutes ces bonnes nouvelles remontant du terrain au printemps 2004, on décide au niveau politico-stratégique de réduire la voilure. Au lieu de quatre divisions, trois suffiront, et ces divisions se préparent plus à faire de la stabilisation et à passer le témoin aux nouvelles forces de sécurité locales plutôt qu’à combattre. Personne ne se souvient visiblement qu’un an plus tôt, le 1er mai 2003 le président Bush avait annoncé la fin des combats en Irak sur fond de bannière «Mission Accomplished» accrochée sur la tour du porte-avions Abraham Lincoln. À ce moment-là, 97 % des pertes américaines en Irak sont encore à venir et les combats reprennent de l’ampleur sous forme de guérilla quelques jours après ce discours.

Opérations Sisyphe

Le même schéma se reproduit en avril 2004. Ce qui sort de la boîte noire après l’arrivée de la relève n’est pas du tout ce qui était prévu. À peine arrivés en remplacement de la 82e aéroportée, les Marines de la 1ère division sont engagés à Falloujah pour venger la mort filmée de quatre contractors de Blackwater à Falloujah. Les Marines ont alors la surprise de voir que la ville désertée par les forces américaines est tenue solidement par des bandes armées et qu’il va falloir livrer un siège. Ils constatent aussi à l’occasion l’extrême faiblesse des nouvelles forces de sécurité irakiennes créées sous l’égide de la coalition et qui disparaissent presque complètement au cours du mois. Ils ont la surprise enfin de voir leur propre gouvernement finir par imposer la levée du siège à nouveau sous la pression de l’émotion suscitée par les images de la bataille sur CNN, en décalage net avec la réalité des combats. Entre-temps, ils ont eu le temps de voir également sur tous les écrans de télévision les révélations sur ce qui s’était passé quelque temps plus tôt dans la prison d’Abou Ghraïb. C’était l’époque où leurs prédécesseurs voulaient des résultats rapides pour mettre leurs indicateurs de résultats au vert et que la torture leur a paru une idée intéressante pour cela.

Pendant ce temps, les provinces chiites du Sud irakien étaient occupées plusieurs dizaines de contingents militaires nationaux aux objectifs, perceptions, moyens et méthodes très différents. Cette collection n’a pas vraiment eu de prise sur le terrain et un mouvement comme l’Armée du Mahdi a pu s’implanter sans grande difficulté dans les milieux populaires. Lorsqu’on la Coalition envisage d’arrêter son leader Moqtada al-Sadr avant la relève, il suffit à ce dernier de déclencher une insurrection qui surprend tout le monde, paralyse une partie de Bagdad et presque toutes les villes du sud. Les autres secteurs ne valent pas mieux. Plusieurs organisations rebelles, notamment celle qui n’allait pas tarder à devenir Al-Qaïda en Irak puis l’État islamique en Irak en 2006 (avec la bienveillance de la Syrie de Bachar al-Assad ne l’oublions pas) ont profité du retrait partiel américain pour, comme à Falloujah, se réimplanter discrètement dans les villes sur le Tigre et l’Euphrate. Si le mois de février avait été le moins meurtrier pour les Américains depuis leur entrée en Irak, avec 19 soldats tués, celui d’avril est de loin le plus violent avec 136 morts.

Tout est à refaire. Au prix d’un an d’effort et de 1000 soldats tués, la rébellion mahdiste est matée provisoirement, à la place de la plupart des contingents alliés qui ne veulent pas combattre, et les forces américaines ont repris un contrôle apparent des villes sunnites. Au tournant de l’année 2005-2006, les indicateurs sont à nouveau au vert ou du moins fait-on tout pour qu’ils soient au vert avant les élections de Midterm aux États-Unis. Non seulement les divisions américaines ont repris pied dans toutes les villes, des élections ont eu lieu, un gouvernement démocratiquement élu se met en place et une «nouvelle» nouvelle armée de plus 150000 hommes a été formée.

C’est donc le moment, croit-on à nouveau, de diminuer un peu les coûts en se retirant à nouveau des villes pour se regrouper dans de grandes bases extérieures en attendant la relève par les forces locales. Et là, nouvelle catastrophe. En février 2006, le pays bascule dans la guerre civile. Les provinces sunnites et la capitale sont un grand champ de bataille entre l’État islamique en Irak, les organisations sunnites nationalistes et les différentes milices chiites, dont certaines dirigées par le gouvernement et surtout l’armée du Mahdi.

On est passé ainsi de choc en choc succédant à des points de situation élogieux jusqu’à ce que les Américains parviennent enfin à s’en sortir en 2007-2008. On notera au passage que le changement de stratégie n’est survenu qu’après un constat général qui fin 2006 ne pouvait être que négatif. Pour le général Petraeus, alors commandant en chef, tout est à cause de lui. Ce n’est pas complètement faux, mais en y regardant de plus près il omet le rôle essentiel du retournement de la plupart des organisations nationalistes et des tribus sunnites contre l’État islamique en Irak. Nommé par la suite également commandant en chef en Afghanistan, les mêmes inputs ne produiront par les mêmes outputs, car il n'y a pas de cette fois de retournement d'une grande partie de l'ennemi. On y rebascule donc sur une politique du chiffre baptisée «contre-terrorisme» pour faire croire à du neuf et où les drones et les Forces spéciales sont les principaux pourvoyeurs d'indicateurs vers.  Après 2014 et le départ du gros des forces de la coalition,  c’est le Commandement américain des opérations spéciales qui a le «lead» sur les opérations et en profite pour bien faire et surtout le faire savoir. Il fournit de bons chiffres d’élimination, quelques têtes de leader, de belles images d’«opérateurs» en action qui vont inspirer plein de monde, y compris les polices. Tout cela contribue à la réputation et aux récompenses, places et budgets, mais au bout du compte maintient une illusion de solidité pour un ensemble de plus en plus creux.

J’ai beaucoup parlé des Américains, car ils occupent l’espace et sont d’autant plus visibles qu’il y a besoin chez eux et plus qu’ailleurs de montrer absolument beaucoup de choses à court terme, comme ces bilans trimestriels d’entreprises qui doivent absolument plaire aux actionnaires. Mais le phénomène est général dans toutes les nations modernes qui pratiquent la contre-insurrection (ou pour faire croire que l’on fait quelque chose de différent). On peut s’interroger par exemple sur le fait que l’on ait été surpris par l’attaque djihadiste de janvier 2013, le retour de la guérilla à partir de 2015, son implantation dans le centre du Mali, l’apparition de nouveaux groupes djihadistes, le développement des milices d’autodéfense, les coups d’État à Bamako, l’assassinat d’Idris Déby, etc. alors que dans le même temps on n’a jamais cessé d’aligner de bons chiffres, du nombre de soldats locaux formés aux rebelles éliminés en passant par l’argent investi dans l’aide à la population. L’engagement français et européen au Sahel c’est quand même là aussi beaucoup d’agitation au-dessus d’une grande boîte noire d’où sortent parfois des résultats heureux, mais aussi très souvent de mauvaises surprises.

La solution? En premier lieu, l’acceptation de l’analyse critique. Tout est dans les termes : «acceptation» signifie que l’on tolère, comme dans toute bonne démocratie, que ce qui est fait soit «critiqué» dans l’intérêt du pays et sur la base de vraies «analyses», c’est-à-dire de travaux en profondeur de militaires, de représentants de la nation, de chercheurs, de simples citoyens, et des travaux qui aient une chance d’être entendus. Autant de lumières pour des stratégies forcément myopes. Et puis ensuite si vous voulez maitrisez la boite noire, il faut y aller vraiment, y vivre et combattre sur le terrain. Il faut laisser aussi un chef commander avec un effet politique à obtenir sur la longue durée et pas des chiffres.

Les exemples des subprimes et du SOCOM en Afghanistan sont tirés de Cole Livieratos, The Subprime Strategy Crisis: Failed Strategic Assessment in Afghanistan, warontherocks.com