Vingt
ans, cela correspond au premier travail qui m’a été demandé de faire en 2004
alors que je prenais mes fonctions d’officier en charge d’analyser toutes les
opérations en Asie et plus particulièrement au Moyen-Orient. Je faisais le
retour d’expérience de nos propres engagements dans la région, à l’époque au
Liban et en Afghanistan, mais le plus gros de mon travail consistait à étudier
les « guerres d’Israël » d’un côté et celles des Américains en Irak
et en Afghanistan. Depuis je n'ai jamais cessé de le faire à travers mes
affectations suivantes, au cabinet du chef d’état-major des armées et comme
directeur de domaine à l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole
militaire. J’avais déjà eu l’occasion de réunir dans des livres mes travaux sur
la guerre en Irak de 2003 à 2008 (Irak-Les armées du chaos, chez
Economica) puis sur la guerre de 2006 entre Israël et le Hezbollah (Israël
contre le Hezbollah, aux Editions du Rocher) mais pas encore sur le conflit
entre Israël et les organisations palestiniennes, et particulièrement le Hamas.
Je me suis engagé dans cet exercice à l’occasion de la nouvelle guerre déclenchée
par l’horrible attaque terroriste du 7 octobre. Ce qu’il faut retenir c’est qu’il
s’agit d’une analyse militaire et non d’un pamphlet politique et je dis ça
surtout pour tout ceux qui vont m’interviewer en espérant qu’ils ne se
contenteront pas de me demander si j’ai une solution aux conflits dans le monde
arabo-musulman, façon OSS 117.
Pour expliquer maintenant comment j’ai procédé, je reprends maintenant largement le propos introductif du livre. Je me suis d’abord posé la question du cadrage du propos. Il paraissait difficile de de se contenter de décrire la série de conflits entre Israël et le proto-Etat Hamas depuis 2005 sans décrire les racines et le contexte à l’origine de l’esprit et des méthodes de chaque camp. Pour bien expliquer les choses, il faut même remonter bien avant l’existence du Hamas. Concrètement, dès sa création Israël a dû faire face à deux types d’ennemis : les États voisins et des organisations armées que l’on qualifiera d’« irrégulières », depuis les groupes plus ou moins organisés de fedayin dans les années 1950-1960, groupes de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) puis groupes islamistes. Ces deux types d’ennemis sont très différents, mais comme Israël n’a pas les moyens de s’offrir deux armées différentes cela a nécessité de trouver une pratique, c’est-à-dire des capacités militaires et un mode d’emploi, compatibles avec les deux menaces. La menace des États arabes étant d’abord prédominante, c’est d’abord elle qui a engagé la culture stratégique israélienne dans une voie dont il a été de plus en plus difficile de sortir avec le temps, d’autant plus qu’elle a été souvent accompagnée de succès.
Pour
faire simple, les groupes palestiniens feront les frais dès les années 1940
d’une vision des choses où il apparaît indispensable aux Israéliens menacés sur
un petit territoire de frapper l’ennemi très vite et très fort, avant même si
possible la concrétisation de la menace. Il ne s’agissait pas de détruire les
États arabes, ni de les obliger à négocier une paix impossible, mais de les
dissuader de recommencer. Comme me
l’expliquait un officier israélien « Quand on ne croit pas à la paix, on
est obligé de croire en la sécurité ». Plus exactement, la paix
israélienne a coïncidé avec le fait de ne pas être attaqué ou même menacé.
Israël a finalement fait la paix avec plusieurs États arabes, mais a continué à
appliquer cette vision des choses aux organisations armées qui lui faisaient
face, d’abord en périphérie puis à l’intérieur des territoires occupés. Tout cela
fait l’objet des deux premiers chapitres, Laboratoire du chaos et Intifada.
Et
puis est apparu un phénomène nouveau avec l’effacement des États et la montée en
puissance d’organisations armées territorialisées. Les deux phénomènes sont
liés. Le Hezbollah s’est développé en opposition à l’occupant israélien au sein
d’un Liban faible, mais pour beaucoup d’Israéliens c’est aussi un État affaibli
ou faible devant les États-Unis qui a accepté la territorialisation en Cisjordanie
et à Gaza de l’OLP sous forme d’Autorité palestinienne, entité politique à la
fois opposante et partenaire. Dans cette situation complexe, l’État israélien décide
de sortir du bourbier libanais mais aussi de Gaza, en croyant maintenir la
menace à distance grâce à la barrière de défense et une puissante force de
frappe. Ce faisant les Israéliens ont échangé des bourbiers contre un destin de
Sisyphe condamné à recommencer éternellement la même petite guerre. Les
chapitres Pluies d’été, Tondre le gazon, Nouveau round, Le
retour des combats et Neuf ans, sont comme autant de rochers portés
au sommet par un Sisyphe israélien et retombant toujours en bas de la colline
dans la foulée. La différence avec le mythe grec est qu’Israël se sentait
suffisamment fort pour pouvoir faire cela éternellement sans trop en souffrir.
Cet
exercice que l’on croyait établi pour l’éternité, cette sécurité minimale au
lieu de la paix, n’a finalement duré que dix-sept ans, et s’il y a bien une
première leçon stratégique à apprendre est bien que les périodes stratégiques,
ces moments où les règles du jeu international sont bien connues et respectées,
durent rarement plus d’une génération et qu’elles ont souvent une fin brutale.
La journée du 7 octobre 2023 est donc une coupure épistémologique, une rupture,
une surprise stratégique, comme on veut pourvu que l’on comprenne que les
règles du jeu ont changé d’un coup. L’ouvrage bascule alors dans le commentaire
de l’histoire immédiate en revenant bien sûr sur Le choc du 7 octobre 2023
et en décrivant les premières réactions israéliennes, Fureur, puis la
campagne de conquête toujours en cours en cette toute fin d’année 2023, Le
fer de l’épée. On y verra que quand on ne sait pas quoi faire on se
contente de faire ce que l’on sait faire parfois seulement en augmentant les
doses. On change d’ailleurs d’autant moins que l’on a un peu contribué à
l’apparition des problèmes que l’on doit résoudre, comme Benjamin Netanyahou au
pouvoir presque sans interruption de 2009 à aujourd’hui, non que ce soit le
gouvernement israélien qui ait créé le monstre du Hamas, mais que celui-ci par
la détestation qu’il suscitait dans le monde et sa rivalité avec le Fatah
paralysait le mouvement palestinien. L’embrasement se conclut avec un Bilan
et absence de perspectives aussi mince que ces dernières. Un historien est
excellent pour prédire le passé, mais comme tout le monde ne peut pas faire
grand-chose surtout pour une chose aussi complexe que la guerre, l’affaire
humaine sans doute la plus incertain par ses interactions multiples et
violentes.
Comme
disait Paul Veyne, un historien est d’abord quelqu’un qui raconte une histoire
en commençant par le début et en finissant par la fin selon les bons conseils
du Roi dans Alice au pays des merveilles, c’est-à-dire chronologiquement. Un
militaire est quelqu’un qui analyse les choses de son métier le plus froidement
possible alors qu’il est surtout question de morts et de souffrances. En
combinant les deux, il s’agit d’abord dans cette suite de chapitres d’une
description de l’évolution des pratiques des uns et des autres, et même des uns
en opposition des autres. Il est donc nécessaire d’introduire au fil de
l’histoire des concepts – la pratique militaire, la distinction guerre-police,
les niveaux tactiques, le courbe de stress organisationnel, etc. – permettant
de mieux appréhender cette évolution. Elle permet aussi de couper les montées
et descentes sinon toujours identiques de Sisyphe. Ces évolutions militaires
sont, on le verra, largement spécifiques à ce théâtre d’opérations, mais
souffrent parfois de comparaisons utiles avec des situations techniquement
comparables, comme les guerres en Irak et en Afghanistan.
La guerre est aussi chose politique, et c’est même ce qui le différencie de la mission de police, l’autre emploi possible de la force légitime. On ne peut donc déconnecter complètement l’action militaire de son contexte politique ne serait-ce que par cette action militaire a pour but justement et normalement de changer ce contexte politique. Je dis bien normalement, car s’il s’agit au contraire de ne pas changer de contexte politique on se trouve plutôt et on y revient dans la recherche de la sécurité et donc au bout du compte une mission de police. On parlera donc de politique en amont et en aval de l’action militaire, le cœur du sujet, pour remarquer combien celle-ci dans les deux camps est au moins autant une politique intérieure où il faut tenter résoudre des tensions internes par une crise externe. Henri Kissinger disait qu’Israël n’avait pas de politique extérieure mais seulement une politique intérieure. On verra combien cela est vrai, surtout depuis qu’Israël est passé de David à Goliath, et on sait que Goliath derrière sa force herculéenne souffrait aussi de maux internes dus à son acromégalie, dont une très mauvaise vue. Mais cela est vrai aussi pour les organisations palestiniennes, souvent corrompues, en conflit permanent pour le leadership entre elles et même à l’intérieur de chacune d’elle. Rien qui puisse contribuer à la stabilité de ce monde. Tous sont condamnés comme dans une tragédie grecque ou comme dans la série israélienne Fauda (chaos) à s’affronter pour des raisons aussi valables qu’incompatibles au cœur d’une arène dont personne ne peut sortir.