Je vais vous parler ici
d’un livre que je viens de lire et que je regrette de n’avoir lu plus tôt
malgré déjà tout le bien que mes amis en disait.
Avant il est
nécessaire de parler de la maison d’édition de cet ouvrage, celle de l’École de
guerre, de naissance récente et qui contribue à refaire de l’École ce qu’elle
était aussi à l’origine : l’espace libre de réflexions et de débats qui a
nourri et peut-être formé à l’analyse critique les vainqueurs de 1918. La maison
d’édition de l’École de guerre a vocation à susciter la réflexion encourager l’écriture et le dialogue, publier et échanger au profit de tous,
civils ou militaires, dans un esprit d’ouverture sur le monde. Tous les textes n’engagent
que leurs auteurs, civils ou militaires, mais contribuent à la pensée
militaire, géopolitique et stratégique française. C’est tellement nouveau et
fragile dans une institution qui a tant de fois laissé des messages contraires,
et encore récemment avec une ministre traitant un auteur de traître avant de
censurer l’article d’un officier, que cela mérite d’être souligné et encouragé.
Cette maison d’édition publie en moyenne un livre par mois et une partie des
ventes est reversée au Bleuet de France. Le catalogue est consultable (ici) avec une mention particulière parmi les productions récentes pour « l’Atlas de l’École de Guerre ».
C’est dans ce cadre donc que le lieutenant-colonel
Jean-Gaël Le Flem et le chef de bataillon Bertrand Oliva ont publié l’an
dernier Un sentiment d’inachevé, avec
un sous-titre qui explique tout : Réflexion
sur l’efficacité des opérations. C’est ce que j’ai lu de plus intelligent
et de plus clair sur les limites de nos opérations militaires depuis quelques
années. Les auteurs ont été engagés en Afghanistan, au Sahel et en
Centrafrique. Le constat qu’ils font est d’une grande simplicité : nous sommes
forts, mais nous ne gagnons pas. Nous ne perdons pas non plus et l’emportons
même chaque fois que nous rencontrons un ennemi sur le terrain, mais nous avons
du mal à traduire ces résultats tactiques en résultats stratégiques, les seuls
qui importent au bout du compte.
Dans l’absolu, une bonne stratégie associe une vision
à peu claire de ce que l’on veut obtenir, des ressources proportionnelles à l’ampleur
de cet objectif et des méthodes efficaces d’emploi de ces ressources pour
arriver à ses fins.
Dans les faits, il y a toujours beaucoup plus de
débuts annoncés que de fins, par difficulté ou par volonté de conserver ce flou
qui est une liberté d’action pour le politique. On s’engage donc et puis on
voit, avec souvent une première phase d’engagement claire et souvent
victorieuse qui offre aux présidents en visite à Benghazi ou à Tombouctou l’équivalent
moderne du triomphe romain. Le problème est que contrairement à l’époque
romaine, le triomphe ne marque généralement pas la fin de la guerre. La phase
qui suit l’intervention est souvent plus compliquée, ressemblant au mieux à une
longue phase de stabilisation plus ou moins acceptée et au pire à la poursuite
de la guerre à l’initiative de l’ennemi cette fois. À ce stade, devant la
difficulté d’influer directement sur la politique locale, le cœur du sujet, on
agit en périphérie.
À défaut de détruire l’ennemi, on va le contenir en
prenant le moins de risques possible. On appellera « ciblage antiterroriste », ce qui n’est que traque
et élimination, souvent par voie aérienne, d’individus précis. Cette épée de
Damoclès peut gêner l’ennemi, l’empêcher peut-être de constituer de nouvelles
bases importantes, mais jamais personne n’a été vaincu de cette manière seule. Pire,
au-delà des bilans visibles que l’on peut afficher, « tel chef de katiba éliminé tel jour à tel endroit », il y a les résultats moins visibles que l’on oublie, stress de la
population, procès en lâcheté et surtout parfois dommages collatéraux, qui
rendent le bilan final de ce type de campagne pour le moins mitigé. De toute
manière, la guerre est un dialogue et l’immense majorité des conflits se termine
par une négociation dont on s’efforce qu’elle soit déséquilibrée. Si on se
contente d’éliminer ceux qui sont susceptibles de dialoguer pour les remplacer
généralement par des plus jeunes et plus durs, la négociation risque de se
faire attendre.
En attendant, on va aider au développement local, et c’est
là qu’intervient l’« approche globale ». À défaut de vaincre l’ennemi, on va s’attaquer aux causes profondes de
son existence, la pauvreté, la mauvaise gouvernance, la corruption, etc. L’idée
est généreuse, mais elle ne fonctionne pas. Elle suppose en effet de coordonner
une multitude d’acteurs, ministères ou organisations non gouvernementales, tous
réticents justement à être coordonnés, surtout si comme souvent de nations
différentes. L’ensemble forme une nébuleuse où l’inefficacité le dispute au gaspillage.
Dans les faits, hors une aide humanitaire dispersée, les résultats de tous ces
efforts, sur la gouvernance, les trafics en tous genres, la corruption, la
justice par exemple, sont souvent maigres et leurs effets sur l’ennemi encore
plus minces. Outre qu’une partie de l’aide vient souvent alimenter indirectement
le budget de fonctionnement de l’ennemi, ce n’est pas en distribuant des euros
que l’on résout les problèmes politiques locaux.
Après avoir beaucoup dépensé et s’être agité en vain,
on commence à penser sérieusement à se retirer militairement en laissant la main
soit à des « forces relais », comme les Missions militaires des Nations Unies qui s’avèrent au mieux
de très couteuses opérations de gardiennage, soit plus sérieusement aux forces
de sécurité locales que l’on aura pris soin de former et d’équiper. C’est
souvent un leurre. Le problème n’est par vraiment un problème d’instruction technique,
les rebelles ne bénéficient pas de l’équivalent des missions EUTM (European Union Training Mission), cela
ne les empêche pas d’être supérieurs aux forces que nous soutenons, que nous n’aurions
justement pas besoin de soutenir si elles n’étaient pas intrinsèquement
faibles. Et si elles sont faibles, c’est parce que leur Etat est également
faible.
Toutes ces approches ne sont pas inutiles, elles
produisent simplement peu d’effets stratégiques, car elles ne s’attaquent que
peu aux problèmes politiques locaux. Pour cela, comme le rappellent les auteurs
dans la deuxième partie du livre, il paraît évident qu’il faut, nous Français,
faire aussi de la politique locale dans le sens de nos intérêts, et la
stabilité à proximité nos frontières est le premier de nos intérêts.
Encore faut-il connaître cette politique locale et
donc y vivre au plus près et non tenter de tout piloter depuis Paris. Encore
faut-il aussi disposer de tous les instruments de puissance de la France dans une
seule main et d’appeler à la création de vrais hauts — représentants de la France,
général, ambassadeur ou autre, peu importe, pourvu qu’il ait l’autorité sur
tous les moyens. Il sera ensuite possible de faire de la politique intelligente,
au sens de cohérente, jouant de tous les leviers dont l’intervention militaire,
ponctuelle et limitée, directe ou en appui des forces locales, de l’assistance
civile ou militaire, de l’aide économique, de l’information, etc. tout est bon
pourvu que l’on force les acteurs locaux, y compris parfois les amis, à concéder
ce qui semble souhaitable à une vision stratégique pragmatique. Pas de grandes capitulations
et de grands triomphes à attendre de tout cela, mais quelque chose de plus
humble et finalement, et c’est tout l’objet du livre, de l’efficacité. Je
partage pour ma part complètement cette vision des choses.
Terminons en souhaitant que cet ouvrage serve d’exemples,
plus que jamais que nous avons besoin de soldats qui réfléchissent profondément
et s’expriment bien.
Un sentiment
d’inachevé. Réflexion sur l’efficacité des opérations, de Jean-Gaël LeFlem et
Bertrand Oliva, Éditions de l’École de guerre, collection Ligne de front, 100 pages,
15 euros.
Prix Capitaine Thomas Gauvin 2018, décerné
par l’association des écrivains combattants
Merci mon colonel pour ce conseil de lecture.
RépondreSupprimerSur un thème assez proche j'aimerai avoir votre avis sur le dernier livre de Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri : Barbarossa - 1941. La guerre absolue. Merci par avance.
Je ne l'ai pas encore lu (je ne lis pas tout malheureusement) mais tous les échos que j'en ai me disent que c'est très bien, très impressionnant même.
SupprimerExact impressionnant ainsi que vous l'écrivez, dans le sens : très exhaustif, remarquable d'objectivité et d'équité, et surtout replaçant cette épisode de la guerre dans un contexte bien plus large. Ce livre démolit bien des mythes tant allemands que soviétiques, qui étaient souvent jusqu'alors considéré comme des vérités révélées. Pas étonnant que ce livre et leurs auteurs, avaient déjà publiés en 2013 une biographie remarquée de Joukov, ils soient salués unaniment du Figaro au Nouvel Obs en passant par Libération.
SupprimerJ'espère avoir quand vous l'aurez lu, votre opinion sur ce livre et le travail remarquable de ses auteurs, entre autre sur ses aspects militaires : stratégiques, opératifs et tactiques.
Une longue et complète interview de Jean Lopez sur son dernier ouvrage et sur le concept de guerre totale.
RépondreSupprimerhttps://www.youtube.com/watch?v=OD6eqIuCxqg