En 1997, alors commandant d’une compagnie d’infanterie de marine, je testais mes neuf groupes de combat d’infanterie. Sur un terrain profond de 500 mètres parsemé de trous et d’obstacles, chacun d’eux devait s’emparer d’un point d’appui tenu par trois hommes. Attaquants et défenseurs étaient équipés de « systèmes de tir de combat arbitré par laser » dont chaque coup au but entraîne une mise hors de combat.
A
la première attaque, les performances furent très inégales suivant les groupes.
Certains ont été étrillés dès le début de l’action alors que deux sont parvenus
à réussir la mission, dont un avec des pertes très légères. Après un deuxième
passage, le nombre de groupes ayant réussi la mission était passé à quatre,
mais la hiérarchie des résultats restait sensiblement la même. Il y avait donc
eu un apprentissage très rapide. Dans un troisième passage, les hommes ont été
mélangés dans les différents groupes. L’efficacité moyenne a nettement diminué,
mais la hiérarchie des chefs de groupe est restée sensiblement la même. J’en
concluais que deux facteurs influaient la performance des groupes : la
connaissance mutuelle et l’expertise du chef de groupe. Je m’intéressais
ensuite plus particulièrement à la manière dont les meilleurs chefs de groupe avaient
pris leurs décisions.
Décider dans la peur
L’instrument premier du chef au combat est sa
mémoire à court terme, sorte de « bureau mental » qui permet de
réfléchir à partir d’objets mentaux rapidement accessibles. Ces objets sont des
informations telles que la position réelle ou supposée des amis et des ennemis,
leurs actions possibles, etc. On forme ainsi une vision de la situation. Cette
vision est réactualisée en permanence en fonction des informations reçues par
ses propres sens ou par les subordonnés, les chefs ou les voisins.
La fiabilité de cette vision par rapport à la
réalité est forcément médiocre, très inférieure, par exemple, à celle du joueur
d’échecs qui voit toutes les pièces de l’échiquier et dont la seule inconnue
est la réflexion de son adversaire. Elle correspond en fait à celle qu’aurait ce
joueur d’échecs s’il occupait lui-même la place du Roi, un Roi accroupi ou
couché, alourdi d’une vingtaine de kilos d’équipements et évoluant dans le
vacarme du champ de bataille. Cette vision est surtout influencée par le stress
inévitable du combat, de la même façon qu’en retour elle influe aussi ce degré
de stress.
La manière dont un individu réagit à un danger
dépend de l’interaction de plusieurs systèmes nerveux. L’amygdale, placée dans
le système limbique, est la sentinelle du corps. Lorsqu’elle décèle une menace,
elle déclenche immédiatement une alerte vers des circuits nerveux rapides. Les ressources
du corps sont alors automatiquement mobilisées par une série d’ordres bioélectriques
et des sécrétions chimiques. Cette mobilisation se traduit par une concentration
du sang sur les parties vitales au détriment des extrémités, ainsi que par une
atténuation de la sensation de douleur. Surtout, elle provoque une augmentation
du rythme cardiaque afin de permettre des efforts physiques intenses.
Quelques fractions de seconde plus tard, l’alerte
de l’amygdale atteint le néocortex et c’est là que se forme une première vision
de la situation et la réponse à cette question fondamentale : est-ce que
je suis capable de faire face à la situation ?
Si la réponse oui. Il est probable que la
transformation en restera là et sera positive. Si la réponse est non, le stress
augmente et le processus de mobilisation s’emballe jusqu’à devenir contre-productif.
Au-delà d’un premier seuil, l’habileté manuelle se dégrade et l’accomplissement
de gestes jusque-là considérés comme simples peut devenir compliqué. Au stade
suivant, ce sont les sensations qui se déforment puis les fonctions cognitives qui
sont atteintes et il devient de plus en plus difficile, puis impossible de
prendre une décision cohérente. Au mieux, on obéira aux ordres ou on imitera son
voisin. Au stade ultime du stress, le comportement de l’individu n’a plus de
lien avec la menace extérieure puisque c’est le corps lui-même, et particulièrement
le cœur, qui sera la menace principale. Le réflexe est alors de bloquer l’amygdale
afin de stopper ce processus de mobilisation générale devenu dangereux. L’individu
peut alors rester totalement prostré face à quelqu’un qui va visiblement le
tuer (1).
Notons que comme l’amygdale est reliée à la mémoire profonde, c’est là qu’elle
puise les indices de danger, son blocage souvent influe aussi sur la mémoire. Au
mieux, la séquence qui a provoqué la terreur est effacée de la mémoire ; au
pire, elle s’y incruste fortement et revient à l’esprit régulièrement.
En résumé, le stress introduit une inégalité de
comportement en fonction sa confrontation avec la vision du danger à affronter.
Comme disait Montaigne, la peur de la
mort donne des ailes ou plombe les pieds. C’est valable aussi pour les
capacités cognitives.
Alors qu’il était chef d’un poste isolé au nord de
Sarajevo en 1995, le lieutenant Pineau reçoit par les Bosno-Serbes l’ultimatum
de quitter la zone dans les dix minutes avant d’être attaqué. Il témoigne
de son état : « Cœur qui s’emballe,
un grand blanc, puis le sentiment d’avoir des capacités décuplées, une extrême
clairvoyance ». J’ai eu
moi-même exactement la même sensation de « flow » décrit par le psychologue
hongrois Mihály Csíkszentmihályi, lors de mon arrivée dans la même ville deux
ans plus tôt et le premier accrochage, avec des miliciens bosniaques cette fois.
Quelques jours plus tard, je me trouvais dans l’axe de tir d’un sniper et me réfugiais
derrière un bulldozer. Je me surpris alors à calculer à quelle distance pouvait
se trouver le tireur en fonction des sons entendus, le temps qu’il faudrait à une
balle 7,62 x 54 mm R pour parcourir cette distance, ma vitesse de course, la vitesse
de réaction du tireur en me voyant, et au bout du compte combien de mètres je
pouvais parcourir avec l'arrivée de sa balle. Tout cela en quelques secondes.
Autre exemple, après l’explosion d’un engin explosif qui vient de tuer un de
ses hommes en Afghanistan, le capitaine Hugues Roul se rend sur place :
Je
ne me sens pas submergé par les émotions, et je me concentre sur les
différentes tâches à effectuer : bouclage de la zone, reconnaissance afin de déceler
un éventuel deuxième IED [Improvised Explosive Device, engin explosif improvisé] coordination avec la section
d’alerte qui arrive avec le médecin et l’équipe EOD [Explosive
Ordnance Disposal, équipe de neutralisation des explosifs], etc. Tellement concentré que je ne
remarquerai même pas le chasseur qui passera en rase motte afin d’effectuer un
« show of force », et que je serai incapable de dire combien de temps nous
sommes restés sur zone. J’insiste également pour que les hommes qui n’ont pas
vu le corps ne se rendent pas sur la zone, afin de les préserver de cette
vision (2).
Mais on n’a pas toujours des ailes au cerveau. On
peut répondre aussi « je ne sais pas trop » à la question « est-ce
que je peux faire face » et se trouver alors dans une contradiction entre
l’obligation et le désir d’agir d’un côté et la difficulté à décider de ce qu’il
faut faire de l’autre.
Lorsqu’on est simple soldat et que l’on ne doit pas
donner d’ordre, il suffit d’obéir pour résoudre cette contradiction. Pour le
caporal Gaudy en 1918, « C’est
un des bonheurs du soldat de n’avoir qu’à se laisser guider : il se repose
sur le chef qui pense pour lui (3)».
On se concentre alors sur ses seules actions afin d’accomplir la mission et
survivre, mais même ainsi on simplifie aussi la situation pour se concentrer. La
vision de beaucoup de combattants est focalisée par une sorte d’effet tunnel sur
sa propre situation et son environnement immédiat. Cet isolement s’explique par
le cloisonnement du champ de bataille (terrain, poussières, vacarme) et le
refus inconscient de voir les dangers contre lesquels on ne peut rien faire.
Dans cette réduction du bureau mental, l’esprit se concentre souvent sur une
seule idée ou une seule image concrète : le chef, la menace ou l’objectif à
atteindre. Dans son analyse des combats de sa compagnie à Bangui en mai 1996,
le capitaine Marchand parle d’une « focalisation complète sur
l’objectif qui fait rapidement oublier les autres directions potentiellement
aussi dangereuses en localité (4)».
Les évènements qui surviennent dans ce petit espace-temps sont grossis, ceux
qui se déroulent loin sont ignorés. Après les faits, l’interview des
combattants donne souvent l’impression qu’ils n’ont pas participé au même
combat. D’où la nécessité de reconstituer le plus vite possible pour eux et
avec eux le puzzle du combat qui vient de se dérouler.
Pour
un chef, obligé de « cheffer » selon les mots de Jacques Chirac, une manière classique de résoudre la contradiction
consiste à travailler en dessous de son niveau de responsabilité. L’homme
est encore un acteur mais il accepte sciemment un second rôle. Le capitaine
Marchand décrit ainsi la contraction du commandement qui se manifeste dans une
partie de son encadrement, augmentant par ailleurs la charge de ceux qui restent
à leur niveau de responsabilité. Il décrit également « la tendance à
exagérer dans ses comptes rendus le volume de l’ennemi et la difficulté de la
situation » ce qui perturbe fortement la capacité d’analyse lucide de
la situation.
Parlons maintenant de cette analyse qui précède les
ordres, y compris les ordres à soi-même. Une situation chaotique ne devient compréhensible
que si on possède certaines clefs. De la même façon que Galilée voyait des
lunes là où les autres ne voyaient que des tâches sur Jupiter, l’expert
tactique qui reste concentré « voit » ainsi tout de suite des choses
qui échappent au novice. Mais pour voir, il faut savoir, et en appui du bureau mental
de la mémoire à court terme, il y a l’expérience profonde de l’individu, sa
mémoire à long terme (5).
À partir de la fusion d’informations réalisée par la
mémoire à court terme, le combattant construit son estimation de la situation puis
« décide de décider ». Pour cela, il commence par choisir plus ou moins
consciemment de la vitesse d’analyse en fonction de l’urgence ou de la
complexité de la situation. Il peut choisir un cycle réflexe de
quelques secondes pour des décisions simples (tirer, bondir,
etc.) ou un cycle de réflexion qui peut durer jusqu’à plusieurs minutes, en
fonction de la complexité de l’action à organiser.
Chacun de ces cycles est
lui-même une combinaison de souvenirs et d’analyse en fonction des délais
disponibles, souvent limités, et du degré d’expérience du combat. Lorsque
la situation est familière, l’appel à la « mémoire tactique », va
être immédiat et automatique. Or, les souvenirs contiennent des charges affectives
émotionnelles. Ces charges ont des intensités différentes et un signe positif
ou négatif. Si l’expérience passée a été négative, la charge indiquera que ce n’est
pas une chose à faire. Son action sera plutôt inhibitrice. Inversement, si
l’expérience passée a été un succès, les émotions pousseront à agir à nouveau
de la même façon. Plus la banque de réponses typiques positives est riche, plus
le combattant a de chances de trouver de bonnes réponses et, paradoxalement,
plus cette recherche est rapide. Ce phénomène, parfaitement analysé par le
neurobiologiste Antonio Damasio (6),
explique pourquoi le combattant est désemparé devant l’inconnu (il ne peut être
aidé par des expériences antérieures) et pourquoi il est préférable d’agir sur
un large fond d’expériences positives.
Si la situation ne
ressemble pas quelque chose de connu ou si la solution qui vient à l’esprit ne
convient pas, l’analyse prend le relais. Or, cette réflexion logique est
beaucoup plus longue et coûteuse en énergie que l’appel aux souvenirs. Le
novice a donc tendance, soit à concentrer comme on l’a vu sur quelque chose de
simple mais connu, au risque de ne pas être au niveau de la situation, soit à utiliser
des cycles de réflexion plus longs que ceux de l’expert pour tout analyser. Ce
faisant, il risque de s’épuiser plus vite et surtout de se trouver dans une
position délicate face à des adversaires plus rapides.
De plus, comme nous
l’avons vu, à délais de réflexion équivalents, les experts bénéficient d’une
vision de la situation de meilleure qualité qui leur permet et d’un système
d’aide à la décision à base de solutions « préenregistrées ». Dans une
partie d’échecs officielle, les délais de réflexion sont identiques pour les
deux adversaires. La différence se fait donc dans le choix du secteur de jeu
sur lequel on fait effort, la confrontation avec des séquences similaires
connues et dans la manipulation des solutions possibles. Quand on lui demandait
comment il était devenu champion du monde d’échecs, Garry Kasparov répondait « J’ai
appris 8 000 parties par cœur ». Son génie, comme celui de Napoléon,
qui lui avait appris toutes les batailles de son temps, reposait sur l’art d’utiliser
les innombrables situations analogues qui se présentaient dans son esprit face
à une situation nouvelle, c’est-à-dire à choisir les plus pertinentes et à les adapter.
En situation de combat rapproché,
où celui qui ouvre le feu efficacement le premier sur l’autre dispose d’un avantage
considérable, ce choix de la vitesse est essentiel. Si
on suit les analyses du major britannique Jim Storr, celui qui prend une
décision qui a une chance sur deux d’être une bonne décision a également une
chance sur deux de l’emporter, alors que celui qui prend une décision parfaite
mais en second n’a qu’une chance sur quatre de gagner. Celui qui est très rapide
et peut prendre une deuxième décision avant que son adversaire n’ait encore
pris sa première l’emporte presque à coup sûr puisqu’il peut bénéficier des
résultats et de l’expérience de la première action. Un des aspects les plus
intéressants de ces travaux est par ailleurs de montrer que 80 % des informations
nécessaires pour prendre une bonne décision sont souvent acquises très vite et
que chercher à obtenir les 20 % manquants est le plus souvent une longue et
dangereuse perte de temps (7).
L’analyse offre rarement plus de deux choix. Le
choix est alors conditionné par quelques critères : réussir la mission
bien sûr, mais également limiter les risques pour ceux dont a la responsabilité
ou encore pour les civils, « être à la hauteur », mettre en confiance
le groupe, etc. En situation de rationalité limitée et sous pression du temps,
la solution choisie n’est pas forcément la meilleure, mais la première qui
satisfait à tous ces critères.
Améliorer le fonctionnement du groupe de combat
Voilà sensiblement comme on prend des décisions
sous le feu et constatons que dans le cas des chefs de groupe de combat d’infanterie
évoqués en introduction, rien n’a été conçu pour leur faciliter la tâche.
Le groupe de combat a été inventé en 1917 afin de
résoudre le problème du déplacement sous le feu intense de la guerre industrielle.
La solution est venue de la conjonction de plusieurs innovations :
l’apparition d’armes nouvelles (grenades à main, à fusil, fusils-mitrailleurs,
etc.) qui ont augmenté d’un coup la puissance de feu portable et donc offensives,
mais aussi, plus subtilement, l’interdépendance des hommes. La solidité au feu
est aussi affaire sociale, et même si ce n’était pas le but recherché, on s’est
aperçu que les soldats spécialisés qui dépendaient les uns des autres, s’impliquaient
plus dans le combat que les soldats alignés, identiques et indépendants
techniquement les uns des autres de 1914. Si on ne répond pas forcément mieux en
1917 qu’en 1914 à la question « Est-ce que je peux faire face ? »
(en fait, la réponse est plutôt « oui » puisqu’on a des armes plus
puissantes) on répond déjà plus positivement à la question « est-ce que je
dois faire quelque chose ? », c’est-à-dire prendre plus de risques. La
solidité au feu, c’est-à-dire le choix d’être acteur plutôt que figurant passif,
est aussi affaire sociale, plus précisément c’est un mélange de confiance, en
soi, ses moyens, ses chefs, ses camarades, et d’obligations, envers ses
camarades, son corps d’appartenance, sa patrie. Si en plus, on a la certitude
que prendre des risques sert à quelque chose, c’est encore mieux.
On forme donc deux puis trois groupes de combat d’une
douzaine d’hommes par section d’infanterie, mais comme il n’est pas possible de
multiplier par deux ou trois le nombre d’officiers, les sergents passent du
rôle de « serre-rangs » se contentant de faire appliquer les ordres à
celui de chef et de donneur d’ordres tactiques. Ce n’est pas parce qu’on travaille
à un petit échelon que les choses sont simples. Le commandement d’un groupe de
combat est au contraire très complexe, surtout sous le feu. En 1925, déjà, le
capitaine Maisonneuve le décrivait ainsi :
Dans l’excitation et la
fièvre du combat offensif de première ligne, au milieu de la multitude des
sensations qui par tous les sens envahissent son cerveau, au milieu du bruit et
de la fumée, ce chef de groupe devra diriger l’emploi, selon le terrain, selon
les circonstances multiples du combat, d’un fusil-mitrailleur, d’un tromblon V.B.,
de grenades, de fusils, de baïonnettes (8).
Les choses n’ont guère changé. Le chef de groupe de
combat actuel doit combiner l’action d’un véhicule de combat et d’une troupe à
terre avec sept armes différentes. L’apprentissage du commandement n’est pas
non plus facilité par les rotations constantes de personnel et les changements
permanents de structure. En seize ans de compagnie d’infanterie, j’ai rencontré
quatorze structures différentes de groupes de combat, en fonction de
l’évolution des armements, des réductions d’effectifs, de divers tâtonnements
(binômes et/ou trinômes, équipes choc, feu, mixtes, « 300 », « 600 ») et
surtout des missions extérieures, comme s’il était logique de changer de structure
de parce qu’on change de territoire.
Le plus grave est surtout qu’oubliant la réalité psychologique
des combats, on a conçu le commandement du groupe de combat de manière très
cartésienne. On a en effet découpé le
travail du chef de groupe au combat en situations types et on a défini une check-list,
ou cadre d’ordre, pour chacune de ces situations. Pour commander « suivant le
manuel », le chef de groupe doit donc connaître par cœur douze cadres d’ordre
différents : DPIF (pour « Direction-Point à atteindre-Itinéraire-Formation »
pour se déplacer), FFH, MOICP, PMSPCP, HCODF, GDNOF, ODF, IDDOF, PMS, SMEPP,
etc. Outre que leur mémorisation occupe une large part de l’instruction, ces
ordres « récités à la lettre » ont surtout le défaut majeur de ralentir
considérablement le groupe. Si on applique strictement les méthodes de commandement
réglementaires, il faut par exemple 2 minutes pour qu’un groupe pris sous le feu
puisse à son tour riposter, après avoir donc reçu potentiellement plusieurs
centaines de projectiles.
Bien entendu en combat réel, voire en exercice un
peu réaliste comme celui évoqué en introduction, toutes ces procédures
explosent. Dans le meilleur des cas, le sergent utilise des procédures simplifiées
de son invention, dans le pire des cas - le plus fréquent - on assiste à des
parodies d’ordres, autrement dit des hurlements variés. Ajoutons qu’en rendant complexe la tâche du chef de groupe, on rend encore
plus difficile son remplacement s’il est tué ou blessé. Le groupe comprend normalement
deux chefs d’équipe et même désormais, semble-t-il, un adjoint. On s’aperçoit
cependant que ces caporaux-chefs qui se retrouvent d’un seul coup placés en
situation de commandement ont oublié en grande partie les IDOFF et
autres HCODF péniblement appris dans le passé.
Pendant quinze ans, j’ai procédé à plusieurs
expérimentations pour tenter de résoudre ce problème et faire en sorte que chaque
chef de groupe puisse répondre plus facilement « oui » à la question :
« est-ce que je peux faire face et prendre de bonnes décisions ? ».
Le premier axe d’effort a
consisté à simplifier sa tâche. Le groupe est partagé en une équipe 300 m pour
le combat rapproché et une équipe 600 pour le combat plus lointain. Le problème
est que les deux fonctionnent rarement optimalement en même temps. Il est
finalement plus rationnel de regrouper toutes les armes à longue portée dans un
groupe d’appui au niveau de la section et de faire de chaque groupe de combat
un groupe 300. Pour ce qui nous intéresse ici, cela a le mérite de simplifier
la tâche du sergent, chef de groupe.
Le deuxième axe, le plus
important, a consisté à imiter le commandement à la radio des « tankistes »
en remplaçant tous les cadres d’ordre par un seul, applicable à toutes les
situations sur le modèle : « voilà l’objectif et sa position, et voilà
l’action à mener », c’est le modèle dit OPAC. Ce système, très simple,
permet de s’adapter à toutes les situations, même les plus
confuses, sans perdre de temps à essayer de se souvenir du cadre d’ordre
réglementaire, raccourcit considérablement le processus de décision et augmente
sa qualité puisqu’il laisse un peu plus de temps pour réfléchir sur les options.
Le troisième axe a consisté à soulager encore le
travail du chef de groupe en responsabilisant ses deux chefs d’équipe. Le chef
de groupe donne des ordres à deux ou trois chefs d’équipe, on reste ainsi sous
la limite des 5 objets manipulable par la mémoire à court terme, et chaque chef
d’équipe commande deux ou trois hommes avec la même méthode OPAC. Utilisant la
même méthode simple, un chef d’équipe peut aussi plus facilement remplacer le chef
de groupe.
Il s’est agi ensuite de multiplier l’apprentissage
des parties, comme Garry Kasparov, afin de constituer la plus grande mémoire
tactique possible. On a donc multiplié les simulations de combat, en saisissant
toutes les occasions qui se présentaient et en s’efforçant de les rendre les
plus réalistes possibles, avec l'emploi de laser et d'arbitres en particulier.
Après des années d’expérimentations, et donc des erreurs, et sans aucune innovation technique, le résultat a été saisissant puisque les groupes, et les sections d’infanterie, formés selon cette méthode l’ont emporté systématiquement dans des confrontations avec des unités classiques agissant selon le règlement INF 202. Toutes capacités à résister au stress par ailleurs, les groupes nouvelle formule fonctionnaient simplement vite et mieux. Dans un combat d’infanterie, fonctionner vite et mieux que l’ennemi, cela signifie au moins réduire les pertes qu’il peut nous infliger et au mieux le battre complètement. A une époque, où la mort de quelques soldats constitue un évènement et où la majorité de ces soldats français qui tombent sont justement des fantassins, on mesure l’importance stratégique que peut avoir le bon fonctionnement du cerveau de leurs chefs.
1 Christophe Jacquemart, Neurocombat. T. I Psychologie de la violence de rue et du combat rapproché, Paris, Fusion froide, 2012.
2 Les témoignages sont extraits de Michel Goya, Sous le feu - La mort comme hypothèse de travail, Tallandier, 2014.
3 Georges Gaudy, L’agonie du Mont-Renaud, Plon, 1921.
4 Rapport du capitaine Marchand, « Enseignements tirés de l'action menée sur la maison de la radio de Bangui (21 mai 1996) ».
5 Raphel, Stivalet et Esquivie, « La vulnérabilité de l’homme au combat : aspects psychologiques », in L’armement n°53, juillet-août 1996.
6 Antonio Damasio, L’erreur de Descartes, Paris, Odile Jacob, 1985. Voir également son entretien dans Sciences Humaines, n°119, août-septembre 2001.
7 Jim Storr, « Des commandants au contact des réalités », in Objectif Doctrine n°50, avril 2001. Jim Storr, The Human Face of War, Continuum Editions, 2011.
8 Paul-Henri Maisonneuve, L’infanterie sous le feu, Berger-Levrault, 1925.