En
réalité, le premier public visé n’était sans doute pas ukrainien, à qui il
fallait donner espoir, mais russe, à qui il fallait faire croire que la
politique américaine pouvait devenir plus hostile. La séquence intervenait
d’ailleurs juste au moment où Donald Trump annonçait que, sous la pression des
tarifs douaniers (« mon mot préféré », Donald Trump), l’Inde allait cesser
d’importer du pétrole brut. C’était alors le seul véritable coup porté à la
Russie dont Trump pouvait se vanter (à tort semble-t-il puisque l’Inde a
démenti) et la « perspective Tomahawk » se présentait comme le second, destinée
à obliger Vladimir Poutine à négocier une forme de paix en Ukraine. De fait,
l’onde a porté aussi jusqu’à Moscou puisque le porte-parole du Kremlin, Dmitri
Peskov, l’ancien président Dmitri Medvedev ou le président de la commission de
Défense de la Douma ont été obligés d’y répondre pour dénoncer, comme
d’habitude et sans craindre la contradiction, une très dangereuse escalade et
un pétard mouillé.
Sur
le papier, ces fameux missiles de croisière Tomahawk paraissent effectivement
être une arme formidable. Conçus dans les années 1970 comme un des premiers
instruments du Second Offset — ce nouvel arsenal américain de haute technologie
destiné à combattre la supériorité numérique du Pacte de Varsovie — les
missiles de croisière aéroportés et navals se distinguaient par leur extrême
précision à grande distance avec cette double capacité de voler en vitesse
subsonique mais au ras du sol afin d’échapper au radar, et de porter soit de
petites charges nucléaires, soit plusieurs centaines de kilos d’explosif
conventionnel. Si la version aéroportée a finalement peu servi, mais reste
conservée dans sa capacité nucléaire, le missile naval — le BGM-109 Tomahawk — a
été surutilisé depuis les premiers tirs contre l’Irak de Saddam Hussein en 1991
jusqu’aux sites nucléaires iraniens de Natanz et d’Ispahan en juin 2025. Avec
plus de 2 000 exemplaires déjà utilisés, le Tomahawk est même devenu
symboliquement le « pistolet du shérif américain » dans la police du monde. Et
c’est bien là le sujet : le Tomahawk est un symbole.
Dans
les faits et malgré leur qualité, l’introduction de ces missiles Tomahawk ne
changerait cependant pas de manière décisive le cours de la guerre en Ukraine.
Les Ukrainiens disposent déjà d’une force de frappe à moyenne portée, jusqu’à
500 km, grâce à leurs propres projectiles comme les Neptune ou les Hrim-2, ou à
ceux fournis par les Américains, les Britanniques ou les Français — ATACMS et
GLSDB tirés depuis le sol ou missiles aéroportés Storm Shadow et Scalp. Tous
ces engins ont des performances proches de celles du Tomahawk et notamment la
capacité de frapper des cibles dites « durcies », c’est-à-dire protégées ou
faiblement enterrées, mais ils ne portent qu’à quelques centaines de kilomètres
contrairement au Tomahawk qui peut frapper de 1 600 km à 2 500 km selon
l’évolution des versions (gageons que ce seront les plus anciennes qui seraient
fournies).
Pour
les frappes en profondeur, les Ukrainiens disposent d’une panoplie de drones de
longue portée dont les FP-1, qui ont la capacité de porter, en fonction de la
distance, de 60 à 120 kg d’explosif, et qui sont l’arme première utilisée
contre les raffineries russes, ou, beaucoup plus puissants, les missiles FP-5
Flamingo. Ces projectiles sont de relativement faible coût — pour le prix d’une
Tomahawk d’occasion on peut se payer une trentaine de FP-1, soit environ huit
fois plus de charge d’explosif — mais avec sans doute une plus grande
vulnérabilité et surtout une moindre capacité à frapper des cibles durcies.
C’est là la véritable plus-value qu’apporteraient les Tomahawk, à condition
bien sûr d’être livrés en grand nombre. Les Russes ont sans doute lancé plus
d’un millier de missiles 3M-14 Kalibr, l’équivalent du Tomahawk, sur l’Ukraine
sans pour autant avoir obtenu un effet décisif.
C’est
là que surgit le premier problème. Les Américains disposeraient, semble-t-il,
encore d’un stock d’environ 4 000 Tomahawk, complété au compte-gouttes de
quelques dizaines d’unités par an. On n’imagine pas qu’ils acceptent d’en
vendre des milliers, même s’il y a une bonne affaire à réaliser, alors qu’il
s’agit là de l’un de leurs atouts compétitifs contre la Chine et qu’il faut
déjà honorer un certain nombre de contrats d’exportation, avec le Japon ou
l’Australie notamment pour rester dans le théâtre asiatique.
Enfin
— et on aurait dû en réalité commencer par cela pour montrer combien cette
proposition était peu sérieuse — il faudrait surtout savoir comment tirer des
Tomahawk depuis le sol, puisque ce missile, comme le Kalibr, est un missile
naval tiré depuis des destroyers ou des sous-marins, ce dont l’Ukraine est
dépourvue. Il existe bien, depuis peu, au sein de l’US Army et des Marines le
système Typhon qui permet effectivement de tirer depuis le sol, mais ces
batteries sont pour l’instant tellement rares et précieuses qu’il est hors de
question de les céder.
En
résumé, sans même évoquer les délais que prendrait le processus d’exportation,
car il faudrait trouver aussi des acheteurs, on n’est pas près de voir des
Tomahawk décoller depuis l’Ukraine en direction de la Russie, ce qui d’ailleurs
aurait été en contradiction avec la nouvelle restriction d’emploi des munitions
américaines fournies aux Ukrainiens. Donald Trump n’a jamais voulu renforcer
l’Ukraine avec une arme puissante, mais a simplement cru pouvoir exercer une
pression sur Poutine. Ce dernier a compris le message en prenant l’initiative
d’un appel téléphonique suivi d’une promesse de rencontre à Budapest. Avec
l’ajout de quelques flatteries, il n’en fallait pas plus pour dégonfler cette
idée, y compris devant Volodymyr Zelensky, piégé dans une conférence de presse
surréaliste de pré-déjeuner, et obligé d’avaler en entrée les élucubrations de
Trump (« l’armée russe a été vaincue par la boue et les missiles Javelin que
j’avais fournis »), aussi insultantes que la cravate aux couleurs du drapeau
russe de Pete Hegseth jusqu’au : « J’espère que la guerre se terminera avant
que j’aie à envoyer des missiles Tomahawk ». Dans l’entretien qui a suivi,
houleux semble-t-il, Trump s’est ensuite fait le porte-parole de Poutine
exigeant l’abandon de la province de Donetsk par les Ukrainiens.
En lançant l’idée de la vente de Tomahawk, Donald Trump s’est sans doute cru, comme toujours, extrêmement intelligent, sans se rendre compte que ce missile serait saisi en vol par Vladimir Poutine pour frapper un coup beaucoup plus habile. Trump se vante d’avoir mis fin à huit guerres, il pourrait se vanter d’avoir été roulé dans la farine à peu près autant de fois par le maître du Kremlin, mais visiblement il aime ça.
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