lundi 20 octobre 2025

Ô Tomahawk suspend ton vol

On connaissait la menace nucléaire, sortie régulièrement d’une chapka depuis Moscou sous des formes diverses — alertes, exercices, déclarations officielles, shows télévisés, tweets medvedéviens — afin d’effrayer les alliés de l’Ukraine et de freiner leur aide. On découvre maintenant le missile « miracle » sorti par l’administration américaine d’une casquette rouge « Trump a toujours raison », sous forme de fuites vers la presse, suivies d’une déclaration du vice-président J.D. Vance expliquant que le président des États-Unis n’excluait effectivement pas de vendre (très cher) des missiles Tomahawk d’occasion à l’Ukraine. L’organisation d’une visite de la société Raytheon, qui fabrique justement ces missiles, lors de la venue de la délégation ukrainienne à la fin de la semaine dernière aux États-Unis venait encore donner consistance à cette idée.

En réalité, le premier public visé n’était sans doute pas ukrainien, à qui il fallait donner espoir, mais russe, à qui il fallait faire croire que la politique américaine pouvait devenir plus hostile. La séquence intervenait d’ailleurs juste au moment où Donald Trump annonçait que, sous la pression des tarifs douaniers (« mon mot préféré », Donald Trump), l’Inde allait cesser d’importer du pétrole brut. C’était alors le seul véritable coup porté à la Russie dont Trump pouvait se vanter (à tort semble-t-il puisque l’Inde a démenti) et la « perspective Tomahawk » se présentait comme le second, destinée à obliger Vladimir Poutine à négocier une forme de paix en Ukraine. De fait, l’onde a porté aussi jusqu’à Moscou puisque le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, l’ancien président Dmitri Medvedev ou le président de la commission de Défense de la Douma ont été obligés d’y répondre pour dénoncer, comme d’habitude et sans craindre la contradiction, une très dangereuse escalade et un pétard mouillé.

Sur le papier, ces fameux missiles de croisière Tomahawk paraissent effectivement être une arme formidable. Conçus dans les années 1970 comme un des premiers instruments du Second Offset — ce nouvel arsenal américain de haute technologie destiné à combattre la supériorité numérique du Pacte de Varsovie — les missiles de croisière aéroportés et navals se distinguaient par leur extrême précision à grande distance avec cette double capacité de voler en vitesse subsonique mais au ras du sol afin d’échapper au radar, et de porter soit de petites charges nucléaires, soit plusieurs centaines de kilos d’explosif conventionnel. Si la version aéroportée a finalement peu servi, mais reste conservée dans sa capacité nucléaire, le missile naval — le BGM-109 Tomahawk — a été surutilisé depuis les premiers tirs contre l’Irak de Saddam Hussein en 1991 jusqu’aux sites nucléaires iraniens de Natanz et d’Ispahan en juin 2025. Avec plus de 2 000 exemplaires déjà utilisés, le Tomahawk est même devenu symboliquement le « pistolet du shérif américain » dans la police du monde. Et c’est bien là le sujet : le Tomahawk est un symbole.

Dans les faits et malgré leur qualité, l’introduction de ces missiles Tomahawk ne changerait cependant pas de manière décisive le cours de la guerre en Ukraine. Les Ukrainiens disposent déjà d’une force de frappe à moyenne portée, jusqu’à 500 km, grâce à leurs propres projectiles comme les Neptune ou les Hrim-2, ou à ceux fournis par les Américains, les Britanniques ou les Français — ATACMS et GLSDB tirés depuis le sol ou missiles aéroportés Storm Shadow et Scalp. Tous ces engins ont des performances proches de celles du Tomahawk et notamment la capacité de frapper des cibles dites « durcies », c’est-à-dire protégées ou faiblement enterrées, mais ils ne portent qu’à quelques centaines de kilomètres contrairement au Tomahawk qui peut frapper de 1 600 km à 2 500 km selon l’évolution des versions (gageons que ce seront les plus anciennes qui seraient fournies).

Pour les frappes en profondeur, les Ukrainiens disposent d’une panoplie de drones de longue portée dont les FP-1, qui ont la capacité de porter, en fonction de la distance, de 60 à 120 kg d’explosif, et qui sont l’arme première utilisée contre les raffineries russes, ou, beaucoup plus puissants, les missiles FP-5 Flamingo. Ces projectiles sont de relativement faible coût — pour le prix d’une Tomahawk d’occasion on peut se payer une trentaine de FP-1, soit environ huit fois plus de charge d’explosif — mais avec sans doute une plus grande vulnérabilité et surtout une moindre capacité à frapper des cibles durcies. C’est là la véritable plus-value qu’apporteraient les Tomahawk, à condition bien sûr d’être livrés en grand nombre. Les Russes ont sans doute lancé plus d’un millier de missiles 3M-14 Kalibr, l’équivalent du Tomahawk, sur l’Ukraine sans pour autant avoir obtenu un effet décisif.

C’est là que surgit le premier problème. Les Américains disposeraient, semble-t-il, encore d’un stock d’environ 4 000 Tomahawk, complété au compte-gouttes de quelques dizaines d’unités par an. On n’imagine pas qu’ils acceptent d’en vendre des milliers, même s’il y a une bonne affaire à réaliser, alors qu’il s’agit là de l’un de leurs atouts compétitifs contre la Chine et qu’il faut déjà honorer un certain nombre de contrats d’exportation, avec le Japon ou l’Australie notamment pour rester dans le théâtre asiatique.

Enfin — et on aurait dû en réalité commencer par cela pour montrer combien cette proposition était peu sérieuse — il faudrait surtout savoir comment tirer des Tomahawk depuis le sol, puisque ce missile, comme le Kalibr, est un missile naval tiré depuis des destroyers ou des sous-marins, ce dont l’Ukraine est dépourvue. Il existe bien, depuis peu, au sein de l’US Army et des Marines le système Typhon qui permet effectivement de tirer depuis le sol, mais ces batteries sont pour l’instant tellement rares et précieuses qu’il est hors de question de les céder.

En résumé, sans même évoquer les délais que prendrait le processus d’exportation, car il faudrait trouver aussi des acheteurs, on n’est pas près de voir des Tomahawk décoller depuis l’Ukraine en direction de la Russie, ce qui d’ailleurs aurait été en contradiction avec la nouvelle restriction d’emploi des munitions américaines fournies aux Ukrainiens. Donald Trump n’a jamais voulu renforcer l’Ukraine avec une arme puissante, mais a simplement cru pouvoir exercer une pression sur Poutine. Ce dernier a compris le message en prenant l’initiative d’un appel téléphonique suivi d’une promesse de rencontre à Budapest. Avec l’ajout de quelques flatteries, il n’en fallait pas plus pour dégonfler cette idée, y compris devant Volodymyr Zelensky, piégé dans une conférence de presse surréaliste de pré-déjeuner, et obligé d’avaler en entrée les élucubrations de Trump (« l’armée russe a été vaincue par la boue et les missiles Javelin que j’avais fournis »), aussi insultantes que la cravate aux couleurs du drapeau russe de Pete Hegseth jusqu’au : « J’espère que la guerre se terminera avant que j’aie à envoyer des missiles Tomahawk ». Dans l’entretien qui a suivi, houleux semble-t-il, Trump s’est ensuite fait le porte-parole de Poutine exigeant l’abandon de la province de Donetsk par les Ukrainiens.

En lançant l’idée de la vente de Tomahawk, Donald Trump s’est sans doute cru, comme toujours, extrêmement intelligent, sans se rendre compte que ce missile serait saisi en vol par Vladimir Poutine pour frapper un coup beaucoup plus habile. Trump se vante d’avoir mis fin à huit guerres, il pourrait se vanter d’avoir été roulé dans la farine à peu près autant de fois par le maître du Kremlin, mais visiblement il aime ça.

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