Maintenant,
posté devant ma machine, comment faire ? Comme pour Sous le feu, je décide
alors de commencer par un chapitre d’exposition le plus précis possible d’un
combat moderne et mettant en avant le courage de soldats français. Je choisis
celui de la vallée d’Uzbin en Afghanistan le 18 août 2008, en partie parce
qu’il est encore assez connu du public et surtout parce que, alors au cabinet
du chef d’état-major des armées, le général Georgelin, je l’avais étudié de
près. Je me suis donc efforcé de montrer ce que le combat de près voulait dire,
tout en rendant hommage à ceux qui l’avaient mené et surtout à ceux qui y
avaient été tués ou blessés, y compris dans leur âme. Je garde alors en tête la
nécessité de ne pas oublier tous ceux qui se sont battus dans d’autres combats
et cette fois nettement victorieusement en Afghanistan puis au Sahel.
Dans la foulée,
je décris les réactions de l’époque et le trouble qui m’a (re)saisi devant le
décalage entre l’émotion provoquée par la mort de dix soldats français au
combat et le relatif désintérêt habituel pour le sort de ces mêmes soldats. Ce
sont les combattants rapprochés — ceux qui vont dans les zones de mort pour y
affronter l’ennemi au contact — qui tombent le plus dans les opérations et,
quand ils sont plus de cinq à tomber, cela devient un événement national. Ces
gens-là devraient donc recevoir une attention nationale, mais pas seulement
lorsqu’ils meurent, et même si possible bien avant, pour éviter justement
qu’ils meurent ou, au moins, qu’ils meurent inutilement et qu’il n’y ait pas
des dizaines d’ennemis fauchés également pour chacun d’entre eux. Car,
contrairement à ce que me disait un jour une sénatrice jugeant les unités dites
« de mêlée » inutiles à l’époque des frappes de précision et des forces
spéciales, ce sont, dans l’immense majorité des cas, ces bataillons de mêlée
qui gagnent ou perdent vraiment les guerres. On peut bombarder tout ce que l’on
veut ; au bout du compte, il faut des soldats pour planter des drapeaux sur le
Reichstag ou sur le mont Suribachi. À la fin de la partie, on regarde qui tient
le terrain. Or les conquérants ou les défenseurs de terrain n’ont jamais été
aussi peu nombreux dans notre nation, peut-être 1 pour 2 000 Français, en
associant les sections et pelotons d’infanterie ou de blindé-cavalerie, les
sapeurs d’assaut et les forces spéciales. Et même si on considère simplement le
nombre de ceux que l’on peut déployer et soutenir au loin, le chiffre est
encore très inférieur. Cela fait au bilan assez peu de drapeaux à planter.
Après avoir
exposé des faits et quelques indignations, il fallait bien que j’expose plus
précisément de quoi il était question. Je décide donc de décrire les données du
problème en partant du haut vers le bas, c’est-à-dire en partant de toutes les
missions possibles pour nos soldats, pour me concentrer sur celles qui
impliquent des combats de près, c’est-à-dire un affrontement au sein d’une zone
de mort — que je définis comme l’endroit où l’on est certain d’être tué ou
blessé si l’on se balade toute la journée sans prendre de précaution — parfois
d’une zone de risque, où, placé dans les mêmes conditions, on ne sera «
probablement » pas frappé, mais aussi exceptionnellement dans les zones
normales, où l’on ne pense pas du tout à ce genre de choses. Je choisissais
même un exemple de combat inattendu, et donc terrifiant, au cœur de Paris en
janvier 2015 pour décrire aussi ce qui pouvait se passer dans le cœur et la
tête des gens surpris de se retrouver d’un seul coup dans une zone de mort.
Cela me permettait de montrer que, s’il peut peut-être y avoir un aspect noble
dans tout ce que sous-entend l’expérience du va-et-vient près de la mort, le
titre de « combattant » peut être porté aussi par d’infâmes salauds, et c’est
d’ailleurs souvent eux qu’il faut justement aller affronter les yeux dans les
yeux, ou presque.
Tout cela étant
écrit, j’avais la possibilité de me consacrer uniquement à la situation
actuelle, mais je décide, par goût et presque par principe, de faire un peu
d’histoire en décrivant justement comment le combat rapproché moderne avait pu
s’établir. Pourquoi combat-on de cette façon ?
Je décide donc
de décrire ce qu’a pu être la révolution militaire parallèle à la révolution
industrielle avec ces trois grandes phases techniques : le temps de la
puissance de feu jusqu’à la Première Guerre mondiale, le temps de la
mécanisation et enfin, presque associé au précédent, le temps des
communications. Une masse immense que je survolais en cinq chapitres jusqu’à la
description précise du combat de la 2e division blindée de Leclerc à
Dompaire en juin 1944, que je considérais un peu comme le sommet de toute cette
évolution. Cette description en était d’ailleurs d’autant plus parlante que, 40
ans plus tard, faisant partie de la 7e division blindée, les
exercices que l’on menait dans la même région étaient pratiquement identiques
aux combats de l’époque, avec simplement des moyens un peu plus modernes.
Je poursuivais
en décrivant deux grands enseignements de tous ces affrontements. En premier
lieu, la qualité des hommes — leur solidité sous la pression du feu, la somme
de leurs compétences, leur structure de commandement — prime sur tous les
autres facteurs numériques ou matériels. Entre deux unités à peu près
comparables en volume et en moyens, celle qui a le meilleur niveau de qualité
tactique l’emportera systématiquement. Le problème, et c’est le second
enseignement, est que l’atteinte de ce haut niveau de qualité est très délicate
avant la guerre, justement parce qu’on ne la fait pas, et son maintien tout
aussi difficile pendant la guerre, justement parce qu’on la fait et qu’on y
meurt.
Le combat
rapproché moderne, à pied ou en véhicules, était donc à peu près établi à la
fin de la Seconde Guerre mondiale et ce jusqu’à l’année 2024, mais pour le
combat que l’on baptisait alors « classique » en Europe, entre armées
blindées-mécanisées, l’invasion de l’Ukraine en 2022 constitue peut-être (je
dis bien « peut-être ») le dernier exemple.
Entre-temps, il
y a eu quelques anomalies dans le paysage, avec en haut de l’échelle de la
violence l’apparition et la massification de l’arme nucléaire, et en bas celle
des groupes politiques armés, avec cette situation où l’existence des premières
a rendu plus probable le combat contre les seconds que les affrontements
conventionnels en Europe. C’est là que je décidais de parler un peu de ces
petits combats contre des groupes armés, qui ont en fait été la norme des
soldats français depuis 1945. À peu près 100 000 soldats sont morts au combat
en servant le drapeau français depuis cette époque, mais moins de 1 % en
luttant contre des armées étatiques. Devant la masse des expériences, je
choisis de limiter mon propos aux conflits dits de « contre-insurrection »
menés par la France depuis 1963, c’est-à-dire essentiellement au Sahel et en
Afrique centrale d’abord, puis en Afghanistan, puis à nouveau au Sahel, en
essayant de ne pas trop répéter Le temps des guépards.
Je termine
forcément en parlant des combats au sol dans les conflits en cours. À nouveau
contre des organisations armées, dans le cas des guerres d’Israël contre des
organisations armées voisines, en particulier à Gaza, ne serait-ce que parce
que — on tend à l’oublier — la guerre de la France contre les organisations
djihadistes, ou éventuellement autres, continue. On serait d’ailleurs en grande
difficulté s’il fallait affronter seuls des groupes comme le Hamas ou l’État
islamique dans de vastes ensembles peuplés et urbanisés. Et puis il y a
évidemment la guerre en Ukraine, que je décris en deux chapitres avec ce
constat : le combat rapproché s’est profondément transformé avec la dronisation
massive et, plus largement, la robotisation, et il sera sans doute impossible
de revenir en arrière, de la même façon qu’il était impossible après 1918 de
revenir aux méthodes et structures de 1914. Cela me laisse d’ailleurs dans le
constat amer que tout ce que j’ai pu apprendre dans ma carrière sur le combat
de l’infanterie, à pied ou à partir de véhicules divers — roulants, flottants
ou volants — était largement obsolète.
Cela m’a amené à
la conclusion simple de ce livre, qui reprend ce que je disais au début : il
est urgent pour la France de disposer à nouveau d’unités de « combat de mêlée »
(le rugbyman que je suis adore cette expression), de « choc » ou simplement de
« contact », à la fois beaucoup plus nombreuses que celles dont nous disposons
et avec un très haut niveau de qualité. Pour un soldat français qui tombe, il
doit y avoir de nombreux ennemis éliminés, et ce sans forcément avoir à faire
appel à de puissants appuis extérieurs, aériens ou d’artillerie (même si l’on
est toujours heureux de les avoir). Avoir un corps de mêlée puissant, et pas
seulement, est mon sens aussi important que de disposer d’un arsenal nucléaire.
L’écriture de ce livre en temps contraint a été difficile, j’aurais aimé le peaufiner un peu plus, mais j’espère que ces centaines de pages d’histoires d’hommes et de femmes qui se battent de près vous intéresseront et inciteront la nation à les regarder avec l’attention qu’ils méritent.

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