vendredi 24 octobre 2025

Théorie du combattant : le making of

Tout a commencé un jour de printemps 2025 lorsque j’ai avoué à mon excellent éditeur que je ne pourrais pas lui rendre, à la fin de l’été, le grand livre sur l’évolution de l’art de la guerre qu’il m’avait demandé. Devant son embarras, je lui proposai de reprendre un vieux projet sur les combattants rapprochés, leur rôle essentiel dans les guerres mais aussi le relatif désintérêt dont ils pouvaient paradoxalement faire l’objet. Je travaillais sur le sujet depuis longtemps ; je pouvais faire quelque chose dans les quatre mois qu’il me restait. Comme d’habitude, je sous-estimais l’ampleur de la tâche, mais je m’y attelai avec force.

Maintenant, posté devant ma machine, comment faire ? Comme pour Sous le feu, je décide alors de commencer par un chapitre d’exposition le plus précis possible d’un combat moderne et mettant en avant le courage de soldats français. Je choisis celui de la vallée d’Uzbin en Afghanistan le 18 août 2008, en partie parce qu’il est encore assez connu du public et surtout parce que, alors au cabinet du chef d’état-major des armées, le général Georgelin, je l’avais étudié de près. Je me suis donc efforcé de montrer ce que le combat de près voulait dire, tout en rendant hommage à ceux qui l’avaient mené et surtout à ceux qui y avaient été tués ou blessés, y compris dans leur âme. Je garde alors en tête la nécessité de ne pas oublier tous ceux qui se sont battus dans d’autres combats et cette fois nettement victorieusement en Afghanistan puis au Sahel.

Dans la foulée, je décris les réactions de l’époque et le trouble qui m’a (re)saisi devant le décalage entre l’émotion provoquée par la mort de dix soldats français au combat et le relatif désintérêt habituel pour le sort de ces mêmes soldats. Ce sont les combattants rapprochés — ceux qui vont dans les zones de mort pour y affronter l’ennemi au contact — qui tombent le plus dans les opérations et, quand ils sont plus de cinq à tomber, cela devient un événement national. Ces gens-là devraient donc recevoir une attention nationale, mais pas seulement lorsqu’ils meurent, et même si possible bien avant, pour éviter justement qu’ils meurent ou, au moins, qu’ils meurent inutilement et qu’il n’y ait pas des dizaines d’ennemis fauchés également pour chacun d’entre eux. Car, contrairement à ce que me disait un jour une sénatrice jugeant les unités dites « de mêlée » inutiles à l’époque des frappes de précision et des forces spéciales, ce sont, dans l’immense majorité des cas, ces bataillons de mêlée qui gagnent ou perdent vraiment les guerres. On peut bombarder tout ce que l’on veut ; au bout du compte, il faut des soldats pour planter des drapeaux sur le Reichstag ou sur le mont Suribachi. À la fin de la partie, on regarde qui tient le terrain. Or les conquérants ou les défenseurs de terrain n’ont jamais été aussi peu nombreux dans notre nation, peut-être 1 pour 2 000 Français, en associant les sections et pelotons d’infanterie ou de blindé-cavalerie, les sapeurs d’assaut et les forces spéciales. Et même si on considère simplement le nombre de ceux que l’on peut déployer et soutenir au loin, le chiffre est encore très inférieur. Cela fait au bilan assez peu de drapeaux à planter.

Après avoir exposé des faits et quelques indignations, il fallait bien que j’expose plus précisément de quoi il était question. Je décide donc de décrire les données du problème en partant du haut vers le bas, c’est-à-dire en partant de toutes les missions possibles pour nos soldats, pour me concentrer sur celles qui impliquent des combats de près, c’est-à-dire un affrontement au sein d’une zone de mort — que je définis comme l’endroit où l’on est certain d’être tué ou blessé si l’on se balade toute la journée sans prendre de précaution — parfois d’une zone de risque, où, placé dans les mêmes conditions, on ne sera « probablement » pas frappé, mais aussi exceptionnellement dans les zones normales, où l’on ne pense pas du tout à ce genre de choses. Je choisissais même un exemple de combat inattendu, et donc terrifiant, au cœur de Paris en janvier 2015 pour décrire aussi ce qui pouvait se passer dans le cœur et la tête des gens surpris de se retrouver d’un seul coup dans une zone de mort. Cela me permettait de montrer que, s’il peut peut-être y avoir un aspect noble dans tout ce que sous-entend l’expérience du va-et-vient près de la mort, le titre de « combattant » peut être porté aussi par d’infâmes salauds, et c’est d’ailleurs souvent eux qu’il faut justement aller affronter les yeux dans les yeux, ou presque.

Tout cela étant écrit, j’avais la possibilité de me consacrer uniquement à la situation actuelle, mais je décide, par goût et presque par principe, de faire un peu d’histoire en décrivant justement comment le combat rapproché moderne avait pu s’établir. Pourquoi combat-on de cette façon ?

Je décide donc de décrire ce qu’a pu être la révolution militaire parallèle à la révolution industrielle avec ces trois grandes phases techniques : le temps de la puissance de feu jusqu’à la Première Guerre mondiale, le temps de la mécanisation et enfin, presque associé au précédent, le temps des communications. Une masse immense que je survolais en cinq chapitres jusqu’à la description précise du combat de la 2e division blindée de Leclerc à Dompaire en juin 1944, que je considérais un peu comme le sommet de toute cette évolution. Cette description en était d’ailleurs d’autant plus parlante que, 40 ans plus tard, faisant partie de la 7e division blindée, les exercices que l’on menait dans la même région étaient pratiquement identiques aux combats de l’époque, avec simplement des moyens un peu plus modernes.

Je poursuivais en décrivant deux grands enseignements de tous ces affrontements. En premier lieu, la qualité des hommes — leur solidité sous la pression du feu, la somme de leurs compétences, leur structure de commandement — prime sur tous les autres facteurs numériques ou matériels. Entre deux unités à peu près comparables en volume et en moyens, celle qui a le meilleur niveau de qualité tactique l’emportera systématiquement. Le problème, et c’est le second enseignement, est que l’atteinte de ce haut niveau de qualité est très délicate avant la guerre, justement parce qu’on ne la fait pas, et son maintien tout aussi difficile pendant la guerre, justement parce qu’on la fait et qu’on y meurt.

Le combat rapproché moderne, à pied ou en véhicules, était donc à peu près établi à la fin de la Seconde Guerre mondiale et ce jusqu’à l’année 2024, mais pour le combat que l’on baptisait alors « classique » en Europe, entre armées blindées-mécanisées, l’invasion de l’Ukraine en 2022 constitue peut-être (je dis bien « peut-être ») le dernier exemple.

Entre-temps, il y a eu quelques anomalies dans le paysage, avec en haut de l’échelle de la violence l’apparition et la massification de l’arme nucléaire, et en bas celle des groupes politiques armés, avec cette situation où l’existence des premières a rendu plus probable le combat contre les seconds que les affrontements conventionnels en Europe. C’est là que je décidais de parler un peu de ces petits combats contre des groupes armés, qui ont en fait été la norme des soldats français depuis 1945. À peu près 100 000 soldats sont morts au combat en servant le drapeau français depuis cette époque, mais moins de 1 % en luttant contre des armées étatiques. Devant la masse des expériences, je choisis de limiter mon propos aux conflits dits de « contre-insurrection » menés par la France depuis 1963, c’est-à-dire essentiellement au Sahel et en Afrique centrale d’abord, puis en Afghanistan, puis à nouveau au Sahel, en essayant de ne pas trop répéter Le temps des guépards.

Je termine forcément en parlant des combats au sol dans les conflits en cours. À nouveau contre des organisations armées, dans le cas des guerres d’Israël contre des organisations armées voisines, en particulier à Gaza, ne serait-ce que parce que — on tend à l’oublier — la guerre de la France contre les organisations djihadistes, ou éventuellement autres, continue. On serait d’ailleurs en grande difficulté s’il fallait affronter seuls des groupes comme le Hamas ou l’État islamique dans de vastes ensembles peuplés et urbanisés. Et puis il y a évidemment la guerre en Ukraine, que je décris en deux chapitres avec ce constat : le combat rapproché s’est profondément transformé avec la dronisation massive et, plus largement, la robotisation, et il sera sans doute impossible de revenir en arrière, de la même façon qu’il était impossible après 1918 de revenir aux méthodes et structures de 1914. Cela me laisse d’ailleurs dans le constat amer que tout ce que j’ai pu apprendre dans ma carrière sur le combat de l’infanterie, à pied ou à partir de véhicules divers — roulants, flottants ou volants — était largement obsolète.

Cela m’a amené à la conclusion simple de ce livre, qui reprend ce que je disais au début : il est urgent pour la France de disposer à nouveau d’unités de « combat de mêlée » (le rugbyman que je suis adore cette expression), de « choc » ou simplement de « contact », à la fois beaucoup plus nombreuses que celles dont nous disposons et avec un très haut niveau de qualité. Pour un soldat français qui tombe, il doit y avoir de nombreux ennemis éliminés, et ce sans forcément avoir à faire appel à de puissants appuis extérieurs, aériens ou d’artillerie (même si l’on est toujours heureux de les avoir). Avoir un corps de mêlée puissant, et pas seulement, est mon sens aussi important que de disposer d’un arsenal nucléaire.

L’écriture de ce livre en temps contraint a été difficile, j’aurais aimé le peaufiner un peu plus, mais j’espère que ces centaines de pages d’histoires d’hommes et de femmes qui se battent de près vous intéresseront et inciteront la nation à les regarder avec l’attention qu’ils méritent.

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