Saviez-vous que le Royaume-Uni et l’Indonésie se sont opposés dans
un conflit qui a fait plus de 2 000 tués et blessés ? Cela s’est
passé de 1962 à 1966 et on a appelé cela la « confrontation de Bornéo ». Pourquoi « confrontation » et non « guerre » ? Parce que dans
le contexte de la guerre froide et sous le regard attentif des États-Unis qui voulaient
éviter toute escalade aucun des deux camps n’a souhaité déboucher sur une
guerre ouverte. Les choses sont donc restées discrètes lorsqu’elles étaient
violentes et au contraire très visibles lorsqu’elles ne l’étaient pas. Et
pourquoi en parler maintenant ? Parce que lors
d’une émission, on m’a demandé si c’était le retour de la « guerre à l’ancienne », sous-entendu du genre des guerres
mondiales, j’ai répondu que oui puisque ce que l’on fait semblant de découvrir avec
la supposée « doctrine Gerasimov » n’est qu’un retour à ce qui était une norme de la guerre froide.
Retour dans la jungle de Bornéo. L’objet de la confrontation est alors
le sort des provinces nord de Sarawak et de Sabah administrés par les
Britanniques ainsi que du Sultanat de Brunei, territoires que l’Indonésie et la
fédération malaise avec l’appui du Royaume-Uni se disputent.
Dans un premier temps, en décembre 1962, l’Indonésie du président Soekarno
soutient la révolte organisée au sultanat de Brunei par l’« armée nationale de Kalimantan Nord » (TNKU). Le Sultan demande l’aide du
Royaume-Uni qui engage cinq bataillons d’infanterie qui reprennent le terrain
conquis avec l’aide d’une milice de 2 000 volontaires Dayaks commandés
par des civils britanniques et l’ancien général et ethnologue Tim Harrison. Entre
les rebelles communistes encadrés par l’armée indonésienne et la force
britannico-dayak, difficile de déterminer la plus « hybride », régulière-irrégulière.
En avril 1963, quelques mois avant le rattachement de Sarawak et
de Sabah à la Malaisie et le maintien de l’indépendance de Brunei, les rebelles
du TNKU sont chassés et se réfugient au Kalimantan, la partie indonésienne de
Bornéo. À partir de bases de l’armée indonésienne et avec le renfort de « volontaires », ils mènent pendant un an une
guérilla permanente le long de 1 500 km de frontière (l’île de Bornéo est plus grande que
la France). Dans le même temps, l’Indonésie organise des manifestations « spontanées » contre les emprises diplomatiques
britanniques et malaisiennes, et tente de porter la question aux Nations-Unies.
Le Royaume-Uni répond avec la mise en place de plusieurs bataillons
d’infanterie et deux ou trois compagnies du Special
Air Service, reformé pour l'occasion, le long de la frontière, avec pour mission de se rendre maitres
de la jungle qui la borde. Les opérations « sous la canopée » sont menées
dans le plus grand secret. On ne les appelle pas encore « petits hommes verts », mais comme les « volontaires » indonésiens les soldats du
Commonwealth ne portent sur eux aucun élément d’identification, sont soumis à
un contrôle strict de leur expression et ont la consigne absolue de
n’abandonner ni corps, ni prisonnier à l’ennemi. Les forces britanniques,
australiennes et néo-zélandaises sont sous le commandement politique de la
Malaisie et de Brunei et agissent en étroite collaboration avec les autorités
civiles et les forces de sécurité locales, qui ont des représentants jusqu’au
niveau de chaque bataillon. Les bataillons eux-mêmes sont renforcés de
supplétifs des tribus locales, un appui indispensable dans la maitrise de la
jungle et que l’on achète directement par les enrôlements ou indirectement par
les « actions
civilo-militaires ». Rompus au
combat de jungle et bénéficiant du décryptage des codes de chiffrement
indonésiens, les Britanniques et leurs alliés dominent rapidement le terrain
forestier et mettent fin aux raids ennemis.
En 1964, devant ce nouvel échec l’armée indonésienne prend en
totalité en compte la lutte le long de la frontière avec plus de 30 000 « petits hommes verts ». Elle tente également de porter la
guérilla sur la péninsule malaise en y introduisant par air ou par mer des
petites unités de combat. Le Royaume-Uni répond en déployant sur place un
escadron de bombardiers et de chasseurs. La flotte basée à Singapour est
portée à 18 bâtiments, dont le porte-avions Victorious. La
Malaisie se déclare de son côté prête à invoquer l’article 51 de la charte
des Nations-Unies et demander l’aide britannique. L’Indonésie renonce alors à
poursuivre l’escalade. Dans le même temps et plus discrètement le contingent du
Commonwealth à Bornéo est porté à 18 bataillons et 14 000 hommes, qui
reçoivent également l’autorisation de pénétrer en Indonésie jusqu’à dix kilomètres
au-delà de la frontière.
En parallèle, le « Département de
recherche sur l’information » du Military Intelligence, section 6 (MI6)
organise une campagne habile de propagande contre le Président Soekarno.
Celui-ci manque d’être renversé une première fois en septembre 1965 par une
faction militaire de gauche puis l’est effectivement quelque temps plus tard
par le général Suharto. En mai 1966, le nouveau pouvoir met fin au conflit.
On a là une bonne partie des ingrédients, propagande, action
clandestine, action militaire discrète non attribuable, démonstrations au
contraire très visibles de forces, emploi des foules, diplomatie, etc. de ces
fameuses « guerres grises » ou « sous le seuil » (de la
guerre ouverte) ou encore « hybrides » que certains croient visiblement être
nés avec la « confrontation », je préfère ce terme, entre la
Russie et de l’Ukraine en 2014. On avait visiblement oublié les crises turco-soviétique
des détroits ou irano-soviétique, le blocus de
Berlin, la crise de Suez, les deux crises du détroit de Taïwan, la crise de
Cuba, les combats entre l’Union soviétique et la Chine le long du fleuve Amour,
la guerre mosaïque en Angola, et d’autres.
La guerre froide était effectivement pleine de ces confrontations
plus ou moins violentes, plus ou moins camouflées et mettant en œuvre les
moyens les plus divers pour imposer sa volonté, en évitant d’aller trop loin. En
fond de tableau, il y avait toujours la peur du nucléaire et les puissances
atomiques évitaient de s’en prendre l’une à l’autre ouvertement. Mais la dissuasion
conventionnelle jouait aussi le rapport des forces des armées de pays non atomiques
étant plutôt équilibré entre les États équipés à l’occidentale et ceux qui
l’étaient par l’URSS. Hors l’intervention unilatérale d’un des deux grands
comme en Corée, au Vietnam ou en Afghanistan, on assistait donc plutôt à des
guerres ouvertes brèves entre voisins, y compris entre la France et la Tunisie
en 1961 par exemple, ou donc des confrontations « sous le seuil »,
comme celle de la France avec l’Iran, la Libye ou encore avec la Syrie au
Liban.
La « guerre sans la
déclarer » n’a pas complètement
cessé avec la fin de la Guerre froide, on peut regarder par exemple ce qui
s’est passé entre le Congo, l’Ouganda et le Rwanda au tournant du siècle, mais
elle s’est beaucoup raréfiée. Dans le « Nouvel ordre mondial » et le moment unipolaire américain, plusieurs blocages à l’emploi
de la force avaient disparu au profit du camp occidental. La guerre contre
l’Irak en 1990-91 par exemple aurait sans doute été inconcevable quelques
années plus tôt. Le conseil de sécurité des Nations-Unies aurait été bloqué par
un véto soviétique et les alliés européens auraient de toute façon hésité à se
découvrir en Europe. N’oublions qu’à peine quatre ans plus tôt le Tempête rouge de Tom Clancy était considéré
comme un scénario vraisemblable.
Non seulement les puissances occidentales, les États unis pour être
plus clair, disposaient d’une grande liberté d’action mais leurs moyens
militaires, notamment aériens, n’étaient plus contrebalancés. Ce fut donc l’époque
des coalitions sous une direction américaine et des guerres de punition des « États voyous », une tous les quatre ans environ. Cette
ère stratégique s’est probablement terminée avec la guerre contre la Libye en
2011. Le régime d’Assad dont les exactions auraient immédiatement suscité les
foudres d’une coalition dans les années 1990 n’a jamais été attaqué de
cette façon, mais de manière beaucoup plus indirecte et peu réussie. Il y avait
une forme de lassitude, en particulier après les enlisements afghan et irakien,
mais aussi le retour des blocages et des contrepoids au plus haut niveau.
La Russie et la Chine, dont on oublie au passage l’interventionnisme
discret des années 1960 et 1970, sont de retour dans le jeu des puissances
et elles viennent aussi avec des moyens militaires qui à nouveau dissuadent de
s’en prendre à eux et sont également susceptibles de nourrir leurs alliés
étatiques ou non. Le contexte stratégique est donc de nouveau favorable à des
affrontements plus limités mais aussi sans doute plus nombreux. La brève
confrontation entre la France et la République de Côte d’Ivoire en novembre
2004 relevait déjà de ce type de conflit avec sa combinaison d’emploi de la
force, d’agressions de « jeunes
patriotes » contre des
ressortissants français, de manipulations de l’information et d’actions en
justice. Il n’est pas certain d’ailleurs que la France soit alors sortie
gagnante de cette opposition.
Quand on parle de « vraie guerre », l’inconscient
collectif pense immédiatement « guerre
mondiale » avec ses
lignes de front et ses armées gigantesques. C’est compréhensible, mais pour
autant le sol français n’a pas connu de présence d’une armée ennemie depuis 75 ans,
ce qui doit constituer un record historique et on ne voit pas très bien, sauf
basculement soudain de l’histoire, comment il ne pourrait en être autrement pendant
encore longtemps. Depuis 1945, nous avons en réalité mené plusieurs autres
formes de conflits au cours de cinq périodes stratégiques, souvent deux à la
fois entre guerre ouvertes contre des États ou contre les organisations armées
et les confrontations.
Nous ne leurrons, l’époque actuelle, dans laquelle nous sommes
plongés depuis quelques temps déjà est celle de ces deux dernières formes. C’est dans
ce sens qu’il faut comprendre la préoccupation du chef d’état-major de l’armée
de Terre dans son plan stratégique, qui parle de combat de haute-intensité mais
aussi d’élargissement du spectre des affrontements. Haute-intensité n’est pas
synonyme de guerre mondiale et confrontation n’est pas synonyme de
non-violence, une compagnie d'infanterie ou une patrouille d’avions de combat engagées
dans un combat isolé sont en haute-intensité. Les Britanniques ont eu plus de
morts en trois ans de combat invisible dans la jungle de Bornéo que la France dans
tous ses engagements ouverts contre des États depuis 1956.
Il reste à avoir pleinement conscience de ce nouvel état du monde et
se mettre, enfin, en ordre de bataille. La France maîtrise plutôt bien
l’emploi ouvert, discret ou clandestin de la force armée, mais on pourrait
faire encore mieux avec plus une armée de hackers, de forces locales encadrées et
soldées, de sociétés militaires écrans, de « tigres volants », de forces
spéciales et clandestines, mais aussi de forces régulières rapidement
projetables de raids et de frappes, voire de saisie, à la manière de Manta-Epervier au Tchad.
Mais une confrontation dépasse largement le champ militaire, il n’y
a même aucune limite, y compris dans la légalité, du moment que l’on peut faire
pression sur l’ennemi, c’est-à-dire concrètement que l’on est capable de lui
faire mal. Il y a suffisamment d’exemples juridiques, commerciaux, techniques, ou
autres américains ou chinois pour avoir des idées à notre tour, une fois que l’on
aura compris une bonne fois pour toutes quelle est la « vraie guerre » dans laquelle nous sommes engagés et
encore pour quelque temps.
Un livre vient de paraître sur le service action au Laos:
RépondreSupprimerhttp://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr/archive/2020/07/07/a-la-decouverte-du-service-action-au-laos-en-1945-21301.html
Pour la pinaille :
RépondreSupprimer- le Special Air Service n'a pas été reformé pour la Confrontation mais l'avait été pour « l'autre » conflit en Malaisie, la Malayan Emergency. Du moins c'est le récit usuel -- qui oublie, avant cela, la recréation du 21 SAS de réserve (1947) et l'obtention du statut de corps/arme (mai 1950).
- l'Information Research Department n'était pas une branche du MI6.
Il y avait aussi la CIA avec l'opération "Haik":
RépondreSupprimerhttps://youtu.be/835UfWNsagE