Et maintenant, le cancer
On sera plus bref, car on a
déjà beaucoup parlé sur ce blog. Ce qu’il faut d’abord retenir de La foudre et
le cancer, c’est qu’on n’a pas attendu la « guerre hybride » pour
parler des formes d’affrontement autres que la guerre ouverte. Profitons-en
pour re-tuer cette expression de « guerre hybride » qui ne veut pas
dire grand-chose car ce que l’on désigne généralement ainsi n’est pas de la
guerre et ensuite parce que la guerre elle-même est toujours hybride, au sens
où on y combine toujours des actions militaires et civiles.
Pour ma part, je parle toujours
de « confrontation » par référence à la Confrontation de Bornéo de 1962
et 1966, exemple parfait d’opposition « avant la guerre » entre le Royaume-Uni
et l’Indonésie. On pourra utiliser si on préfère le terme « contestation »
situé entre la compétition et l’affrontement dans le Concept d’opérations des
armées de 2021. En 1939, le capitaine Beaufre parlait de « paix-guerre »
dans la Revue des deux mondes pour décrire cet état intermédiaire entre
la paix totale et la guerre totale qui caractérisait les évènements en Europe
depuis 1933.
Dans ce champ, rappelons-le
tout est possible, y compris l’emploi des forces armées, du moment que l’on modifie
favorablement le comportement politique de l’adversaire du moment sans franchir
le seuil de la guerre ouverte. La seule limite est l’imagination.
Si on veut classifier les
choses, il y a d’abord l’emploi de la force armée à des fins de dissuasion (empêcher
un comportement hostile) ou de coercition (modifier un comportement hostile) mais
toujours sans (trop de) violence. Ne nous étendons pas, c’est bien connu. Le blocus
de Berlin (1948-1949) par l’armée soviétique et la réponse alliée par le pont
aérien en est un exemple parfait. Les pays occidentaux savent faire aussi comme
lors du « conflit de la langouste » en 1963 lorsque le général de
Gaulle engage la marine nationale pour protéger les langoustiers français au
large du Brésil ou à plus grande échelle lors du couple d’opérations Manta-Epervier
(1983-1987) pour protéger le sud du Tchad contre la Libye de Kadhafi. De temps
en temps, ces oppositions peuvent déboucher sur quelques accrochages et quelques
frappes aériennes, mais la violence reste limitée. Étrangement, le général Delaunay
ne parle pas de cet aspect ou cela m’a échappé, de la même façon qu’il ne parle
pas de notre soutien aux armées et groupes armés qui servent nos intérêts, en
Afrique en particulier comme l’armée tchadienne ou l’UNITA en Angola.
L’auteur s’intéresse beaucoup
plus à ce qu’on appelle alors la « guerre révolutionnaire ». En fait,
on l’a un peu oublié mais le terrorisme est le problème sécuritaire majeur des
années 1970-1980. Il y a alors en Europe quelques groupes d’extrême-droite comme
Charles-Martel en France mais surtout des organisations « rouges »,
Fraction armée rouge, Brigades rouges, Action directe et quelques autres, qui
pratiquent attentats à la bombe et assassinats. Ces groupes rouges s’associent
aussi régulièrement aux groupes palestiniens comme le FPLP, les FARL, ou Septembre
Noir dans leurs actions, mais aussi aux groupes indépendantistes, tous
également classés « révolutionnaires », comme l’ETA, l’IRA mais aussi
le FLNC ou le FLNKS. Les attentats sont souvent moins meurtriers que les
attentats djihadistes du XXIe siècle, mais très nombreux. Il n’y pas
un mois, voire une semaine, à cette époque où on n’entend pas parler d’un
attentat à la bombe ou d’un assassinat politique ou tentative d’assassinat. Tous
ces groupes ont des motivations diverses, mais Delaunay voit la main de Moscou
derrière la plupart d’entre eux, de la même façon que l’URSS soutient la
plupart des groupes armés du Tiers-Monde luttant contre leurs États, selon le
principe qu’il faut simplement soutenir tout ce qui peut faire du mal à l’adversaire.
Il n’évoque qu’avec quelques
mots la menace islamiste montante depuis 1979, qu’elle soit salafiste ou chiite.
La France est pourtant dans les années 1980 en confrontation non seulement avec
la Libye – rappelons que l’attentat du vol UTA 772 en 1989, 170 morts dont 54
Français, est la plus grande attaque terroriste contre la France jusqu’en 2015
- mais aussi contre l’Iran et le Syrie. Les deux alliés nous ont déjà attaqués au
Liban via des groupes libanais sous différentes formes – otages, assassinat de
l’ambassadeur, attaques contre le contingent à Beyrouth – mais l’Iran va également
porter le fer à Paris quelques mois après la publication de La foudre et le
cancer, avec 11 attentats de 1985 à 1986 (13 morts, 303 blessés). La première
vague de terrorisme jihadiste viendra d’Algérie quelques années plus tard.
Ce qu’il faut retenir à la
lecture de La foudre et le cancer, c’est que le terrorisme est finalement
presque une normalité dans l’histoire et la période relativement calme - sauf
en Corse - de 1997 à 2012, apparait comme une anomalie. Le terrorisme apparaît
comme l’expression violente d’idéologies politiques extrémistes. Son effacement
est certes le résultat d’une action répressive, dont on constate à la lecture
du livre qu’elle a mis beaucoup de temps à s’organiser et continue visiblement
à poser problème, mais aussi et peut-être surtout de l’effacement parallèle des
idéologies-mères et des sponsors étrangers. La Chine de Deng Xiaoping, au pouvoir
à partir de 1982, a d’autres priorités. L’Iran gagne la confrontation contre
nous. L’URSS disparaît. On négocie avec les indépendantistes. On peut donc croire
ce cancer-là est endormi au milieu des années 1990, ce qui va certainement
endormir la vigilance.
L’autre cancer décrit est l’« orchestre
rouge », c’est-à-dire toutes les actions clandestines possibles de l’Union
soviétique, comme le sabotage qui reste surtout à l’état de préparation en attente
du Grand soir et de la grande offensive, mais qui pensait-on pouvait être très
destructeur. Notons que dans les années 1980, on parle déjà de lutte
informatique comme dans le roman Soft War (1984) de Denis Beneich et
Thierry Breton. L’Union soviétique pratique surtout à grande échelle l’espionnage
et l’infiltration des réseaux politiques. On pratique aussi à l’époque bien
sûr, la contrainte économique (et de souligner dans le livre que les Soviétiques
ont « barre sur nous en nous vendant du gaz »), l’instrumentalisation
du sport avec les boycotts de part et d’autre des jeux olympiques de 1980 et
1984 ou des matchs qui virent à l’affrontement politique comme le match de hockey
entre les Etats-Unis et l’URSS à Lake Placid en 1980 qui a marqué les esprits. Bref,
en la matière les années 2020 n’ont pas inventé grand-chose.
Elles n’ont même pas
inventé ce qu’on appelle aujourd’hui l’« influence » mais qu’on
baptisait « subversion » jusqu’à la fin des années 1980, lorsque là
encore on a cru que c’était terminé avec la fin de l’URSS. Paru en 1982, Le montage
de Vladimir Volkoff fait un tabac chez les militaires, dont le top management a
fait les guerres d’Indochine et d’Algérie - Delaunay y a été grièvement blessé
- et y revenu à la fois imprégné par cette idée de subversion et frustré de ne
pas pouvoir en parler, après le fiasco de la « guerre psychologique »
en Algérie.
Comme beaucoup, le général Delaunay
est persuadé qu’il y a dans notre pays, une entreprise délibérée de corrosion
des valeurs afin de l’affaiblir. Il n’est pas loin de penser, d’autres ont
moins de retenue, que les militaires voient cela mieux que les autres et qu’il
est leur devoir de proposer une contre-offensive psychologique. Je crois pour
ma part que les sociétés changent vite en fonction des circonstances (à la
suite d’un débat en1933, les étudiants d’Oxford votent que jamais ils n’iront « mourir
pour le Roi et la Patrie » et en 1939 ils se portent volontaires en masse
pour intégrer la RAF) et qu’il est un peu vain, comme en stratégie, de tracer
des lignes de fuite trop lointaines sur l’évolution des sociétés car elles seront
forcément démenties et parfois brutalement. Je ne suis par certain non plus que
les militaires soient plus légitimes et compétents que les autres, ni moins d’ailleurs,
pour évaluer et faire évoluer la société. Après tout, les « colonels »
ont pris le pouvoir en Grèce en 1967 au nom de la lutte contre la subversion et
le retour des valeurs (interdiction de mini-jupe et des cheveux longs) et cela
s’est terminé en pantalonnade sept ans plus tard car ils n’avaient aucunes
compétences pour gouverner. Mais c’est un autre débat. Les chapitres que le
général Delaunay sur le sujet, la majeure partie du livre, sont tout à fait
intéressants et intelligents. Je rejoins totalement tout ce qui est dit sur l’expression
libre et large nécessaire sur les questions de Défense ou encore sur la gestion
économique de cette Défense.
Le défaut d’un historien est souvent de ne rien trouver de nouveau dans les situations du moment puisqu’il y aura toujours dans le passé quelque chose qui y ressemblait. C’est évidemment trompeur car il y a toujours aussi des choses inédites dans les évènements du jour, mais c’est un défaut utile pour l’action. Il est donc lire et relire les écrits d’un passé que l’on croit ressemblant à notre époque, on y trouve toujours de quoi éclairer celle-ci.
Vachement bien, comme d'hab'.
RépondreSupprimerBonne continuation à vous, et au plaisir de continuer de vous lire.
"Artisanat de guerre" ---> Très juste.
SupprimerIl est toujours intéressant de revenir sur des prévisions pour voir si elles se sont réalisées ou pas et comment elles peuvent éclairer l'avenir, mais nous serons toujours condamnés à tenter de percer le "brouillard de l'avenir" pour que nos décideurs fassent des choix forcément imparfaits.
RépondreSupprimerTrès intéressant en tous cas et merci de nous offrir ces réflexions pertinentes.
La réflexion, même imparfaite, est toujours un progrès
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