Le devis du sang
Quand
on élabore un plan d’opération, on s’efforce normalement d’en évaluer le coût
probable et on présente le devis au décideur politique. Ce qui a été demandé aux
forces terrestres israéliennes avant le 27 octobre, correspondait sensiblement
à quatre fois ce qui leur avait été demandé en 2014 lors de Bordure
protectrice. À l’époque, la mission consistait à nettoyer de présence et
infrastructures du Hamas et alliés sur 3 km au-delà de la barrière de sécurité
et cela avait pris 20 jours et coûté 66 morts à Tsahal. Le niveau tactique des
unités israéliennes comme des bataillons de quartiers du Hamas n’a guère évolué
de part et d’autre depuis huit ans. Sur un terrain plat, sans l’emploi de véhicules
ni de moyens d’appui, les pertes seraient sensiblement équilibrées. Mais les
combattants palestiniens bénéficient du terrain urbain préparé, tandis que les
Israéliens bénéficient de la protection de leurs véhicules et de leur puissance
de feu directe, soit au bilan un échelon tactique de plus.
L’évolution
du rapport de pertes étant plutôt logarithmique, à niveau tactique équivalent
les pertes sont équivalentes, mais avec un niveau d’écart, on a du 1 contre 10
en faveur du plus fort, et a deux niveaux d’écart on s’approche du 1 pour 100. On
pouvait donc s’attendre à au minimum 10 combattants du Hamas tués pour chaque
israélien, plus des effets secondaires comme la capture de prisonniers – que seule
l’opération de conquête peut obtenir – ou le traitement des blessés, en moyenne
plus graves du côté du Hamas du fait des munitions utilisées et plus difficilement
soignables, qui vont augmenter encore le nombre et la proportion de pertes
définitives. Il faut ajouter aussi les pertes infligées simultanément par l’opération
de frappes en profondeur – frappes aériennes et artillerie – qui a débuté dès
le 7 octobre et se poursuit en parallèle de l’opération de conquête. Ses effets
militaires déjà faibles au regard des effets contre-productifs produits par les
dégâts sur la population le sont cependant encore plus avec la raréfaction des
cibles. En résumé de cette évaluation macabre, le kill ratio de Bordure
protectrice en 2014, opération de frappes et de conquête partielle réunies,
avait été au final de l’ordre de 20 combattants palestiniens tués pour chaque
soldat israélien tué. On pouvait donc s’attendre en 2023-2024 à des chiffres
comparables.
Au
bilan, le devis présenté à l’exécutif aurait pu être le suivant : 80 jours
de combat et 250 morts pour conquérir le territoire de Gaza et tuer 5 000 combattants
ennemis, sachant qu’il ne s’agirait dans tous les cas que d’une première phase,
la suivante étant la prise de contrôle du territoire sur une durée indéterminée.
Le
déroulement de l’action
L’offensive israélienne commence dans la nuit du 27
au 28 octobre, en bénéficiant de la supériorité israélienne dans le combat nocturne.
Elle prend la forme d’une opération séquentielle, conquête du nord du territoire
de Gaza puis du sud, ce qui a sans doute pour effet de retarder la fin de l’opération
mais au profit d’un rapport de forces local plus favorable. La 36e
division (4 brigades) porte l’attaque sur toute la face nord de la bande de
Gaza avec un effort porté sur la côte tandis que la 162e division (4
brigades) attaque à l’est avec un effort au centre nord du territoire en
direction de la mer. La 143e division de réserve, dite « division
de Gaza » surveille pendant ce temps le sud de la frontière avec Gaza.
Après deux semaines de progression plutôt rapides,
les deux divisions israéliennes se rejoignent aux alentours du grand hôpital
al-Shifa, et la zone dense de Gaza-Ville est encerclée. Le 21 novembre, avec 66
soldats, les pertes israéliennes sont équivalentes à celles de 2014. Le bilan contre
l’ennemi est en revanche plus important qu’à l’époque, puisque le 25 novembre Tsahal
estime avoir tué 4 000 combattants ennemis contre 1 300 en 2014. Si
les pertes ennemies lors de l’attaque initiale du 7 octobre sont assez bien connues
puisque les corps ont été retrouvés, celle d’Épée de fer, soit donc environ
2 500, sont plus incertaines, d’autant plus que certains sont de pures « estimations
aériennes » après les frappes. Avec au moins le double de blessés rendus
inaptes au combat et les prisonniers, peut-être 1 500, de l’opération
terrestre, on imagine que les deux brigades du Hamas au nord de Gaza sont très
éprouvées. Le Hamas admet aussi le 26 novembre la mort de plusieurs de ses
cadres, dont les commandants de ces deux brigades.
L’opération de conquête est interrompue du 24
novembre du 1er décembre, le
temps d’une trêve humanitaire et surtout de libération d’otages en échange de
celles de prisonniers palestiniens. Elle reprend le 2 décembre, plus lente au
fur et à mesure que les abords denses de Gaza-Ville et de Jabaliya sont
abordés. Le 3 décembre, la 98e division, forte de trois
brigades d’infanterie dont une de réserve et peut-être de la 7e brigade
blindée, est engagée au sud du territoire en direction de Khan Yunes. La
progression est rapide jusqu’à la ville mais étroite via la route Saladin, elle
s’élargit par la suite pour former une nouvelle poche. Le 10 décembre, la 143e
division attaque à son tour le bord sud-est du territoire de Gaza, la
progression est y est très lente. Le 15 décembre dans la zone nord, trois otages
ayant réussi à s’échapper des mains sont abattus par erreur par des soldats
israéliens, exemple parfait de « caporal stratégique » désastreux.
Tout le reste du mois de décembre se passe à progresser lentement au sein de la
zone nord. Entre le 20 et le 25 décembre, la 36e division est relevée
par la 99e division de réserve, avec trois brigades. La brigade
Givati est retirée de la 162e division pour renforcer la 98e
division au sud. À la fin du mois, les deux brigades écoles et trois brigades
de réserve auront été retirées de la zone de combat. Le 27 décembre, la 36e
division attaque à nouveau, mais en centre en direction de Bureij.
Au 7 janvier 2024, après 67
jours de combat effectif, les forces terrestres israéliennes ont perdu 176
soldats, soit moins de deux par jour de combat contre plus de trois en 2014. Quatre
soldats ont été tués dans les sept premiers jours de janvier, ce qui indique
une réduction de l’intensité des combats dont on ne sait si cela est dû à un fléchissement
de l’ennemi ou à un ralentissement de l’engagement israélien. Elles ont conquis
la plus grande partie du nord de Gaza où ne subsistent plus que quatre petites
poches de résistance et formé deux trois poches au centre, sud jusqu’à Khan
Yunes et au sud-est, soit environ 50 % de la superficie totale. Du point de vue
« terrain », on se trouve nettement en dessous de la norme indiquée
plus haut de conquête totale en 80 jours. Du côté des effets sur « l’ennemi »,
l’armée israélienne estime avoir tué 7 860 combattants ennemis, soit environ 6 200
à l’intérieur de Gaza par la campagne de bombardements et les combats
terrestres. Si ce chiffre est vrai, on se trouve dans un rapport de pertes
entre Israéliens et Palestiniens de 1 pour 35, ce qui est très supérieur au
chiffre de 2014. Il est probable que le chiffre estimé dans l’action des pertes
ennemies soit, comme souvent lorsqu’on est jugé sur les bilans que l’on est seul
à donner, un peu exagéré. Toujours est-il qu’en comptant les blessés graves et
les prisonniers, le potentiel du Hamas et de ses alliés, initialement estimé à
25-30 000 combattants mais sans doute renforcé de volontaires en cours d’action,
est peut-être entamé à 50 %. Les tirs quotidiens de roquettes sur Israël depuis Gaza ont fortement diminué.
En résumé, le déroulement
de l’opération de conquête et la physionomie des combats sont parfaitement
conformes a ce qui était attendu, un phénomène assez rare. Toutes autres choses
(autres fronts potentiels, pression internationale, libération des otages) étant
égales par ailleurs, le commandement israélien peut estimer à ce rythme avoir
terminé la conquête de Gaza pour fin mars 2024. Il faudra enchaîner sur une
nouvelle opération de nettoyage et contrôle dont, pour le coup, il est extrêmement
difficile à ce jour de déterminer la durée, probablement beaucoup plus longue
que la conquête, et l’intensité, probablement moins forte quotidiennement mais beaucoup
plus usante sur la durée.
Quelques remarques
À ce jour, l’armée de Terre
israélienne a engagé 17 ou 18 brigades d’active et de réserve dans l’opération
de conquête de Gaza. Combien la France pourrait-elle en engager dans une
situation similaire ? Probablement pas plus de 4 ou 5 équivalentes à
celles des Israéliens et totalement équipées. Autrement dit, l’armée française
ne serait actuellement pas capable de vaincre un ennemi de 25-30 000 fantassins
légers retranchés dans une zone urbaine de plusieurs millions d’habitants.
Comme l’Ukraine, Israël n’aurait
rien pu faire sans brigades de réserve constituées et équipées. Il n’y a pas de
montée en puissance rapide ou de capacité à faire face à une surprise sans stocks
de matériels et de réserves humaines.
L’infanterie débarquée, c'est à dire à pied, la poor bloody infantry toujours oubliée, est une priorité stratégique. Il n’est pas normal que des combattants équipés d’armes et d’équipements légers des années 1960 puissent tenir tête à des unités d’infanterie modernes. Ils devraient être foudroyés. L’infanterie débarquée française seule devrait être capable d’infliger un 1 contre 10 seule et 1 pour 20 ou 30 avec ses véhicules (vive les canons-mitrailleurs) sans avoir à faire appel forcément à des appuis extérieurs et quel que soit le terrain.
"L’infanterie débarquée française seule devrait être capable d’infliger un 1 contre 10 seule et 1 pour 20 ou 30 avec ses véhicules (vive les canons-mitrailleurs) sans avoir à faire appel forcément à des appuis extérieurs et quel que soit le terrain."
RépondreSupprimerOui !
Plus de "patate" pour notre infanterie !
Sans compter qu'une infanterie de grande qualité est un atout stratégique et géopolitique majeur (l'infanterie est universelle et nécessite relativement peu de moyens au regard de sa forte valeur ajoutée, capacités de formations et relations interpersonnelles/interétatiques étendues, appuis aux états étrangers rapidement déployables, interventions "légères et réversibles", maitrise de la violence ...) !
Dans "l'esprit" de vos articles sur l'infanterie et l'entrainement ("Le cerveau du [...]"), j'aurais aimé savoir ce que vous demander votre avis sur ceci (en rapport avec l'entrainement militaire, le maniement des armes, la mémoire musculaire et tactique ... mais en partant de l'archerie) :
"Lars Andersen: Learn Archery Fast!"
https://www.youtube.com/watch?v=I3k6MQ-srzE
"Lars Andersen has trained new Robin Hood star"
https://www.youtube.com/watch?v=rU0vxgjBNBU
"Lars Andersen: Impossible Fun Archery and why archery changed"
https://www.youtube.com/watch?v=9sX6eCeM8qo
"I was wrong - instinctive archery does not exist!"
https://www.youtube.com/watch?v=RHpi69mTDos
(sur la "mémoire musculaire")
"j'aurais aimé savoir ce que vous demander votre avis sur ceci"
SupprimerL'hésitation qui était la mienne quant au choix des mots ne transparait pas du tout là-d'dans ... nan ...
^^
Je pense que l'infanterie, il faut avant tout lui foutre la paix. Le savoir-faire est (encore) là, par contre P1 il faudrait arrêter d'aller faire le con à Sentinelle ou au 14 juillet 4-5 mois par an. Refaire des manoeuvres, du terrain, hors prepa opex. Ce serait juste un début, mais un bon début.
SupprimerQue pensez-vous des analyses de Code Reinho/VIS-PACEM sur l'infanterie, l'entrainement et les équipements (si vous connaissez son travail) ?
RépondreSupprimerAnalyse toujours aussi intéressante bien qu'occultant la situation de la vie de la population ...
RépondreSupprimerCe qui modifie grandement toute prévision de fin de conflit :
La bande de Gaza a vu son immobilier suffisamment détruit, la situation "alimentation & eau potable" est telle, le système médicale idem, et le respect des droits des populations civiles par Israël si "relatif", la quantité de victimes palestiniennes innocentes/collatérales (?) si importante ... que l'avenir de gaza en tant que territoire vivable pour les palestiniens est plutôt fortement compromis ...
Sujets pas forcément annexe : Exode ? Et où ?
- Vous parlez également de "devoir enchaîner sur une nouvelle opération de nettoyage et contrôle longue" ... "Nettoyage" fait un peu froid dans le dos ... à manier avec extrême prudence ?
- Et autre sujet qui me semble plus que préoccupant : comment critiquer et combattre Poutine quand on est aussi bienveillant avec la politique du "Grand Israël" de Netanyahu ...
Ou encore, que pensez-vous de ce qu'explique "LARA TACTICAL" sur l'entrainement aux tirs ?
RépondreSupprimer"Special Assistance Unit X Lara Tactical"
https://www.youtube.com/watch?v=SJyfNqAhpVY
Analyse passionnante et conclusion que doivent absolument lire nos politiques.
RépondreSupprimerNous assistons à un génocide, pas à une conquête... Je pense que les théories tactiques et stratégiquew militaires s'arrêtent à la porte des camps. Étudier le nettoyage du ghetto de Varsovie après sa révolte ce n'est pas étudier une conquête.
RépondreSupprimerSur l'aspect politique des choses :
RépondreSupprimerCharles Enderlin@Charles1045
1400 morts le 7 octobre; Des centaines de militaires israéliens morts au combat. Plus d'une centaine d'otages encore détenus à Gaza. Des dizaines de milliers de morts palestiniens. ministres députés du gouvernement Netanyahu dansent dans une extase messianique.
https://twitter.com/Charles1045/status/1751746982345916653
Prise de position importante. À Jérusalem, le ministre ultra-orthodoxe Goldknopf est allé assister à la conférence des messianiques pour l'annexion de Gaza et l'installation de colonies juives sur ce territoire. Les ultra-orthodoxes basculent vers le sionisme-religieux
https://twitter.com/Charles1045/status/1751744272619991382
"C'est des malades ... C'est des malades !"
https://www.youtube.com/watch?v=v4BMXhB1x5o
La conquete de Gaza avance lentement mais surement , sur 18 bataillons de 1,000 militants le Hamas en a perdu 12 . Les 6 derniers bataillons sont assez diminué entre la frontiére avec l'Egypte à Rafah et la ville de Khan Younis ou les combats sont intenses . Il faudra sans doute des mois pour accéder aux tunnels les plus profonds et a ceux qui alimentent l'arrivée des armes depuis le Sinai . l'Egypte est très véxèe qu'Israel et le reste du monde découvrent que depuis 2006 ( évacuation de Gaza par Israel ) des dizaines de tunnels très modernes partent de Gaza pour déboucher dans le Sinai égyptien . Il s' agit d'une complicité implicite entre deux ennemis , l'Egypte dénonce l'idéologie des Freres Musulmans qui anime le Hamas mais laisse faire et détourne le regard puisqu'il s'agit d'attaquer Israel . Plus Israel avance et plus s'ouvre une abime entre trois poles chez les palestiniens : La branche politique du Hamas qui tire les ficelles a l'echelon international et soutire des milliards aux monarchies pétroliéres est prete a renoncer - temporairement le temps d'une treve de 2 a 5 ans avec Israel - a ses objectifs politiques ultimes ( la destruction d'Israel ) et pour cela la branche politique doit obtenir d'Israel une trève durable a l'occasion d'un èchange otages israeliens contre prisonniers palestiniens emprisonnés en Israel .La branche militaire elle est coincée a Gaza et sous Gaza et n'obtient rien sinon devenir de plus en faible . Ayant sans doute assassiné 30 otages sur les 132 restants , elle a perdu toute crédibilité en Israel. La branche militaire de Hamas n'a plus de choix autre que de disparaitre ou de fuir dans le Sinai .Ainsi la branche politique de Hamas , perd sa derniére carte militaire a Gaza .Une fois la menace de Gaza neutralisée , il est probable que l'Arabie Séoudite prendra la place du Qatar ( déconsidèré par sa duplicité car financier du Hamas ) et financera la reconstruction et l'installation d'un gouverneur pro-Egypte au lieu des démagogues du Hamas . Restera une faille irrémédiable entre les gazaouis et leurs leaders fanatiques .
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