De 1961 à
1979, hors guerre d’Algérie finissante, les soldats français ont livré de très
nombreux combats du niveau de la compagnie isolée, dont les plus violents se
sont déroulés au Tchad de 1969 à 1972. Dans le même temps, ils ont livré six
combats d’un ou deux jours, tous en Afrique (Tunisie, Tchad, Zaïre), engageant
à chaque au moins un régiment ou un groupement tactique interarmes (GTIA) formé
d’unités de plusieurs corps.
Ces six combats ont un point
commun : les régiments français y ont écrasé leurs adversaires alors
qu’ils combattaient à chaque fois en infériorité numérique et que les
combattants ennemis étaient parfois mieux équipés qu’eux. Au total, 39 soldats
français ont été tués dans les neuf groupements engagés et environ 200 y ont
été blessés plus ou moins gravement. Les pertes ennemies sont difficiles à
connaître avec certitude mais on peut les estimer à au moins 1 000 morts
et de 2 à 4 000 blessés. A chaque fois, cet ennemi a été détruit ou au
moins chassé de la zone.
Il faut
attendre ensuite 34 ans pour revoir en Afrique, des combats de cette ampleur
menés par les forces françaises. De janvier à mars 2013, quatre GTIA français
et plusieurs contingents alliés, en particulier tchadien, sont engagés au Mali
et y affrontent plusieurs groupes armés dans l’Adrar des Ifhogas et dans la
région de Gao. Les résultats sont similaires à ceux des combats de leurs anciens. L’ennemi
est détruit ou, surtout, chassé de ses bases, perdant environ 420 hommes,
presque tous tués. Les forces françaises déplorent 4 morts et 23
blessés. Le contingent tchadien perd de son côté, 23 morts et 82 blessés.
Régiments de classe
La première
conclusion de ces engagements est que dans un combat moderne, il est
vain de comparer les nombres car comme cela a été dit précédemment, ce qui y
fait vraiment la différence, la détermination, la compétence et la capacité de
coordination, ne sont pas vraiment visibles. Toutes choses égales par ailleurs, qu’un de ces facteurs, à plus
forte raison plusieurs, soit supérieur à celui de l’adversaire et les résultats seront dissymétriques. L’infanterie
allemande avait une efficacité tactique estimée, par Trévor Dupuy, en moyenne
supérieure de 20 % à à l’infanterie française en août 1914. Dans les confrontations, la première l’emportait sur la
seconde dans 60 % des cas et les pertes étaient de 1 soldat pour 1,8. Sur la
Marne en septembre, les pertes se sont équilibrées, en grande partie parce que le
seuil de compétence des Français avait augmenté très vite. Durant la
guerre des six jours en 1967, la supériorité tactique des unités israéliennes
était supérieure de 100 % à celles des unités arabes. Le rapport de pertes a alors été de 1 à 20. Ce rapport s’est équilibré au Sinaï dans les premiers jours de la
guerre du Kippour après le saut qualitatif égyptien opéré dans les années
précédentes. Il bascule à nouveau en faveur des Israéliens lorsque ceux-ci, comme les
Français avant la Marne, procèdent à des innovations rapides.
Il ne sert donc pas grande chose à estimer et comparer les éléments numériques d’unités
terrestres. De toute manière, dans un espace de combat du niveau du régiment,
il n’est pas possible, sous peine de massacre, d’effectuer actuellement les
grandes concentrations qui permettait de l’emporter éventuellement sur un point lorsque le
« choc » l’emportait sur la capacité de tir. Il
est difficile, face à un GTIA d'en concentrer deux.
Les comparaisons sont pourtant nécessaires pour pouvoir organiser une bataille
ou une campagne, elles ne peuvent se faire cependant que par niveau de classe,
de la même façon que l’on classe des avions de combat en générations
Reprenons
l’équation de l’efficacité tactique décrite précédemment : CL = M x (H x
C)2 (ou CL exprimera une « Classe » tactique, M les moyens
disponibles, H une combinaison de détermination et de compétence et C
l’efficacité du système de commandement en vitesse/pertinence de coordination).
Affectons ensuite une valeur de 1 à 4 (du plus léger/faible/ à ce que se fait
de mieux actuellement) à chacun de ses paramètres et divisons le résultat par
100 pour simplifier le résultat. Il devient possible de classer les régiments
de 1 à 10, voire plus avec l’introduction d’innovations
radicales. Certains éléments comme la
connexion avec des appuis extérieurs, un terrain particulièrement favorable ou
un avantage comparatif (des missiles antichars longue portée contre des
bataillons de chars homogènes par exemple) peuvent augmenter l’efficacité
tactique d’une classe, même si cela est temporaire. Précisons qu’il ne s’agit
pas d’un jugement de valeur, on peut être un régiment d’élite et n’être que de
classe 3 si on agit en effectifs réduits, à pied et avec un armement léger. Face
à un bataillon blindé-mécanisé même armé par du personnel médiocre, il y a aura
une différence d’au moins deux classes. A moins d’agir sur un terrain favorable
pour les fantassins, le résultat est sans appel.
Tout cela est
empirique et mériterait largement d’être affiné mais c’est opératoire :
- Une confrontation de groupements d’une classe équivalente donne un
résultat incertain et des pertes proches.
- Avec un décalage d’une classe (6 contre 5 par exemple) la victoire
du plus haut classé est très probable et le rapport de pertes de 1 à 5.
- Avec un écart de deux classes, la victoire est quasi-certaine et
les différences de pertes dépassent les 1 pour 10.
- Avec trois classes d’écart la victoire est certaine et écrasante.
Les différences de pertes peuvent dépasser 1 pour 50, jusqu’à beaucoup plus en
comptant les prisonniers.
Pour reprendre
les exemples cités en introduction, on peut considérer les différents GTIA français
comme étant de classe 3 ou 5 (1 ou 2 pour la puissance de feu, 4 pour le
facteur H et 3 pour le C) et leurs adversaires de classe 1 ou 2 (1 ou 2 pour la
puissance de feu, 1 ou 2 pour le H et le C). Les différences de 2 ou 3 classes
expliquent alors les résultats écrasants.
Autres exemples : lors de la bataille de Falloujah, en
novembre 2004, les six bataillons d’US Marines et de l’US Army, de classe 5 ou
6 [3 ou 4 x (4 x 3)2 + 1 pour la connexion avec les appuis], affrontent l’équivalent de quatre bataillons
rebelles de classe 3 [2 x (3 x 3)2 + 1 pour l’environnement urbain].
Dans la première phase, non seulement les rebelles ne peuvent s’opposer à la
prise de la ville en une semaine mais ils subissent 40 fois plus de pertes que
les troupes américaines. Dans la dernière phase de nettoyage à l’intérieur des
bâtiments où les Marines ne peuvent bénéficier d’aucun appui extérieur (descente
d’une classe), les pertes tendent à s’équilibrer.
Lors des
combats de juillet 2006 au Sud-Liban, les bataillons du Hezbollah, équipés
d’armement léger moderne, motivés et compétents, combattant dans un milieu
préparé, peuvent être classés 4 [2 x (4 x 3)2/100 + 1 pour
l’environnement préparé]. Les unités blindées-mécanisées israéliennes qui leur
font face sont beaucoup plus puissantes intrinsèquement mais sont descendues en
gamme et sont soumises à de fortes contraintes (désorganisation logistique,
peur des pertes). Grâce aux appuis disponibles, elles peuvent être classées 5.
Elles parviennent à pénétrer au Sud-Liban et infligent aux troupes du Hezbollah
des pertes supérieures aux leurs mais échouent à les vaincre.
Toujours plus haut, toujours moins
La deuxième
conclusion, apparemment logique, est qu’avec des régiments de classe élevée, on
gagnera toutes les batailles. Il faut donc rechercher en permanence la montée
en gamme.
Ce n’est pas
aussi simple. Si le raisonnement est juste au niveau tactique, il peut être
faux au niveau opérationnel. Dans l’exemple cité plus haut sur les premiers
combats de 1914, les Allemands l’emportent plutôt tactiquement (les régiments antagonistes
sont en fait de même classe, 1 par rapport aux normes actuelles, avec un léger
avantage pour les Allemands), c’est parce que les Français ont fait le choix d’avoir
autant de régiments qu’eux, ou presque. Or, la population et le PIB allemands sont au moins 25 % supérieurs. Les Français sont donc beaucoup moins sélectifs
sur le recrutement des conscrits et ne peuvent leur offrir tout à fait le même
équipement, ni les mêmes conditions d’entrainement. Mais au bout du compte, ils
se retrouvent assez nombreux pour contenir la poussée allemande sur l’ensemble
du front. Avec des régiments de la même qualité moyenne que les Allemands, les
pertes françaises auraient été moins dramatiques mais il est probable que l’infériorité
numérique générale (mal compensée par les petites armées belge et britannique)
aurait entraîné la défaite. La recherche de la victoire tactique à tout prix
peut avoir aussi des conséquences stratégiques négatives, lorsque notamment
elle induit une débauche de puissance de feu qui frappe aussi les populations.
Face à une organisation armée, on peut en venir ainsi à court terme à recruter
plus de combattants ennemis que l’on n’en élimine tout de suite.
De plus, cette
montée permanente en gamme est onéreuse, très onéreuse même lorsque
chaque nouvelle génération d’équipements coûte entre deux et quatre fois le
prix de la précédente, à l’achat comme à l’emploi, il est difficile de
maintenir le même nombre de régiments, à moins d’un effort budgétaire
similaire. De 1966 à 1989, l’effectif de l’armée de Terre française se maintient
à peu près aux alentours de 300 000 (en réalité elle perd en moyenne 1 000
postes par an) et de 150 régiments de mêlée (arme blindé ou infanterie). Cela n’a
été possible que parce qu’entre 1966 et 1989, le budget de la défense, porté
par un effort d’au moins 2 % d’un PIB en croissance régulière, a doublé et que
la très grande majorité de ces régiments étaient armés par des appelés ou des réservistes.
A partir du début
des années 1990, non seulement l’effort budgétaire n’est plus soutenu mais il baisse
en valeur réelle. Dans le même temps, la conjonction maintien des nouveaux
programmes d’équipements lancés dans les années 1980 (avec un accroissement inédit
des coûts), de la réduction à la portion congrue des réserves et de la
professionnalisation intégrale, s’ils élèvent la classe moyenne des régiments
en font aussi exploser le coût. Au bout de ce premier processus, la France actuelle
ne peut se payer que moins de 30 régiments de mêlée, soit sensiblement le
volume de la seule ex-Force d’action rapide.
Ce premier
processus a été doublé d’un second. La baisse des budgets continuant avec l’obligation
de supprimer massivement des postes, il a été décidé de rationaliser le soutien
de ces mêmes régiments. Le résultat est bien connu : privés de leurs
véhicules, accablés de bureaucratie, les derniers corps de troupe ont été sauvés mais
au prix de leur désorganisation (et de milliards d'euros d'équipements qui ne sont pas utilisés). Sur les 30 régiments évoqués, combien sont
susceptibles de partir au complet et sur très court préavis comme dans les
années 1980 ? Très peu, peut-être pourrait-on en engager 15 au bout de quelques
semaines.
Au rythme du processus enclenché en 1991 et sans le retournement actuel de la loi de programmation (en admettant qu’il soit tenu dans la durée et développé encore ensuite), on aurait pu compter sur un seul régiment opérationnel aux alentours de 2050, sans doute de classe 10 et invincible mais peut-être un peu seul pour tout faire. Cela correspond par ailleurs sensiblement au contrat opérationnel de 15 000 hommes projetables prévus dans le Livre blanc de 2013.
Au rythme du processus enclenché en 1991 et sans le retournement actuel de la loi de programmation (en admettant qu’il soit tenu dans la durée et développé encore ensuite), on aurait pu compter sur un seul régiment opérationnel aux alentours de 2050, sans doute de classe 10 et invincible mais peut-être un peu seul pour tout faire. Cela correspond par ailleurs sensiblement au contrat opérationnel de 15 000 hommes projetables prévus dans le Livre blanc de 2013.
Tout pousse à
la montée en gamme permanente, l’obsession des pertes qui induit de n’accepter
le combat qu’avec une supériorité écrasante de moyens (d’autant plus que nous
avons les moyens de le faire face à nos adversaires actuels) comme la
volonté (et le goût) des industriels de ne proposer que du high tech couteux et profitable. On augmente ainsi la probabilité
de gagner chaque bataille mais, sans autre effort et sans autre vision, au prix
de la diminution de la probabilité de gagner les guerres.
La solution est d'abandonner notre approche actuelle d'évolution de nos doctrines fondée sur les avancées technologiques et l'achat de matériel ultra coûteux au détriment de la préparation de nos forces.
RépondreSupprimerNous devons nous inspirer des travaux réalisés par les réformateurs du Pentagone menés par le colonel John Boyd dans les années 70 et 80 :
http://dnipogo.org/labyrinth/
Si nous ne changeons pas notre façon de gérer nos forces armées, il est probable que plus d'argent ne fera qu'aggraver la situation.
"Il est probable que plus d'argent ne fera qu'aggraver la situation".
SupprimerC'est en effet ce que beaucoup craignent, avec les milliards subitement injectés, par la nouvelle LPM, et sans guère de réflexion de fond, ou encore de la moindre définition d'une stratégie géopolitique, crédible.
Milliards qui iront essentiellement aux multinationales que sont devenues, ou sont en train de devenir pour les rares restantes encore, nos ex industries de défense nationale.
Et ceci, souvent en dépit des besoins réels du terrain et des opérationnels, voire même en dépit du moindre bon sens tout court.
Pas sur, que nos soldats, ou plus encore notre efficacité globale s'y retrouvent. Pas sur sur tout...
Merci pour cette article très intéressant. Comment prenez vous en compte dans vos "calculs" de rapport de forces la différence de nombre d'unités ? Je comprends bien la démarche sur une confrontation à nombre d'unités égales ou proche mais a mon sens le desequilibre numérique peut amener à certaines manoeuvres (encerclement par exemple) pouvant jouer sur le rapport de force.
RépondreSupprimerJ'ai pris comme unité de compte, l'unité agissant sur un carré de 4 sur 4 km en terrain ouvert et 1 x 1 km en terrain fermé. C'est normalement la zone d'engagement d'un GTIA (mais je ne suis pas sûr de moi sur ce coup) mais cela pourrait celle d'un sous-GTIA plus réduit mais "dopé". A l'intérieur de cette zone, difficile d'être beaucoup plus nombreux sans se faire massacrer. On peut y manœuvrer mais pas beaucoup par enveloppement. Cela relève plutôt des échelons supérieurs. Tout cela est largement à affiner.
SupprimerMerci pour votre réponse rapide. Votre passage sur la bataille de Falloujah et sa confrontation de plusieurs bataillons m'avait fait perdre de vue votre prise en compte d'un espace géographique restreint.
SupprimerC'est toujours un plaisir de vous lire !
"Dans l’exemple cité plus haut sur les premiers combats de 1914, les Allemands l’emportent plutôt tactiquement (les régiments antagonistes sont en fait de même classe, 1 par rapport aux normes actuelles, avec un léger avantage pour les Allemands), c’est parce que les Français ont fait le choix d’avoir autant de régiments qu’eux, ou presque. Or, la population et le PIB allemands sont au moins 25 % supérieurs."
RépondreSupprimerOui, il me semble que c'était à plus forte raison le cas en 1940, puisque la France était alors deux fois moins peuplée que l'Allemagne (80 millions d'habitants après incorporation de l'Autriche et des Sudètes) et qu'il y avait peu de troupes britanniques : un dixième des effectifs français le 10 mai, alors que le Royaume-Uni était plus peuplé.
Quand je pense que des personnages haut placés ne voyait l armée du futur que comme un corps expéditionnaire de 30 000 pax...
RépondreSupprimerhttp://www.lemonde.fr/europe/article/2018/04/27/l-otan-en-manque-d-avions-cargos-russes_5291414_3214.html
Et bien dansons maintenant...
Merci pour cet article très intéressant.
RépondreSupprimerVotre remarque sur la différence entre avantages tactiques et opérationnels m’a fait penser à un passage des mémoires de Churchill sur la seconde guerre mondiale, où il s’inquiète du petit nombre de destroyers anglais. En particulier, il pointe que la volonté d’avoir toujours l’équipement le plus moderne conduit à des bâtiments de plus en plus gros, et donc chers et long à construire, au point d’en devenir une cible d’intérêt pour les sous-marins allemands.
Mon Colonel, suite à cet article, une question me vient: y aurait-il un moyen peu onéreux d'améliorer les régiments actuels ? Dans votre ouvrage "La chair et l'acier", vous citiez le cas de chefs de corps (comme celui du 35ème RI) ayant développé des méthodes d'entrainement innovantes, sans requérir un budget trop lourd. Aujourd'hui, en existerait-il de nouveaux ? Ou y en auraient-ils d'autres oubliés mais utiles ?
RépondreSupprimerSi seulement des batailles peuvent être gagnées par les armées modernes et non plus la guerre, c'est plutôt une excellente nouvelle... les sociétés actuelles occidentales rejettant la guerre en bloc. Ce qui fait que les hostilités se concentrent maintenant que des quelques zones dans le globe (moyen-orient notamment) ou dérivent dans des frictions permanentes ou des guerres civiles larvées. C'est mieux pour l'humanité en général... et bien sûr mauvais pour les populations des régions concernées, pour lesquelles les conflits pourront durer longtemps.
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