Go-Ishi n°8-Innovation/ entrepreneuriat
Synthèse de Stratégie Océan bleu acier, Défense et sécurité internationale n°146, janvier-février 2020.
Le concept de « stratégie océan bleu » a été développé en
France en 2005 par W. Chan Kim et Renée Mauborgne pour décrire les avantages
que pouvait avoir une entreprise à s’implanter dans un nouveau marché vide de
concurrence, l’« océan bleu », plutôt que de rechercher à gagner des marges dans un
secteur très concurrentiel, l’« océan rouge ». Dans le monde des opérations militaires, la recherche d’accès
à de nouveaux espaces existe des siècles, avec une accélération forte depuis la
Révolution industrielle. On ne cesse de pratiquer la « stratégie océan bleu », avec plus ou moins de
succès.
La
multiplication des espaces opérationnels
Il y eut d’abord l’accès
des armées à des milieux physiques autres que la terre ferme, la mer d’abord
puis à partir de la révolution industrielle l’air, l’espace extra-atmosphérique
et l’espace électromagnétique. La présence humaine sur les mers s’est d’abord
limitée aux côtes, puis est venu l’accès à la haute mer et enfin l’espace
sous-marin. Sur la terre, des espaces jusque-là jugés trop hostiles, comme la
haute montagne, la jungle ou le désert ont été accessibles à des forces
militaires importantes à partir du milieu du XIXe siècle. À ces
espaces physiques naturels se sont superposés également des milieux artificiels,
les zones fortifiées par exemple ou les milliers de kilomètres carrés de tranchées
de la Grande Guerre en France. Les villes, jusque-là objet de sièges, sont de
plus en plus devenues espaces de combat à leur intérieur et même désormais
espaces de campagnes complètes pour les plus importantes.
Il y eut ensuite les espaces
sociaux. Lorsqu’il commandait les forces de la coalition en Irak en 2007, le
général Petraeus présentait souvent une diapositive qui résumait sa stratégie,
baptisée Anaconda, visant à étouffer
les organisations djihadistes en agissant sur elles par tous les côtés :
recherche et élimination des réseaux urbains, administration, information,
programmes de travail, idéologie, etc. constituant autant d’espaces de
confrontation. Parmi les plus originaux, il y avait les prisons, objet d’une
campagne militaire spécifique et par ailleurs réussie. Petraeus reprenait
largement les théories de la guerre totale, voire totalitaire, où tout ce qui
est humain est un front potentiel.
Le processus d’accès à ces
espaces nouveaux trouve rarement son origine dans le haut-commandement. Les
décideurs militaires privilégient presque toujours un investissement accru dans
les « espaces rouges » qu’ils connaissent bien.
Aborder un nouvel espace signifie détourner des ressources du connu pour aller
vers un incertain qui peut remettre en question les équilibres internes de
l’organisation. Aussi pour qu’un échelon politico-stratégique décide d’un saut
dans un autre espace faut-il en avoir la possibilité mais aussi surtout une
bonne raison, la meilleure étant la crainte que l’adversaire y accède en
premier. Au Ve siècle av. J.-C., Thémistocle obtient
l’investissement d’Athènes dans une grande flotte en jouant sur la peur des
Perses. Les États-Unis abordent militairement l’espace subatomique pendant la
Seconde Guerre mondiale après avoir été convaincus que l’Allemagne pouvait les
devancer dans l’acquisition d’armes nucléaires. Ils se lancent vraiment à la
conquête de l’espace extra-atmosphérique après le lancement du satellite
soviétique Sputnik.
Ce sont là des exemples
venant d’« en haut », une démarche nécessaire lorsque les ressources pour
aborder le « Nouveau monde » sont très importantes, mais dans la très
grande majorité des cas, l’entrée dans un espace nouveau est plus progressive,
débutant par des initiatives individuelles qui explorent des possibilités à la
hauteur des ressources modestes dont elles disposent. Ces entrepreneurs forment
souvent des coalitions avec des personnalités diverses afin d’acquérir de
nouvelles ressources et continuer les explorations jusqu’à la consécration de
la création d’une nouvelle structure spécifique. À la fin du XIXe siècle,
le combat en haute montagne est porté en France par deux passionnés
d’alpinisme, le lieutenant-colonel Zédé et Ernest Cézanne, député des
Hautes-Alpes, qui proposent de former des unités militaires aptes à évoluer
dans ce milieu. Zédé commence ses expérimentations dans un bataillon de
chasseurs à pied, ces expérimentations sont observées et imitées avec succès
par les unités voisines jusqu’à ce qu’il soit décidé en 1888 de créer officiellement
13 bataillons de « chasseurs alpins ». En juin 1940, Ralph Alger Bagnold, ancien officier du génie
britannique et explorateur à ses heures perdues, propose de créer une unité
spécialisée dans le déplacement dans désert profond libyen. Il reçoit quelques
véhicules adaptés et la possibilité de recruter une poignée de volontaires. Deux
ans plus tard, ce Long Range Desert Group
(LRDG) associé à une autre unité nouvelle, le Special Air Service (SAS), représente plusieurs centaines de
combattants et a détruit plus de 200 avions ennemis en sol.
Entre les premières
expérimentations et la création d’une unité nouvelle et spécifique, il y a
souvent un stade intermédiaire où les sarcasmes d’un Foch, « Pour l’armée, l’avion c’est zéro ! » ou de l’amiral Wilson, « les sous-marins sont des
engins sournois, déloyaux et anti-anglais », côtoient un soutien au
développement de la branche nouvelle. En 1910, la même année que le jugement de
Foch et sept ans seulement après le vol des frères Wright, on engage 14 aéroplanes
dans les grandes manœuvres de Picardie. Quelques mois plus tôt, on avait formé
une Inspection de l’aéronautique militaire au sein du ministère de la Guerre,
destinée à devenir une Direction puis une Armée en 1934, au même titre que les
autres « armées de milieu », Terre et Marine. Il arrive même que cette « armée d’un
milieu » déborde ensuite en retour dans d’autres milieux et deviennent
ainsi une armée complète « multimilieux », comme le Corps des Marines américains, qui
dispose de sa propre aviation et de navires dédiés, ou la Luftwaffe d’Hermann
Goering pendant la Seconde Armée mondiale.
De
la productivité opérationnelle des espaces nouveaux
L’inconvénient est que ces
processus d’accès sont souvent visibles. Les adversaires, pour peu qu’ils
disposent des ressources adéquates, peuvent s’engager aussi dans le nouvel espace
et l’ « océan bleu » devient rapidement « rouge ». Les
situations de monopole d’un espace sont donc finalement assez rares entre
rivaux semblables. Elles sont plus fréquentes lorsque les adversaires sont très
différents et se rencontrent de manière imprévue. La maîtrise de la navigation hauturière
à long cours par les principales puissances européennes au début du XVIe siècle
fait de l’océan un espace disputé entre elles, mais leur donne une supériorité stratégique
face aux autres nations. Les retours sur investissements de cet engagement « océan bleu », au sens premier, sont
alors effectivement souvent considérables, mais seulement parce qu’ils
facilitent l’accès au milieu terrestre partout dans le monde. Lorsque ce
changement de milieu permet de déployer des forces terrestres supérieures aux
forces locales, la conquête est totale, en Amérique du Sud par exemple. Lorsque
la puissance locale peut résister ou que les microbes lui sont favorables, la
conquête n’est que partielle et se limite à des ports, têtes de pont d’un
milieu sur l’autre. L’accès au monde microscopique grâce aux progrès de la
médecine tropicale permet l’intrusion dans les zones qui étaient jusque-là trop
dangereuses.
Le monopole d’un milieu
n’est donc productif opérationnellement que lorsqu’il permet de contribuer à
l’impuissance d’un adversaire dont le centre de gravité, la force armée, la
capitale, le leader, etc. se trouve presque toujours sur la terre ferme. Il est
donc nécessaire d’utiliser les milieux périphériques pour agir dans le milieu décisif,
directement par des intrusions, des frappes aériennes par exemple, ou
indirectement par son blocus. Pour contrer cette menace d’intrusion, il est
possible d’abord de venir disputer l’ « océan bleu » ennemi
périphérique pour le transformer en rouge et si possible même en prendre
soi-même le contrôle. C’est ce que font les Spartiates lors de la guerre du
Péloponnèse ou le Japon à la fin du XIXe siècle.
La position de second
entrant n’est à cet égard pas forcément pas un inconvénient car elle bénéficie
de l’observation de l’expérience du premier entrant. En 1942, les Japonais
surpassent les forces du Commonwealth
en Malaisie par leur capacité très supérieure à utiliser la jungle pour se déplacer.
En février 1943, une brigade de commandos de jungle britanniques, les Chindits,
créée à l’initiative de colonel Orde Wingate, effectue un raid en profondeur
dans l’arrière des lignes japonaises. L’année suivante, ce sont six brigades britanniques
qui sont en action dans la jungle et bénéficient de ressources nouvelles comme
la médecine tropicale et un puissant soutien aérien. Mais encore faut-il que le
second entrant dispose de ressources supérieures au premier, comme en Birmanie.
Lorsqu’au début du XXe siècle l’Allemagne cherche à se doter
d’une flotte hauturière capable de contester de la mer du Nord à la Grande
flotte britannique, elle crée un instrument qualitativement supérieur mais sans
avoir les moyens d’obtenir la masse nécessaire pour l’emporter. La Flotte de
Haute-mer allemande passe au port la majeure partie de la Grande Guerre. Non
seulement cet investissement n’a pas servi à grand-chose mais il a absorbé des
ressources qui auraient plus utiles pour l’Allemagne ailleurs.
Les Allemands sont néanmoins
plus heureux dans la deuxième possibilité de faire à un ennemi dominant un
milieu périphérique : lui en interdire la sortie. Pendant la Grande
Guerre, on n’appelle pas encore cela un armement anti-accès, mais les nouveaux
canons de côte, les mines navales, les sous-marins et les destroyers, rendent
extrêmement difficile l’approche des côtes. C’est un grand pan de la grande
stratégie traditionnelle britannique qui se trouve ainsi prise en défaut, un
autre étant le renouvellement de la guerre de course par l’engagement allemand
dans le milieu sous-marin de haute mer. Pour faire face à ces défis, les forces
initiales de domination d’un espace, dont le noyau dur et noble est souvent « au milieu du milieu » (flotte de haute mer,
chasse aérienne, troupes de mêlée terrestres) sont forcées d’évoluer pour
pratiquer une bataille d’intersections. Les marines alliées doivent innover à
partir de 1915 pour à la fois frapper sous l’eau et forcer l’accès à la côte. Elles
y parviennent en créant de nouvelles branches dont l’aéronavale est la
principale, qui permet de surveiller les eaux et de passer au-dessus des
défenses côtières. Le Corps des Marines américains se spécialise dans l'accès en force à la terre depuis la mer.
Ces nouvelles forces
spécialisées créées pour percer ou tenir les frontières de milieux suscitent ensuite
souvent des batailles de périmètres organiques : l’aéronavale doit-elle
appartenir à l’armée de l’Air ou la Marine ? Les hélicoptères, les
avions légers, la défense antiaérienne, les missiles sol-sol relèvent-ils de
l’Air ou de la Terre ? Les petits navires
fluviaux doivent-ils être servis par des marins ou des terriens ? La réponse dépend de plusieurs critères dont l’efficacité
opérationnelle n’est pas forcément le premier pris en compte. Les
parachutistes, cette force qui saute d’un domaine dans un autre, n’intéresse
pas grand monde en France avant la Seconde Guerre mondiale, mais en 1945, tout
le monde en veut. Ils sont confiés un temps à l’armée de l’Air avant de
s’apercevoir qu’elle n’a pas alors assez de ressources à leur consacrer. Ils
basculent donc dans l’armée de Terre où ils connaissent une grande extension,
avant que l’armée de l’Air disposant désormais de plus de moyens ne s’y intéresse
à nouveau lors de la guerre d’Algérie et forme les Commandos-parachutistes de
l’Air.
À ce jour, on peut se
demander s’il est encore possible d’accéder ou de créer de nouveaux espaces bleus,
mais peut-être est-ce là une limite de notre imagination, l’infiniment petit
recèle encore des possibilités, les espaces virtuels également, comme la grande
profondeur océanique ou encore la Lune, parmi d’autres. Dans tous les cas, il
apparaît nécessaire d’observer les explorateurs en tous genres, certains
peuvent être utiles. Il importe aussi d’observer attentivement l’évolution des
espaces contestés, rouges, et des rapports entre eux. Un changement de regard,
l’arrivée de ressources nouvelles peuvent effacer soudainement le rouge au
profit du bleu ou même du « blanc » lorsque plus personne n’y est comme dans le ciel ukrainien
en 2014 après que la force antiaérienne russo-rebelle en ait chassé les
aéronefs ennemis.
Mon Colonel,
RépondreSupprimerExcellent
Votre texte fait du bien aux neurones de vos lecteurs! En + il ne cache pas les difficultés, les ostracismes et autres "conflits de palier". Foch s'est distingué en déclarant:" L'aviation est un sport et ne sera jamais une arme"...Mais dans cette "remarquable" assertion, il n'était pas tout seul... Alors que la R.A.F. est créée en 1922, pour notre Armée de l'Air, il a fallu attendre 1934! (Avec un certain ministre de l'Air: M. Cot). Dans une moindre mesure, nos amis marins ont "jeté un peu de retardant par dessus bord" en refusant aux aviateurs la veste croisée pour la tenue de cérémonie...
RépondreSupprimerExercice stimulant.
RépondreSupprimer- Surviennent effectivement de nouveaux espaces où l'on peut mener impunément une action de force comme vous le démontrez : montagne, milieu subaquatique (avec les nageurs de combat, aussi...),l'espace, etc. Aujourd'hui après l'espace électronique, nous avons la cyberguerre.
- Il y a surtout le registre de l'innovation qui ouvre de nouveaux espaces dans des milieux déjà parcourus et occupés par des concepts d'emploi incrustés.Un bon exemple est fourni par les drones contre lesquels nos aviateurs ont réagi comme le maréchal Foch. On voit où cela nous a mené.
- un registre est peu exploré : celui de l'emploi de l'arme nucléaire. Parce que pour l'heure, on n'est pas sorti du concept de non-emploi. C'est une zone bleue, selon votre formulation. Or, il est possible de voir cet emploi se réaliser dans des espaces où il paraîtra plus anodin que dans l'emploi anti-cités où on l'a réservé jusqu'à présent dans le cadre de la dissuasion et de la MAD. La mer (destruction d'un navire), l'espace (IEM ou destruction de satellites) peuvent offrir cette opportunité, notamment avec un adversaire qui ne partage pas la même rationalité.