vendredi 13 mars 2020

L'empire des milieux-Aborder un nouveau champ opérationnel


Go-Ishi n°8-Innovation/entrepreneuriat
Synthèse de Stratégie Océan bleu acier, Défense et sécurité internationale n°146, janvier-février 2020.

Le concept de «stratégie océan bleu» a été développé en France en 2005 par W. Chan Kim et Renée Mauborgne pour décrire les avantages que pouvait avoir une entreprise à s’implanter dans un nouveau marché vide de concurrence, l’«océan bleu», plutôt que de rechercher à gagner des marges dans un secteur très concurrentiel, l’«océan rouge». Dans le monde des opérations militaires, la recherche d’accès à de nouveaux espaces existe des siècles, avec une accélération forte depuis la Révolution industrielle. On ne cesse de pratiquer la «stratégie océan bleu», avec plus ou moins de succès.

La multiplication des espaces opérationnels

Il y eut d’abord l’accès des armées à des milieux physiques autres que la terre ferme, la mer d’abord puis à partir de la révolution industrielle l’air, l’espace extra-atmosphérique et l’espace électromagnétique. La présence humaine sur les mers s’est d’abord limitée aux côtes, puis est venu l’accès à la haute mer et enfin l’espace sous-marin. Sur la terre, des espaces jusque-là jugés trop hostiles, comme la haute montagne, la jungle ou le désert ont été accessibles à des forces militaires importantes à partir du milieu du XIXe siècle. À ces espaces physiques naturels se sont superposés également des milieux artificiels, les zones fortifiées par exemple ou les milliers de kilomètres carrés de tranchées de la Grande Guerre en France. Les villes, jusque-là objet de sièges, sont de plus en plus devenues espaces de combat à leur intérieur et même désormais espaces de campagnes complètes pour les plus importantes.

Il y eut ensuite les espaces sociaux. Lorsqu’il commandait les forces de la coalition en Irak en 2007, le général Petraeus présentait souvent une diapositive qui résumait sa stratégie, baptisée Anaconda, visant à étouffer les organisations djihadistes en agissant sur elles par tous les côtés : recherche et élimination des réseaux urbains, administration, information, programmes de travail, idéologie, etc. constituant autant d’espaces de confrontation. Parmi les plus originaux, il y avait les prisons, objet d’une campagne militaire spécifique et par ailleurs réussie. Petraeus reprenait largement les théories de la guerre totale, voire totalitaire, où tout ce qui est humain est un front potentiel.

Le processus d’accès à ces espaces nouveaux trouve rarement son origine dans le haut-commandement. Les décideurs militaires privilégient presque toujours un investissement accru dans les «espaces rouges» qu’ils connaissent bien. Aborder un nouvel espace signifie détourner des ressources du connu pour aller vers un incertain qui peut remettre en question les équilibres internes de l’organisation. Aussi pour qu’un échelon politico-stratégique décide d’un saut dans un autre espace faut-il en avoir la possibilité mais aussi surtout une bonne raison, la meilleure étant la crainte que l’adversaire y accède en premier. Au Ve siècle av. J.-C., Thémistocle obtient l’investissement d’Athènes dans une grande flotte en jouant sur la peur des Perses. Les États-Unis abordent militairement l’espace subatomique pendant la Seconde Guerre mondiale après avoir été convaincus que l’Allemagne pouvait les devancer dans l’acquisition d’armes nucléaires. Ils se lancent vraiment à la conquête de l’espace extra-atmosphérique après le lancement du satellite soviétique Sputnik.

Ce sont là des exemples venant d’« en haut », une démarche nécessaire lorsque les ressources pour aborder le « Nouveau monde » sont très importantes, mais dans la très grande majorité des cas, l’entrée dans un espace nouveau est plus progressive, débutant par des initiatives individuelles qui explorent des possibilités à la hauteur des ressources modestes dont elles disposent. Ces entrepreneurs forment souvent des coalitions avec des personnalités diverses afin d’acquérir de nouvelles ressources et continuer les explorations jusqu’à la consécration de la création d’une nouvelle structure spécifique. À la fin du XIXe siècle, le combat en haute montagne est porté en France par deux passionnés d’alpinisme, le lieutenant-colonel Zédé et Ernest Cézanne, député des Hautes-Alpes, qui proposent de former des unités militaires aptes à évoluer dans ce milieu. Zédé commence ses expérimentations dans un bataillon de chasseurs à pied, ces expérimentations sont observées et imitées avec succès par les unités voisines jusqu’à ce qu’il soit décidé en 1888 de créer officiellement 13 bataillons de «chasseurs alpins». En juin 1940, Ralph Alger Bagnold, ancien officier du génie britannique et explorateur à ses heures perdues, propose de créer une unité spécialisée dans le déplacement dans désert profond libyen. Il reçoit quelques véhicules adaptés et la possibilité de recruter une poignée de volontaires. Deux ans plus tard, ce Long Range Desert Group (LRDG) associé à une autre unité nouvelle, le Special Air Service (SAS), représente plusieurs centaines de combattants et a détruit plus de 200 avions ennemis en sol.  

Entre les premières expérimentations et la création d’une unité nouvelle et spécifique, il y a souvent un stade intermédiaire où les sarcasmes d’un Foch, « Pour l’armée, l’avion c’est zéro! »  ou de l’amiral Wilson, «les sous-marins sont des engins sournois, déloyaux et anti-anglais», côtoient un soutien au développement de la branche nouvelle. En 1910, la même année que le jugement de Foch et sept ans seulement après le vol des frères Wright, on engage 14 aéroplanes dans les grandes manœuvres de Picardie. Quelques mois plus tôt, on avait formé une Inspection de l’aéronautique militaire au sein du ministère de la Guerre, destinée à devenir une Direction puis une Armée en 1934, au même titre que les autres «armées de milieu», Terre et Marine. Il arrive même que cette « armée d’un milieu » déborde ensuite en retour dans d’autres milieux et deviennent ainsi une armée complète « multimilieux »,  comme le Corps des Marines américains, qui dispose de sa propre aviation et de navires dédiés, ou la Luftwaffe d’Hermann Goering pendant la Seconde Armée mondiale.

De la productivité opérationnelle des espaces nouveaux

L’inconvénient est que ces processus d’accès sont souvent visibles. Les adversaires, pour peu qu’ils disposent des ressources adéquates, peuvent s’engager aussi dans le nouvel espace et l’ « océan bleu » devient rapidement « rouge ». Les situations de monopole d’un espace sont donc finalement assez rares entre rivaux semblables. Elles sont plus fréquentes lorsque les adversaires sont très différents et se rencontrent de manière imprévue. La maîtrise de la navigation hauturière à long cours par les principales puissances européennes au début du XVIe siècle fait de l’océan un espace disputé entre elles, mais leur donne une supériorité stratégique face aux autres nations. Les retours sur investissements de cet engagement «océan bleu», au sens premier, sont alors effectivement souvent considérables, mais seulement parce qu’ils facilitent l’accès au milieu terrestre partout dans le monde. Lorsque ce changement de milieu permet de déployer des forces terrestres supérieures aux forces locales, la conquête est totale, en Amérique du Sud par exemple. Lorsque la puissance locale peut résister ou que les microbes lui sont favorables, la conquête n’est que partielle et se limite à des ports, têtes de pont d’un milieu sur l’autre. L’accès au monde microscopique grâce aux progrès de la médecine tropicale permet l’intrusion dans les zones qui étaient jusque-là trop dangereuses.

Le monopole d’un milieu n’est donc productif opérationnellement que lorsqu’il permet de contribuer à l’impuissance d’un adversaire dont le centre de gravité, la force armée, la capitale, le leader, etc. se trouve presque toujours sur la terre ferme. Il est donc nécessaire d’utiliser les milieux périphériques pour agir dans le milieu décisif, directement par des intrusions, des frappes aériennes par exemple, ou indirectement par son blocus. Pour contrer cette menace d’intrusion, il est possible d’abord de venir disputer l’ « océan bleu » ennemi périphérique pour le transformer en rouge et si possible même en prendre soi-même le contrôle. C’est ce que font les Spartiates lors de la guerre du Péloponnèse ou le Japon à la fin du XIXe siècle.

La position de second entrant n’est à cet égard pas forcément pas un inconvénient car elle bénéficie de l’observation de l’expérience du premier entrant. En 1942, les Japonais surpassent les forces du Commonwealth en Malaisie par leur capacité très supérieure à utiliser la jungle pour se déplacer. En février 1943, une brigade de commandos de jungle britanniques, les Chindits, créée à l’initiative de colonel Orde Wingate, effectue un raid en profondeur dans l’arrière des lignes japonaises. L’année suivante, ce sont six brigades britanniques qui sont en action dans la jungle et bénéficient de ressources nouvelles comme la médecine tropicale et un puissant soutien aérien. Mais encore faut-il que le second entrant dispose de ressources supérieures au premier, comme en Birmanie. Lorsqu’au début du XXe siècle l’Allemagne cherche à se doter d’une flotte hauturière capable de contester de la mer du Nord à la Grande flotte britannique, elle crée un instrument qualitativement supérieur mais sans avoir les moyens d’obtenir la masse nécessaire pour l’emporter. La Flotte de Haute-mer allemande passe au port la majeure partie de la Grande Guerre. Non seulement cet investissement n’a pas servi à grand-chose mais il a absorbé des ressources qui auraient plus utiles pour l’Allemagne ailleurs.

Les Allemands sont néanmoins plus heureux dans la deuxième possibilité de faire à un ennemi dominant un milieu périphérique : lui en interdire la sortie. Pendant la Grande Guerre, on n’appelle pas encore cela un armement anti-accès, mais les nouveaux canons de côte, les mines navales, les sous-marins et les destroyers, rendent extrêmement difficile l’approche des côtes. C’est un grand pan de la grande stratégie traditionnelle britannique qui se trouve ainsi prise en défaut, un autre étant le renouvellement de la guerre de course par l’engagement allemand dans le milieu sous-marin de haute mer. Pour faire face à ces défis, les forces initiales de domination d’un espace, dont le noyau dur et noble est souvent «au milieu du milieu» (flotte de haute mer, chasse aérienne, troupes de mêlée terrestres) sont forcées d’évoluer pour pratiquer une bataille d’intersections. Les marines alliées doivent innover à partir de 1915 pour à la fois frapper sous l’eau et forcer l’accès à la côte. Elles y parviennent en créant de nouvelles branches dont l’aéronavale est la principale, qui permet de surveiller les eaux et de passer au-dessus des défenses côtières. Le Corps des Marines américains se spécialise dans l'accès en force à la terre depuis la mer.

Ces nouvelles forces spécialisées créées pour percer ou tenir les frontières de milieux suscitent ensuite souvent des batailles de périmètres organiques : l’aéronavale doit-elle appartenir à l’armée de l’Air ou la Marine? Les hélicoptères, les avions légers, la défense antiaérienne, les missiles sol-sol relèvent-ils de l’Air ou de la Terre? Les petits navires fluviaux doivent-ils être servis par des marins ou des terriens? La réponse dépend de plusieurs critères dont l’efficacité opérationnelle n’est pas forcément le premier pris en compte. Les parachutistes, cette force qui saute d’un domaine dans un autre, n’intéresse pas grand monde en France avant la Seconde Guerre mondiale, mais en 1945, tout le monde en veut. Ils sont confiés un temps à l’armée de l’Air avant de s’apercevoir qu’elle n’a pas alors assez de ressources à leur consacrer. Ils basculent donc dans l’armée de Terre où ils connaissent une grande extension, avant que l’armée de l’Air disposant désormais de plus de moyens ne s’y intéresse à nouveau lors de la guerre d’Algérie et forme les Commandos-parachutistes de l’Air.

À ce jour, on peut se demander s’il est encore possible d’accéder ou de créer de nouveaux espaces bleus, mais peut-être est-ce là une limite de notre imagination, l’infiniment petit recèle encore des possibilités, les espaces virtuels également, comme la grande profondeur océanique ou encore la Lune, parmi d’autres. Dans tous les cas, il apparaît nécessaire d’observer les explorateurs en tous genres, certains peuvent être utiles. Il importe aussi d’observer attentivement l’évolution des espaces contestés, rouges, et des rapports entre eux. Un changement de regard, l’arrivée de ressources nouvelles peuvent effacer soudainement le rouge au profit du bleu ou même du «blanc» lorsque plus personne n’y est comme dans le ciel ukrainien en 2014 après que la force antiaérienne russo-rebelle en ait chassé les aéronefs ennemis.

3 commentaires:

  1. Mon Colonel,
    Excellent

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  2. Votre texte fait du bien aux neurones de vos lecteurs! En + il ne cache pas les difficultés, les ostracismes et autres "conflits de palier". Foch s'est distingué en déclarant:" L'aviation est un sport et ne sera jamais une arme"...Mais dans cette "remarquable" assertion, il n'était pas tout seul... Alors que la R.A.F. est créée en 1922, pour notre Armée de l'Air, il a fallu attendre 1934! (Avec un certain ministre de l'Air: M. Cot). Dans une moindre mesure, nos amis marins ont "jeté un peu de retardant par dessus bord" en refusant aux aviateurs la veste croisée pour la tenue de cérémonie...

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  3. Exercice stimulant.
    - Surviennent effectivement de nouveaux espaces où l'on peut mener impunément une action de force comme vous le démontrez : montagne, milieu subaquatique (avec les nageurs de combat, aussi...),l'espace, etc. Aujourd'hui après l'espace électronique, nous avons la cyberguerre.
    - Il y a surtout le registre de l'innovation qui ouvre de nouveaux espaces dans des milieux déjà parcourus et occupés par des concepts d'emploi incrustés.Un bon exemple est fourni par les drones contre lesquels nos aviateurs ont réagi comme le maréchal Foch. On voit où cela nous a mené.
    - un registre est peu exploré : celui de l'emploi de l'arme nucléaire. Parce que pour l'heure, on n'est pas sorti du concept de non-emploi. C'est une zone bleue, selon votre formulation. Or, il est possible de voir cet emploi se réaliser dans des espaces où il paraîtra plus anodin que dans l'emploi anti-cités où on l'a réservé jusqu'à présent dans le cadre de la dissuasion et de la MAD. La mer (destruction d'un navire), l'espace (IEM ou destruction de satellites) peuvent offrir cette opportunité, notamment avec un adversaire qui ne partage pas la même rationalité.

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