Pericles : The Peloponnesian war, GMT Games (2017) |
Paru dans DSI n° 140, mars-avril 2019
Qu’y
a-t-il de commun entre la guerre du Péloponnèse (431-404 av. J.-C.) et la
guerre d’Indochine, plus précisément les opérations au Tonkin de 1950 à 1954 ? C’est simple, les deux adversaires ont eu le plus grand mal
à se rencontrer pour s’affronter, comme s’ils évoluaient dans des univers
parallèles. À chaque fois, c’est celui qui a fait l’effort d’aller dans
l’univers de l’autre, parfois à l’invitation de ce dernier, qui l’a emporté.
Une guerre sans batailles
Dans
la Grèce du VIIIe siècle au Ve siècle av. J.-C.
les cités s’affrontaient selon un mode très ritualisé. Les villes constituaient
des phalanges de miliciens-citoyens qui se rencontraient sur un terrain décidé
d’un mutuel accord et le sort de la bataille décidait souvent de la campagne. La
guerre était volontairement limitée dans sa durée et ses enjeux.
Et
puis cet équilibre s’est rompu. La cité de Sparte en premier lieu a constitué
un système sociopolitique qui lui a permis de disposer d’une armée professionnelle
et de la meilleure phalange de Grèce. Dans ces affrontements d’hoplites qui
ressemblaient à deux masses en compression l’une contre l’autre, la décision se
jouait dans les rangs arrières, parmi ceux qui regardaient le combat et en
estimaient l’issue. Pour peu que cette estimation soit négative et le repli commençait
qui se terminait le plus souvent en fuite générale. À ce jeu-là, les
inflexibles Spartiates étaient apparemment imbattables.
Aussi
lorsqu’au printemps 431, ils pénètrent avec leurs alliés dans l’Attique,
leur victoire sur Athènes ne fait, semble-t-il, aucun doute. Les Athéniens ne
pourront supporter de voir leurs cultures ravagées, ils viendront se battre et
finalement périr. Or, à la grande surprise du roi de Sparte Archidamos, les Athéniens
refusent le combat. En réalité, les récoltes ne constituent plus un enjeu vital
pour Athènes qui fonde sa prospérité sur le commerce maritime et les tributs
des îles « protégées ».
La dévastation des sols ne l’oblige donc pas vraiment à aller sur un terrain où
elle sera en position désavantageuse.
Protégée
par de solides fortifications, Athènes dispose en revanche d’une flotte, ce
dont Sparte est totalement dépourvue. Avec cette flotte, il est possible de
mener une campagne d’un nouveau type faite de raids sur les côtes afin
d’épuiser les ressources de son adversaire et de rompre l’alliance avec la
Mégaride, point de jonction du Péloponnèse et de l’Attique. Cette stratégie n’a
finalement pas plus d’effet que celle des Spartiates. Ni Sparte, ni la Mégarie
ne cèdent. Les deux adversaires s’obstinent encore ainsi pendant des années où
ils ne se rencontrent quasiment jamais directement.
Une rencontre difficile
La
situation au Tonkin au début de 1951 est similaire. Avec l’aide de la Chine, le
Vietminh vient de constituer un corps de bataille de plusieurs divisions
d’infanterie légère et de plusieurs régiments d’appui. Ce corps de bataille est
particulièrement à l’aise dans le milieu montagnard et forestier du
Haut-Tonkin. Il vient d’ailleurs de le démontrer en détruisant l’équivalent
d’une division d’infanterie française aventurée le long de la route coloniale
n° 4.
En
revanche, il se fait étriller par l’aviation et l’artillerie du corps
expéditionnaire français (CEF) dès lors qu’il apparaît en espace ouvert, comme
devant Vinh Yen en janvier 1951 à la pointe ouest du delta du Tonkin. Les deux
autres tentatives de percée dans le delta au nord à Mao Khé et au sud sur la
rivière Day, quoique plus prudentes, échoueront également. La leçon porte des
deux côtés, les unités mobiles du CEF se risqueront peu en forêt, le corps de
bataille vietminh n’attaquera plus les espaces ouverts du Delta. Dès lors l’équation
opérationnelle est sensiblement la même qu’en Grèce, 2 500 ans plus tôt. Comment vaincre un adversaire qui
domine complètement un milieu tout en ayant le loisir de ne pas aller sur
le terrain préférentiel de l’autre ?
De
fait, c’est un problème opérationnel que l’on retrouve fréquemment et même de
plus en plus. L’armée israélienne et le Hamas ou le Hezbollah, sont dans une
situation similaire à celle du Tonkin. Pénétrer dans les espaces solides
urbains et/ou souterrains comme Gaza-ville, occupés par les miliciens arabes est
dangereux pour les soldats israéliens. Inversement, se présenter aux frappes de
Tsahal est suicidaire. Les milieux antagonistes peuvent être incrustés, comme
l’archipel de bases d’un corps expéditionnaire noyé au milieu d’un
environnement tenu par un adversaire local. Le visible peut s’opposer au
furtif, le jour à la nuit, le temps court au temps long.
Obliger la rencontre
Une
première méthode pour sortir de l’impasse consiste à « coincer » son adversaire pour l’obliger
à subir ses coups, jusqu’à obtenir sa soumission sinon sa destruction. C’est la
méthode employée à la bataille de Sphactérie en 425 av. J.-C., lorsqu’un petit
contingent spartiate est coincé par les troupes légères, javeliniers, archers
ou frondeurs, athéniennes et forcé de se rendre. C’est l’embuscade géante de la
RC4 déjà évoquée, mais aussi le siège de Sadr City par les Américains de mars à
mai 2008. Le quartier, peuplé de deux millions d’habitants et fief de l’armée
du Mahdi, est bloqué par des murs et entouré d’un grand complexe de
reconnaissance-frappes depuis les tireurs d’élite aux chasseurs-bombardiers en
passant par les drones armés. Comme les Spartiates de Sphactérie, les Mahdistes
harcelés finissent par déposer les armes. Dans ses trois guerres contre le
Hamas, de 2008 à 2014, l’armée israélienne a procédé sensiblement de la même
façon. Dans le dernier cas cependant, la stratégie du Hamas a quand même obligé
les forces terrestres de Tsahal à pénétrer dans Gaza-ville, pour détruire les
tunnels de pénétration en Israël, et à y subir des pertes conséquentes. À plus
grande échelle encore, c’est la méthode employée par la coalition menée par les
États-Unis pour faire plier la Serbie en 1999.
Cette
méthode ne fonctionne cependant pas toujours, loin s’en faut, pour peu que
l’adversaire ait développé des contre-mesures ou simplement une volonté qui
permettent de tenir le siège indéfiniment. En 2006, Israël échoue à s’imposer
au Hezbollah par les seuls feux à distance, comme les Américains avec leurs
campagnes de bombardement de la Corée du nord de 1951 à 1953 ou du Nord-Vietnam
de 1965 à 1968 et comme donc les raids athéniens en Mégaride.
S’il
n’est pas possible de s’approcher de l’adversaire pour l’assiéger, il peut être
possible au contraire de le faire venir à soi. Bien entendu pour que le combat
soit possible, il faut que l’adversaire soit tenté et donc qu’il estime
avoir une chance de vaincre. Il est donc nécessaire de se placer volontairement
en situation de vulnérabilité au cœur de son espace. C’est l’approche
opérationnelle tentée avec succès par les Spartiates avec le fort de Décélie
dans l’Attique en 313 av. J.-C. ou par le CEF de Hoa Binh en 1950 à Séno en
1953. Cette dernière expérience se termine cependant par un désastre à Diên Biên
Phu, témoignant de la difficulté de l’exercice, surtout si on procède toujours
de la même façon face à un adversaire imaginatif.
Aller sur le terrain de
l’autre
En
réalité, la solution historiquement la plus efficace consiste à imiter son
adversaire et aller le combattre dans son milieu préférentiel. Il faut pour
cela créer des unités spécifiques, pratiquement une nouvelle armée. Dans la
guerre du Péloponnèse, il n’y avait véritablement que deux solutions
opérationnelles : pour Athènes, transformer son armée pour la rendre
capable de vaincre celle de Sparte sur le champ de bataille ; pour Sparte, créer de toute pièce une flotte et l’emporter
sur mer. La première solution n’était pas impossible. Trente-trois ans après la
fin de la guerre du Péloponnèse, le Thébain Epaminondas défera l’armée
spartiate à Leuctres en innovant dans l’économie des forces sur le terrain. Le
plus étonnant est finalement que ce soit la deuxième solution qui ait été mise
en œuvre. Rien de plus éloigné aux très conservateurs et terriens spartiates
que la guerre navale au loin. Ils parviennent pourtant à créer une flotte,
aidés par le financement perse. Ils parviennent aussi à vaincre sur mer, aidés
cette fois par les énormes erreurs de la direction stratégique athénienne,
perdant des dizaines de milliers de rameurs professionnels dans la désastreuse
expédition de Sicile ou mettant à mort ses stratèges victorieux après la
bataille navale des Arginuses (406). Dominant déjà sur terre, sans tentative de
contestation ennemie, et désormais sur mer, la victoire ne fait plus aucun
doute pour Sparte.
Au
Tonkin, après une série de défaites. Le Vietminh transforme à son tour son corps
de bataille et le densifie en particulier d’une solide force d’artillerie
sol-sol et anti-aérienne. Pour porter la logistique qu’impose cet
alourdissement, la Chine fournit aussi un parc de camions. On s’éloigne ainsi
de la légèreté et de la furtivité qui faisait la force des divisions vietminh,
mais en ressemblant un peu plus au CEF il apparait plus facile de le vaincre
sur son terrain. Comme la direction athénienne, le commandement français
facilite aussi la tâche de l’adversaire en acceptant la bataille très loin de
la capacité d’appui aérien et en engageant simultanément ses réserves dans une
autre opération.
Le
mouvement inverse, c’est-à-dire pour les Français s’alléger, sortir des routes
et aller traquer l’ennemi sur son propre terrain forestier montagneux était-il
impossible ? Non, dix ans seulement avant Diên Biên
Phu et à cinq cents kilomètres de là, les Britanniques ont engagé un volume de
forces sensiblement équivalent aux Français à Diên Biên Phu, mais entièrement
constitué de fantassins spécialisés dans le combat de jungle. Ce sont ces « Chindits » rustiques, associés à
600 avions, qui dominaient alors le terrain difficile face aux Japonais.
Logiquement,
c’est celui qui a le plus fort potentiel qui a le plus intérêt à aller sur le
terrain de l’autre. Dans How the
Weak Win Wars Ivan Arreguin-Toft se livre à une analyse de 202 conflits
asymétriques depuis 1800, c’est-à-dire, dans sa définition, opposant des
entités dont les rapports de forces sont supérieurs ou égaux à 5 contre 1. Sa
conclusion est que le fort l’emporte dans trois quarts des cas lorsqu’il imite
le faible, mais dans un tiers des cas seulement si les forces restent
diamétralement différentes. Pendant la guerre d’Algérie les forces françaises,
modernes, maitresses du ciel, des routes et des feux ne deviennent vraiment
efficaces que lorsqu’elles imitent l’infanterie légère de l’Armée de libération
nationale (ALN). Les fantassins français quittent les véhicules et réapprennent
à marcher et à vivre sur le terrain comme les rebelles, certains cavaliers
retrouvent les chevaux. Face à un adversaire techniquement pauvre, mais
insaisissable, l’innovation est alors une rétroévolution. Une fois sur le
terrain de l’ALN, la combinaison des parachutistes et des commandos avec les
hélicoptères, les avions à piston et l’artillerie s’avère particulièrement
redoutable.
Prendre des risques
On le voit cependant, modifier son modèle de forces
pour aller sur le terrain de l’autre suppose des efforts conséquents. Il est
préférable de disposer de ressources importantes, si possible très supérieures
à celle de l’adversaire, de l’argent des Perses aux 2 % du PIB que la
France consacre à la guerre d’Algérie. Il faut des équipements disponibles
rapidement, comme les trirèmes grecques que l’on peut construire en quelques
mois ou les stocks d’avions à pistons américains utiles pour les combats en
Algérie. Il faut surtout des idées et une volonté. Cela demande du temps de
modifier un modèle ou de créer une nouvelle force spécifique, au moins un an
actuellement. Il faut déjà admettre les insuffisances de son modèle, que le
conflit sera long, qu’il faut innover et investir alors que cette nouvelle
force ne sera pas forcément utile pour un autre type d’adversaire, plus
redoutable.
Allez sur le terrain de l’autre, c’est cependant surtout
prendre un risque et notamment un risque de pertes humaines, le moins accepté
actuellement par les armées occidentales. Elles préfèrent donc rester dans leur
zone de protection au risque d’une faible productivité en laissant le plus
souvent l’initiative de l’adaptation à leurs adversaires.
Ivan
Arreguin-Toft, How the Weak Win Wars,
Cambridge University Press, 2005.
Victor Hanson, La guerre du Péloponnèse, Flammarion, 2010.
Article très intéressant comme d'habitude. Je me permets de vous signaler une petite coquille en bas du deuxième paragraphe : "dans sa durée, sa durée et ses enjeux."
RépondreSupprimerBel article, notamment la partie sur la retrovolution, qui me fait penser à la théorie des rendements décroissants
RépondreSupprimerSplendide ! Merci pour ce concentré d'intelligence.
RépondreSupprimerExcellent article Merci
RépondreSupprimerArticle passionnant.
RépondreSupprimerLes chefs de Barkhane (militaires mais aussi politiques) sauront-ils décliner des stratégies sur le terrain, en s'inspirant de cet art de la guerre ?
Merci pour ce bon article qui nous prouve une fois de plus que les changements technologiques mondifient les moyens sans effets sur les principes. Il est toujours bon de le rappeler, soyez en remerciés. Je me permets juste deux remarques:
RépondreSupprimer1. Sur les chindits: En l'occurence, on est sur le type même de l'évitement de l'adversaire sur son terrain: Les Britanniques, défaits en rase campagne, prennent le maquis contre une armée japonaise qui maille le terrain. Etait-il possible de répliquer ce schéma en Indochine? Pas sûr: C'est une chose pour une puissance occupante d'en combattre une autre de manière asymétrique, c'en est une autre pour une puissance occupante de l'emporter contre un adversaire local qui connait mieux le terrain, la langue et qui est là pour toujours.
2. Deuxieme remarque: Pendant la premiere partie de la guerre d'Indochine, les Français ont eu leurs maquis de contre-insurection (voir les mémoires du commandant de Saint Marc), mais n'ont pas réussi à s'imposer dans le haut pays, et ont dû se replier sur les plaines où leur supériorité technique leur donnait l'avantage.
Merci pour cet article qui rend totalement compréhensible au néophyte que je suis cette notion du «point de rencontre». Un point m'étonne cependant : dans le paragraphe consacré à l'imitation de l'ennemi afin de le combattre sur son terrain de prédilection, vous soulignez l'action des Chindits pendant la seconde guerre mondiale mais ne mentionnez pas l'action du groupement de Commandos Mixtes Aéroportés durant les trois dernières années de la guerre d'Indochine.
RépondreSupprimerCrée par le général De Lattre, à l'instigation de Déodat du Puy-Montbrun (officier auteur du roman « Les chemins sans croix » à mon humble avis le plus grand roman sur la guerre d'Indochine, doté d'un réalisme et d'une puissance d’évocation qui égalent voir surpassent «La 317ème section» de Schoendoerffer») le GCMA comprend des cadres issus des troupes parachutistes (notamment du 11ème Choc) encadrant des partisans autochtones. L'unité mène alors des actions de guérilla et de sabotage sur les arrières du Vietminh.
Pouvant compter sur la fine connaissance du terrain que lui procure la présence dans ces rangs Méo, Thai et Nung, ainsi que sur un encadrement d'une qualité exceptionnelle (dont le légendaire adjudant-chef Roger Vandenberghe), le GCMA enchaîne les succès et voit son champ d'action élargit (guerre psychologique, création de maquis dans la Haute-Région) alors qu'il change de dénomination pour devenir le Groupement Mixte d'Intervention, fin 1953.
Malgré son efficacité indéniable, l'unité est négligé par l’état-major français qui préfère, attirer le Vietminh dans un combat de haute intensité à Dien Bien Phu, avec le résultat que l'on sait.... Sans soutien du haut commandement, (Il est tentant de spéculer sur ce qui aurait pu advenir si De Latttre avait toujours été de ce monde et en poste en 1954), le GMI voit ses effectifs décimés et est dissous en juillet 1954 consécutivement à la fin de la guerre.
Avant Dien Bien Phu, il y a eu Cao Bang...
RépondreSupprimerhttps://youtu.be/jxadfRbYx50
Se croire infaillible est le premier pas vers la défaite.